Le Théâtre des princes de Clermont et d’Orléans
Dame Parade joue un rôle important dans les spectacles de société d’autrefois : c’est une manière de théâtre libre, de café-concert à domicile, ce sont les farces de la foire, de Tabarin et de Bruscambille, de l’ancien théâtre italien, transportées dans les salons, pour se reposer de la comédie sérieuse et du beau langage, pour donner pâture au Gaulois qui est en nous. Expressions grivoises et paysannes, parodies, allusions ridicules, style poissard, fausses liaisons, jeux de mots, calembours, gaillardises truculentes composent son domaine : égayer et faire rire, trouver des spectateurs assez peu rigoristes pour ne point raisonner leur plaisir, persuader à ceux-ci que là où la vertu règne ou semble régner, la bienséance est inutile, que la décence est presque toujours le masque du vice, voilà son programme. Parfois elle se rapproche de la comédie, comme dans Zigzag, la Fille Capitaine, Dom Japhet d’Arménie, et, il faut bien le reconnaître, la plupart des grands comiques, Aristophane, Plaute, Molière, Shakspeare lui-même, ont écrit des scènes de pure parade : on pourrait donc lui assigner de nobles origines, peut-être même plaider sa moralité ou son innocuité relatives, parce que rire est le propre de l’homme, et que ses effets sont moins dangereux que ces genres raffinés dont la délicatesse énerve l’âme, en la rendant plus prompte à la tentation. Le rire ne va qu’à l’oreille, tandis que le sentiment pousse droit au cœur.
La parade se glissait déjà sur le théâtre de la duchesse du Maine ; mais c’est vers 1730 qu’elle prend ses ébats et commence à envahir les spectacles particuliers. À cette époque, MM. de Maurepas, de Caylus, d’Argenson la Guerre, le chevalier d’Orléans, grand prieur de France, allaient souvent, sous la conduite de Salle[1], aux préaux des foires Saint-Germain et Saint-Laurent. Vêtus de simples redingotes, la figure soigneusement cachée par de larges chapeaux, ils s’amusaient fort aux facéties gratuites des danseurs de corde : les scènes croustilleuses, la gaîté de ces baladins, les cuirs[2] dont ils émaillaient leurs dialogues faisaient rire « à gueule ouverte et à ventre déboutonné » ces beaux seigneurs ; tant et si bien que Salle eut l’idée d’imiter ces bouffonneries, pour servir de divertissement après « des soupers d’honnêtes femmes qui aiment ça. » Il composa le Père respecté, Cassandre aux Indes, Blanc et Noir, et bien d’autres farces qui, presque toutes, coururent le monde sous le pavillon de ses nobles amis[3] ; car, si l’on en croit cette mauvaise langue de Collé, ces messieurs inventaient leurs parades sous sa dictée, mais comme il ne reprenait jamais son esprit quand il l’avait donné, tout allait au mieux : ainsi pour le Remède à la mode dont il avait fait présent au duc de La Vallière, qui finit par se persuader très sincèrement qu’il en était l’auteur. De même, le Complaisant, le Fat puni, le Somnambule, ces jolies comédies, n’auraient pas d’autre source : Pont de Veyle et sa tante, Mme de Tencin, fournirent tout au plus le style qui, dans le dramatique, est l’habillement et non la création, non l’ordonnance du tableau ; mais le plan, la combinaison des scènes, l’invention des sujets et des caractères appartiendraient encore à Salle. Un tel trait de mœurs littéraires n’a rien de surprenant dans un temps où tel philosophe fabriquait des sermons pour certains abbés au prix de cinquante écus, où Piron pouvait répondre à cet évêque qui demandait s’il avait lu son dernier mandement : « Et vous, Monseigneur ? » Plus tard, sous les assemblées révolutionnaires, combien de discours manufacturés par celui-ci, prononcés par celui-là ! Et même, de nos jours, si chacun voulait reprendre son bien, ne verrait-on pas se produire de très nombreuses revendications de paternité ? Ce serait une curieuse histoire à raconter, celle des véritables héros, des inspirateurs réels de mille écrits, de mots célèbres : si l’on savait le fond des choses, combien de geais, réputés paons, perdraient aussitôt leur plumage ! Que de généraux, foudres de guerre aux yeux de la foule, incapables de la moindre initiative sans leur chef d’état-major ! Que de ministres doivent leur renom d’habileté à leur femme, le succès d’une négociation difficile à un premier commis !
