Le Télégraphe et l’administration télégraphique

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Le Télégraphe et l’administration télégraphique
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 68 (p. 457-497).
LE TELEGRAPHE
ET
L’ADMINISTRATION TÉLÉGRAPHIQUE

La séance du 1er avril 1793 fut une des plus mémorables de la convention. On venait d’apprendre avec certitude la trahison de Dumouriez; cette nouvelle avait jeté un grand trouble dans les esprits, déjà surexcités outre mesure par les passions politiques. La gironde agressive menaçait la montagne; Danton, qui passait alors pour être le chef du marais, tâchait de servir de trait d’union entre les adversaires qu’il conviait à oublier leurs défiances et à réunir leurs efforts pour sauver la France attaquée par les étrangers et par les ennemis intérieurs. Les esprits étaient inquiets et prêts à la lutte. Sous la présidence de Jean Debry, l’un des futurs plénipotentiaires du congrès de Rastadt, la séance s’ouvrit par quelques dénonciations de Marat; puis Cambacérès, au nom des comités de défense et de sûreté générales, vint donner communication des pièces qui prouvaient la culpabilité de Dumouriez. Boyer-Fonfrède, Robespierre, Bréard, prirent la parole; Danton se leva et demanda qu’une commission fût nommée pour reconnaître les complices de Dumouriez. La gironde vit-elle une attaque directe dans cette motion? On pourrait le croire, car La Source fit un discours à la fois ambigu et véhément, dans lequel il accusait Danton de n’être pas resté étranger aux manœuvres coupables de Dumouriez. Un tumulte inexprimable suivit cette étrange dénonciation; Danton s’élance à la tribune. A ceux qui, comme Grangeneuve, voulaient l’interrompre, on criait : A l’Abbaye! Danton avait brisé toute barrière; sa nature, sa vraie nature, violente, emportée, généreuse, apparaît sans mystère; il renonce à tous les atermoiemens; son habileté s’efface dans une fureur qu’il ne cherche même pas à déguiser. A ses adversaires il dit : Vous en avez menti! aux girondins : Vous êtes des scélérats! A travers les interruptions, les applaudissemens, les cris, Danton continuait, et il jette enfin la déclaration de guerre qui devait faire couler tant de sang : « Je vois qu’il n’est plus de trêve entre la montagne, entre les patriotes qui ont voulu la mort du tyran et les lâches qui, en voulant le sauver, nous ont calomniés dans la France.» Tous les membres de la gauche se levèrent en s’écriant : « Nous sauverons la patrie! » Danton poursuivit son discours; il ressemblait plutôt à un Hercule écrasant ses ennemis qu’à un orateur cherchant à convaincre des dissidens. La dernière phrase qu’il prononça en quittant la tribune est curieuse et peint admirablement la rhétorique ambitieuse de cette époque, où tout devait être excessif, la parole aussi bien que les actes. « Je me suis retranché dans la citadelle de la raison, s’écria-t-il, j’en sortirai avec le canon de la vérité, et je pulvériserai les scélérats qui ont voulu m’accuser! »

Lentement, difficilement le calme se rétablit, et malgré les émotions poignantes qui venaient d’agiter la convention la séance ne fut pas levée. Un homme grave et froid parut à la tribune. Sans doute à cette assemblée toute frémissante encore il venait parler de trahison, de projets liberticides, de Pitt, de Cobourg, de Brunswick? Non pas, il venait lui demander un maigre subside pour essayer une invention nouvelle. Romme, car c’était lui, parlant au nom des comités réunis de l’instruction publique et de la guerre, fut écouté religieusement, comme s’il se fût adressé à une société de savans paisibles et non à des députés enfiévrés par des discussions qui devaient conduire à la mort. « Le citoyen Chappe, dit-il, offre un moyen ingénieux d’écrire en l’air en y déployant des caractères très peu nombreux, simples comme la ligne droite dont ils se composent, très distincts entre eux, d’une exécution rapide et sensibles à de grandes distances. » Sans donner une plus ample description de l’appareil, Romme en démontre l’utilité surtout en temps de guerre; mais il demande qu’avant de l’adopter définitivement on en fasse un essai authentique qui prouvera si l’on peut avoir confiance dans les résultats de l’invention. En conséquence il présentait à la convention un décret autorisant l’essai du procédé du citoyen Chappe; il y était dit : « Le comité d’instruction publique nommera deux de ses membres pour en faire les opérations. Pour les frais de cet essai, il sera pris une somme de 6,000 livres sur les fonds libres de la guerre. » — Le télégraphe venait de prendre rang parmi les inventions modernes, et allait entrer dans les usages de la vie publique.

I.

L’idée de supprimer la distance en correspondant par des signaux est vieille comme le monde. Dès que deux hommes ayant des intérêts communs ont été séparés, ils ont dû imaginer un moyen de communiquer à travers l’espace. Je ne partage pas l’avis du major Boucherœder[1], qui voit dans la tour de Babel un point central destiné à envoyer des signaux aux hommes répandus sur la terre, mais je crois que la colonne de feu et la colonne de nuée qui précédaient les Hébreux dans le désert était un signe indicatif de la route qu’ils devaient suivre. Qui ne se souvient de la première scène de l’Orestie? Le guetteur est debout sur la tour où l’on a sculpté le demi-loup argien. Il invoque le repos; depuis six ans qu’il veille, ses paupières fatiguées interrogent en vain l’horizon; il est las de voir les astres se lever et se coucher régulièrement; tout à coup un feu apparaît : « Salut, ô flambeau de la nuit, aurore d’un beau jour, gage des splendides fêtes de la victoire! » Troie est prise, Clytemnestre en est avertie, et lorsque le chœur lui dit : « Quel messager a pu si promptement apporter cette nouvelle? » elle répond : « Vulcain! » Puis elle explique que des signaux de feu se correspondant ont été allumés successivement sur l’Ida, le promontoire d’Hermès, le mont Athos, le Maciste, sur le Messape, sur le Cithéron, l’Égiplanète et enfin sur le mont Arachné. « C’est de Là qu’on a transmis au palais des Atrides cette lumière dont le feu de l’Ida fut l’aïeul éloigné. »

César et Végèce parlent des signaux à l’aide desquels les Gaulois et les Romains correspondaient; mais cet art d’écrire de loin, si perfectionné qu’il ait pu l’être dans les temps anciens, était encore tout à fait embryonnaire. On ne pouvait en effet transmettre que la nouvelle d’événemens prévus; c’était déjà beaucoup, mais le résultat à chercher était de pouvoir entretenir une véritable conversation malgré la distance, c’est-à-dire de donner des ordres, d’apprendre des faits inattendus et d’être renseigné sur des circonstances que le hasard seul avait fait naître. Le moyen âge et la renaissance ont usé des procédés déjà connus de l’antiquité, et rien ne fait supposer qu’à ces deux époques on en ait cherché de nouveaux. Cependant Cornélius Agrippa fit quelques travaux pour retrouver le secret de Pythagore, qui, pendant son voyage en Égypte, correspondait avec ses amis à l’aide de caractères tracés sur la lune. On peut croire que ses recherches furent inutiles.

Le premier essai de télégraphie sérieuse et pouvant s’appliquer à toutes les combinaisons de l’écriture paraît être dû à Robert Hooke. On sait que cet irascible bossu était une sorte d’homme universel : il inventait des systèmes d’horlogerie, démontrait le mouvement de la terre, étudiait les étoiles et faisait des projets d’amélioration pour les villes populeuses. Il se mit en tête de découvrir un moyen de correspondre de loin par signaux, et fit le plan d’une machine fort compliquée en forme de châssis, où des planches noires manœuvrées selon une certaine formule représentaient les lettres de l’alphabet. Le moyen n’était pas nouveau, il était renouvelé des Romains; Polybe indique en effet une combinaison de torches qui, cachées ou rendues visibles, figuraient un alphabet complet. La lenteur et les difficultés inhérentes au procédé de Robert Hooke le firent promptement abandonner. Cependant la Société royale de Londres s’en occupa, et écouta en 1684 un rapport sur la distance qui devait séparer les stations télégraphiques les unes des autres.

Guillaume Amontons est le premier Français qui se soit occupé de télégraphie, et son système, dont on ne peut parler que par induction, car rien n’en a subsisté, paraît avoir beaucoup de ressemblance avec celui que Chappe devait faire prévaloir plus tard. Des expériences furent exécutées dans le jardin du Luxembourg en présence du dauphin et de Mlle Choïn. Dans l’éloge d’Amontons, Fontenelle regarde l’invention de ce dernier comme un jeu d’esprit très ingénieux, et cependant il dit qu’avec ce procédé on pouvait envoyer une dépêche de Paris à Rome en trois ou quatre heures, sans que la nouvelle pût être soupçonnée dans les pays intermédiaires. « Le secret, dit l’aimable académicien, consistait à disposer dans plusieurs postes consécutifs des gens qui, par des lunettes de longue vue, ayant aperçu certains signaux du poste précédent, les transmettaient au suivant, et toujours ainsi de suite, et ces différens signaux étaient autant de lettres d’un alphabet dont on n’avait le chiffre qu’à Paris et à Rome. » L’indifférence du public, l’insouciance de l’auteur pour qui la découverte théorique était plus importante que l’application, mirent à néant ce projet, dont il n’était déjà plus question, lorsque Amontons mourut au mois d’octobre 1705.

Le passage suivant des mémoires de Bachaumont indiquera où en était encore la télégraphie pendant les premières années du règne de Louis XVI. « 10 novembre 1778. — On parle de signaux qu’on prépare pour qu’en trois heures la cour de Vienne soit instruite de l’accouchement de sa majesté. Ces signaux s’exécuteront par des coups de canon, si le vent le permet, ou l’on y suppléera par des feux allumés de distance en distance. »

Deux hommes connus pour tout autre chose que leur participation à des travaux scientifiques inventèrent un procédé de correspondance aérienne; le premier est Dupuis, l’auteur de l’Origine de tous les cultes, le second est l’avocat Lin guet, qui écrivit la Bastille dévoilée. Ce dernier, en 1783, enfermé par suite d’une lettre de cachet, offrait pour prix de sa liberté d’indiquer au ministre «un moyen de transmettre aux distances les plus éloignées des nouvelles, de quelque espèce et de quelque longueur qu’elles fussent, avec une rapidité presque égale à l’imagination. » Le secret a été bien gardé, car, malgré une expérience faite en présence de commissaires délégués, on ne sait en quoi consistait le procédé inventé par le prisonnier pendant son séjour à la Bastille. Dupuis, qui s’était utilement servi de son système particulier pour correspondre de Ménilmontant à Bagneux, y renonça spontanément après avoir eu connaissance de celui de Claude Chappe.

Ainsi qu’on peut le voir, l’idée était en l’air, elle flottait dans les esprits, elle allait bientôt s’y condenser et trouver sa formule. Les procès-verbaux de l’assemblée législative racontent que dans la séance du jeudi soir 22 mars 1792 « M. Chappe est introduit à la barre, il fait hommage à l’assemblée d’une découverte dont l’objet est de communiquer rapidement à de grandes distances tout ce qui peut former le sujet d’une correspondance. Il annonce que la vitesse de cette correspondance sera telle que le corps législatif pourra faire parvenir ses ordres à nos frontières et en recevoir la réponse pendant la durée d’une même séance; il présente des procès-verbaux qui prouvent qu’il a déjà fait plusieurs expériences de son moyen dans le département de la Sarthe, et qu’elles ont été suivies de succès. » L’assemblée applaudit, admit M. Chappe aux honneurs de la séance, et renvoya l’examen de la découverte au comité de l’instruction publique.

Quelle était cette nouvelle invention qui se révélait tout à coup? Était-elle, comme celle qui l’avait précédée, incomplète, maladroite, hérissée de difficultés qui en rendaient l’application dispendieuse et l’usage impraticable? Était-ce le rêve d’un cerveau tourmenté de célébrité à tout prix, ou au contraire le résultat d’études sérieuses et bien pondérées, de combinaisons à la fois ingénieuses et faciles? Quel en était l’auteur et comment avait-il été amené à faire une telle et si importante découverte?

Claude Chappe était né dans le département de la Sarthe, à BruIon, en 1763. De glorieux antécédens scientifiques ne faisaient point défaut dans sa famille : son oncle, l’abbé Chappe d’Auteroche, avait été envoyé par l’Académie des Sciences, dont il était membre, à Tobolsk, afin d’y observer le 6 juin 1761 le passage de Vénus sur le soleil; plus tard, pour étudier un phénomène semblable, il se rendit en Californie, où il mourut des suites de ses fatigues. Il avait légué à son neveu son goût pour les sciences et son aptitude au travail, car Claude Chappe fut un travailleur ardent et infatigable. Cependant l’idée première de sa découverte, qui eut une si grande importance à la fin du siècle dernier, est plutôt due au hasard, à une malice d’enfant, qu’à une volonté préconçue et nettement dirigée vers un seul point fixé à l’avance. Claude Chappe, destiné à l’état ecclésiastique, avait été mis dans un séminaire distant de trois quarts de lieue environ du pensionnat où ses frères faisaient leurs études. Ces enfans cherchèrent un moyen de communiquer entre eux malgré la distance, et Claude imagina d’appliquer des règles plates et noires sur la surface blanche des murailles du séminaire. A l’aide d’une lorgnette, ses frères pouvaient voir facilement les différentes positions qu’il faisait prendre à ses règles et lire ainsi des phrases dont le vocabulaire avait été convenu entre eux. Telle fut l’origine singulière de l’appareil et du système de signaux qui devaient former plus tard le télégraphe et le langage télégraphique.

