Le Théâtre contemporain - Madame Caverlet, l’Étrangère, les Danicheff

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Le Théâtre contemporain - Madame Caverlet, l’Étrangère, les Danicheff
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 14 (p. 675-689).
LE
THEATRE CONTEMPORAIN

MADAME CAVERLET. — L'ETRANGERE. — LES DANICHEFF.

Il y a maintenant quinze années que j’entretenais périodiquement les lecteurs de la Revue des productions de nos théâtres ; aujourd’hui, après cette longue interruption, il me semble que je retrouve notre art dramatique juste au même point, où je l’ai laissé. Rien qui me fasse apercevoir que le temps a marché, rien qui me donne une impression de quelque chose de nouveau et d’imprévu. C’est bien toujours le vieux terrain que je foule ; c’est bien toujours de la même esthétique que s’inspirent nos dramaturges, l’observation franche, volontiers brutale, quelquefois cynique de la réalité, transportée directement et toute vive du monde des faits au théâtre, sans avoir subi aucune transformation qui en modifie les caractères. Et c’est bien toujours aussi le même drame qui résulte de cette esthétique ; j’en reconnais tous les élémens : voici le même adultère, le même ménage, soit clandestin, soit interlope, soit séparé, les mêmes enfans quasi bâtards, quoique légitimes, orphelins sans l’être, de parens ; bien vivans. En parlant ainsi, je n’ai point l’intention de formuler une critique, je veux seulement constater que rien n’a changé dans les formes, les méthodes et les élémens du théâtre contemporain.

A vrai dire, ce statu quo n’a rien qui m’étonne ; c’est le contraire qui serait fait pour surprendre. Le théâtre, se proposant l’étude exclusive de la société contemporaine, n’est point libre de changer à son gré d’élémens et de méthodes ; il doit nécessairement se conformer à son modèle, et comme ce modèle est démocratique, il est fatalement réaliste, car qui dit réalisme dit démocratie dans l’art. La démocratie allant toujours en détendant et en s’affermissant, le réalisme littéraire et dramatique persiste en conséquence, et, comme l’ère des réactions semble maintenant close dans la société, il est improbable que nous en voyions aucune bien sérieuse se produire au théâtre ; d’où naîtrait-elle et sur quoi s’appuierait-elle, n’étant ni préparée ni sollicitée par l’esprit public ? Il faut donc prendre notre parti de ce théâtre comme nous avons pris notre parti de la république, sans compter sur le coup d’état d’un génie inconnu non plus que sur un miracle de la Providence pour nous délivrer de l’un et nous faire sortir de l’autre. Ni ce coup d’état, ni ce miracle, ne sont dans la nature des choses actuelles.

Je ne m’étonnerai pas davantage de cette trop grande abondance de caractères vicieux et d’âmes perverses dont le théâtre contemporain nous présente la peinture, non plus que de ces situations vigoureusement équivoques où il aime à placer ses personnages. La vraie morale en gémit souvent en dépit des prédications à intentions vertueuses de nos auteurs en vogue, mais c’est encore la démocratie qui le veut ainsi, et cela vaut la peine d’être expliqué. La nécessité des contrastes est une des lois les plus essentielles, peut-être la plus essentielle du théâtre ; or, de tous les contrastes possibles, les plus simples, les mieux accusés, les plus dramatiques sont ceux qui se tirent de la différence et de l’inégalité des conditions. En voulez-vous une preuve que vous puissiez vérifier dès ce soir même ? allez à l’Odéon assister à une représentation de ces Danicheff, qui vous transportent dans une société fortement hiérarchisée, et vous verrez comme le drame découle tout naturellement de cette loi des contrastes. Certes l’auteur est loin de posséder le talent de M. Augier ou de M. Dumas ; mais il a pu s’en passer, et pour nous toucher il n’a eu qu’à mettre en présence ses personnages, la hautaine comtesse, Osip le cocher, Anna, l’orpheline serve, élevée par bienveillance au foyer aristocratique. Toutes les situations sont émouvantes parce qu’elles naissent spontanément du jaillissement de la nature sous la pression de cette fatalité des conditions inégales ; tous les personnages, jusqu’aux plus petits, jusqu’au pope, forcé d’obéir en dépit de la loi divine qu’il est chargé d’enseigner, jusqu’au juif Zacharoff, forcé de ramper sous la loi sociale en dépit de ses richesses, sont dramatiques pour la même raison, sans que l’auteur ait eu besoin d’appeler à son aide les ressources de la psychologie. Si tout ce qui précède est vrai, où prendre les contrastes dans une société démocratique, où tous sont égaux, et où il n’y a d’autre hiérarchie que la hiérarchie mobile et peu respectée de fonctions passagères ? Dans l’opposition des personnes de vieille naissance avec les parvenus du mérite et du travail, on l’a essayé plusieurs fois, et la tentative n’a jamais abouti qu’à fournir un thème de déclamations. Dans l’argent, on l’a essayé plusieurs fois aussi sans parvenir à créer un véritable contraste. C’est qu’on peut, sans paradoxe aucun, dire que, dans une société démocratique toutes les conditions étant égales, il n’y a plus moyen pour un personnage d’être dramatique qu’en défaisant lui-même cette égalité que ne peuvent entamer foncièrement les revers ou les faveurs de la fortune. Or les seuls agens par lesquels il puisse efficacement la défaire, sont le vice et le désordre. Le vice et la vertu, le désordre et la régularité, la fausse logique des passions, fertile en situations douloureuses, et la logique de la nature, tels sont les vrais contrastes d’une société démocratique dont les seules inégalités sont celles qui naissent des erreurs du libre arbitre humain. Voilà pourquoi nos dramaturges et nos romanciers ont tant abusé des courtisanes, de l’adultère, du demi-monde et des enfans de naissance extra-légale. On leur a reproché cet abus, et nous en gémissons ; mais cependant il faut bien reconnaître qu’ayant besoin d’élémens dramatiques, ils ne peuvent en prendre que là où il y en a.