Le secrétaire de Maurepas trouva des imitateurs, des émules, Moncrif, Collé, Favart, Laujon ; grâce à eux, la parade a son art, ses règles, ses grâces : une gaîté inépuisable, un fond agréablement ordurier, mais les ordures ne doivent jamais paraître plaquées ou rapportées. Le monde réclame ces farces, ils les écrivent et l’offre ne dépassera jamais la demande : tantôt on alterne comédie et parade, tantôt on commence ou l’on termine un spectacle de comédie par quelque parade. Demoiselles de l’Opéra, grands seigneurs, princes du sang lui ouvrent la porte à deux battans. Gaussin, princesse tragique à la Comédie-Française, vient s’encanailler chez le comte de Clermont, où elle joue les rôles de Cassandre et de Gilles niais dans les parades ; le duc de Chartres les adore, lui-même est un excellent Gille, et dans la Mère rivale, dans Isabelle précepteur, il rend admirablement le personnage de Mme Cassandre. Louis XVI prend un tel plaisir aux parades de Collé, représentées chez son frère, au château de Brunoy, qu’ayant appris que l’auteur avait encore en portefeuille un volume entier de ces folies non imprimées, il dit devant M. Désentelles, l’intendant des menus, qu’il désirait absolument les voir. Emporté par son zèle, ce trop parfait courtisan va le lendemain chez Collé, et, en son absence, se croit autorisé à forcer les serrures de l’appartement, du secrétaire ; mais l’auteur a emporté son manuscrit à la campagne, il faut donc lui écrire, confesser… l’indiscrétion, et Collé de se venger doucement par cette réponse : « Monsieur, je suis bien vieux pour croire que vous avez reçu de Sa Majesté l’ordre de forcer toutes mes serrures pour trouver un recueil de vieilles parades : je n’en obéis pas avec moins de soumission. Il y a bien, dans la préface d’une de ces pièces, quelques mauvaises plaisanteries sur MM. les gentilshommes de la chambre ; comme je suis persuadé que ces messieurs ne prendront pas la peine de les lire, je n’hésite pas à vous envoyer l’ouvrage tel qu’il est. » Que ces farces se présentent sous l’aspect le plus rabelaisien, on ne s’en étonnera pas, en se rappelant avec quelle désinvolture, en plein XVIIIe siècle, les gens les plus huppés emploient des mots qui nous semblent incompatibles : dans l’une d’elles, on voyait trois lits sur la scène pour six personnes, et, comme elle échoua misérablement, quelqu’un fit cette réflexion : « Il faudrait bassiner tous ces lits-là. » Lekain, dans une fête donnée en l’honneur de Mesdames Adélaïde et Victoire, jouait un rôle de Zirzabelle, femme grosse, travaillée des douleurs de l’accouchement : dès qu’il parut, un rire homérique souleva la salle, gagnant les acteurs et lui-même au point qu’il ne put prononcer deux mots, et qu’il fallut, séance tenante, remplacer la parade par un proverbe. Le dialogue est à l’unisson des situations et, à défaut d’une analyse de ces folies, analyse trop scatologique pour être tentée, même avec des voiles, voici quelques titres passablement significatifs, et qui promettent tout ce que contiennent les pièces elles-mêmes : la Confiance des C…, Léandre hongre, le Marchand de m…, l’Amant poussif, Isabelle grosse par vertu, Léandre étalon. Point d’euphémismes, point de ces tournures délicates qui, pour la nudité des choses, sont comme les feuilles de vigne devant certaines statues, et tendent en quelque sorte un rideau entre la décence et la réalité : on va droit au fait, les mots les plus gras circulent librement dans cette orgie scénique, et, remontant vers l’antique brutalité, évadée de la prison où règnent les conventions théâtrales et les convenances, grossière et lascive, semblable à ces dieux mythologiques qui bannissaient toute pudeur de leur culte, la farce se rue, victorieuse, dans la société la plus policée qui fut jamais, et avec son cortège de trivialités, s’impose-par la loi des contrastes et des appétits blasés.
Parmi les théâtres princiers où la parade eut ses coudées franches et marcha de pair avec les autres spectacles, figurent ceux du duc d’Orléans et du comte de Clermont. Arrière-petit-fils du grand Condé, frère puîné du duc de Bourbon, cet agioteur, du comte de Charolais, un véritable scélérat, voué par son rang de cadet aux dignités ecclésiastiques, qu’un tempérament chevaleresque, voluptueux et frivole le rendait radicalement impropre à exercer, le comte de Clermont réunit en sa personne une quintessence d’abus et comme une synthèse de vices sociaux. Une existence aussi singulière donne la clef d’une époque, démontre un régime entier, le juge, le condamne, et, disons-le, justifie son écroulement. Écrémer dès l’enfance, à défaut d’apanage, les plus beaux biens d’église, être en même temps abbé de Saint-Germain-des-Prés (moitié plumet, moitié rabat), soldat par la grâce d’un pape[4] et la volonté du roi, se faire nommer académicien, grand-maître de la franc-maçonnerie, se laisser dominer, ruiner par des filles d’Opéra, gaspiller ainsi trois cent mille livres de bénéfices ecclésiastiques, finir dans la dévotion, après un mariage secret[5], tant de disparates, quoi qu’on en ait, choquent la raison la plus sereine, donnent très exactement la mesure de ce qu’on pouvait se permettre alors. Tout ceci ne va pas au reste sans un amalgame de qualités aimables qui accentuent encore les oppositions : affable, spirituel, bonhomme, brave sur les champs de bataille, bienveillant jusqu’à la faiblesse, magnifique dans ses plaisirs et fidèle à ses amis, ce grand seigneur épicurien ne subit que trop l’influence de son milieu, et l’on se prend à rêver que, dans un autre cadre, il eût fourni une carrière toute différente. Il s’en faut de si peu souvent que nos défauts de nature ne tournent à bien, que nos vertus initiales ne dégénèrent par l’excès ou ne se rouillent par le non-usage : les uns et les autres sont devant le monde, devant les circonstances, comme le marbre brut devant le sculpteur, et très rares surgissent ceux qui n’abdiquent rien d’eux-mêmes, et qui, au lieu de subir l’empreinte des choses, les pétrissent à leur gré.