Ce n’était, comme on le voit, qu’un jeu d’enfans cherchant à éluder la discipline d’une maison d’éducation; il est probable qu’il ne laissa pas grande trace dans l’esprit de Claude Chappe, qui était devenu abbé et devait, ainsi que tant d’autres, se défroquer pendant la révolution. Ce ne fut en effet que vers 1790 qu’il conçut le plan d’un système complet de correspondance par signaux. On dirait que du premier coup il eut une vision de l’avenir, car il dirigea ses recherches vers l’électricité, dont la force inconnue et les propriétés à peine soupçonnées préoccupaient tous les esprits sérieux de l’époque. Il renonça promptement à ses essais, qui n’aboutirent à aucun résultat satisfaisant. Il chercha alors, en combinant des objets de couleurs différentes, à obtenir des signaux visibles et distincts; mais il s’aperçut qu’il fallait multiplier les stations sur un espace relativement restreint, les nuances les plus variées devenant uniformément blanches au soleil et noires à l’ombre dès que la distance était notablement augmentée. Il eut recours au son et employa des casseroles, sur lesquelles on frappait, pour faire parvenir à une distance de 400 mètres des phrases convenues. Toutes ces tentatives furent infructueuses, et peut-être Claude Chappe allait renoncer à son projet, lorsqu’il se souvint des règles qu’il avait utilisées dans son enfance pour correspondre avec ses frères. Cette fois il était sur la bonne voie et ne la quitta plus.

Le 2 mars 1791, il avait amené son appareil à un point de perfection assez avancé pour qu’il pût convoquer les officiers municipaux de Parcé, district de Sablé (Sarthe), et faire devant eux des expériences dont ils dressèrent procès-verbal. C’est là l’acte de naissance des télégraphes. Deux instrumens étaient en vue, l’un à Parcé, l’autre à Brulon; la distance qui les séparait était de 16 kilo- mètres. Les phrases furent transmises dans l’espace de six minutes et vingt secondes. Le succès avait été complet. Chappe continua ses expériences pendant près d’une année, puis il vint à Paris tenter la grande publicité, et, voulant avant tout attirer l’attention sur lui, il obtint par l’entremise de son frère Ignace Chappe, député à l’assemblée législative, l’autorisation d’élever sa machine sur un des pavillons d’octroi de la barrière de l’Étoile. L’appareil construit allait pouvoir bientôt fonctionner, lorsque pendant une nuit des hommes masqués le renversèrent et le détruisirent.

Cet accident tourna au bien de l’entreprise. Chappe se remit à l’œuvre, étudiant avec soin la forme des corps opaques afin de déterminer d’une façon certaine celle qui était le plus visible à travers l’espace. Après bien des tâtonnemens, bien des expériences, il en vint à reconnaître que la forme allongée remplissait toutes les conditions désirables : il s’arrêta dès lors à une règle étroite, armée à chaque extrémité d’une aile pivotante; il fit le dessin de sa machine, qui fut exécutée sous ses yeux par le mécanicien Bréguet. Ses trois frères avaient concouru à ses recherches techniques; un de ses parens, Léon Delaunay, qui, ayant été consul de France en Portugal, avait quelque connaissance des chiffres diplomatiques, l’aida à composer un vocabulaire provisoire composé de 9,999 mots transmissibles par signaux. L’invention n’était pas parfaite encore, mais du moins elle pouvait déjà rendre d’importans services. Ce fut alors que Chappe en fit hommage à l’assemblée nationale.

Pour prouver que sa découverte était pratique, il voulut recommencer ses expériences publiques, et établit un nouveau poste à Ménilmontant, dans le parc de Lepelletier de Saint-Fargeau. L’époque était fort troublée : c’était après le 10 août; le peuple de Paris, confiant parfois jusqu’à la sottise et souvent défiant jusqu’à la cruauté, était en proie à toute sorte d’inquiétudes; partout il voyait des traîtres, et, ivre de ses premières heures de liberté, il s’abandonnait à la folie contagieuse des soupçons indéterminés. Dans l’appareil des frères Chappe, dans cette machine inconnue, de forme singulière, qui semblait animée d’un mouvement propre, qui remuait les bras toute seule et se démenait en l’air sans raison apparente, les patriotes virent un instrument élevé pour correspondre avec la famille royale, alors détenue au Temple, et compromettre les nouvelles destinées de la nation. Un matin, un groupe d’hommes irrités se précipita dans le parc de Ménilmontant, démolit la station, brisa le télégraphe, le jeta au feu et faillit en faire autant des frères Chappe, qui n’eurent que le temps de se sauver.

Pendant de longs mois, il ne fut plus question de l’invention nouvelle ; Chappe fatiguait les bureaux et les comités de ses démarches inutiles. Ce fut pendant une de ces audiences qui bien souvent désespéraient l’inventeur que sa machine reçut son baptême définitif. Miot de Mélito raconte[2] que Chappe vint le voir au ministère de la guerre et lui donna de minutieux détails sur son appareil, qu’il nommait alors le tachygraphe (ταχύ-γράφειν, écrire promptement). Miot lui dit tout de suite que la dénomination était mauvaise, et qu’il devait la changer en celle de télégraphe (τῆλε-γράφειν, écrire de loin). Chappe fut frappé de la justesse de l’observation et adopta l’appellation, qui depuis ce temps a prévalu. C’était beaucoup d’avoir trouvé un nom composé qui renfermait une définition exacte, mais ce n’était pas tout ; il fallait faire sortir le projet des cartons où il demeurait enfoui, et il y serait peut-être resté longtemps encore, si l’actif et enthousiaste Romme ne l’y avait découvert. Nous avons dit plus haut à travers quelles graves circonstances il obtint de la convention nationale que 6, 000 livres seraient employées à faire des essais sérieux, et qu’une commission serait nommée pour les suivre.

Les commissaires choisis dans le comité de l’instruction publique furent Arbogaste, Daunou et Lakanal. Les deux premiers étaient au moins indifférens sinon hostiles aux tentatives de Chappe, dont ils ne comprenaient pas toute la portée. Il n’en était heureusement pas ainsi de Lakanal ; cet homme de bien, amoureux de tout ce qui pouvait faire la gloire de la France, ne fut pas long à se rendre compte des résultats exceptionnels que l’invention de Claude Chappe pouvait obtenir. Dès lors il se voua aux télégraphes sans réserve, stimula vivement l’apathie de ses collègues, fit pousser avec vigueur les travaux entrepris, convainquit Cambon, qui ne voyait là qu’une nouvelle source de dépenses pour l’état épuisé, et de haute lutte autant que par persuasion il finit par mener l’œuvre à bonne fin. Chappe sentit bien qu’il devait tout à Lakanal ; dans sa correspondance avec celui que la restauration devait chasser de l’Institut, il y a des mots touchans qui peignent au vif sa gratitude. « Grâces vous soient rendues mille fois ! Vous avez triomphé de tous les obstacles ; que dis-je ? vous les avez transformés en moyens ; me voilà pleinement satisfait. »

Le moment définitif était venu ; le 12 juillet 1793, une expérience solennelle eut lieu en présence de Daunou, d’Arbogaste, de Lakanal et de personnages éminens appartenant à la politique, aux sciences et aux arts. La ligne d’opération partant de Ménilmontant, aboutissant à Saint-Martin-du-Tertre (Seine-et-Oise) avec station à Écouen, avait 35 kilomètres d’étendue. A quatre heures et demie de l’après-midi, l’opération commença; l’appareil de Ménilmontant se mit en mouvement et transmit en onze minutes à Saint-Martin-du-Tertre une dépêche de vingt-neuf mots ainsi conçue : « Daunou est arrivé ici; il annonce que la convention nationale vient d’autoriser son comité de sûreté générale à apposer les scellés sur les papiers des représentans du peuple. » Le poste de Saint-Martin-du-Tertre, après avoir répété la dépêche et prouvé ainsi qu’il l’avait reçue et comprise, expédia en neuf minutes une phrase de vingt-six mots. « Les habitans de cette belle contrée sont dignes de la liberté par leur amour pour elle et leur respect pour la convention nationale et les lois. » Puis les commissaires causèrent entre eux à l’aide du télégraphe. « La commission et toute l’assistance, dit M. Edouard Gerspach[3], furent émerveillées de ce résultat; la télégraphie était créée. »

Le 26 juillet 1793 la convention, après avoir entendu la lecture des dépêches de Beauharnais qui annonçait un succès à Landau, voté un décret sur les accaparemens, chargé le comité de sûreté générale de présenter sous trois jours l’acte d’accusation contre Brissot, appris un échec des patriotes en Vendée; après avoir écouté Legendre, qui prenait la défense de Westermann accusé de trahison, la convention, sur la proposition de Lakanal, adopta le décret Suivant. « La convention nationale accorde au citoyen Chappe le titre d’ingénieur-télégraphe aux appointemens de lieutenant de génie, charge son comité de salut public d’examiner quelles sont les lignes qu’il importe à la république d’établir dans les circonstances présentes. »


II.

Claude Chappe, lieutenant de génie aux appointemens de 5 livres 10 sous en assignats par jour, se mit à l’œuvre avec une ardeur indomptable. Dans une administration qui n’avait aucun précédent, tout était à créer, les instrumens, les ouvriers, le personnel. L’époque était singulièrement douloureuse et difficile. La France, envahie par les étrangers, voyait son papier-monnaie perdre 50 pour 100 de sa valeur nominale, les campagnes étaient dépeuplées, tout ce qui existait de valide marchait vers la frontière, les hommes de main-d’œuvre étaient introuvables et la plupart des matériaux manquaient. De tels obstacles ne firent reculer personne. Le comité de salut public rendit le 4 août 1793 un arrêté qui ordonnait d’urgence la construction d’une ligne télégraphique de Paris à Lille. On pensa d’abord à la guerre; Carnot prit l’affaire en main, car il comprit tout de suite qu’on lui offrait un nouveau moyen d’organiser la victoire.

On peut dire que pour cette première installation les frères Chappe ont tout fait. On mit à leur disposition une somme de 166,240 livres prises sur les 50 millions que le ministère de la guerre devait consacrer à la défense du pays; mais en tenant compte de la déperdition régulière des assignats, on reconnaîtra qu’ils n’eurent, pour leurs premiers travaux, qu’une somme de 80,000 francs à dépenser. C’est à l’aide de si minimes ressources qu’on parvint cependant à établir la ligne de Paris à Lille. On l’a dit, et il faut le répéter : en ce temps-là, le patriotisme enfantait des miracles. Seize stations séparaient les deux points extrêmes : c’étaient seize postes à construire.

Les pierres manquaient, on ouvrit des carrières; le bois faisait défaut, on en prit dans les forêts de l’état; les ouvriers refusaient de travailler pour un salaire illusoire payé en assignats dépréciés, on les mit en réquisition. Les frères Chappe faisaient tous les métiers; tour à tour géomètres, architectes, maçons, charpentiers, mécaniciens, ils se divisaient la besogne et se multipliaient à l’infini. Le comité de salut public, auquel il n’était pas prudent de désobéir en ce temps-là, autorisa les inventeurs du télégraphe à placer leurs machines sur les tours, sur les clochers, partout enfin où ils trouveraient avantage ou économie de temps; par son ordre, ils obtinrent de faire abattre, moyennant indemnité discutée, les rideaux d’arbres qui pouvaient s’interposer entre deux stations. C’est aux frères de Claude Chappe qu’était échu le dur labeur de surveiller et d’activer l’établissement des stations; quant à lui, resté à Paris, il s’était réservé la plus pénible partie du travail, la construction des machines; il ne parvint pas à réunir sous sa surveillance directe un groupe d’ouvriers spéciaux pouvant former un atelier de menuiserie et de serrurerie, il fut obligé de faire exécuter ses pièces séparément, une à une, par des artisans isolés. Lorsqu’il était parvenu à obtenir les différens organes de son instrument, il les assemblait lui-même et allait sur place établir l’appareil, le faire jouer et s’assurer qu’il pourrait fonctionner. En dehors de cette occupation incessante, il s’était donné la tâche de former lui-même les stationnaires, c’est-à-dire les hommes qui devaient faire mouvoir le télégraphe, en connaître tous les signes, savoir par quelle manœuvre particulière on les obtient, et arriver par l’étude et l’usage à cette habileté qui permet d’éviter les erreurs. Dès qu’il avait terminé l’éducation d’un stationnaire, il commençait celle d’un autre; ce travail ne lui laissait ni repos ni trêve. Malgré tout, la construction de la ligne avançait. En mars 1794 (ventôse an II), elle était presque terminée; en prairial, on éleva sur le Louvre même un télégraphe qui, correspondant avec le poste de Montmartre, était visible pour Chappe, dont les bureaux étaient établis sur le quai Voltaire, au coin de la rue du Bac, dans la maison qu’il habitait. La dernière station était la tour de Sainte-Catherine à Lille; les deux extrémités étaient sur le point de communiquer entre elles, et le télégraphe allait bientôt faire parler de lui.

Le 13 fructidor an II, au milieu d’une séance de la convention, où Lecointe, Vadier, Tallien, Bourdon de l’Oise, ne se ménagèrent pas les épithètes, pendant que Merlin de Thionville présidait, Carnot parut à la tribune. « Voici, dit-il, le rapport du télégraphe qui nous arrive à l’instant : Condé est restitué à la république; reddition avoir eu lieu ce matin à six heures. » L’assemblée se lève, applaudit et crie : Vive la république ! — Gossuin : « Depuis trois jours, on nous occupe de calomnies atroces et de diatribes dont, j’espère, il sera fait justice aujourd’hui. Condé est rendu à la république, changeons le nom qu’il portait en celui de Nord-Libre. » Cette proposition est décrétée sur-le-champ. — Cambon : « Je demande que ce décret soit envoyé à Nord-Libre par la voie du télégraphe. » Cette proposition est adoptée. Vers la fin de la séance, le président lut la lettre suivante, que Claude Chappe venait de lui adresser : « Je t’annonce que les décrets de la convention nationale qui annoncent le changement du nom de Condé en celui de Nord-Libre et celui qui déclare que l’armée du Nord ne cesse de bien mériter de la patrie sont transmis. J’en ai reçu le signal par le télégraphe. J’ai chargé mon préposé à Lille de faire passer ces décrets à Nord-Libre par un courrier extraordinaire. » Si l’on se reporte à l’époque où ces faits sans précédons se produisaient, on comprendra facilement quel enthousiasme ils excitèrent en France et quelle curiosité jalouse ils firent naître dans l’Europe entière.