Et puis d’ailleurs n’est-il pas vrai que ces élémens, si scabreux qu’ils soient, valent simplement ce que valent l’adresse de main, l’ingéniosité et le sens moral de l’auteur qui les emploie ? Allez voir, pour vous en convaincre, la nouvelle pièce d’Emile Augier, Madame Caverlet, dont le vrai titre, qu’un vieux dramaturge anglais du temps de Shakspeare n’aurait pas manqué de lui donner, serait plutôt les Vertueux Adultères. C’est l’histoire d’un de ces ménages illégaux ou l’amant s’est substitué au mari et en remplit tous les devoirs ; mais avec quel art l’auteur a su rendre les coupables intéressans et plus dignes de respect que bien des époux légitimes, et de quelle touche à la fois délicate et vigoureuse il a su ennoblir cette situation irrégulière et la sauver de la vulgarité !

Dans un chalet, au pied de Lausanne, vit heureuse dans l’ombre une famille française composée de deux époux qui n’ont du mariage que ce que notre code civil appelle la possession d’état, et de deux enfans qui n’appartiennent qu’à un seul des pseudo-conjoints, la mère. C’est assez dire que la position de cette famille laisse quelque chose à désirer au point de vue de la régularité sociale ; mais le secret de cette irrégularité n’est connu que des deux amans, qui pour résoudre le difficile problème de ne pas mentir au monde et aux enfans, et en même temps de leur cacher la vérité, se sont ingénieusement tirés d’affaire en supposant un divorce là où il n’y a eu qu’une séparation de corps. Comme le père des enfans vit encore et que la bigamie est, par tous pays, un cas pendable, Mme Caverlet passera pour la femme divorcée d’un Anglais imaginaire, sir Edward Merson, tandis qu’elle n’est en réalité que la femme séparée d’un Français du nom de Merson, fort peu baronnet, mais en revanche mauvais drôle accompli. C’est un peu plus, vous le voyez, que ce que les Anglais appellent un blanc mensonge, mais au moyen de ce mensonge la famille vit paisible et respectée, et il faudrait être par trop puritain d’ancien régime pour chicaner à cet égard. Gare cependant le moment où il faudra que tout se dévoile, où les enfans devront être instruits de la vraie situation de leur mère, et ce moment approche, que dis-je, il est arrivé déjà. Un voisin de campagne, M. Barge, juge de paix à Lausanne, touché d’estime pour les vertus du ménage Caverlet, est devenu leur plus intime ami, et ce voisin possède un fils qui, longtemps compagnon de jeux des enfans, demande. la main de Fanny, la fille de Mme Caverlet. Il faut donc se résoudre à faire au père du prétendant la délicate confidence, ce qui jette un certain froid dans les dispositions du vieux juge de paix, fort bon homme, mais élevé dans les traditions scrupuleuses de ce pays calviniste, et manquant en conséquence des hardiesses de ces courageuses âmes plus modernes qui sont ouvertes à tous les progrès. Le premier acte se termine sur cette confidence. Toute cette exposition est excellente, et l’on y sent la main d’un maître. Ce ménage sans bruit des époux Caverlet, ce bonheur qui n’est si discret que parce qu’il contient un secret de tristesse, ces enfans gais et heureux endormis dans une paix grosse d’orages, ces amis de Lausanne en qui respirent cette franchise tempérée de timidité, cette prude bonne humeur et cette honnête liberté d’âmes françaises modifiées par la tradition calviniste, tout ce tableau, fait de nuances singulièrement délicates, a été peint avec une sobriété fine, attendrie, émue, qui trouve le chemin du cœur. Quelques fausses notes cependant dans le rôle de M. Caverlet, l’amant protecteur et dévoué, qui parfois a un peu trop l’air d’un héros échappé d’un ancien roman de Mme Sand, — phase d’Isidora, de Lucrezia Floriani et du Compagnon du tour de France. « Tu es la plus sainte femme que je connaisse après ma pauvre mère, » dit-il, par exemple, en répondant à Mme Caverlet. S’il lui disait tout simplement : « Tu es la plus vertueuse » ou plus simplement encore, « la plus honnête femme que je connaisse, » le bon goût y gagnerait, et la vérité n’y perdrait rien.