Au sujet de ses défaites, de ses maîtresses, on chansonnait Clermont, en attendant mieux… ou autre chose : pénitence assez douce pour le général-abbé qu’on voyait sans le moindre mystère passer de la duchesse de Bouillon à la Quoniam, de la Quoniam à la Camargo, cette admirable gigoteuse, grande croqueuse d’entrechats, puis s’embarquer dans un faux ménage avec la demoiselle Leduc, qu’il fit marquise et finit par épouser. Le 17 mars 1742, cette nouvelle sultane alla se promener aux Ténèbres de Longchamp, dans une calèche peinte en bleu, tous les fers en argent, attelée de six chevaux nains pas plus gros que des ânes, avec un petit postillon et un petit hussard habillés, l’un en veste rouge toute couverte de galons d’argent, l’autre en robe bleue, sabre et bonnet garnis de plaques d’argent. Toute chamarrée de diamans, elle tenait les guides des chevaux, escortée de deux valets de pied déguisés. Cette magnificence blessa si fort les amours-propres féminins et la pudeur publique que les brocards recommencèrent à pleuvoir, et le roi lui-même décocha, dit-on, une épigramme rimée à son cousin M. l’abbé. Quelques jours après, dans la grande loge des danseuses, on examinait les avantages et les inconvéniens d’une fortune rapide ; l’une d’elles ayant opiné que les diamans sont la croix de Saint-Louis de cet état, Mlle Cartou prit la parole et s’adressant aux envieuses de la Leduc : « Hé ! mes pauvres filles, s’écria-t-elle, vous n’entendez rien à votre bonheur ; au métier que nous exerçons toutes tant que nous sommes, il est mille fois plus agréable de faire sa fortune sou à sou que d’un seul coup. » Cependant ces extravagances de grands seigneurs s’entassaient obscurément dans l’âme du peuple, contribuant à composer le dossier d’où sortira l’acte d’accusation de la vieille monarchie. Il faut, lorsqu’on étudie le XVIIIe siècle, avoir sans cesse sous les yeux ces onze dernières années qui se dressent en face de l’ancien régime comme la conclusion après les prémisses, comme le juge devant le coupable. Une conclusion extraordinaire en apparence, un juge passionné, d’une âpre logique, qui ignore les circonstances atténuantes, la douceur du pardon et les injustices du droit strict.
Ami des lettres plutôt que vraiment lettré, Clermont eut de bonne heure le goût des choses de l’esprit. D’Alembert raconte qu’à vingt ans il avait, sous le titre de Société des arts, institué une espèce d’académie qui devait embrasser tout ensemble les lettres, les sciences et les arts mécaniques. Pour suivre ce projet grandiose, les rédacteurs des statuts prétendaient non-seulement marier chaque art mécanique à la science dont cet art peut tirer des lumières, ainsi l’horlogerie à l’astronomie, la fabrique des lunettes à l’optique, mais, par une conception baroque qui rappelle un peu les utopistes de l’île de Laputa, ils avaient imaginé d’accoler chacun de ces arts à la partie des belles lettres qu’ils croyaient s’y rapporter le mieux : le brodeur à l’historien, le teinturier au poète. Ce qui est plus sérieux, c’est que notre prince eut toujours la curiosité éveillée de ce côté : il crut même avoir un jour composé une pièce de théâtre, Barbarin ou le Fourbe puni, œuvre assez médiocre que Collé, sans autre forme de procès, attribue à son secrétaire des commandemens, M. Dromgold ; il commença par l’appeler notre pièce, puis ma pièce, on la joua couramment sous le titre de la Pièce du Prince, et il en reçut des complimens, de Collé tout le premier. Quelques années après ce grand travail, il voulut (que ne voulut-il pas ? ) entrer à l’Académie française : Duclos, d’Alembert et quelques immortels mis dans le secret, se chargèrent de patronner cette candidature insolite, non sans se demander si l’égalité qui règne dans les séances académiques s’étendrait jusqu’à un prince du sang ; lui souscrivait à tout, et le roi, consulté, donna son agrément. Les prôneurs manœuvrent, ne divulguent qu’au dernier moment la prétention, et leur candidat est élu à la pluralité, non à l’unanimité des suffrages. Le public applaudit, les académiciens se félicitent d’autant plus de cet hommage rendu aux lettres, que Clermont avait affirmé sa volonté d’être reçu en séance publique et communiqué à quelques-uns son discours : il y parlait de « sa vénération pour l’Académie, de son estime pour ceux qui la composent. » Mais on avait compté sans la conjuration domestique de ses frères et cousins, révoltés à l’idée qu’un des leurs fit acte et profession d’égalité : même ils composèrent un mémoire pour établir qu’un prince du sang ne saurait entrer dans aucun corps sans y occuper un rang distingué, une préséance marquée qui le tirât de la foule. Ainsi tiraillé entre l’étiquette et son goût personnel, Clermont s’avisa d’un expédient qui lui permit d’escamoter tant bien que mal la difficulté : un jour d’académie, il se présente à l’improviste, prodigue les caresses à ses confrères, les appelle ses amis, leur dit qu’il n’a pu se résoudre à rendre sa réception publique à cause de sa timidité extrême, timidité qu’il n’a jamais pu surmonter quand il a dû parler en public ; pendant toute la séance, il parle de son respect pour l’Académie, reçoit les jetons de présence, assure qu’il voudrait en porter un sur lui d’une manière ostensible, comme marque distinctive d’un titre dont il se trouve infiniment flatté ; ce jeton, ajoute-t-il, serait ma croix de Saint-Louis d’académicien. Conclusion : le prince ne revint plus à l’Académie, une fois seulement il fit fonction de directeur, pour présenter à Louis XV un vœu de sa compagnie, et le poète Roy, furieux de cette nomination, qu’il briguait pour son propre compte, décocha au prince cette épigramme[6] :
Trente-neuf joints avec zéro,
Si j’entends bien mon numéro,
N’ont jamais pu faire quarante.
D’où je conclus, troupe savante,
Qu’ayant à vos côtés assis
Clermont, cette masse pesante,
Ce digne cousin de Louis,
La place est encor vacante.