Comme toutes les œuvres de génie, l’appareil qui venait de donner une telle preuve de sa rapidité et de sa puissance était d’une simplicité extrême. Il se composait de trois pièces : la première, nommée régulateur, était un rectangle allongé de treize pouces de largeur sur quatorze pieds de long. Au centre, il était traversé par un axe sur lequel il pouvait facilement se mouvoir. A chaque extrémité du régulateur était fixée une autre pièce mobile longue de six pieds qu’on appelait indicateur. Ces trois pièces composaient la partie visible du télégraphe. Les indicateurs, terminés par une queue de fer alourdie d’un plomb qui leur servait de contre-poids, pouvaient décrire un cercle. Cet assemblage était élevé à plus de quatorze pieds au-dessus de la toiture du poste, afin que dans leurs plus grands développemens les gestes du télégraphe restassent toujours distincts et isolés des surfaces voisines. L’appareil était mis en action à l’aide de fils de laiton reliés à une manivelle que le préposé faisait facilement mouvoir d’une seule main. Cette manivelle avait la forme exacte d’un petit télégraphe, s’appelait le répétiteur et reproduisait toutes les attitudes qu’elle transmettait au régulateur et aux indicateurs; ceux-ci étaient construits en forme de persienne, avec des lames de cuivre qui leur donnaient à la fois plus de légèreté, plus de solidité et les exposaient moins à être renversés par le vent : deux lorgnettes, fixées dans les murs de la logette où se tenait le stationnaire et dirigées vers les deux télégraphes avec lesquels il était en communication, complétaient cet appareil fort simple. Après bien des études, bien des observations, on s’arrêta à un nombre de quatre-vingt-seize signaux, formés par les quatre-vingt-seize mouvemens divers du télégraphe, combinés d’après les positions absolument distinctes que les trois pièces pouvaient prendre entre elles. Quatre de ces signaux furent expressément réservés à la correspondance des employés entre eux, lorsqu’ils avaient à se prévenir d’un fait normal pouvant interrompre momentanément le service de la ligne, tel que brouillard ou absence d’un préposé. Il restait donc quatre-vingt-douze signaux qu’on pouvait appliquer à la transmission des dépêches.

Partant de cette donnée, Claude Chappe, aidé de Léon Delaunay et d’un inspecteur nommé Durant, rédigea trois vocabulaires contenant chacun quatre-vingt-douze pages, qui chacune renfermait quatre-vingt-douze mots, phrases ou noms propres. — Le premier était consacré aux mots, le second à des phrases usuelles, le troisième aux noms géographiques. On avait donc ainsi un dictionnaire télégraphique de vingt-cinq mille trois cent quatre-vingt-douze vocables. Chaque vocabulaire, chaque page, chaque signe était marqué d’un signe spécial. Si l’on voulait, par exemple, transmettre le mot envoyer, qui se trouvait inscrit le quarante-sixième à la trente-quatrième page du vocabulaire, on indiquait à l’aide du télégraphe d’abord le signe représentant trente-quatre et immédiatement après le signe représentant quarante-six. Rien n’était plus rationnel et plus simple ; ce système de machine et de mouvemens nous paraît bien arriéré, aujourd’hui que nous sommes accoutumés aux incalculables rapidités de l’électricité; mais l’invention de Chappe n’en fut pas moins une œuvre admirable. Il est difficile de comprendre ce qu’il fallait d’activité, de vigilance, de bon vouloir aux employés; on pourra s’en rendre compte lorsque nous aurons dit qu’une dépêche de quarante mots expédiée de Paris à Bayonne traversait cent onze stations et exigeait un total de quarante-quatre mille quatre cents mouvemens.

Chaque poste intermédiaire avait deux employés qui se relayaient tous les jours à midi; il fallait avoir sans cesse l’œil aux lunettes pour surveiller les télégraphes voisins, reproduire les signaux, s’assurer qu’ils étaient répétés par la station correspondante et les inscrire sur un registre afin qu’on pût les vérifier plus tard en cas d’erreur dans la transmission. Parfois, lorsqu’on était en train de signaler une dépêche indiquée grande activité, on était obligé de s’interrompre tout à coup pour faire passer une dépêche indiquée grande urgence; quand elle était terminée, on reprenait la première. Les préposés ignoraient absolument la valeur des signes qu’ils employaient. Le directeur à Paris, les inspecteurs en province en avaient seuls connaissance; ils les traduisaient en langage vulgaire et adressaient par estafette leur dépêche cachetée à qui de droit. Dans les premiers temps surtout, les employés faisaient bien des maladresses; on a calculé qu’il fallait environ huit mois d’exercice pour former un stationnaire habile; l’inexpérience a causé bien des erreurs et bien des retards, mais les plus considérables étaient dus aux conditions mêmes de l’atmosphère. Nous nous rappelons tous le rôle que la nuit et le brouillard jouaient dans l’interruption des dépêches. Le langage de la télégraphie aérienne a gardé jusqu’au dernier jour une trace vivante de l’époque qui l’a vue naître; au lieu de brouillard, on signalait brumaire. Dans les grandes chaleurs, par ces temps énervans et lourds qui laissent au ciel toute sa pureté, mais nous alanguissent sous le souffle du sirocco, les communications télégraphiques étaient impossibles. Les ondulations miroitantes de l’atmosphère, surtout pour les stations placées près des lieux marécageux, décomposaient, pour ainsi dire, les gestes de l’appareil, les rendaient illisibles et les perdaient dans une sorte d’éblouissement analogue à celui que produit le dégagement du gaz carbonique. Ces jours-là, il n’y avait rien à faire; les employés se croisaient les bras, et le télégraphe faisait comme eux. Toutes ces influences atmosphériques apportaient une telle perturbation dans le service que Chappe-Chaumont a pu écrire : « J’ai calculé que, sur 8,760 heures qui composent l’année, il y a au plus 2,190 heures pendant lesquelles on puisse communiquer avec le télégraphe aérien[4]. »

Pendant les premiers temps, la maison habitée par Chappe avait été le centre de son administration; mais cette dernière s’étendait, devenait considérable, faisait concevoir les espérances d’agrandissement qu’elle a réalisées : on lui chercha en conséquence un local convenable, et on l’installa (nivôse an III) à l’ancien hôtel Villeroy, rue de l’Université n° 9. La direction des télégraphes y demeura jusqu’au jour où elle fut réunie au ministère de l’intérieur; la rue Neuve de l’Université a été ouverte sur l’emplacement qu’elle occupait. La télégraphie aérienne, uniquement due à la découverte de Claude Chappe, à l’initiative intelligente de Romme, de Lakanal et de Carnot, devait recevoir de chaque gouvernement successif le développement qu’elle comportait; mais il ne fut point donné à l’inventeur d’y apporter son concours et d’en jouir. Il avait vu tomber la république et naître l’empire; il était demeuré immuable à son poste, dirigeant l’administration dont il était le créateur. Tant de fatigues, tant de luttes l’avaient épuisé; devenu hypocondriaque, atteint d’une maladie insupportablement douloureuse (un cancer dans l’oreille), il se sentit si découragé, si vaincu qu’il demanda à la mort la fin de ses souffrances. Ce n’était pas l’heure pour lui cependant, car la ligne de Paris à Milan par Lyon et Turin allait être mise en activité. Le 23 janvier 1805 au matin, on le chercha vainement dans ses bureaux; on ne le découvrit que plus tard, dans la journée, au fond d’un puits qui alimentait le jardin de l’hôtel; avant de s’y précipiter, il s’était coupé la gorge avec un rasoir.

L’importance du télégraphe était trop connue pour qu’on n’en étendît pas l’usage. Les frères de Chappe recueillirent son héritage et continuèrent à diriger l’administration qu’il avait créée. L’empire, la restauration, le gouvernement de juillet, augmentèrent les lignes et les poussèrent jusqu’à nos frontières. Le siège de l’administration était toujours situé rue de l’Université, dans un hôtel d’un accès facile et qui aisément pouvait être enlevé d’un coup de main. C’était là une vive préoccupation pour le gouvernement. A cette époque,. les émeutes n’étaient point rares à Paris; tout y servait de prétexte, les revues, les enterremens, les changemens de ministère, les discussions des chambres; le pays vivait et affirmait sa vie d’une façon parfois un peu bruyante. Dès qu’on avait cassé quelques réverbères ou entonné la Marseillaise, le pouvoir, ainsi qu’on disait alors, pensait aux télégraphes, et l’hôtel Villeroy était envahi par la troupe, qui en cernait l’enceinte, remplissait les cours et bloquait la place de façon à la rendre inaccessible aux émeutiers. Les employés, gardés comme des prisonniers d’état, ne pouvant sortir, couchant dans leurs bureaux, nourris on ne sait comme, ne recouvraient la liberté que lorsque l’ordre était rétabli. Il n’était point facile de les intimider cependant : au mois de juillet 1830, le directeur-général, Chappe-Chaumont, refusa obstinément au gouvernement provisoire de transmettre les dépêches qu’il en recevait; naturellement il fut destitué pour n’avoir jamais voulu trahir le roi Charles X, à qui il avait prêté serment de fidélité. Comme on redoutait toujours de voir l’administration centrale des télégraphes envahie pendant un jour de troubles, on lui chercha un emplacement meilleur et on le trouva rue de Grenelle, près du ministère de l’intérieur, dans les attributions duquel elle avait du reste été définitivement placée par ordonnance du 28 mai 1831, après avoir successivement et conjointement appartenu à la guerre, à la marine, aux travaux publics[5]. Ce fut alors qu’on bâtit la tour carrée où nous avons vu les télégraphes manœuvrer et dessiner leurs bras noirs sur une surface blanche et circulaire; l’administration prit possession de son nouveau local au mois de septembre 1841. C’était une véritable forteresse; en temps d’émeute, elle se remplissait de soldats et se trouvait toujours prête à la défense.

A une époque bien plus rapprochée de nous, pendant la seconde république, sous le ministère de M. Léon Faucher, le midi de la France fut remué par je ne sais quelle tentative d’insurrection socialiste ayant des ramifications entre Lyon et Marseille. Nos lignes de télégraphie électrique étaient loin d’être complètes, et les départemens menacés étaient encore occupés par les télégraphes aériens. Le ministère craignit que les postes ne fussent enlevés, il s’entendit avec le ministère de la guerre, en obtint des fusils, des munitions, fit armer les stationnaires en leur donnant ordre de se défendre à outrance et de repousser à tout prix les hommes isolés ou réunis qui tenteraient de s’emparer de leurs stations. Il va sans dire que la nouvelle de cet armement inusité se répandit très rapidement dans le pays. Les insurgés facétieux ne s’amusèrent point à attaquer de vive force des employés si bien pourvus : pendant la nuit, en l’absence des préposés, ils crochetèrent les portes des stations, pénétrèrent dans l’intérieur, en enlevèrent simplement les lunettes, et écrivirent sur le registre aux signaux : « reçu de l’administration télégraphique deux longues-vues, dont décharge. » Les rieurs ne furent peut-être pas tous du côté du ministre.

On peut penser que l’établissement des télégraphes, de ce service exclusivement réservé à l’état, avait fortement donné à réfléchir aux hommes qui voient dans la spéculation un moyen de s’enrichir, pour qui le gain sans travail est l’idéal de la vie, et qui cherchent partout des renseignemens à l’aide desquels ils puissent jouer à coup sûr. Avant l’invention des chemins de fer, avant l’application de l’électricité à la télégraphie, le cours de la Bourse de Paris n’était connu à Bordeaux, à Rouen, à Lyon, à Marseille, qu’à l’arrivée de la malle-poste. Les agioteurs qui eussent appris le mouvement des fonds publics douze heures d’avance étaient donc en mesure de faire des bénéfices coupables, mais assurés. Or cela seul leur importait. A l’aide de moulins dont les ailes étaient disposées d’une certaine manière, à l’aide de pigeons dressés à cet effet, on essayait d’être renseigné d’une façon positive sur la hausse ou la baisse de Paris. Une ligne télégraphique secrète fonctionna même régulièrement entre Paris et Rouen. Le gouvernement déjouait ces manœuvres de son mieux, mais il n’y réussissait pas toujours. Le cas n’avait pas été prévu par la loi, et l’on s’en aperçut dans des circonstances qu’il faut rapporter.

Au mois de mai 1836, M. Bourgoing, directeur des télégraphes à Tours, fut informé que les employés Guibout et Lucas, stationnaires du télégraphe n° 4, situé sur la mairie, faisaient un usage clandestin de leurs signaux. Une enquête très prudente fut commencée, pendant laquelle Lucas, tombé malade et près de mourir, fit des aveux complets. On acquit la certitude que Guibout, aussitôt après l’arrivée de la malle-poste de Paris, introduisait un faux signal dans la première dépêche qu’il avait à transmettre sur la ligne de Bordeaux, et qu’aussitôt après il indiquait : erreur ; mais le faux signal n’en parcourait pas moins sa route forcée, il était répété de station en station, il allait à fond de ligne, c’est-à-dire jusqu’à Bordeaux, où le directeur le rectifiait, corrigeait la dépêche erronée et empêchait qu’elle parvînt plus loin avec cette indication parasite et inutile. La fraude partait donc de Tours pour aboutir à Bordeaux. Avec le point de départ et le point d’arrivée, la police judiciaire avait entre les mains de quoi découvrir la vérité; elle fut en effet découverte, et la voici. Deux jumeaux, François et Joseph Blanc, habitant Bordeaux, joueurs de bourse et spéculateurs de profession, avaient un agent à Paris; celui-ci, lorsque le 3 pour 100 avait baissé dans une proportion déterminée, envoyait par la poste à Guibout, stationnaire télégraphique à Tours, une paire de gants ou une paire de bas gris; lorsque au contraire la hausse s’était faite, il expédiait des gants blancs ou un foulard. Selon la nature ou la couleur de l’objet qu’il avait reçu, le préposé faisait un faux signal convenu qui, à Bordeaux, était communiqué par le stationnaire de la tour Saint-Michel au commis des frères Blanc. Ceux-ci, connaissant vingt-quatre heures à l’avance la cote de Paris, étaient maîtres du marché et faisaient d’importans bénéfices.