Une apparition inattendue débarrasse les Caverlet du souci d’informer les enfans de leur fausse position, et cette apparition c’est celle du vrai père, Olivier Merson, qui arrive juste à point pour dénouer la difficulté en commençant par l’embrouiller. Cet honnête homme, perdu de désordres, s’est tout à coup senti saisi de remords pour sa conduite passée, et il vient chercher sa femme, dont il est séparé depuis quelque vingt ans, pour la réintégrer dans le domicile conjugal. En réalité, le drôle a eu nouvelle avant les principaux intéressés que sa femme venait d’hériter d’un million d’une vieille tante, et il s’est dit que ce million ferait bien son affaire. Il tombe dans les bras de son fils, jouant de la manière la plus plaisante la comédie de la paternité, et lui révèle le véritable état des choses, bien sûr que l’enfant prendra M. Caverlet en haine et n’aura de cesse qu’il ne lui ait ramené sa mère. Donnons tous nos éloges à ce personnage d’Olivier Merson, qui est la réelle nouveauté du drame, type vrai, bien observé et rendu en toute perfection. C’est un véritable mari de boulevard parisien que ce mari bambocheur, coureur de drôlesses, hanteur de tripots, soupeur du restaurant Bignon, gai, bon enfant et amusant, un gredin qui n’excède pas la mesure d’un polisson. Le type, dis-je, est vrai, et il est tout à fait de notre temps et de notre pays. Parmi nous en effet, soit parce que notre nature est moins riche de tempérament, soit parce qu’elle est moins près de la barbarie primitive, ou qu’elle se sauve de ses propres excès par sa légèreté même, il est fort rare que nos vauriens arrivent jusqu’à la scélératesse. Que voulez-vous ? chaque peuple a son caractère comme ses mœurs. Un vaurien italien arrive bien vite jusqu’au ruffiano, et vous savez tout ce que la langue italienne exprime par ce mot de scélératesse tortueuse, d’hypocrisie criminelle et de cynisme. Un vaurien allemand ou anglais va bravement jusqu’au point où il devient un parfait bandit fait pour Tyburn et Botany-Bay. Un vaurien français, au contraire, est les trois quarts du temps un simple grotesque, un personnage facétieux, prêtant à rire et ayant le goût de faire rire, sans dignité plutôt encore qu’indigne, oublieux de tout devoir plutôt qu’en révolte contre le devoir, et qui, s’il va aux extrémités, se dirige plus volontiers vers la police correctionnelle que vers la cour d’assises.

Cette révélation d’Olivier Merson produit le résultat qu’on devait en attendre : elle amène une scène d’explications entre le jeune homme et Caverlet, très vive d’abord, mais qui tombe bientôt comme un feu de paille et s’éteint faute d’alimens. La première explosion passée, l’indignation du jeune homme ne peut tenir. Que peut-il en effet reprocher à Caverlet ? D’avoir réparé les fautes de son père et d’avoir été le protecteur dévoué de sa mère. Comme ces reproches porteraient à faux, il prend bien vite le parti de s’arrêter, et la scène, qui s’annonçait comme devant être cruelle et déchirante, tourne court et fait long feu. Nous avons rendu suffisamment ample justice aux excellentes parties de la comédie d’Emile Augier pour qu’il nous soit permis de signaler maintenant son défaut capital, et ce défaut, c’est qu’il n’y a pas de drame dans sa pièce. Madame Caverlet a quatre actes et pourrait facilement se réduire à moins de trois. Le sujet, qui conviendrait mieux pour une nouvelle de courte étendue que pour le théâtre, est d’une simplicité trop grande et s’est montré sans fécondité. Il n’y a pas là cette succession de péripéties s’engendrant les unes les autres, et poussant progressivement de leurs, forces accumulées vers le dénoûment dont un drame doit se composer ; il n’y a du commencement à la fin qu’une seule situation autour de laquelle tournent les personnages sans que la passion parvienne à amener chez aucun une crise assez violente pour l’entamer ou en créer une nouvelle. Une fois l’exposition faite, sauf l’apparition d’Olivier Merson au second acte, à aucun moment le drame ne marche, et nous ne sommes pas plus avancés après la scène de récriminations entre Olivier Merson et sa femme que nous ne l’étions après la scène d’explications entre Caverlet et le jeune fils de sa maîtresse.

Le dénoûment remédie heureusement à l’impuissance des personnages et tranche la difficulté qu’ils ne peuvent résoudre. Il est tout à fait imprévu, ce dénoûment, très amusant et très original. Pour tirer ses personnages d’embarras, Emile Augier a trouvé un moyen qui fait autant d’honneur à son vigoureux bon sens d’honnête Gaulois qu’à son talent de dramaturge. Dans un cas pareil, Alexandre Dumas n’aurait pas manqué d’envoyer son Olivier Merson dans un monde plus parfait au moyen d’un bon coup d’épée ; tel autre dramaturge n’aurait pas hésité à sacrifier la mère ou à faire intervenir quelque machine providentielle ; Emile Augier, qui sait mieux comment on traite avec les coquins, a trouvé plus simple de faire partager à Merson le million dont sa femme vient d’hériter. Quoi, tuer une honnête personne pour ce drôle ! quoi, des coups d’épée à ce vaurien, quand il est si facile de s’épargner ce meurtre innocent ! Eh parbleu ! garnissez ses poches, et soyez bien sûr qu’il vous tiendra quitte de ses anciens droits de père et de mari. Pas de bruit et un demi-million, à ce prix M. Merson se fera naturaliser Suisse, le divorce sera bel et bien prononcé, Mme Caverlet épousera son amant, et les enfans auront le droit de ne pas connaître l’intéressant auteur de leurs jours. Que dites-vous de ce petit dénoûment ? Un Mérimée et un Fielding y auraient à coup sûr applaudi, et, par ce temps d’écœurante sensiblerie où il s’est dépensé à propos des coquins tant d’éloquence complaisante ou indignée qui aurait pu être mieux employée, il m’a tout simplement ravi.