Examinons un peu le style et l’orthographe de cet étrange académicien, qui n’eut que des commencemens, et s’arrêta au seuil de toutes choses. Une orthographe fantaisiste, digne de la duchesse de Chaulnes, défaut très commun alors chez les gens de qualité, brouillés en quelque sorte par droit de naissance avec les règles de la syntaxe, science roturière et de mince intérêt.. Voici comme Clermont orthographie un billet à son général en chef, Maurice de Saxe, qui, sans écrire plus correctement, songea aussi à l’Académie : « A Cedan, le 7 avrille 1747 : Je vient dariver monsieur le maréchal et me voila prêt a exequter les ordres que vous voudres bien madresser personne ne peut les suivres avec plus de désir de remplir exactement vaux intentions que moy parce que personne ne vous eime M. le maréchal plus tendrement que L… » Un style débraillé, style de décadence et de parade, où plaisanteries populaires, images triviales, locutions communes, semblent s’être donné rendez-vous, qui, à lui seul, confesse un abîme entre la société de la duchesse du Maine et celle de l’abbé de Saint-Germain-des-Prés : « 12 juillet 1747 : Je vous remercie, pays, du compliment que vous me faites sur la dernière bataille, écrit-il à un de ses amis. Je m’y suis démené comme un diable dans un bénitier, et j’ose dire que mes peines n’ont point été inutiles. J’étais goutteux comme un vieux braque ; cela ne m’a pas empêché d’être alerte comme un… de noce (ici un mot ordurier)… Je crois qu’on en dit de bonnes à l’arbre de Cracovie (au Palais-Royal, où se tenaient les faiseurs de nouvelles). Je voudrais bien être sur une des chaises de la brune, à côté de toutes les perruques rousses, pour entendre le haricot qu’ils font de nous tous, et aussi pour y voir passer des paniers. Je crois que cela me réjouirait le blanc de l’œil. Faites mes complimens à tout le monde, dites-leur que je me porte comme le Pont-Neuf ou le Port-Royal, selon que vous jugerez celui des deux qui se porte le mieux ; ce sera certainement comme celui-là que je me porte. J’ai fait l’acquisition de deux corbeaux qui sont gros comme des dindons, qui sont noirs comme des taupes, et qui se battent comme deux diables… Ils viennent de faire la paix sans mon entremise ; mais voilà ma martre qui veut manger ma pie ; ces diables d’animaux-là me feront tourner la tête, ce qui fait voir combien il est difficile de concilier les différentes nations. » Mais n’admirez-vous pas ce chef de corps d’armée qui traîne en campagne toute une ménagerie, sans doute en souvenir de ce singe favori dont, enfant, il avait mené les funérailles à grand renfort de lettres de faire part, d’épitaphes rimées, et en lui élevant un mausolée ?
Un autre favori du prince, mais celui-là témoigne en faveur de sa bonté naturelle, sinon de ses aptitudes au rôle de père adoptif, est ce comte de Billy, fils du premier gentilhomme de sa chambre, élevé, Dieu ou le diable savent de quelle manière, sur les genoux de Mlle Camargo et Leduc, fieffé mauvais sujet à l’âge de seize ans, nommé colonel du régiment d’Enghien « au sortir de la jaquette, » musicien agréable et bon comédien de société, qui meurt épuisé à vingt ans, après avoir fait au lit de mort sa première communion. Clermont, dans ses lettres, le morigène fort doucement, traite ses folies d’enfances mal concertées, exprime l’espoir qu’il finira par épurer sa philosophie en ne donnant à chaque chose que son étendue, et qu’il se lassera « de l’habiller du costume des différentes mascarades qui réjouissent successivement ses différentes idées. » Il voudrait le marier à une riche roturière, car on n’a point d’état que l’on ne soit riche, et, dans ce siècle d’airain, avec du bien l’on est de tout, avec de la pauvreté l’on n’est de rien ; mais les parens de la demoiselle ont eu vent du personnage, et, aux ouvertures du prince, ils objectent fort judicieusement qu’en femmes, Billy ne connaît que des filles ; en gens de condition, que des écervelés ; en bourgeois, que des musiciens. Et voilà le zèle du tuteur mis à néant ; et, si cela continue, se lamente-t-il, « on sera rejeté même de la plus modique héritière des montagnes de Savoie, dont le bien, cependant, ne consiste qu’en une marmotte dormant six mois de l’année dans une boîte de sapin. » Quant au reproche d’aimer la comédie, le prince excuse Cupidon-Billy, car c’est un plaisir aussi innocent que le jeu d’oie renouvelé des Grecs, et, ne pouvant s’empêcher de mêler la note grivoise aux sages conseils, il observe : « Cet exercice émeut les passions, attendrit le cœur, et la dame ne peut que se trouver bien de ces deux effets, qui en procurent un troisième qui a beaucoup de connexité avec l’œuvre de propagation. » Singulière esthétique, bien digne d’un directeur temporel qui va jusqu’à permettre à son pupille un peu de libertinage, rien qu’un peu. Le pauvre prince a beau se fâcher parfois, monter sur ses grands chevaux, essayer du style sermonnaire, il se sent mal à l’aise dans ce rôle, si nouveau pour lui, et craint peut-être que Billy ne lui oppose sa propre conduite, car la meilleure leçon est encore la leçon de l’exemple, et l’on risque de ne pas inspirer la contrition parfaite au pécheur quand on se contente de paraphraser cette maxime commode : « Faites comme je vous dis, ne faites pas comme je fais. » Aussi notre Mentor se contente-t-il de prêcher une morale facile, et se trouve-t-il bien mieux dans son élément lorsque, par exemple, abandonnant le genre prédicant, il raconte les fêtes de Berny, veuves de son aimable Cupidon : « Éole, suivi des aquilons furieux, ravageait encore nos vallons, quand la fièvre impitoyable vous força d’abandonner Melpomène, Terpsichore, Thalie et les marionnettes. La prévoyante saignée, la secourable émétique et la sage rhubarbe vous rendront sans doute, brillant de corps, pétillant d’esprit, aux vœux de la troupe, qui a un extrême besoin de vous pour pouvoir commencer les répétitions des jeux prémédités pour le carême prenant. Polichinelle vous appelle à son secours, dame Gigogne vous attend à sa toilette, et Legrand-Maamoubatchoulicaraca, dit le père Duchemin, n’a qu’un cri après vous. Votre tante (Mlle Leduc) s’arrache une boucle du chignon chaque fois qu’elle pense qu’elle est éloignée de son neveu ; elle y pense cent fois dans les vingt-quatre heures : c’est cent boucles qu’il lui en coûte par jour, elle n’en a que cinq cents à son chignon : voilà trois jours que vous êtes absent, ce sont donc déjà trois cents boucles qu’elle s’est arrachées ; il ne lui en reste plus que deux cents. Si vous êtes encore deux jours absent, vous trouverez la pauvre Mathurine chauve comme un chien turc. Mais parlons de vos menuets ; j’assemble actuellement les virtuoses… » — Le style de Gilles niais, comme on disait alors, style macaronique ou graveleux, voilà le domaine où s’épanche librement la verve du général des bénédictins.