Tous, stationnaires et agioteurs, furent arrêtés et emprisonnés vers la fin du mois d’août 1836. Le procès, qui dans ce temps-là fit un bruit considérable en France, s’ouvrit à Tours, le 11 mars 1837, devant la cour d’assises. Les accusés firent des aveux explicites. Guibout recevait des frères Blanc 300 francs fixes par mois et 50 francs de gratification par faux signal; c’était beaucoup pour un employé qui gagnait 1 fr. 50 par jour. L’attitude des frères Blanc fut curieuse d’impudence; leur système consistait uniquement à soutenir que tout moyen d’information est licite pour gagner de l’argent, que l’unique préoccupation des gens de bourse étant de savoir d’avance le cours des fonds publics afin de jouer à coup sûr, ils avaient fait comme beaucoup de leurs confrères, et n’avaient par conséquent rien à se reprocher. Cette morale de cour des Miracles prévalut cependant; M. Chaix-d’ Est-Ange plaidait, il fut habile, dérouta le jury, le fit rire, l’émut, le troubla. Les premières questions posées concernant Guibout étaient : 1er A-t-il fait passer des signaux autres que ceux de l’administration? — 2° A-t-il reçu des dons pour faire passer ces signaux? — 3° En faisant cette transmission, a-t-il fait acte de son emploi? — Aux deux premières questions, le jury répondit : Oui; à la troisième, il répondit : Non. Par ce fait, les accusés étaient non pas acquittés, mais absous, car le verdict venait de déclarer qu’ils ne tombaient pas sous le coup des articles 177 et 179 du code pénal. Cependant on avait constaté au procès que du 22 aout 1834 au 25 août 1836 les frères Blanc avaient reçu cent vingt et une fois le faux signal indicatif du mouvement des fonds.

L’instruction qui précéda le procès cavait ouvert les yeux au ministère, et dès lors il voulut posséder le droit d’un monopole qui n’existait que de fait. Le (5 janvier 1837, M. de Gasparin, ministre de l’intérieur, exposant les motifs de la loi qui attribuait l’usage du télégraphe au gouvernement seul, put dire avec raison : « Nous sommes forcés de demander plus à la législation que nos devanciers parce que nous demandons moins à l’arbitraire. » Le 28 février suivant, M. Portails fit le rapport et conclut à l’adoption d’un article unique ainsi conçu : a quiconque transmettra sans autorisation des signaux d’un lieu à un autre, soit à l’aide de machines télégraphiques, soit par tout autre moyen, sera puni d’un emprisonnement d’un mois à un an et d’une amende de 100 à 10,000 fr. » La loi fut votée le 14 mars 1837 par 112 voix contre 37. Tout l’effort des ministres, de la commission, des orateurs, avait été de prouver que la télégraphie deviendrait un instrument de sédition des plus dangereux, si par malheur on ne lui interdisait pas sévèrement de servir aux correspondances du public. Moins de treize ans après, une loi devait battre en brèche ces vieux argumens et faire entrer la télégraphie privée dans le droit commun.

Mais ce qui devint possible avec la télégraphie électrique ne l’était pas avec la télégraphie aérienne ; celle-ci allait être bientôt renversée par sa jeune et toute-puissante rivale. Dès le 2 juin 1842, à propos d’un crédit de 30,000 fr. demandé à la chambre des députés pour faire un essai de télégraphie nocturne, Arago put dire : « Nous sommes à la veille de voir disparaître non-seulement les télégraphes de nuit, mais encore les télégraphes de jour actuels. Tout cela sera remplacé par la télégraphie électrique. Nous avons eu en 1838, à l’Académie des Sciences, un appareil construit par un physicien américain, M. Morse, et qu’on a pu faire fonctionner[6]. » Avant de rentrer dans le néant, le télégraphe aérien, qui déjà avait tant fait pour la France, devait lui donner une dernière et glorieuse preuve de dévouement. Il a affirmé sa naissance en annonçant la prise de Condé, il devait employer ses derniers efforts à assurer le succès du siège de Sébastopol. Nos appareils transportés en Crimée ont rendu d’incalculables services, et la conduite vigoureuse et souvent héroïque des employés a montré que le vieux sang gaulois n’avait rien perdu de sa vigueur et de sa générosité.

Au moment où ils disparurent pour toujours[7], les télégraphes s’étendaient en France sur un espace de 1,250 myriamètres divisés en cinq cent trente-quatre stations. Le point central, le moyeu de ce rayonnement de signaux, était la tourelle du ministère de l’intérieur, dont les télégraphes, placés aux quatre faces, correspondaient, à Paris, avec le poste du ministère de la marine (ligne de Brest), le poste de l’église des Petits-Pères (ligne de Lille), le poste nord de Saint-Sulpice (ligne de Strasbourg), le poste sud (lignes de Lyon et d’Italie). Par les circonstances atmosphériques les plus favorables, les dépêches parvenaient de Paris à Marseille en une heure et un quart; mais bien souvent l’état du temps était tel que les administrateurs avaient avantage, pour désencombrer leurs bureaux et obvier aux difficultés de transmission, à expédier leurs dépêches par la poste ou par des courriers spéciaux. Grâce à la télégraphie électrique, de pareilles nécessités ne sont plus à craindre aujourd’hui[8].


III.

Un simple rapprochement montrera quelle révolution l’électricité allait apporter dans la transmission des dépêches. La nouvelle de la mort de Paul Ier (12 mars 1801) mit vingt et un jours à parvenir à Londres, la mort de Nicolas (2 mars 1855) y fut connue en quatre heures un quart; mais cette révolution ne s’accomplit pas d’un seul coup, et il fallut bien du temps avant que la mécanique pût appliquer les principes nouveaux que la science avait découverts.

Nous avons dit que les premières recherches de Claude Chappe, lorsqu’il songeait à l’invention du télégraphe, avaient été dirigées vers l’électricité : ses efforts n’aboutirent à rien, mais il n’en est pas moins certain que plusieurs essais de télégraphie électrique ont été faits au siècle dernier; aucun d’eux n’a réussi et ne pouvait réussir; quelques-uns cependant, expérimentés à de très courtes distances, sont restés comme des procédés de physique amusante. Diderot, dans ses lettres à Mlle Voland, parle d’un prestidigitateur appelé Comus, mais dont le vrai nom était Ledru, qui établissait une correspondance d’une chambre à une autre « sans le secours sensible d’un agent intermédiaire. » Il est fort probable que l’électricité jouait un grand rôle dans ce tour d’adresse[9]. En 1802, le gouvernement français fut saisi d’une demande qui lui était adressée par un sieur Jean Alexandre à l’effet d’établir un télégraphe qui pouvait transmettre instantanément une dépêche à la distance de 25 ou 30 kilomètres à l’aide de deux cadrans alphabétiques; l’inventeur affirmait que ni le brouillard ni même la nuit ne pouvaient empêcher son appareil de fonctionner. Des expériences publiques furent faites en présence des préfets de la Vienne et d’Indre-et-Loire; elles parurent satisfaisantes; les rapports furent favorables à la découverte nouvelle, mais nulle suite n’y fut donnée, et Alexandre est mort sans avoir livré son secret.

Dans l’état où la science se trouvait à cette époque, rien de sérieux ne pouvait être créé en pareille matière; avant d’appliquer l’électricité à la transmission des dépêches, il fallait en déterminer les lois. Le télégraphe électrique n’aurait jamais existé sans Volta, OErsted, Ampère et Arago; s’ils n’en ont point découvert le mécanisme, qu’ils n’ont même pas cherché, ils en ont fixé les principes fondamentaux. En effet, ce fut Volta qui, empilant l’un sur l’autre des disques de 4nc et de cuivre séparés par une rondelle de drap mouillé, a inventé un instrument qui peut produire l’électricité d’une façon continue; ce fut OErsted qui découvrit qu’un fil chargé d’électricité fait dévier l’aiguille aimantée; Ampère a indiqué les lois de la marche des courans électriques et leurs actions générales; Arago enfin, en prouvant qu’un fil électrisé, roulé autour d’un fer doux, aimante instantanément ce dernier, a permis la création de l’électro-aimant. — Ces quatre lois étant connues, il devenait facile de construire un télégraphe mû par l’électricité. Dès 1820, Ampère pouvait écrire les lignes suivantes : « On pourrait, au moyen d’autant de fils conducteurs et d’aiguilles aimantées qu’il y a de lettres, établir à l’aide d’une pile placée loin de ces aiguilles, et qu’on ferait communiquer alternativement par les deux extrémités à celles de chaque conducteur, former une sorte de télégraphe propre à écrire tous les détails qu’on voudrait transmettre, à travers quelques obstacles que ce soit, à la personne chargée d’observer les lettres placées sur les aiguilles. En établissant sur la pile un clavier dont les touches porteraient les mêmes lettres et établiraient la communication par leur abaissement, ce moyen de correspondre pourrait avoir lieu avec facilité, et n’exigerait que le temps nécessaire pour toucher d’un côté et lire de l’autre chaque lettre[10]. »

En principe, le problème était résolu. En quoi consistait-il? A produire et à interrompre à volonté dans un fil conducteur le courant électrique de manière à se servir de ce dernier comme d’un agent moteur pouvant déterminer à distance et avec un synchronisme régulier des oscillations ou des battemens sur une aiguille, un alphabet ou un clavier. Le fluide électrique est doué d’une rapidité sans égale. Sa vitesse, mesurée par Wheatstone, est de 333,300 kilomètres par seconde. « Pendant la durée d’une seule pulsation de l’artère, a dit M. Le Verrier, l’électricité ferait sept fois le tour de la terre. » Si donc un fil a l’une de ses extrémités à Paris et l’autre à Marseille, si ce fil est convenablement électrisé par une pile de force suffisante, si à chacune de ses extrémités il correspond à une aiguille soumise à un mécanisme identique, il est certain que les interruptions ou les dégagemens d’électricité se feront sentir simultanément au point de départ et au point d’arrivée; en d’autres termes, les signes obtenus sur l’appareil de Paris seront instantanément reproduits sur l’appareil de Marseille. C’est là tout le mystère de la télégraphie électrique; l’électro-aimant en est l’agent indicateur principal, puisqu’il a littéralement des alternatives d’action et de repos, de vie et de mort, selon que les spires du fil conducteur qui entourent le fer doux reçoivent ou ne reçoivent pas le courant électrique. — Tous les appareils dont on s’est servi dans la télégraphie, qu’ils impriment, sonnent, fassent mouvoir une aiguille ou raient le papier, sont construits en vertu des lois que je viens d’expliquer brièvement.

De la théorie — découverte par les grands hommes qui nous ont dotés de la plus féconde invention des temps modernes — à la pratique, il y avait loin, et il fallut attendre bien des années avant qu’on utilisât l’électricité pour la correspondance. Le premier télégraphe électrique établi fat celui de M. Wheatstone, qui fonctionna entre Londres et Liverpool à l’aide de cinq fils agissant sur un système alphabétique complet. Ce nouveau procédé fut communiqué le 8 janvier 1838 à notre Académie des Sciences; huit mois après, la même compagnie examinait l’appareil inventé par M. Morse, professeur à l’université de New-York. La télégraphie électrique s’affirmait, on profitait des expériences déjà faites pour améliorer les instrumens, réduire le nombre des fils, simplifier le mécanisme et faire sortir du domaine de la science pure une invention admirable. Elle donnait déjà de bons résultats en Amérique et en Angleterre lorsque M. Foy, administrateur en chef des télégraphes français, mû par cet esprit excellent de recherche et de progrès qui a laissé d’impérissables souvenirs dans son ancienne administration, partit spontanément pour Londres afin d’étudier par lui-même le télégraphe magnétique dont se servaient nos voisins d’outre-Manche. M. Foy revint convaincu de la supériorité des procédés nouveaux et décidé à en doter son pays. C’est à lui, à son initiative intelligente, il ne faut point l’oublier, que nous devons l’établissement de nos premières lignes électriques. Le 23 novembre 1844, il obtenait du roi une ordonnance qui ouvrait au ministère de l’intérieur un crédit extraordinaire de 240,000 francs destinés à la construction d’une ligne de télégraphie électrique entre Paris et Rouen. M. Foy y mettait un légitime amour-propre, et grâce à lui les travaux furent entrepris et poussés avec une extrême activité. La première, la solennelle expérience eut lieu le 18 mai 1845 à la gare du chemin de fer de Paris à Saint-Germain. Comme celle que Claude Chappe avait dirigée cinquante et un ans auparavant sur les hauteurs de Ménilmontant, elle réussit. En présence des faits qui se révélèrent pendant cette première séance, en présence de la rapidité, de la sûreté, de la régularité de la transmission des dépêches, on fut persuadé que ce nouveau mode de communication était non-seulement possible, mais facile et d’un usage désormais assuré. M. Foy se trouvait néanmoins en face d’une difficulté qui pouvait apporter de graves inconvéniens à son administration. Les télégraphes aériens existaient partout en France, et, malgré la meilleure volonté du monde, on ne pouvait les remplacer immédiatement par les engins électro-dynamiques. Il fallait cependant les utiliser, en exiger les services qu’ils pouvaient rendre encore jusqu’au jour où ils céderaient la place aux nouveau-venus. Or ces derniers écrivaient et les premiers signalaient. L’unité du système indicatif était brisée; faudrait-il donc faire traduire en langage aérien les dépêches électriques lorsqu’une ligne aérienne se trouverait en rapport de correspondance avec une ligne nouvelle ? Le problème paraissait malaisé à résoudre; M. Foy s’en tira avec une habileté parfaite. Ne voulant et ne pouvant se servir de l’appareil Wheatstone, qui soulevait des lettres, ni de l’appareil Morse, qui traçait des lignes et des points, il inventa, aidé de M. Bréguet, une machine fort simple, très ingénieuse, qu’on appela le télégraphe français, et qui, par les diverses combinaisons de deux aiguilles mobiles à l’extrémité d’un régulateur fixe, opérait en figurant les signaux usités par les aériens. Seulement chaque signe, au lieu de correspondre à la page d’un vocabulaire déterminé, devint la représentation d’une des lettres de l’alphabet, et les employés de l’ancien télégraphe purent manipuler le nouveau sans trop de difficulté.