De Madame Caverlet à l’Étrangère, la transition est facile, car, par une coïncidence assez singulière, c’est ce même type du vaurien à la française que le nouveau drame de M. Dumas met en scène dans le duc de Septmonts. Que disions-nous donc tout à l’heure que le théâtre contemporain ne nous présentait rien qu’il ne nous eût déjà montré depuis des années ? Mais si, il nous présente quelque chose de très nouveau, le mari coupable et sacrifié sans pitié pour cause d’indignité. Remarquez-vous à ce propos comme le théâtre actuel est un singulier justicier et un étrange redresseur de torts ? Il établit des catégories de coupables, il les prend par séries les unes après les autres, isolément, et pendant des saisons entières s’acharne à faire tomber sa sévérité sur chacune exclusivement. C’est comme une épidémie de justice atroce qui sévit sur telle ou telle fraction de notre pauvre société ; à cette fraction sont tous les torts, sans elle il n’y aurait que des amours chastes, des mariages bénis, des familles heureuses, des hommes de génie sortant triomphans des épreuves de la vie. Pendant un temps, cette épidémie de vengeance s’est abattue sur les courtisanes, avec quelle violence et quelle persistance, vous ne l’avez sans doute pas oublié ; puis ce fut le tour des femmes adultères, ou, pour être exact, des femmes en général. Comme cet avisé magistrat italien qui demandait à propos de chaque cause ove era la femina, ou comme les docteurs de ce vieux concile qui avaient de la femme une si médiocre opinion qu’ils n’osaient prononcer qu’elle eût une âme, nos dramaturges se sont obstinés pendant des années à la présenter comme la source et la cause de tous les désordres sociaux. Que de colères contre ces âmes frivoles et perverses qui n’ont de loi que leurs passions et qui n’hésitent pas à leur sacrifier les devoirs les plus sacrés, que d’attendrissement pour l’infortuné mari geignant auprès de son foyer en compagnie d’enfans sans mère ! Mais le poète latin l’a dit depuis longtemps, si la justice marche à pas boiteux, elle arrive toujours sûrement. Nos dramaturges se sont enfin aperçus que les torts n’étaient peut-être pas tous du côté d’un seul sexe, et qu’il existait des maris fort pervers et des pères fort indignes. Il ne nous reste plus maintenant qu’à les engager à sévir pendant une ou deux saisons contre les célibataires ; alors nous serons au complet, et le théâtre ayant épuisé les séries de ses vengeances pourra s’arrêter enfin à cette conclusion consolante qui aurait dû lui servir de point de départ : les deux sexes se valent, et aussi les diverses classes sociales ; il n’y a pas de genres et d’espèces coupables dans l’humanité, il n’y a que des individus pervers.

On dirait vraiment que M. Emile Augier et M. Alexandre Dumas se sont donné le mot avant de commencer leurs drames, tant leurs deux personnages d’Olivier Merson et du duc de Septmonts offrent d’étroites ressemblances. Ce sont deux Bobèches, l’un du monde de plaisir parisien, l’autre du monde titré, et à peu près aussi indignes l’un que l’autre, en dépit des nuances qui les séparent. Les conclusions des deux auteurs sont aussi fort analogues, mais il y a une très grande différence dans la manière dont elles sont présentées, et dans cette différence le tempérament dramatique de M. Dumas se révèle tout entier. Tandis qu’Emile Augier se contente de punir son mari Bobèche par le mépris, en silence et presqu’à huis, clos, Dumas sacrifie le sien, toutes portes ouvertes, avec une rage de férocité qui est, je crois, sans exemple au théâtre. Jamais ennemi personnel ne fut poursuivi dans la vie réelle avec ce degré de haine ; comme s’il eût craint que l’exécution ne fût pas assez complète, il s’est assuré pour ainsi dire le concours de tous les personnages de la pièce : pas un défenseur dans tous ceux qui approchent son duc de Septmonts, pas un essai de plaidoyer en sa faveur ; parens, amis et simples connaissances poussent à sa ruine en toute conscience, et, à l’instar des anciennes vestales des cirques romains, prononcent sa condamnation le pouce renversé. C’est un homme bon à tuer, voilà le sens de toutes leurs paroles depuis la première scène du drame, et ce verdict, l’auteur l’exécute avec une rigueur qui unit par révolter. Eh bien ! de même que cette conclusion suffit pour nous révéler le tempérament dramatique de M. Dumas, elle suffit pour nous révéler aussi sa morale, qui n’est pas fausse en principe, mais qui frappe d’ordinaire à faux parce qu’elle est à peu près toujours sans proportion. Ici sa morale dépasse le but et rejoint l’immoralité à force d’exagération. M. Dumas ne s’est pas aperçu que pour que cette sévérité eût un caractère de véritable justice sociale, il fallait que l’épouse de cet indigne mari fût son antithèse vivante, que ce fût une personne digne de toute l’estime et de tout le respect qu’on retire au duc de Septmonts, d’un caractère noble, d’un cœur vertueux, d’une âme sainte, ici toutes ces épithètes sont parfaitement à leur place. Or je crains fort que la duchesse de Septmonts ne laisse quelque peu à désirer pour être digne de l’intérêt que lui témoignent tous les personnages. Elle méprise, et justement, le duc de Septmonts ; pourquoi l’a-t-elle épousé ? Ce n’est pas l’autorité paternelle qui a pu agir beaucoup sur elle, car il lui était facile d’avoir raison d’un père aussi faible que le sien. Qu’elle avoue donc que sa vanité a été plus forte que son amour, que le titre de duchesse l’a éblouie, et qu’elle en a oublié son Gérard jusqu’au moment où elle s’est aperçue qu’un titre ne suffit pas pour créer le bonheur. Et n’est-il pas vrai aussi qu’elle est maintenant possédée d’un désir adultère, qu’à la lueur de ce désir son odieux mari lui apparaît comme un obstacle qu’il faudra franchir ou briser, que son amour pour Gérard, tout explicable qu’il soit, est complice d’un assassinat nécessaire, et qu’il n’y a pas de théologien, quelque autorisé qu’il se prétende, qui puisse absoudre un tel état d’âme ? Pour que l’atroce dénoûment de l’Étrangère fût moral, il faudrait qu’il y eût proportion entre la vengeance et la personne vengée. Nous demandions une femme vraiment noble, et ce n’est qu’une péronnelle sentimentale que nous présente M. Dumas. La morale véritable, celle qui ne s’enseigne pas par des formules, mais se révèle par le tact, n’admettra jamais qu’un tel caractère vaille d’être vengé avec cet excès de rigueur.