Ce n’est pas le lieu de le suivre dans toute sa promenade à travers l’existence, ni de dessiner sa physionomie militaire : vaillant au feu, médiocre ou nul comme stratégiste et tacticien, heureux devant Namur, à Lawfeld, à Raucoux, lorsqu’il a pour chef un Maurice de Saxe, pour conseillers Valfons, Beauvau, Lowendal ; battu à plates coutures lorsque le souffleur s’appelle Mortaigne[7] ; il lui manque le feu sacré, la ténacité, les vertus de réflexion qui font les hommes de guerre. Parfois un éclair, un élan, dignes de son aïeul, quand il va trouver Louis XV, malade à Metz, et prend sur lui d’entrer sans permission dans sa chambre ; un mot bien français, lorsque, après la prise d’Anvers, on lui demande s’il imitera le duc de Chartres, le prince de Dombes, le comte d’Eu, le duc de Penthièvre, qui s’apprêtaient à quitter l’armée à la suite du roi : « Il n’y a que les princes qui partent, moi je reste. » Et puis, la moquerie de soi-même et de son conseiller Mortaigne, tandis qu’il le laisse maître absolu de conduire l’armée de Hanovre à la déroute de Crefeld[8] ; bien avant, le découragement rapide, l’amour-propre blessé, parce que, pour le siège de Berg-op-Zoom, alors réputé imprenable, on lui préfère Lowendal, un vrai capitaine celui-là, que la chanson, écho de l’opinion publique, célébrait plaisamment :
- Cti là qui pincit Berg-op-Zoom
- Est un vrai moule à Te Deum.
Donc boudant l’ombre de la gloire, Clermont se retire sous la tente en 1747 et s’enterre à Berny, maison de campagne de l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés, où, narguant la règle de saint Benoît, il va, pendant dix ans, mener la vie la plus joyeuse et la moins édifiante ; Mlle Leduc (l’Altesse) y passe les trois quarts de l’année, l’ait les honneurs de la table, tient une petite cour. Musique, comédie, figurent au premier rang des plaisirs de Berny ; un orchestre organisé de la même façon que celui de la chambre du roi ; des artistes attitrés, sous la direction de Michel Blavet, flûtiste célèbre et compositeur ; une troupe formée par Duchemin, Rosely et Gaussin, que Collé, dans une note écrite pour lui seul, déclare supérieure à celle de la comédie italienne. Les chefs-d’œuvre du répertoire alternent avec les pochades de Dancourt, les parades de Laujon et Collé. On y joua aussi une comédie de Marivaux, la Femme fidèle, demeurée inédite, dont M. Jules Cousin a retrouvé quelques fragmens dans un manuscrit de l’Arsenal. Un marquis, prisonnier des Maures, s’échappe fort à propos et rentre au logis, où, après l’avoir pleuré pendant dix ans, convaincue de sa mort et pressée par sa mère, la marquise va épouser Dorante. Présenté sous un déguisement, tremblant de retrouver un cœur oublieux et conquis par un autre, il se fait enfin reconnaître dans une scène où ses sentimens et ceux de sa femme, leurs appréhensions et leurs regrets se déroulent avec délicatesse pour se fondre dans un bonheur sans mélange. Quant aux bouffonneries de la parade, une lettre de Collé à Mlle Leduc donne une idée très claire du jargon spécial qui est propre à ce genre. « Vous m’excuserais, si vous plaît, mamzelle, si l’reste de c’te lett’-ci n’a pas t’un certain stile élégant, c’est que, su vot’ respect, je l’écris bonnement et comm’ ça m’vient. Zil ne s’agit donc plus que de r’mercier Son Altesse de ses bontés qui ont zété si grandes en mon endroit, que quand j’dirais qu’elles ont été extrêmes, ignia là personne pour me démentir, ou faudrait que ce fut zune bête qui n’ait rien vu de ce qui s’a passé, pas vrai ? — Or qu’est-ce qui résulte de là ? Je m’en va t’avoir l’honneur de vous l’dire, mamzelle ; c’est que comme j’suis t’un bon cœur, ma reconnaissance pour Mgr le prince sera zéternelle ; c’est-zàdire qu’elle durera non-seulement jusqu’à la fin finale de mes jours, mais t’encore par delà s’il y a pied ; car faut toujours mettre ste condition-là, ça n’fait point d’mal.