Par l’établissement de la ligne de Paris à Rouen, l’élan était donné, et dès le 28 mars 1846 M. Duchâtel, ministre de l’intérieur, demanda un crédit de 408,060 francs pour relier télégraphiquement Paris à Lille. M. Pouillet, au nom de la commission, lut dans la séance du à juin un rapport plus libéral que le projet ministériel, et qui concluait à la prolongation de la ligne jusqu’à la frontière belge. La loi fut votée avec cette importante modification, qui créait ou du moins invitait à créer la télégraphie internationale. La discussion qui précéda le vote fut curieuse à plus d’un titre; MM. Lachèze et Mauguin préféraient à l’emploi de l’électricité pour la correspondance un nouveau système de télégraphes aériens récemment inventé par M. Ennemond de Gonon. Arago s’escrima de son mieux et ne parvint pas à convaincre M. Berryer, qui déclara n’avoir qu’une foi très modérée dans l’avenir de la télégraphie électrique. Malgré l’évidence des faits et l’expérience ininterrompue qui durait avec succès depuis plus d’une année, il se trouva des récalcitrans dans la chambre des députés, et à voix protestèrent contre l’adoption de la loi. Dès lors néanmoins le mouvement était acquis, et rien ne devait l’arrêter.

Les députés, pendant la discussion du projet de loi, avaient été surtout préoccupés de la facilité avec laquelle on pouvait rompre les fils conjonctifs. En effet, fixés, comme chacun a pu le remarquer, à des poteaux de bois dont ils sont isolés par un godet en porcelaine, ils offraient à la malveillance une tentation permanente. Rien n’était plus aisé que de les couper; on redoutait les émeutiers qui, en temps de troubles, l’avaient belle pour intercepter les communications télégraphiques d’une ville à une autre. Tout en discutant les mérites de l’invention nouvelle, on parlait des factions, et on les montrait volontiers toutes prêtes à déraciner les poteaux, à détruire les fils, bouleverser les piles, casser les cadrans et pendre les employés. De tous ces tristes et violons pronostics, aucun ne s’est réalisé, et la télégraphie électrique a pu fonctionner en toute sécurité[11].

Cependant les événemens politiques s’étaient singulièrement modifiés en France à la suite de la révolution de février 1848. Maintenir au gouvernement seul le droit de se servir du télégraphe paraissait bien excessif avec des institutions républicaines, et l’on commença bientôt à parler sérieusement de la télégraphie privée. L’idée n’était point nouvelle, et le premier qui tenta de l’appliquer fut l’inventeur même de la télégraphie aérienne. Au mois de nivôse de l’an VII, Claude Chappe présenta au ministre un mémoire pour demander que les négocians fussent admis, moyennant rétribution, à jouir de la faculté d’expédier leurs dépêches par les télégraphes. Dès la première année du consulat, il reprit cette idée en la modifiant; il proposa que le télégraphe servît aux correspondances des particuliers entre eux, fournît des renseignemens en un journal créé spécialement pour donner des nouvelles de date récente, et devînt entre Paris et la province l’intermédiaire de la loterie. De ces trois projets, le dernier était d’une moralité douteuse, ce fut le seul qu’on adopta. Au mois d’avril 1830, un officier d’état-major, M. de Montureux, publia dans un journal de Montpellier un travail qui concluait à l’établissement de la télégraphie privée. « L’auteur, dit M. Edouard Pelicier[12], proposait de mettre annuellement à l’enchère le droit de correspondre par le télégraphe et d’appliquer aux dépêches un tarif de tant par syllabe, en dehors du prix d’abonnement; il laissait, bien entendu, aux dépêches officielles la priorité de transmission. » La loi du 3 mai 1837 prouva quelles idées le gouvernement professait à cet égard.

L’exemple cependant avait été donné; la ville libre de Brème reconnut au public, pour la première fois en Europe, le droit de faire usage du télégraphe, et au mois de janvier 1847 la ligne reliant la ville et le port fut ouverte aux correspondances particulières. La même année, au mois de juillet, M. Oscar de La Fayette éleva la voix à la tribune pour demander que la nation fût enfin admise à jouir du bénéfice des transmissions rapides. M. Lacave-Laplagne répondit que le télégraphe était et devait rester un instrument politique. Il n’en fut reparlé que deux ans après. Dans la séance du 3 avril 1849, M. Marchai interpella M. Léon Faucher et lui demanda pourquoi la France était tenue en chartre close quant à la télégraphie, tandis que l’Angleterre, l’Amérique et la Belgique en usaient sans réserve comme sans danger. M. Léon Faucher n’était pas homme à livrer ce monopole; sa réponse le démontra clairement. Cependant les journaux réclamaient, l’opinion se faisait peu à peu; les vieux motifs de la raison d’état ne tenaient plus devant les besoins nouveaux; on n’était pas au port, mais du moins on l’entrevoyait. Le 8 février 1850, à propos d’un crédit important destiné à la construction de nouvelles lignes télégraphiques[13], M. Hovyn-Tranchère demanda nettement l’établissement immédiat de la télégraphie privée. M. Ferdinand Barrot, ministre de l’intérieur, répondit que le conseil d’état venait d’être saisi d’un projet de loi à ce sujet, et le 1er mars suivant il en donna lecture à la chambre. M. Le Venier, nommé rapporteur de la commission, lut son rapport dans la séance du 18 juin; la première délibération eut lieu le 8 juillet, la seconde le 18 novembre, et la loi fut définitivement adoptée le 29 du même mois.

Le projet du gouvernement était libéral, et ne contenait aucune restriction; la chambre fut moins généreuse, elle modifia le premier article qui était ainsi conçu : « il est permis à toutes personnes de correspondre au moyen du télégraphe électrique de l’état par l’intermédiaire des fonctionnaires de l’administration télégraphique; » l’amendement ajouta « toutes personnes dont l’identité est établie. » Aussi l’arrêté ministériel du 18 février 1861 porte : « Toute personne qui voudra faire usage de la correspondance télégraphique devra d’abord faire constater son identité. » C’était mettre tant de broussailles autour de la télégraphie privée, qu’elle devenait d’un usage presque illusoire en présence des fastidieuses formalités dont on l’entourait. La taxe était fixée à 3 francs pour vingt mots, plus un droit de 12 centimes par myriamètre ; à ce taux-là, une dépêche de Paris pour Marseille coûtait 15 francs. Ainsi qu’on le voit, l’emploi de ce moyen de correspondance était dans le principe fort cher, assez difficile, et par conséquent d’un emploi très restreint. La loi fut mise en vigueur le 1er mars 1851[14].

L’administration des télégraphes électriques possédait alors dix-sept stations en France ; elle expédia cette année (1851) 9,014 dépêches taxées, équivalant à la somme de 76,722 fr. 60 c. On s’aperçoit qu’on était aux premiers jours d’une organisation nouvelle et encore inexpérimentée. La proportion devait aller toujours en augmentant ; on peut en juger : pendant les dix premiers mois de 1866, les dépêches privées se sont élevées au chiffre de 2,367,991 ayant produit une recette de 6,471,886 fr. 44 c. Le nombre des stations était au 1er décembre dernier de 2,136, et celui des employés, depuis le directeur-général jusqu’aux facteurs, de 4,739. C’est peu, si l’on considère que ce total représente la correspondance télégraphique d’un pays qui possède 38 millions d’habitans, mais c’est beaucoup, si l’on pense que ce service a été rendu public depuis quinze ans seulement. La France, qui volontiers se croit une nation hardie, pleine d’initiative et prête à tout oser, est réfractaire à bien des progrès ; la routine la retient sur les chemins étroits, et il faut parfois bien du temps avant qu’un usage utile, commode et pratique soit généralement adopté et passé dans nos mœurs.


IV.

La France possède aujourd’hui 128 millions de mètres de fils télégraphiques ; 100 millions appartiennent à l’état et 28 millions aux compagnies de chemins de fer ; ces derniers sont spécialement réservés au service des voies ferrées. La direction générale a son siège à Paris, rue de Grenelle-Saint-Germain ; c’est là qu’est situé le bureau central, qui, par rapport au réseau tout entier, figure assez bien le milieu d’une toile d’araignée. C’est une usine à dépêches, on en fabrique jour et nuit ; on manipule sans repos ni trêve ; le tac-tac de l’appareil Morse, le ronflement de l’appareil Hughes ne s’arrêtent jamais. C’est le palais de l’électricité ; il mérite d’être visité en détail.

La cour est froide et nue, plus longue que large, bordée de hauts murs en pierres de taille semblables à ceux d’une caserne, terminée au fond par la tourelle tétragone d’où jadis partaient les signaux aériens. Cette vieille forteresse de la télégraphie est bien déchue de sa splendeur ; elle fait involontairement penser à ces donjons du moyen âge auxquels on a mis des ailes et qui sont devenus des moulins. On a enlevé les machines de Chappe, qui faisaient des gestes aux quatre points cardinaux ; on a supprimé les longues-vues qui fouillaient l’horizon ; les employés ne gravissent plus en maugréant les deux cents marches de l’escalier, et dans le poste où aboutissaient toutes les nouvelles de la France et du monde on a empilé des cartons, de vieux registres, des liasses de papier. La logette centrale est devenue un grenier.

La tourelle seule donne quelque originalité à cette triste cour, qui ressemble à celle de tous les ministères. Des tilburys attelés, partant de dix minutes en dix minutes, attendent les dépêches. Une porte donne entrée dans une grande salle où sur de larges tables sont posées les piles qui fournissent la quantité d’électricité nécessaire au service. Il y a là environ six mille élémens Marié-Davy[15] qu’on entretient avec un soin méticuleux, sur lesquels un employé veille sans cesse et qu’on renouvelle en moyenne une fois par an. À ces piles communiquent les cent soixante fils qui partent du bureau central, et traversent souterrainement Paris en s’appliquant aux murs des égouts et des catacombes, en se dissimulant dans des canaux spécialement creusés pour les recevoir. Parfois on en réunit plusieurs dans une même chemise après avoir eu soin de les envelopper séparément de gutta-percha, afin de les isoler les uns des autres. Il y aurait une belle fortune à faire pour l’inventeur qui trouverait une nouvelle matière isolante appropriable à la télégraphie. En effet, si la gutta-percha est bonne et solide lorsqu’elle est enfermée dans des conduits de fonte enterrés qui la maintiennent sévèrement hors du contact de l’air extérieur, elle devient promptement insuffisante lorsqu’elle est exposée aux variations de l’atmosphère ; elle se résinifie, elle se fendille, et ouvre ainsi à l’électricité mille petits chemins dont celle-ci profite pour diminuer sa force et perdre de sa puissance[16]. Au-dessus de la salle des piles se trouve la chambre des fils; ils sont dressés et fixés le long d’une muraille en bois peint, à peu près comme les cordes d’un piano sont dressés contre la table d’harmonie. A chacun d’eux est attaché un double jeton d’ivoire; sur l’un est écrit le nom du poste auquel il aboutit : — Place du Havre, — Florence, — Bordeaux; sur l’autre est gravé un mot indicatif du trajet souterrain qu’il parcourt : — Catacombes n° 8, — Egout n° 123. C’est l’état civil, le signalement des fils télégraphiques de Paris. Aussitôt qu’un fil cesse de fonctionner ou fonctionne mal, comme on en connaît le point de départ, le point d’arrivée et le trajet, il est facile d’aller réparer le désordre ou l’accident dont il a été l’objet.

Le poste central proprement dit est au second étage; il est aussi incommode qu’il est indispensable, et l’installation en est aussi défectueuse que les services en sont précieux. Il se divise en deux parties distinctes, la salle de transit et la salle de Paris; chacune d’elles est sous la surveillance d’un directeur spécial. La salle de transit est chargée du service des dépêches, qui, dirigées de la province sur la province, de l’étranger sur l’étranger, passent forcément à Paris; quatre brigades de quatre-vingt-seize employés, se relayant de quatre heures en quatre heures, reçoivent les télégrammes et les réexpédient immédiatement à destination ; de plus c’est ce bureau qui est chargé de fournir des agens manipulateurs aux postes de Paris, lorsque le stationnaire est malade, absent ou empêché. A cet effet, une brigade volante de vingt-cinq hommes se tient toujours prête; dès qu’un vide est signalé dans une station, le directeur crie un nom, un employé prend son chapeau et se sauve en courant. Le public ne soupçonne pas les efforts incessans que l’on fait pour que son service ne soit jamais en souffrance. J’ai dit que ce bureau s’appelait la salle de transit, j’aurais dû dire les chambres, car en réalité ce sont quatre chambres contiguës qui le composent; la surveillance, on le comprend, n’y est point aisée, et il faut que les inspecteurs aillent sans cesse et sans repos d’une pièce à l’autre. C’étaient autrefois les bureaux de l’administration communale; on a abattu les refends, enlevé les portes, respecté forcément les gros murs, et tant bien que mal on a empilé là un nombre exagéré d’employés qui, pour manœuvrer soixante-dix appareils, ont à peine chacun un espace de 60 centimètres carrés pour se mouvoir.