Cette morale est sans proportions, je crains fort aussi qu’elle ne soit incertaine, c’est-à-dire que M. Dumas ne sache pas bien au juste ce qu’il a voulu condamner. « Il faut frapper l’oisif, » disait-il récemment à un de ses collègues de l’Académie qui lui faisait compliment sur son succès. C’est donc l’oisif que M. Dumas a voulu frapper ; vous en étiez-vous doutés ? Moi, j’avais cru naïvement que c’était le vibrion, pour lequel en effet il n’est pas de pardon possible ni sur la terre ni dans le ciel quand il se permet, comme c’est ici le cas, d’infecter de son désagrégeant vibrionisme ceux qui lui sont devenus sacrés, et j’étais en conséquence assez porté à admettre que, si le châtiment excède le mérite de la duchesse, il n’excède pas en revanche l’indignité du duc. Il faut frapper l’oisif ! L’oisiveté est donc un crime digne de mort ? J’aurais cru qu’elle était simplement, selon les circonstances, soit digne de flétrissure, soit digne de blâme. Voilà une sévérité, qui, je le crains bien, n’est pas destinée à faire fortune, même auprès des législateurs les plus draconiens de la société la plus démocratique, Il est vrai que, selon un vieux proverbe, « l’oisiveté est la mère de tous les vices, » et que le duc de Septmonts n’est pas précisément pour le démentir. Cependant il ne ressort pas avec évidence que ce soit de l’oisiveté qu’il tienne les vices qui le décorent. Je crois fort que c’est la nature plutôt que l’oisiveté qui fait les vibrions, et qu’on en compterait bon nombre parmi les gens très occupés. Il y a donc encore ici une de ces outrances de sévérité, si fréquentes chez M. Dumas, qui blessent presque infailliblement la morale qu’elles prétendent servir.

La morale de M. Dumas ! quel curieux petit essai de psychologie il y aurait à écrire sur ce sujet, si nous avions quelque peu du loisir de ces oisifs qu’il veut châtier. Son effort pour moraliser par le théâtre, ses théories sociales, ses visées mystiques, il a été souvent question de tout cela dans ces dernières années, soit pour l’en railler, soit pour loi faire remarquer qu’il en devenait plus inhabile à construire ses pièces et qu’il y perdait en talent sans y gagner en portée, Nous ne lui ferons aucun reproche pareil, car, pour nous, rien autant que ces préoccupations ne témoigne de la supériorité de son intelligence, Il n’est pas d’un esprit vulgaire d’avoir su reconnaître qu’il y a quelque chose au-delà de nos succès et du monde qui nous les donne, il est encore moins d’une âme vulgaire d’avoir cherché Dieu quand on a si bien pratiqué et peint le diable. Sensées ou non, logiques ou non, la justification de ces visées c’est qu’elles sont sincères et sans ambition ; il est évident, pour nous, que M. Dumas est venu à la philosophie et à la religion comme La Fontaine à Baruch et à Platon, naïvement et en toute admiration ; il y est venu parce qu’il a beaucoup vu le contraire de ce qui est philosophie et religion. Je répète ma pensée en la variant et en la complétant : rien mieux que ces démangeaisons du divin n’est fait pour montrer avec quelle profondeur et quelle vigueur d’intelligence il a observé, scruté, pénétré le monde du mal ; s’il ne le connaissait si bien, il ne chercherait pas ailleurs. Eh bien ! qui le croirait ? ce qui fait sa supériorité fait aussi sa faiblesse. Vous vous demandes pourquoi, avec tant de bonne volonté ; sa morale frappe si souvent à faux ; c’est précisément qu’il y porte les défauts que l’on contracte à la fréquentation et à l’étude du mal, et qu’il flagelle le diable avec l’esprit du diable même. Apreté morose, rage frénétique, implacabilité meurtrière, tout cela, le mal l’inspire contre lui ; mais tout cela fait en même temps partie de son essence, et il ne l’inspire que parce qu’il le contient. L’horreur du mal est une vertu, mais qui demande à être singulièrement ménagée, car cette horreur, le mal la ressent pour lui-même, et c’est l’imiter que de la pousser trop loin. L’enfer enseigne donc une morale, et, bien que cette morale lui soit ennemie, elle est cependant faite à son image, elle est toujours draconienne, lycurgienne, impitoyable comme lui, au contraire de la morale directement émanée de l’étude du bien, qui seule sait mesurer avec exactitude aux brebis égarées ou même perdues la toison et le vent. Et puis enfin, il y a quelque chose de plus délicat à dire, c’est que la science du mal peut être un aiguillon pour désirer, pour chercher le bien, pour le trouver même en aveugle et à l’aventure, mais qu’elle est un obstacle pour s’y porter d’emblée, naturellement et comme de soi-même ; pour cela, il faut une candeur et une sorte de sainte bêtise que M. Dumas a trop d’esprit pour posséder jamais, heureusement peut-être pour nos plaisirs. Voilà bien de la morale théologique ; mais M. Dumas nous en donne l’exemple, et nous ne faisons que l’imiter.