« Quoique j’sois philosophe comme z’un chien, ca n’m’a pas empêché d’avoir des attaques d’amour-propre sur ma pièce ; mais si zelle a évu du succès, je l’dois t’encore plus t’aux acteurs que za la pièce, rapport zà ce qu’ceux qui l’ont jouée sont des comédiens pareils aux Roscius des Grecs ; et zils sont bien différens des comédiens français d’astheure qui sont tous des Rosces modernes. Je n’parle point là des comédiennes qui, zau contraire sont succulentes au Théâtre-Français, pisque les anciens n’se sont jamais servi d’femmes en plein théâtre, mais tant seulment d’hommes ; c’qu’est cause, zà mon avis q’saint Augustin a condamné les espectaques rapport za c’t’infamie. »
Dans la troupe de Berny, comme dans les autres grandes troupes de société, chaque acteur a son emploi, selon ses aptitudes ou ses prétentions. Ainsi Clermont joue : les paysans, rôles à manteau sérieux, financiers ; M. de Montazet : les amoureux sensés, les amis ; M. des Soupirs : les rôles chantans de comédie ou d’opéra ; M. Dromgold : les amoureux, les baillis, les Gilles braillards dans les comédies poissardes ; M. du Blaizel : les grands et petits amoureux ; le baron de Ray : les paysans, les valets, les pères, les grisons, les ivrognes ; Laujon : les valets, les marquis ridicules, les Crispins, les niais, les Isabelles dans les parades, les abbés, les robins et les rôles de charge ; Mlle Leduc cadette (l’Altesse) : les meunières, les soubrettes, les coquettes ridicules, les Cassandres dans les parades ; Mlle Lamy : les premières amoureuses. MM. de Fumel, de Polignac, de Varenne, de Boulainvilliers, de Bonnac, d’Aiguirandes, de Laurès, prenaient part à ces divertissemens où ils coudoyaient acteurs et actrices de profession, alors comme aujourd’hui fort à la mode dans les salons, plus encore dans les boudoirs. On sait les succès de Gélyotte, de Chassé, la réflexion d’une vieille duchesse à propos de ces empressemens : de mon temps, on recevait quelquefois ces gens-là dans son alcôve, dans son salon jamais !
Une des étoiles de ce théâtre, Mme de Marchais[9], qui brilla aussi dans la troupe de Mme de Pompadour, mérite une mention spéciale. Toute petite et mignonne, beaucoup de physionomie, une taille et un pied de poupée avec une tête énorme et de magnifiques cheveux cendrés, aucun de ses traits, observe Marmontel, n’était celui que le pinceau aurait choisi, mais tous ensemble offraient un agrément que le pinceau n’aurait pu rendre. De l’entregent, un esprit subtil et nuancé, l’intelligence très cultivée, un penchant décidé vers les problèmes économiques dont elle savait parler avec grâce, tenant tête aux savans et catéchisant sans pédanterie les ignorans, l’art du silence, le mot propre à la chose, au moment, à la personne, tant de dons lui servirent à instituer un salon où grands seigneurs et femmes de qualité ne fréquentaient pas autant qu’elle eût voulu, où dominaient plutôt avec Quesnay les économistes et gens de lettres : c’est le salon du produit net. Lisant beaucoup, elle était la première à railler son goût afin de ne pas laisser aux autres le temps de se moquer : « Je lis tout ce qui paraît, bon ou mauvais, comme cet homme qui disait : que m’importe que je m’ennuie pourvu que je m’amuse ? » Telle qu’elle est, elle paraît délicieuse par elle-même, et belle de la beauté des autres : car il y a des femmes qui savent tirer parti des avantages physiques de leurs amies, de même qu’il y a des beautés d’intelligence, des beautés d’âme, et une beauté sociale faite de tous les agrémens que procurent une table bien servie, d’élégantes toilettes, une position élevée, des équipages de prix. Ajoutez-y le besoin de plaire, de charmer, une obligeance un peu voulue peut-être, mais effective, une conversation caressante où n’éclatent jamais ces boutades familières à Mme du Deffand, de Chaulnes, de Luxembourg ; jamais par exemple elle n’eût dit d’une femme dont la crainte de se trouver devant elle paralysait l’esprit : Cette crainte-là est la conscience des sots ; elle est bien plutôt de l’école de Mmes de Tencin et Geoffrin. Beaucoup de personnes subirent l’attrait de cette volonté de séduction : Mme Necker, qui entretint avec elle un tendre commerce d’amitié, la regardait comme une de ces fées enchanteresses qui réunissent à la fois tous les dons de la nature et de la magie. Dans cette prose un peu guindée qui n’exclut pas la finesse, que Voltaire écrasa d’un mot : le galithomas, Thomas la présente comme le modèle de la femme aimable telle que la comprit ce siècle. De la femme aimable, oui, mais non de la femme honnête, à moins de se contenter pour celle-ci de cette définition : celle qui n’a eu qu’un amant, ou du moins qu’un amant à la fois. Femme d’un des premiers valets de chambre du roi, situation qui était alors une sorte de charge de cour, Pomone (ainsi l’appellent ses contemporains à cause des superbes corbeilles de fruits de ses jardins dont elle ornait sa table et celle de ses amis) demeura pendant quinze ans l’amie décente et fort impérieuse du comte d’Angivilliers, menin du dauphin, puis directeur général des bâtimens civils. Et, piquante antithèse, on vit l’ange Gabriel[10] réaliser, tant que vécut Mme de Marchais, le type de l’amant malheureux, troublé lorsqu’elle lui adressait la parole, balbutiant ses réponses, lui dont la conversation, en son absence, avait de l’enjouement, de la chaleur, dont le caractère respirait la fierté ; puis lorsqu’elle l’eut épousé, changement complet, toute l’autorité passant à l’époux, la maîtresse d’hier devenant aux yeux de tous pleine de déférence et de respect, jusqu’à la révolution s’entend, car à cette époque elle ne voulut point quitter la France, et le laissa fort bien émigrer tout seul. Ce qui permet de supposer que le public, toujours esclave des apparences, prit un jeu savant, le décor de la soumission, pour la soumission elle-même. Laisser au mari tous les dehors de l’autorité, le conduire aveuglément en lui persuadant qu’il demeure maître absolu, ne jamais confesser à personne, pas même aux amis intimes, qu’on garde la direction occulte de toutes choses, n’est-ce pas le premier principe de la diplomatie féminine ?