Après la salle de transit s’ouvre la salle de Paris; celle-ci est composée non pas de quatre chambres, mais de sept chambrettes. Cent vingt agens, divisés en deux brigades, sont là tout le jour, penchés au-dessus de quatre-vingt-dix appareils, déroulant la bande étroite de papier, juchés sur des chaises de paille, attentifs à tout signal, se dérangeant mutuellement toutes les fois qu’ils remuent, correspondant avec les quarante-huit postes dispersés dans Paris et avec toutes les stations du département de la Seine. Quelques-uns de ces jeunes gens, dont les traits pâlis annoncent la fatigue, ont un livre auprès d’eux, dans l’espoir de pouvoir lire, si leur appareil reste immobile pendant quelques minutes. Aucun d’eux, j’en suis certain, n’a pu terminer le paragraphe commencé; une dépêche arrive, puis une autre, puis une autre, ainsi de suite et toujours, et avec un travail qui se modifie à chaque nouveau télégramme, travail différent de composition et de traduction qui rend les erreurs si faciles, et cependant ne les fait pas trop communes. La salle de Paris ne ferme ni le jour ni la nuit; sept employés restent de neuf heures à minuit et quatre de minuit à huit heures du matin ; ils correspondent avec les postes du Louvre, du Grand-Hôtel, de la Bourse et des gares de chemins de fer, qui ne ferment jamais.

La fatigue que le travail de manipulation exige est excessive. L’appareil est desservi par deux agens; l’un reçoit ou expédie la dépêche, l’autre la traduit, si elle est arrivée par l’appareil Morse, ou la coupe et la colle sur la feuille de route, si elle est parvenue par l’appareil Hughes. Toutes les deux ou trois heures, ils alternent. Cela n’a l’air de rien au premier abord : être assis sur une chaise, en présence d’une machine intelligente qui paraît fonctionner d’elle-même, suivre du regard les traits qu’elle dessine, dérouler lentement une bande de papier, c’est là tout le travail apparent; mais, pour être bien fait, il nécessite une rapidité de main, une fixité de regard, une attention d’esprit et souvent même un déploiement de force considérable. Tout l’être participe à cette fonction; un instant d’inadvertance peut amener une erreur, et il faut l’éviter à tout prix. Il n’y a pas une seconde de repos, tous les nerfs sont tendus et surexcités; la diversité même des dépêches qui se succèdent sans relâche amène une fatigue de plus : affaires de famille, tripotages de bourse, opérations commerciales, nouvelles politiques, lettres chiffrées, langue anglaise, française, italienne, espagnole, hollandaise, allemande, arrivent l’une après l’autre, comme les battemens d’un pendule, régulièrement, infatigablement, dans l’espace d’un même quart d’heure. A cela il faut ajouter le bruit ininterrompu des appareils, bruit nerveux, saccadé, presque aigre, tant il est sec, et qui, à force de se reproduire sans discontinuité, finit par ébranler les natures les plus vigoureuses. Jl faut avoir le courage de le dire, la rémunération d’un tel travail est illusoire. Après deux ans ou dix-huit mois de surnumérariat, nécessaire pour compléter une éducation télégraphique suffisante, l’employé reçoit l,400 fr. par an : c’est à peine le pain quotidien; il peut arriver successivement à émarger 1,600, 1,800, 2,100, 2,400 francs, mais en faisant un stage minimum de deux ans entre chaque augmentation. Ceux qui, après huit années de service, obtiennent la dernière somme sont les heureux, les prédestinés; en existe-t-il beaucoup? J’en doute, un sur deux cents peut-être, et je n’oserais l’affirmer. Une telle situation est singulièrement douloureuse, et en voyant la position qui est faite à des employés indispensables, dont le zèle ne se dément jamais, qu’accable un travail essentiellement difficile et énervant, n’est-on pas en droit de regretter certaines dépenses d’apparat qui se font tous les jours et qui sont au moins inutiles? La direction fait ce qu’elle peut pour soulager son personnel; mais que peut-elle en présence du budget? Quant au local où elle a parqué ses agens, il n’y a guère de reproche à lui adresser, car elle a utilisé l’emplacement insuffisant qu’on lui a concédé. N’est-il pas étrange que le bureau central soit précisément placé dans un quartier excentrique? Loin de la Bourse, loin des rues commerçantes, loin des Tuileries, loin du ministère de l’intérieur. Il n’y a que la France pour présenter de telles et si choquantes anomalies. Au lieu de construire tant, de si grandes, de si dispendieuses casernes, n’aurait-il pas mieux valu élever une administration des télégraphes convenable, placée en rapport avec les services qu’elle est appelée à rendre et avec les besoins toujours croissans de la population? Notre hôtel des postes est honteux, notre hôtel des télégraphes est absurde. Il serait temps cependant de porter remède à ce fâcheux état de choses qui frappe tous les yeux et menace sérieusement le bon fonctionnement des services publics. On va, dit-on, ouvrir un nouveau boulevard sur l’emplacement actuel du théâtre du Vaudeville. La situation est indiquée d’elle-même : c’est là que doit être établie l’administration des lignes télégraphiques, en face même de la Bourse, avec laquelle elle a les relations les plus nombreuses, non loin des Tuileries, non loin des halles, qu’elle pourra rejoindre par un tube pneumatique.

Le poste central, dont j’ai essayé de donner une idée au lecteur, a en moyenne un mouvement journalier de 10,089 dépêches qui se décomposent ainsi : transit 3,419, province pour Paris 3,358, étranger pour Paris 1,962, Paris pour Paris 1,350. Le mode d’expédition est fort simple. La dépêche à destination de Paris, parvenue au bureau central, est adressée télégraphiquement au poste le plus voisin de la demeure du destinataire; le stationnaire la reçoit, la copie, la met sous enveloppe, la scelle et l’envoie immédiatement à domicile par un porteur. Le double des dépêches est gardé pendant trois jours dans le bureau expéditeur et pendant une année dans les archives, à la direction générale. Lorsque, par suite d’une erreur d’adresse, le facteur ne trouve pas le destinataire, la dépêche est renvoyée au bureau central; de là elle est réexpédiée d’office et avant toute autre au poste qui l’a adressée, fùt-il à Saint-Pétersbourg ou à New-York, avec avis portant « adresse vicieuse. » La dépêche revient le plus souvent avec une suscription rectifiée qui permet de la diriger avec certitude. Grâce à ces excellentes mesures, les rebuts sont assez rares. D’après des renseignemens qui m’ont paru sérieux, ils doivent s’élever à sept ou huit pour mille. Il y a des stations à Paris, celle de la Bourse par exemple, ou celle de la Poste (halles, halle aux blés), qui reçoivent une si grande quantité de dépêches qu’il y a économie de temps à les leur expédier par courrier. C’est à ce service que sont employés les tilburys qui partent six fois par heure de la cour de la direction générale.

On pourrait croire que depuis la loi du 13 juin 1866 l’usage des dépêches chiffrées est entré dans les habitudes du public; il n’en est rien. Sur les dix mille expéditions journalières du bureau central, la moyenne des télégrammes secrets est de 8, et, c’est un fait à noter, presque tous sont adressés à Alexandrie ou à Constantinople; le lecteur en tirera les conséquences qu’il voudra sur la confiance qu’inspire le gouvernement turc.

Les appareils employés aux transmissions électriques sont de trois espèces : l’appareil à cadran, qui ressemble assez exactement à un tourniquet pour tirer les macarons, est presque exclusivement réservé au service des chemins de fer; il porte l’indication des lettres de l’alphabet, des dix premiers chiffres et des signes de la ponctuation; une aiguille y désigne les lettres successives qui doivent former les mots et les phrases communiqués. Au télégraphe français a succédé l’appareil Morse. L’Europe entière s’en servait déjà que nous avions conservé, par esprit de routine autant que par amour-propre national, la machine qui reproduisait les signaux de Chappe. Or nos dépêches pour l’étranger ne pouvaient parvenir lisiblement que jusqu’à nos frontières; là il fallait les traduire en langage Morse afin qu’elles pussent continuer leur route. Ce fut surtout pendant la guerre de Crimée que cet inconvénient apparut dans toute sa gravité. Les dépêches parties de Bucharest arrivaient chaque jour et chaque nuit par centaines au bureau de Strasbourg. Là elles subissaient forcément un temps d’arrêt, puisque nos appareils ne répétaient pas les signes des télégraphes étrangers. Il n’existait pas à ce moment d’appareil Morse en France. La direction-générale se mit en quête et on en trouva deux en assez piteux état dans un magasin de l’administration. On les fit réparer tant bien que mal, on en étudia la manipulation, on forma des élèves qui devinrent bientôt des maîtres, on commanda un nombre de machines considérable afin de pouvoir se mettre en rapport direct avec l’étranger, et à force de soins, de peines, de volonté, d’énergie, on put substituer très promptement l’instrument de Morse à nos vieux engins français, devenus insuffisans. Si l’on réfléchit que chaque appareil différent exige une manipulation absolument spéciale, on comprendra quelle activité il a fallu déployer pour instruire rapidement tout un personnel à une manœuvre nouvelle et dont il ne soupçonnait pas le premier geste.

L’appareil Morse, qui, dans le principe, traçait des lignes et des points à l’aide d’un poinçon sur une bande de papier, fait aujourd’hui les mêmes signes avec de l’encre, ce qui évite les déchirures et diminue les causes d’erreur. Il a un alphabet particulier où chaque lettre est composée d’un certain nombre de points et de tirets; Paris s’écrit ainsi : (P) .--. (A).- (R).-. (I) .. (S)...; une dépêche de vingt mots avec son préambule couvre une bande de papier longue de 3 ou 4 mètres. On le manœuvre à l’aide d’un manipulateur qui, en interrompant le courant électrique ou en lui livrant passage, force l’appareil avec lequel on correspond à former les points ou les traits qui désignent les lettres qu’on veut transmettre. En s’abaissant sous la pression de la main, la poignée de ce manipulateur détermine un petit bruit sec comparable au battement d’un léger marteau; l’intervalle qui sépare chacun de ces battemens est plus ou moins prolongé selon qu’on a voulu obtenir des tirets ou des points; cette alternation rapide de bruits et de repos est exactement reproduite dans le poste destinataire. Il y a des employés tellement habiles, que ce seul tac-tac, qui paraît monotone et toujours semblable à une oreille inexercée, leur suffit pour comprendre une dépêche. Lorsque les agens de l’administration correspondent entre eux pour affaire de service, il est bien rare qu’ils écrivent leur dépêche, ils se contentent de la frapper. L’appareil Morse est facile à manœuvrer une fois qu’on en a bien compris le système; il est de petite dimension, d’un transport commode, et peut rendre de grands services aux armées en campagne; c’est lui qui a fonctionné, non sans gloire, en Italie pendant l’expédition de 18590. Il a néanmoins quelques défauts qu’il faut signaler. Il exige une force de courant relativement considérable; aussi les jours de pluie ou de brouillard, lorsque les poteaux qui soutiennent les fils des lignes deviennent humides et bons conducteurs de l’électricité, lorsque les gouttes d’eau amassées sous le godet isolateur communiquent avec le bois des supports, l’appareil ne fonctionne plus qu’irrégulièrement, les mouvemens en sont faibles, souvent trop faibles pour tracer les signes conventionnels, et il faut alors faire répéter la dépêche jusqu’à ce qu’enfin elle devienne intelligible. Ainsi que me le disait spirituellement un employé, « dans ces cas-là, nous envoyons un coup de poing de Paris, et il n’arrive qu’une chiquenaude à Bordeaux. » Un appareil Morse en bon état manipulé par un agent habile peut expédier en une heure vingt dépêches simples.

L’appareil Hughes, qui tend à remplacer partout celui de Morse, est plus actif, plus rapide, plus sûr, singulièrement ingénieux, et, s’il n’était d’une manœuvre très fatigante, il serait parfait. Le manipulateur est un clavier semblable à celui d’un petit piano; les touches, alternativement blanches et noires, portent les lettres, les chiffres, les signes de ponctuation. — Une roue verticale imbibée d’encre et sous laquelle passe une bande de papier sans fin semble avoir été composée en caractères d’imprimerie et reproduit les signes du manipulateur. Si l’on frappe sur la touche de la lettre a, le courant, en intervenant brusquement, fait mouvoir une détente pouvant à la balance faire dévier un poids de 5 kilogrammes; cette détente pousse vivement le papier contre la roue verticale, qui, par un mouvement synchronique parfaitement combiné, présente précisément la lettre a. Elle est imprimée en un temps incalculable qu’on évalue à moins d’un six mille sept centième de minute. Le mouvement est donné au mécanisme par un poids d’horloge qui pèse 60 kilogrammes, et dont la chaîne aboutit à une pédale que l’employé met en branle avec ses pieds et qui exige un effort équivalant à 35 livres. Il y a donc là une cause incessante de fatigue; les pieds, les mains sont occupés; les yeux suivent attentivement la dépêche qui s’imprime; le cerveau combine les gestes extra-rapides qu’il faut faire; la lassitude causée par un semblable travail est extrême. Si l’on ajoute à cela que le volant de la machine communique à l’appareil d’abord, à la table ensuite, une trépidation d’autant plus multipliée que les ondulations en sont plus courtes, on comprendra que tout le système nerveux soit vivement ébranlé, et que les employés soient obligés de se relayer de deux en deux heures. Que penser dès lors de ceux qui, par circonstance, sont forcés de rester sept heures de suite devant leur appareil?

Peut-être ne serait-il pas très difficile d’établir dans les postes où l’on se sert du télégraphe Hughes une machine qui remonterait le poids des appareils et éviterait ainsi aux employés une fatigue et une préoccupation constantes; alors il serait irréprochable. Il coûte plus cher que l’appareil Morse[17]; mais, comme il use infiniment moins de papier (50 centimètres par dépêche simple), il paie par ce seul fait la différence en deux années. Il imprime lui-même, il n’exige donc aucune traduction, aucune écriture; entre les mains d’un employé très habile, il peut transmettre cinquante-cinq dépêches par heure. On m’a cité un agent qui parvenait à en expédier soixante-quatre; mais celui-là est une exception. M. Hughes est arrivé à faire exécuter de l’autographie par son appareil : au moyen de l’addition d’un simple cylindre, son télégraphe imprime ou reproduit l’écriture à volonté. Je n’ai pu me rendre compte de cette curieuse modification; l’appareil spécimen qui l’a subie est maintenant à Vienne, où M. Hughes l’expérimente pour le faire adopter.