Je n’ai pas à entrer dans l’analyse de l’Étrangère ; tout Paris a vu cette pièce, et une main de maître a pris soin d’en compter ici les nombreux défauts. Je n’ai donc qu’à ajouter à ce qui a été si bien dit mes impressions et mes réflexions personnelles, comme je viens de le faire à l’instant même. Il s’est produit à propos de ce drame un double courant d’opinions extrêmement curieux à observer et à constater. Condamné à l’unanimité par la critique dès le premier jour, il a trouvé au contraire auprès du public accueil et succès. Et ce succès n’est pas un simple succès de curiosité et de renommée. M. Dumas a rencontré des défenseurs enthousiastes dans le public le plus mondain et le plus lettré d’où il aurait dû le moins en attendre. Les femmes surtout ne tarissent pas d’éloges ; si M. Dumas en a dit quelquefois du mal, je puis l’assurer qu’elles ne lui en gardent pas rancune, car peu s’en faut que quelques-unes ne proclament l’Etrangère le dernier mot de l’art dramatique. Comment expliquer cette contradiction, et qui a raison de la critique ou du public ? Eh oui, la critique n’a pas tort, car la pièce est en effet pleine de défauts ; l’exposition en est faite par un récit interminable, l’action en est engagée par un incident bizarre et choquant, qui fait croire qu’elle va se précipiter à toute outrance, puis reste suspendue pendant deux longs actes ; les caractères en sont antipathiques depuis le premier jusqu’au dernier, repoussans quand ils représentent le mal, intolérables quand ils représentent le bien ; le dénoûment enfin en est excessif et brutalement cruel. Tout cela est vrai, mais cette sévérité de la critique vient un peu tard. Est-ce donc pour la première fois que ces défauts la frappent chez M. Dumas ? Pour nous, le sujet mis de côté, la pièce, comme composition, nous paraît valoir les précédentes de l’auteur. Quand donc, sauf dans les trois premières, la Dame aux Camélias, Diane de Lys, le Demi-Monde, y a-t-il eu dans aucune simplicité de plan et unité d’action ? Quand donc tous les épisodes de ses drames ont-ils été fondus de manière à ne faire qu’un tout indissoluble, au lieu d’être simplement liés en faisceau, séparantes et réunis à la fois ? Quand donc, à côté de parties vigoureuses et excellentes, ces drames n’ont-ils pas présenté des parties languissantes ou bizarres ? Il y a donc beaux jours que la critique aurait dû faire les réserves qu’elle a cru devoir faire cette fois sans hésitation, et, osons le dire, si elle avait été sévère à temps, peut-être son dernier arrêt aurait-il été moins rigoureux.

De ce que la critique a raison, il ne s’ensuit pas en effet que le public ait précisément tort. Donnons en toute franchise notre impression personnelle. Les caractères ont beau être odieux, les passions ont beau être révoltantes, la morale a beau porter à faux, la pensée a beau être confuse, l’effet de cette pièce est d’une singulière puissance. Il s’en dégage une sorte d’atmosphère dramatique, chaude et capiteuse à l’excès, quelque chose comme le parfum des tubéreuses ou des liqueurs fermentées, qui au bout de peu d’instans vous enveloppe, vous monte à la tête, et vous livre en proie sans résistance à l’hallucination la plus complète. Rien dans ce drame qui ne concoure à ce but, rien qui ne se propose un office de cruauté : les paroles des personnages rendent le son de balles qui tombent à terre ou d’épées qui se heurtent, les sentimens ont comme un goût de toxiques et d’essences vénéneuses, les situations font monter du cœur au cerveau ces angoisses du vertige qui vous saisissent au bord des précipices. Et veut-on savoir d’où émane cette atmosphère dramatique ? Précisément de cette frénésie vengeresse à l’excès dont M. Dumas s’est acharné à poursuivre son principal personnage et que nous lui reprochions tout à l’heure au nom de la morale, en sorte que c’est le défaut capital même de la pièce qui en fait le succès. Le résultat est singulier mais très explicable. C’est que cette frénésie morale est chez M. Dumas toute de tempérament, et que par conséquent avant d’être condamné par la réflexion du spectateur elle a commencé par s’emparer de sa sensation et par lui faire goûter un plaisir cruel, qui n’est pas sans analogie avec celui que les cirques de la vieille Rome offraient à leur public lorsque les pouces impitoyablement renversés indiquaient que le gladiateur était condamné.