Pour suffire à cette fureur d’amusement qui enivre le beau monde, la verve des inventeurs de plaisir ne doit pas chômer un instant : on imagine des journées de campagne où les femmes s’amusent à prendre l’habit et jouer le rôle de maîtresses de café, avec des domestiques vêtus de vestes et bonnets blancs qu’on appelle garçons ; le tout émaillé de musique, de pantomimes et proverbes. En 1774, Collé donne à Berny la Foire du Parnasse, fête mêlée de parades dont son ami Panard lui a fourni la première idée ; il a, dans le jardin, établi une véritable foire : au fond, en face de la grande rue, un mont Parnasse, au sommet un Pégase, en bas une boutique avec un transparent sur lequel on lisait : « Magasin de chansons. Le sieur Lejoyeux tient la manufacture des lanlas, des mirlitons, des flonflons, des lanturelus et de tous les vaudevilles anciens et nouveaux, faits et à faire. » Plus bas, à l’entrée d’un des préaux, un opérateur distribue ses drogues sous forme de paquets contenant des plaisanteries innocentes ; vis-à-vis de l’opérateur, un docteur dans une chaire sur laquelle étaient posées les balances merveilleuses du mérite. On y pesait les ouvrages des auteurs anciens ou modernes, et le poids servait à déterminer leur mérite : Collé avait glissé du plomb dans la couverture d’un petit Virgile qui, de la sorte, valait plus à lui seul que le Tasse, Télémaque, la Henriade et le Paradis perdu. Un petit Cinna pesait plus que tout le théâtre des Grecs, une École des maris plus que cinq volumes de Regnard, cinq de Destouches et de La Chaussée. Collé ne perdait pas une occasion de marquer ses préférences et ses antipathies littéraires.
On trouvait ensuite huit boutiques pareilles à celles des petites foires parisiennes, où les plus jolies femmes de chambre et des laquais appelaient le client en imitant les bonimens des marchands ; chacune portait un écriteau illuminé, décoré d’attributs et d’inscriptions. En voici la distribution : 1re boutique à droite : cabaret du Parnasse. A l’enseigne du cocher de M. de Verthamont, vin d’hippocrène à la glace, etc. — lre à gauche : café du Parnasse, eau glacée du sacré vallon, comédies à la glace, tragédies froides et toutes sortes d’autres rafraîchissemens. — 2e à droite : magasin d’hyperboles et de mensonges ; le sieur de Léthargie, poète suivant la cour, compose des odes à la louange de tout le monde. — 2e à gauche : magasin d’amphigouris. Le sieur Galimatias, Allemand, fait tous les opéras nouveaux, les tragédies d’été. — 3e à droite : magasin de fadeurs ; Mlle Fadasse, marchande de madrigaux et de pain d’épices, de bouquets pour Iris, etc. — 3e à gauche : la veuve du sieur de Profundis fait et vend toutes sortes d’épitaphes à la dernière mode et des épithalames pour les mariages. — 4e à droite : magasin d’ordures ; le sieur Libertini, Italien, fabrique des contes plus forts que ceux de La Fontaine et des épigrammes à la Rousseau. — 4e à gauche : le sieur Roué (Roy), poète satirique, fait et vend des épigrammes au feu d’enfer, du sublimé corrosif et toutes sortes de libelles diffamatoires. — Collé avait composé force chansons, vaudevilles plus ou moins grivois, bouquets, contes, stances que les initiés de la compagnie débitaient alternativement devant chaque boutique. La fête se termina par une parade affichée en ces termes au bas de la loge des danseurs de corde : « la grande troupe des danseurs, sauteurs et voltigeurs du Bas-Parnasse, qui a ennuyé les neuf sœurs et fait bâiller Apollon lui-même avec un succès si prodigieux, ouvrira son théâtre par la première représentation d’Isabelle précepteur. » Inutile d’ajouter que les préceptes d’Isabelle n’avaient pas grands rapports avec la morale.