Dans les salles du bureau central, un poste de mécaniciens se tient à demeure, afin d’obvier immédiatement aux petites avaries qui peuvent inopinément arrêter le fonctionnement des appareils; le mécanisme Hughes est surtout fort délicat, et ses organes ont besoin de réparations fréquentes. En cas d’accident grave, l’appareil est remplacé sans délai; il y en a toujours un certain nombre en réserve à la disposition des employés.

En descendant du bureau central, je suis passé devant une porte mystérieuse : le public n’entre pas ici. Cette porte donne accès au cabinet. C’est là que viennent les dépêches qui ne sont point faites pour les petites gens comme vous et moi, ainsi que disait le père André ; les spéculateurs à la Bourse donneraient beaucoup pour pénétrer dans ces arcanes, où arrivent les grosses nouvelles : mort d’empereurs et de rois, révolutions, abdications, traités de paix, déclarations de guerre, attentats, mariages de souverains, naissances princières. Les combinaisons où se joue le sort du monde se pressent là, tout élaborées, après avoir voyagé à travers l’étendue entre une commande de trois-six et une opération véreuse à quatre d’écart dont deux.

Au rez-de-chaussée, une petite salle contient quatre pantélégraphes Caselli. On les a inaugurés à la direction-générale le 5 février 1865. Chacun sait que cet appareil, qui est électro-chimique, reproduit en fac-simile tout ce qu’on peut tracer sur un papier : un portrait dessiné à la plume, soumis à l’influence de l’appareil de Lyon, sera pour ainsi dire photographié par l’appareil de Paris. Le résultat est si étrange qu’on peut à peine le concevoir; il est cependant obtenu par un procédé extrêmement simple. A la station de départ, une dépêche est écrite sur un papier d’étain avec de l’encre ordinaire, qui n’est pas une substance conductrice, mais qu’on épaissit par surcroît de précaution. La dépêche est placée sur une surface convexe horizontale qu’un poinçon de fer, formant l’extrémité même du fil télégraphique, parcourt en suivant des lignes parallèles successives. À la station d’arrivée, un poinçon semblable, terminant aussi le fil conjonctif, fera naturellement les mêmes mouvemens. Si sous ce poinçon on met une feuille de papier imbibée d’une dissolution de cyano-ferrure jaune de potassium, les lettres de la dépêche originale apparaîtront régulièrement et inévitablement, parce que toutes les fois que le poinçon du départ rencontrera l’encre non conductrice, un courant passera dans le poinçon d’arrivée, et ce courant produira sur le papier chimiquement préparé une coloration bleue. Pour que les deux appareils mis en communication puissent opérer, il faut que leurs mouvemens soient d’un synchronisme parfait. Cette découverte vraiment merveilleuse est due à l’intelligente combinaison de la chimie et de la physique. Le poinçon met six minutes à accomplir les quatre-vingt-dix mouvemens de va-et-vient qui lui sont nécessaires pour rayer toute la surface des 30 centimètres qui sont accordés à chaque dépêche. C’est long ; mais, comme l’appareil peut autographier deux, et même au besoin quatre dépêches à la fois, il faut réduire à une minute et demie le temps qu’exige une transmission. On aurait pu croire que le pantélégraphe Caselli allait entrer promptement dans nos usages, que les négocians, les banquiers l’emploieraient souvent ; il n’en est rien. On en avait établi un au Havre, on l’a supprimé, car il restait inoccupé.

Aujourd’hui Lyon et Paris sont seuls en correspondance par ce moyen. Le mouvement des dépêches pour l’année 1866 a été de 4,860, ce qui est excessivement peu, eu égard à l’importance commerciale des deux villes. J’ajouterai que toutes ces dépêches, sauf sept, avaient des opérations de bourse pour objet. Ce qui empêche peut-être de se servir régulièrement de l’appareil Caselli, c’est le haut prix de la dépêche, qui coûte 6 francs. Ce serait mal raisonné, car la surface réglementaire accordée étant de 10 centimètres sur 5, on peut facilement y faire tenir quarante et même cinquante mots, et puis n’est-ce donc rien, en pareille matière, que d’avoir à ses ordres, et avec une obéissance passive, un instrument qui forcément ne peut commettre aucune erreur, ni par sa faute, ni par celle des employés chargés de le faire mouvoir ? Aux murailles de la salle des pantélégraphes sont appendus des cadres renfermant des spécimens obtenus par ce procédé diabolique : ce sont des dessins de tapisserie, des modèles de guipure, des dépêches .en arabe, en chinois, en sanscrit, des portraits et des signatures ornées de paraphes invraisemblables[18].

Au fond de la cour, sous la tourelle, au bout d’un de ces couloirs dont toute administration française a grand soin de s’embarrasser, une assez vaste salle sert d’étude aux surnuméraires qui apprennent la manipulation. Un cours à la fois théorique et pratique leur est fait sur l’appareil Hughes par un jeune homme aux yeux intelligens et fins, pour qui la mécanique et l’électricité n’ont point de secret. De grandes pancartes tendues contre les murs représentent les différentes parties des mécaniques, grossies dans des proportions considérables. J’ai vu là beaucoup de sous-officiers qui jouaient à grand’peine quelques dépêches sur le piano Hughes ; on les surveille, on rectifie leurs erreurs, on leur apprend la patience, et plus d’un sans doute, en maniant le télégraphe, regrette le maniement du fusil. En face s’ouvre la salle des expériences ; c’est là que le savant M. Guillemin interroge l’électricité, la force d’obéir à de nouveaux agens de transmission et expérimente scientifiquement toute invention nouvelle applicable à la télégraphie. Quand j’y suis entré, tout était au repos ; les boussoles des sinus dormaient à côté des électro-aimans, des bouteilles de Leyde toutes brillantes de clinquant se dressaient sur la table auprès d’une gigantesque bobine qui, mieux que le char et le pont d’airain de Salmonée, doit savoir comment on fait le tonnerre. Aux premiers temps de la télégraphie électrique, dans les postes, pendant les orages, les sonneries entraient en danse toutes seules, les appareils s’affolaient, parfois les pointes métalliques, liquéfiées par la foudre, s’égouttaient en pluie de feu ; il fallait fuir le courroux de l’olympe. Sur les chemins de fer, les rails et les fils télégraphiques échangeaient des étincelles menaçantes. Les magiciens de la science moderne n’ont point été effrayés de ce fracas. M. Bréguet, M. Froment, M. Bertsch, ont inventé des paratonnerres qui n’ont rien de commun avec les tiges métalliques qui s’élèvent sur nos monumens. Ce sont des instrumens qui ont à peu près la forme d’un volume in-18. Il sont destinés à mettre les fils en communication immédiate avec la terre, c’est-à-dire à annihiler instantanément et à volonté la puissance de l’électricité atmosphérique pendant les temps orageux. Tous les postes télégraphiques sont aujourd’hui pourvus de paratonnerres, et nul danger n’existe plus pour eux. Quand les éclairs ouvrent le ciel, lorsque les nuages s’amoncellent en grondant, lorsque l’on entend les profondes rumeurs des colères aériennes, soyez persuadés que l’extrémité des fils est rentrée en terre, que les dépêches s’arrêtent en chemin, et que le télégraphe ne fonctionne pas.


V.

Ainsi qu’on a pu le voir par ce qui précède, la télégraphie n’est pas encore tout à fait passée dans nos usages, elle reste un genre de correspondance de luxe. Malgré les très sérieux services qu’elle rend tous les jours au public, il n’est pas encore familiarisé avec elle, et le temps n’est pas venu où la dépêche sera aussi fréquente que la lettre. Pendant que l’hôtel des postes manipule journellement à Paris 776,975 objets (283,595,921 en 1865)[19], le bureau central télégraphique n’a qu’un maniement de 10,089 dépêches. Bien des personnes hésitent à expédier un télégramme dans la crainte de causer une première émotion pénible au destinataire. Il y a là une éducation à faire ; elle se poursuit progressivement, mais elle est loin d’être complète. Ce sont les négocians, les banquiers, les agens de change, qui usent le plus volontiers de ce moyen rapide. Dans une statistique très bien faite et que j’ai déjà citée, M. Edouard Policier a prouvé qu’en 1858 15,409 dépêches échangées entre Paris et les trente premières villes de France se divisaient ainsi : intérêts de famille, 3,012; journaux, 523; commerce et industrie, 6,132; affaires de bourse, 5,253; affaires diverses, 399. Le nombre des dépêches a singulièrement augmenté depuis cette époque, mais la proportion n’a point varié. Le haut prix que coûtent les dépêches pour quelques pays est certainement un obstacle à une correspondance plus fréquente : ainsi la moyenne des télégrammes envoyés mensuellement de Paris en Amérique par le câble est de 36[20].

Quant au tarif des dépêches de la France pour la France et de Paris pour Paris, il devra être abaissé; mais cela ne pourra se faire que lentement, au fur et à mesure que de nouveaux employés auront été formés, et que de nouvelles lignes seront construites. On compare volontiers le service de la télégraphie à celui de la poste, on cherche à prouver que la diminution des taxes serait aussi favorable à l’une qu’à l’autre; c’est, je crois, une erreur. Peu importe qu’un facteur ait dans sa boîte vingt lettres ou cent lettres; peu importe qu’un allège contienne trois sacs ou quarante sacs; le transport n’en doit pas moins se faire, et tout ce qui dépasse un certain chiffre de dépenses obligatoires devient un bénéfice dont la poste tient compte au trésor ; mais pour la télégraphie électrique il n’en est point ainsi. L’augmentation des correspondances dans l’état actuel des choses peut devenir un inconvénient en encombrant le service de manière à rendre la célérité électrique illusoire[21]; si un tel accroissement se faisait brusquement, par suite d’une modification nouvelle des tarifs, il faudrait acheter de nouveaux appareils, tendre de nouveaux fils, établir de nouvelles stations. Certes il est à désirer que ce soit fait promptement, que le télégramme simple coûte 50 centimes pour la France et 25 centimes pour le département; la direction-générale ne reculerait pas, pour sa part, devant cette mesure libérale et attendue, mais elle s’arrête en face du budget, et comme elle n’a point d’argent, qu’elle se suffit à peine à elle-même, elle est forcée d’attendre des temps meilleurs. Un crédit de 10 millions (l’expédition du Mexique nous coûte plusieurs centaines de millions) permettrait à la télégraphie de prendre un développement immédiat, considérable, et de se mettre vraiment à la portée de tout le monde[22]. A quoi donc doit servir la fortune publique si ce n’est à propager, fût-ce même au prix d’un sacrifice important, les inventions utiles qui suppriment les distances, fusionnent les intérêts et donnent à l’industrie une impulsion sans précédons jusqu’à ce jour?

La télégraphie électrique, abandonnée à ses seules ressources, pourrait cependant accomplir des réformes importantes, si, comme la poste, elle n’était écrasée par les franchises. Il est grand, le nombre des fonctionnaires qui ont droit d’expédier leurs dépêches sans acquitter la taxe, et, comme chacun demande à jouir de ce bienheureux privilège, ce nombre augmente tous les jours. En 1865, la direction des télégraphes a transmis 568,647 dépêches gratuites qui, si elles eussent été payées selon le nombre de mots qu’elles contenaient, eussent produit une recette de 1,800,361 fr. Si les fonctionnaires se contentaient d’envoyer des correspondances écrites en style télégraphique, on comprendrait jusqu’à un certain point cette sorte d’impôt forcé; mais il n’en est rien, ce sont de véritables épîtres qu’ils échangent entre eux, rien n’y manque, pas même la banalité des protocoles. Le 16 août, une avalanche de télégrammes officiels s’abat dans les stations et vient rouler jusqu’au poste central. Il ne faut pas croire qu’un préfet se contente de télégraphier : « tout a bien été; » non pas, il parle des coups de canon qui dès six heures du matin ont annoncé la solennité; il décrit le Te Deum, raconte la beauté des illuminations, l’attitude des troupes qu’on a passées en revue. Est-ce tout? Non. Si le préfet envoie une telle dépêche au ministre de l’intérieur, le général commandant la division militaire, le procureur-général, l’évêque ou l’archevêque ne veulent pas être en reste; on prouve son zèle, et les longues phrases recommencent à circuler sur les fils, encombrent les bureaux de la rue de Grenelle, et s’en vont en grande hâte aux ministères de la guerre, de la justice et des cultes. Pendant ce temps, les dépêches privées, les dépêches utiles attendent patiemment que ce lyrisme télégraphique se soit enfin épuisé de lui-même. La franchise est un abus pour les postes aussi bien que pour les télégraphes, et le seul moyen de le faire cesser est d’ouvrir un compte spécial à chaque ministère pour payer ses lettres ou ses télégrammes; mais c’est un privilège, et c’est ce qui meurt le plus difficilement en France. L’Angleterre a depuis longtemps renoncé à celui-là, et nous devrions bien l’imiter.