La pièce de M. Dumas met en présence deux sociétés, ou plutôt les montre enchevêtrées l’une dans l’autre, la société française et la société américaine. Quelle a été la pensée de l’auteur, et en a-t-il eu une bien nette ? Voilà ce qu’il est fort difficile de découvrir. Ce n’est pas à coup sur une opposition à l’instar du livre de Tacite sur les mœurs des Germains qu’il a voulu établir ; il n’a pu se proposer de faire honte aux vices de notre vieille société avec les vertus de la jeune Amérique, car ce qu’il nous en montre n’est rien moins que digne d’imitation et d’envie, L’étrangère, mistress Clarkson, est voleuse, empoisonneuse, adultère, homicide, et quant à son mari le Yankee, audacieux entrepreneur d’affaires à tout risque, assez bestialement charnel pour poursuivre encore de son amour une femme qui l’a quitté subrepticement dès le jour du mariage en enlevant sa caisse, c’est bien le plus singulier vengeur que la morale ait jamais pu trouver. M. Dumas a-t-il au contraire voulu exprimer cette pensée très vraie que le mal est châtié par le mal même, et a-t-il employé ses deux Américains comme deux instrument adéquats à cette triste besogne ? Mais, s’il n’a pas eu d’autre pensée que celle-là, pourquoi aller chercher si loin ses instrumens de vengeance sociale ? des Européens quelconques, voire de simples Français y suffisaient. N’est-ce enfin qu’une fantaisie de l’auteur, et a-t-il voulu seulement utiliser deux types qu’il avait rencontrés et étudiés ? Nous le croirions volontiers, n’étaient les visées philosophiques de l’auteur, qui nous mettent en défiance contre cette hypothèse trop simple pour être vraie, et qui nous font soupçonner une intention plus cachée. Eh bien ! ici encore, si la pensée reste confuse et obscure, l’effet est puissant et par éclairs presque grandiose, Sans qu’on puisse s’en expliquer nettement la raison. Qui nous dira par exemple pourquoi, devant cette apparition de l’esclave américaine émancipée par la volonté du vide, nous n’avons cessé d’être hanté par le souvenir des derniers siècles de la civilisation romaine, pourquoi nous avons revu passer sous nos yeux tous ses agens de sensualité et de meurtre, ses Canidies et ses Locustes, vendeuses de philtres érotiques et donneuses de coupes empoisonnées, ses magiciennes venues, comme l’étrangère, de lointains pays, ses évocations de fantômes homicides et souillés de sang ? Est-ce seulement à l’habileté du jeu de la jeune actrice chargée d’interpréter le rôle de mistress Clarkson que nous devons cette impression ? est-ce parce que son corps presque aérien et sa voix lente et chuchotante comme celle des mânes en font une réalisation parfaite de quelqu’un de ces fantômes mêlés au monde visible, qu’Apollonius de Thyane savait, dit-on, reconnaître ? Non, l’impression est plus profonde, et l’effet vient de plus foin ; il résulte de l’ensemble du drame, qui dans sa confusion et par sa confusion même, présente, sous ses formes bourgeoises et sa réalité triviale, le spectacle menaçant, presque apocalyptique, d’une humanité en décadence. Une vieille société corrompue, ouverte de toutes parts aux vers du sépulcre, ne conservant de ses vertus que des lambeaux de politesse et d’élégance, n’ayant plus d’attachement que pour ses vices et impuissante à les satisfaire, une jeune société sans virginité d’âme, brutale sans candeur quand elle sert la vertu, homicide sans remords quand elle sert le vice, pénétrant à la manière des bêtes fauves dans l’édifice lézardé de l’antique civilisation ; voilà bien en raccourci le drame de M. Dumas. Le tableau n’est flatteur pour aucune des deux sociétés, et il est heureusement assez peu ressemblant pour révolter ; mais, fausse ou non, obscure ou non, la pensée a de la violence et de la prise, et il en résulte, cet effet dramatique, puissant que nous avons essayé de définir et de dégager, qui est le véritable mérite de ce drame, et qui parvient à en dominer les défauts, presque aussi nombreux que les scènes.

La pièce des Danicheff prête beaucoup moins à la discussion que Madame Caverlet et l’Étrangère, mais ne peut-on pas dire bien souvent des œuvres littéraires qui soulèvent peu de controverses ce que Montesquieu disait des peuples qui n’ont pas d’histoire ? Si elles prêtent peu à la discussion, c’est souvent que, par compensation, elles donnent peu de prise à la critique. Étonnerai-je beaucoup en disant que, des trois pièces à succès qui se partagent pour l’instant la curiosité du public, c’est celle qui répond le mieux à l’idée d’un drame et qui la réalisa de plus près ? Cette pièce a un commencement, un milieu et une fin, le plan en est simple et bien suivi, l’action pathétique, les passions en sont naturelles, même dans ce qu’elles ont d’excessif, les personnages compréhensibles même dans ce qu’ils ont de bizarrerie exotique. Le plus grand éloge que je puisse en faire, c’est de dire qu’elle meritait mieux que sa forme, et par là je n’entends pas un meilleur style, j’entends un autre langage. Elle pouvait supporter le vers, car le sujet en était suffisamment beau pour qu’un vrai poète l’eût jugé digne de son inspiration, et les sentimens en sont assez au-dessus de l’ordinaire pour qu’ils fussent dignes d’un langage plus exceptionnel et plus élevé que la simple prose. Qui se serait étonné que l’âme d’Osip, le cocher, eût besoin pour s’exprimer d’une forme plus musicale que l’âme du duc de Septmonts, et que le cœur d’Anna, la serve affranchie, revêtit tout naturellement ses douleurs et ses joies de mots plus chantans et plus ailés que ceux du langage vulgaire ? Cherchez et comptez s’ils sont bien nombreux, les sujets dramatiques dont on pourrait dire que la prose les dépare et qu’ils appelaient comme leur vêtement légitime la forme de la poésie.

Les Danicheff nous présentent un tableau de la société russe à l’heure actuelle, monde bizarre et compliqué, où une vieille civilisation patriarcale et rustique se trouve accouplée à une élégance importée des capitales étrangères, féodal par les habitudes et démocratique par les instincts, sceptique des lèvres et religieux de cœur, à la fois tyrannisé et affranchi. L’auteur a su nous montrer habilement combien cet affranchissement est encore voisin du servage, combien il y retourne aisément, et combien est étroite la distance qui sépare ces deux états. Voyez par exemple le cas de la jeune Anna et du cocher Osip : leur affranchissement n’est qu’une nouvelle forme du servage, et ils ne deviennent maîtres d’eux-mêmes que pour retomber à l’instant même dans l’obéissance par un acte imposé qui ne leur laisse plus la direction de leurs destinées. Voyez encore le cas moins grave de Zacaroff, le parvenu millionnaire. Voici dans un salon de Saint-Pétersbourg un monsieur en habit noir et en cravate blanche causant familièrement avec les maîtres de la maison, et vous pensez que, s’il n’est pas leur égal, il possède au moins cette indépendance que donne par tous pays une grande fortune ; mais tout à coup, sur une parole dite, il a pâli et s’est courbé jusqu’à terre ; c’est que des visions de verges correctrices viennent de passer devant ses yeux, et que son ancien tremblement de serf l’a repris. Au dire de certains juges autorisés, le tableau n’est pas exagéré ; cependant l’auteur ne s’est pas soucié d’en adoucir les couleurs violentes ou sombres, et c’est en toute franchise et en toute impartialité qu’il nous montre les effets de cette terreur séculaire sous laquelle plient encore aujourd’hui les âmes russes. Je ne connais rien de plus déchirant que la scène du premier acte où, sur l’ordre de la comtesse Danicheff, Anna, l’orpheline serve affranchie et élevée par elle, est contrainte d’épouser le cocher Osip, rien qui fasse mieux apercevoir jusqu’où la tyrannie peut porter la violence contre la nature. Certes voilà un état de société, des mœurs, des institutions, des caractères qui nous sortent singulièrement de notre milieu démocratique, tout fait d’habitudes d’indépendance individuelle et d’égalité sociale ; nous devrions donc avoir envie de nous indigner, de protester, de nous répandre en plaidoyers en faveur des droits du citoyen ; comment se fait-il cependant que nous nous contentions d’être émus et navrés, et que ce soit la plainte et non la colère qui nous monte du cœur aux lèvres en face de ce spectacle ? Comment donc ! à Madame Caverlet, à l’Etrangère, à tel autre drame de nos théâtres, nous nous sommes révoltés vingt fois contre des erreurs de conduite tout individuelles, contre des fautes et des crimes qui ne trouvent aucun appui dans les institutions, aucune sanction dans les lois, qui par conséquent ne sont que des phénomènes qui peuvent être ou n’être pas, et ici, devant les erreurs et les crimes d’une tyrannie que l’on ne peut éviter et qui est lourde de tout le poids de l’édifice social, nous nous contentons de gémir à l’instar d’Anna la serve, et de nous résigner à l’instar d’Osip le cocher.

C’est que, si cette tyrannie brise les âmes, elle ne les avilit pas. Elle donne un spectacle cruel, elle ne donne pas un spectacle de méchanceté et de vice. Revêtue de cette sorte de légitimation qu’une longue existence imprime toujours à la loi sociale aussi mauvaise qu’elle soit, si elle nous parait haïssable par quelques-unes de ses conséquences, par d’autres au contraire elle nous apparaît presque digne d’être bénie. J’en prends à témoignage les caractères de la pièce. Le rôle du cocher Osip a généralement surpris ; on a discuté ses vertus, qui ont paru plus grandes que sa condition, son dévoûment, qui a paru plus héroïque que la nature ne le permet ; cependant tout ce que nous savons de la Russie, tout ce que nous en ont appris les voyageurs qui l’ont visitée, ses poètes et ses conteurs, nous oblige à croire non-seulement que ce caractère est possible, mais qu’il existe en toute réalité. Voilà bien cette résignation triste, douce et grave qu’on nous a décrite comme propre au paysan russe, cette humilité sans bassesse qui fait le fonds du caractère national, cette obéissance passive et cette fidélité à toute épreuve que l’on admire dans la discipline des armées du tsar, ces instincts mystiques qui sont l’originalité la plus saillante du génie populaire slave. Ce sont là de sérieuses et précieuses vertus ; d’où sortent-elles cependant ? Cette résignation est le fruit de la tyrannie, cette humilité est le fruit de l’inégalité, cette fidélité a pris ses racines dans les habitudes du servage. Eh ! mais, pour ceux qui s’intéressent avant tout à la dignité de l’âme humaine, c’est une question que de savoir si une contrainte sociale qui peut donner naissance à de telles vertus et sous la pression de laquelle un cocher Osip peut arriver au degré d’élévation noble d’où nous le voyons comme planer au-dessus des autres personnages, dominant de toute la distance qui sépare la terre du ciel leurs caractères, leurs passions et leurs intérêts, n’est pas après tout aussi bienfaisante qu’une liberté qui ne laisserait l’homme maître de lui-même que pour se rapetisser à son gré, et pour s’isoler dans le culte exclusif de ses intérêts ou de ses plaisirs.

En tout cas, il y a une chose qui ne peut faire question, c’est que l’impression qui résulte des Danicheff est absolument morale et saine. Ainsi, parmi les pièces qui se jouent pour l’heure sûr les théâtres de Paris, il y en a une qui donne un enseignement irréprochable, et c’est celle qui nous présente le spectacle d’une société dominée par la contrainte. S’il n’y a pas là de quoi convaincre, il y a peut-être de quoi faire rêver un instant quelques-uns de ceux-là même qui ne veulent pas être convaincus. Non-seulement l’auteur a atteint le but qu’il cherchait, mais il en a atteint un second qu’il ne cherchait pas. Il a voulu faire un plaidoyer en faveur d’une transformation de la société russe, et, en même temps qu’il y réussissait, il a présenté la justification même des institutions condamnées, en sorte que si, comme on le dit, il appartient à la Russie par ses origines, il se trouve avoir fait du même coup œuvre de libéral et œuvre de patriote.


EMILE MONTEGUT.