Si l’administration télégraphique avait perçu la taxe afférente à ces dépêches franches, elle aurait pu donner plus de développement au service privé et apporter encore des améliorations nouvelles à ses procédés de transmission. Il en est une cependant qu’elle est parvenue à créer, et qui, lorsqu’elle sera généralisée à Paris, sera un bienfait véritable pour notre population industrielle et commerçante. Je veux parler du tube pneumatique qui, reliant le poste de la Bourse à celui du Grand-Hôtel peut, en moins de deux minutes, envoyer 400 dépêches, j’entends 400 dépêches écrites et enfermées sous enveloppes scellées. Ce tube fonctionne tous les jours, régulièrement, sans avaries, sans accidens; l’expérience est faite aujourd’hui et concluante. Chacun a vu des enfans lancer de petites balles de terre glaise en soufflant dans une sarbacane. Le tube est une sarbacane de 1,200 mètres; la bouche qui souffle est remplacée par une machine à air comprimé; un étui de cuivre (chariot) joue le [rôle de la balle de terre glaise. La propulsion est telle que les 1,200 mètres sont franchis en 90 secondes. Un seul homme peut facilement, et sans fatigue, manœuvrer cet appareil ingénieux, dont l’usage va bientôt se répandre dans Paris. Le projet de la direction est excellent; il faut espérer que le budget prochain la mettra en mesure de l’exécuter. Un cercle concentrique de tubes partirait du bureau central et y aboutirait; un autre cercle très étendu embrasserait toutes les communes de la banlieue récemment annexées; une série de tubes relierait directement le premier cercle au second. Tout cet ensemble figurerait très nettement une roue complète, le moyeu réuni aux jantes par les rais. On voit d’ici l’avantage immense qu’offrirait une telle combinaison : les dépêches télégraphiques écrites, cachetées, seraient directement portées au poste voisin qui, par le tube pneumatique, les expédierait aussitôt à leur destination. L’art des transmissions rapides, malgré les admirables résultats qu’il obtient déjà, est encore dans l’enfance; il bégaie, il tâtonne, il essaie. Laissez-le grandir, aidez à sa croissance, et vous verrez de belles merveilles.

Il est un autre progrès qu’on est en droit d’attendre de la direction, et auquel son zèle ne fera point défaut. On n’a pas encore trouvé une enveloppe inaltérable pour revêtir les fils conjonctifs. La gutta-percha, je l’ai dit, se détériore promptement sous les influences atmosphériques. Or la gutta-percha est la meilleure substance isolante que l’on connaisse : il faut donc l’employer jusqu’à nouvel ordre; mais il serait nécessaire de la couvrir d’une chemise inaltérable; de cette façon elle serait protégée, par conséquent elle s’altérerait moins vite, et maintiendrait avec plus de sûreté l’électricité dans le fil métallique. Le règne végétal peut offrir une matière facile à tisser, qui, imbibée de goudron et roulée en bandes, serait une armure à toute épreuve pour les gaines isolantes. Dans l’archipel indien croît en abondance un palmier qui atteint souvent plus de cent pieds de haut; les naturels le nomment aren; il produit une pulpe mangeable[23]. Tout le tronc de l’aren et la naissance de ses feuilles, longues de 10 mètres, sont couverts par des fibres ligneuses, noires, très minces, d’une résistance extraordinaire, qui ressemblent à une chevelure épaisse et rude. Les Indiens en font des câbles. Une ancre retrouvée après un séjour de plus de soixante ans au fond de la mer était attachée à une corde d’aren; pas une des fibres n’était pourrie. Cet exemple, je le sais, ne prouve pas grand’chose, car on a découvert dans les cités lacustres des paniers en tissu végétal qui n’étaient point sensiblement altérés; mais en 1842, à Java, M. Francis Van den Broek, qui est Français malgré son nom hollandais, ayant à diriger l’eau d’une rivière dans une sucrerie, s’aperçut que l’eau était vaseuse : il déposa sous sa chute un matelas en fibres d’aren et obtint un liquide d’une clarté parfaite. Depuis cette époque, depuis vingt-cinq ans, le même filtre sert au même usage; il passe dans l’eau la saison, c’est-à-dire les quatre mois pendant lesquels dure la fabrication du sucre, et il demeure pendant huit mois exposé sur les hangars à l’action terrible du soleil de l’équateur. Nulle de ces variations brusques de température et de conditions extérieures n’a influé sur les fibres, qui par ce fait ont prouvé qu’elles étaient imputrescibles. Il y a là une indication précieuse et dont il faut tenir compte. La nature végétale nous a donné la gutta-percha, qui est un puissant auxiliaire du télégraphe électrique; elle nous fournira peut-être, par l’emploi des fibres d’aren, l’enveloppe qui doit assurer la durée de cette dernière[24].

Toutes ces précautions, je le sais, n’empêcheront pas certains accidens de se produire, mais du moins elles les rendront plus rares; elles ne mettront pas un terme aux erreurs, qui bien souvent, il faut l’avouer, doivent être attribuées à l’inadvertance des expéditeurs. Parfois des dépêches, obscures à force de concision, ont produit des coq-à-l’âne divertissans. A l’époque où la coulisse fut forcée de disparaître de la Bourse, l’on envoya en Belgique le télégramme suivant, destiné simplement, à faire connaître quel avait été le mouvement des fonds à la Bourse, au passage de l’Opéra, et en même temps à annoncer la suppression de la coulisse : « Parquet, Opéra descendu. Coulisse, interdiction de jouer. — Signé, Robert. » Un journal le traduisit ainsi en faits divers. « Le parquet de l’Opéra est descendu dans la coulisse; par suite de cet accident, on a interdit la représentation de Robert le Diable. » — Après l’attentat d’Orsini, on transmit en Allemagne cette dépêche : u Machine infernale; empereur et impératrice saufs. Général Roguet blessé. » On en interpréta la fin de cette manière : « un général et le petit chien de l’impératrice ont été blessés. » On avait simplement lu ou écrit roquet au lieu de Roguet. On met volontiers toutes ces niaiseries sur le compte de la télégraphie électrique; le plus souvent elle n’en est pas coupable, et par les tours de force qu’elle a déjà accomplis elle prouve ce que l’on peut attendre d’elle.

On reste émerveillé quand on pense que la première ligne a fonctionné en France il y a vingt-deux ans, et que maintenant Paris est en communication permanente avec le monde entier : avec la Chine par les fils russes, avec l’Afrique par le câble de la Méditerranée, avec les Indes par la Turquie d’Asie et le câble du golfe Persique, avec l’Amérique par le câble de l’Océan, et cependant il reste beaucoup à faire à la France ; il faut qu’elle se mette en communication avec elle-même ; il faut que chaque ville, chaque village, chaque bourgade ait son poste, et jouisse du bienfait des correspondances électriques. Cela est de toute nécessité ; une nation qui paie régulièrement l’impôt a droit à toutes les facilités possibles de communication. La direction-générale est prête à établir le réseau cantonal, mais il faut qu’elle soit aidée par le pays lui-même, c’est-à-dire par les intéressés. Là, elle aura de grands obstacles à surmonter ; la France a si longtemps vécu sous le gouvernement du bon plaisir, on a pendant de si longues et douloureuses années refoulé brutalement en elle toute initiative particulière, qu’elle a pris et conservé l’habitude de tendre toujours la main vers le gouvernement et de ne savoir rien faire par elle-même. La vie communale n’existe réellement pas chez nous, et l’administration des télégraphes aura, je le crains, à s’en apercevoir. On demande à la commune de fournir le local et de payer la moitié de la dépense de l’établissement de sa ligne spéciale[25] ; en échange, on lui fournit les appareils, on lui donne une indemnité de 25 centimes par dépêche, et on la fait entrer dans cette grande circulation électrique qui est une des gloires de notre époque. Il y en a qui ont refusé, ne serait-ce que Chatou, qui, par ce fait, se trouve actuellement privé de télégraphe électrique. Ceci n’aura qu’un temps. Les efforts de l’administration sont incessans, ils triompheront de toutes les difficultés. Quand avec un simple et même fil métallique on remue magiquement à distance tous les signes du langage ; quand on imprime ou qu’on écrit à volonté ; quand de Paris à Marseille on envoie instantanément une dépêche pour 2 francs, on doit arriver à convaincre les récalcitrans, à ramener les populations ignorantes, et à faire comprendre la nécessité d’un léger sacrifice en échange duquel on offre d’incalculables avantages.


MAXIME DU CAMP.

  1. De l’Art des Signaux, Hanau, 1795.
  2. Mémoires, t. Ier, p. 38.
  3. Histoire administrative de la Télégraphie aérienne en France, p. 21.
  4. Histoire de la Télégraphie, introduction.
  5. Pendant longtemps, la télégraphie fut subventionnée par les différens ministères selon les services qu’elle rendait à chacun d’eux : la loterie même lui fournit souvent de fortes sommes; la ligne de Strasbourg recevait annuellement une centaine de mille francs en bons de loterie sur les caisses départementales. La loterie retirait un grand avantage de l’emploi des télégraphes; mais elle se lassa bientôt de sa générosité, et vers 1819 elle ne voulut plus donner que 4 ou 5,000 francs sous forme de gratification aux employés. Ce fut en 1821 que l’entretien et la construction des télégraphes furent attribués au ministère de l’intérieur. Il est curieux de voir les différentes dates de l’établissement successif des lignes télégraphiques : de Paris à Lille, 1794; jusqu’à Ostende, 1795; jusqu’à Flessingue, 1809; jusqu’à Amsterdam, 1810. — Paris à Strasbourg, 1798; jusqu’à Huningue, 1799. — De Paris à Brest, 1798. — De Paris à Milan par Lyon et Turin, 1805; jusqu’à Venise, 1810. — Ligne de l’est prolongée de Metz à Mayence, 1813. — Paris à Calais par Saint-Omer, 1810; de Lyon à Toulon, 1820, — De Paris à Bayonne, 1823; d’Avignon à Montpellier, 1832. — Embranchemens de Nantes, Cherbourg, Perpignan, 1843. — De Montpellier à Bordeaux, 183 4; de Calais à Boulogne, 1841; de Dijon à Besançon, 1842.
  6. Le Moniteur (3 juin 1842) fait une singulière faute d’impression ; il imprime : qu’on n’a pu faire fonctionner. Le sténographe, trompé certainement par la liaison euphonique de l’n et de l’a, en a fait une négation.
  7. Les télégraphes aériens disparurent en province en 1854, lors de la création de la ligne électrique de Besançon. À Paris, on les conserva jusqu’en 1858 ; le dernier fut celui des buttes Montmartre.
  8. Au moment de la suppression, les télégraphes aériens avaient un budget de 1,130,000 francs; ils expédiaient en moyenne 6,570 dépêches par an; c’étaient donc 180 dépêches par jour et 172 francs par dépêche.
  9. On lit dans le Moniteur du 10 ventôse an V (28 février 1797) : « De Madrid, 1er février. — Le docteur don François Salva avait lu à l’Académie royale de Barcelone un mémoire sur l’application de l’électricité à la mécanique. Ce savant vient de mettre en pratique sa théorie ingénieuse. Son télégraphe électrique a été examiné par le prince de la Paix, qui a été entièrement satisfait de sa simplicité et de l’effet rapide de cette machine. Ce télégraphe de nouvelle invention a été transporté dans les appartemens de l’infant don Antoine, qui se propose d’en faire construire un autre dont les dimensions, animées par la plus grande force électrique possible, aident à correspondre à de grandes distances, tant sur terre que sur mer. On prépare à cet effet une immense machine électrique. Les expériences seront dirigées par le docteur Salva. »
  10. Annales de Physique et de Chimie, 2e série, 1820, t, XV, p. 73.
  11. La proportion des accidens dus à la malveillance que subissent les lignes télégraphiques est environ de 1 pour 1,000.
  12. Statistique de la télégraphie privée.
  13. Ces lignes devaient mettre Paris en relation directe avec Angers, Tonnerre, !e Havre, Châlons-sur-Marne, Nevers, Châteauroux et Dunkerque.
  14. Par un rapprochement singulier, au moment où la télégraphie entrait enfin dans le domaine public, le grand physicien qui avait découvert une des lois primordiales de l’électricité, Œrstcd, mourait à Copenhague (10 mars).
  15. La pile Marié-Davy est à sulfate de mercure ; elle a été récemment adoptée par l’administration française des télégraphes, qui auparavant employait la pile Daniell à sulfate de cuivre.
  16. La gutta-percha, qui coûtait 2 francs par kilogramme lorsqu’on a commencé à l’employer pour revêtir les fils, revient aujourd’hui à 7 francs la livre. Cependant on est forcé de s’en servir, car c’est encore le moins médiocre des isolans; le ciment, le goudron, le bitume, le sable, ont été essayés tour à, tour et n’ont donné que de mauvais résultats. La peinture serait excellente, mais elle s’éraille, s’écaille et laisse par conséquent échapper le fluide.
  17. L’appareil Morse aujourd’hui coûte 300 francs, l’appareil Hughes 1,300 francs.
  18. L’admirable invention de M. Caselli ne paraît pas être le dernier mot de la télégraphie autographique ; je lis en effet dans la Nazione du 19 février 1867 que M. Bonelli vient de faire à Florence des expériences décisives avec son nouvel appareil à un seul fil, et qu’il a obtenu dans une heure plus de cent dépêches imprimées ou autographiées.
  19. Voyez la Revue du 1er janvier 1866.
  20. La dépêche simple coûte aujourd’hui 256 fr. 25 cent.
  21. Voici une indication comparative du mouvement des dépêches par rapport à la diminution des tarifs. Loi du 29 novembre 1850, 3 francs, plus 12 centimes par myriamètres. — 1851, 9,014. — 1852, 48,105. — En 1861, le total est de 920,537. — Loi du 3 juillet 1861, 1 franc pour le département, 2 francs pour tout l’empire. Dès 1862, les dépêches s’élèvent au chiffre de l,518,044.
  22. La France, qui, d’après le dernier recensement, a 37,545 communes, ne possède encore que 2,136 postes télégraphiques.
  23. Arengha saccharifera de Labillardière; Saguerus Rumphii de Rumph. Il y en a deux beaux sujets dans les serres tropicales du Jardin des Plantes.
  24. M. Van tien Broek a fait spontanément remettre à la direction-générale un ballot de ces fibres, afin qu’on pût les expérimenter. Le câble sous-marin qui relie Batavia à Singapour, s’étant rompu, vient d’être rétabli; il a environ 1,000 kilomètres de développement, et il a été revêtu complètement d’un tissu d’aren ; on pourra donc d’ici à peu savoir si cette matière est de nature à préserver sérieusement les fils électriques.
  25. 565 francs en moyenne, par kilomètre.