On pourrait dire de Laujon que sa vie fournit un argument en faveur du libre arbitre et de l’utilité de la création : tant de malheurs immérités déposent, hélas ! contre cette croyance ou cette fiction si nécessaire, tant d’incertitudes semblent nous réduire au rôle d’humbles marionnettes conduites par une aveugle fatalité ! Mais voici un homme heureux, et qui, tout compte fait, mérite son bonheur : bienveillant, doux et timide, incapable de faire du mal à une mouche et de goûter la volupté de l’ingratitude, d’une gaîté saine et robuste qui sait résister à la visite passagère de l’adversité, fidèle à ses patrons, complaisant de caractère et de principes, au point qu’il mit cette qualité en axiomes : un vrai trésor pour la société, à la fois auteur, acteur et chanteur, toujours prêt à improviser n’importe quelle bluette en n’importe quel délai, car sa verve, très naturelle et parfois gracieuse, ne s’élève guère au-dessus de la bagatelle, et, de toute son œuvre on relit encore sans ennui sa Poétique de la chanson[11], deux petites comédies, le Couvent, l’Amoureux de quinze ans, quelques jolies chansons : Ah ! monseigneur, n’ayez pas peur ! le Mot et la Chose. Aussi bien, quand on écrit pour le monde, on passe avec les applaudissemens du monde auquel on s’adresse. Je dirais volontiers que Laujon a le génie du médiocre amusant. Lui-même nous avertit qu’il a abordé tous les genres ; rien par excès, de tout un peu, et il prend soin de définir sa manière. Les occasions les plus fréquentes des fêtes de société, grandes ou petites, sont en général des objets d’éloges présentés avec gaîté : s’assurer avant tout du ton qui convient le mieux à ses auditeurs, s’informer de leur caractère, de leurs talens et surtout de leurs prétentions, tâcher de saisir quelques nuances, quelques traits oubliés, éviter les redites et particulariser la louange, voilà sa devise, son procédé. Ne lui objectez pas que le temps ne fait rien à l’affaire : c’est son excuse familière, celle qui lui a le plus souvent réussi. Point de complimens parasites : a-t-il affaire à un général heureux, un favori du dieu Mars, comme on disait jadis, qu’il célèbre ses traits de bienfaisance, ses vertus sociales ; une femme est-elle l’héroïne de la fête, qu’il vante les charmes de son esprit, ses talens, plutôt que sa beauté. C’est ainsi que Laujon écrivit son Amoureux de quinze ans, composé pour Chantilly, en l’honneur du mariage du duc de Bourbon avec Mademoiselle, fille du duc d’Orléans ; celle-ci avait six ans de plus que son très jeune époux ; ce gentil et frêle ouvrage réussit au théâtre, parce qu’il était sans prétention, bien joué, et rempli de vaudevilles, qui, observe Grimm, tournent toujours la tête au parterre. C’est ainsi qu’il donna le Couvent, la première comédie sans hommes qui ait paru au théâtre, où, prenant exemple sur Gresset, il peint avec agrément les graves riens, les mystiques vétilles de la vie religieuse (il est aussi des modes pour le voile). Elle fut intercalée dans une fête de convalescence offerte à Madame Elisabeth par ses compagnes et amies qui s’improvisèrent garde-malades pendant son inoculation, actrices après la guérison. Avec une fidélité scrupuleuse, Laujon rappelle les passages successifs de la crainte à l’espérance, de la sécurité à la joie ; il met en scène la première promenade de la princesse, sa visite à la maison des sœurs de charité ; on le présente lui-même, avec une escorte de villageois, sous le titre de vieux concierge, il la régale de chansons rustiques, raconte en vers sa maladie, lit la lettre d’un amoureux anonyme de Madame Elisabeth, qui n’est autre que Caffé, son cheval favori. Comme on voit, cet aimable homme n’est jamais pris sans vert, et sa tête fait l’effet d’un bazar universel de plaisirs mondains, où les articles à vingt-neuf sous occupent presque tous les rayons.
Dès l’enfance, il a la vocation du bonheur et de la poésie : au collège Louis-le-Grand, il devient pour la vie l’ami de Turgot, surnommé dès lors le jeune penseur ; à peine adolescent, déjà passionné de spectacles, de chansons, il obtient ses entrées à l’Opéra-Comique, compose une parodie de Thésée, qui, grâce à la collaboration de Favart, a cinquante-deux représentations sur le Théâtre de la Foire. Son père, qui le destine au barreau, lui inflige mainte semonce au lieu de complimens, lorsqu’il apprend que, prôné par Duclos et Crébillon chez MM. d’Argental, Hénault et d’Ayen, son héritier a été présenté à Mme de Pompadour par Mme de Villemur. Cependant la marquise ayant parlé de Laujon à Clermont, celui-ci manifeste le désir de l’entendre ; mais, devant lui, Laujon se trouble au point de ne pouvoir articuler une parole. Sachant par lui-même ce que la timidité ôte de ressources, le prince s’empresse de le réconforter : « Il faut, dit-il gracieusement, lui laisser le temps de rasseoir ses sens. Grave auteur, quand nous aurons dîné ensemble, vous serez moins ému. » Au dessert, Laujon, un peu ragaillardi, chanta quelques chansons fort applaudies, et lorsque Prault voulut le ramener à Paris, Clermont, qui l’avait pris en goût, déclara qu’il coucherait à Berny. « Ah ! monseigneur, objecte Laujon, mon père, ne me voyant pas revenir, sera inquiet. — Soyez tranquille, je charge Prault de le prévenir que je vous garde encore quelques jours et que je vous ferai conduire chez vous. — Ah ! monseigneur, quelle joie ! mais comme je ne m’attendais pas à tant de bonheur, je n’ai pas apporté mon bonnet de nuit. — Nous vous en prêterons, » s’écrient les gentilshommes du prince, et tous de le cajoler, de lui faire leurs offres de service, en peignant les plaisirs de Berny. Le lendemain, après une partie de chasse, le nouveau favori confesse sa répugnance pour le droit ; vite une lettre du prince déclarant qu’il désire se l’attacher comme secrétaire de son cabinet ; et le père Laujon d’ouvrir de grands yeux, et de s’émerveiller à l’idée qu’une chanson conduit plus vite à la fortune que la profession d’avocat. Pour comble de bonheur, Daphnis et Chloé fut trois mois après représenté à l’Opéra, et si bien accueilli que le roi désigna Laujon comme un des trois auteurs destinés à travailler pour ses petits cabinets. Secrétaire des commandemens du prince en 1750[12], secrétaire général de son gouvernement de Champagne et de Brie, il trouva la même charge, à la mort de son protecteur, auprès du duc de Bourbon, fils du prince de Condé. Dès lors, il organisa toutes les fêtes de Chantilly. La révolution détruisit sa position : bien qu’il n’eût rien amassé, il n’importuna personne, et, dans les heures critiques, il vendait ses livres qu’il rachetait parfois plus cher qu’il ne les avait cédés. Sa femme lui reprochait de chanter encore des chansons : il les composait en cheminant, et les rues devenaient ainsi pour lui les sentiers du Parnasse. En 1807, Laujon fut élu membre de l’Institut à la place de Portalis : présenté à l’empereur, il perdit la mémoire et ne sut pas même décliner son nom ; on peut croire que Napoléon ne lui sut pas mauvais gré de cette émotion ; les grands croient volontiers à l’éloquence de la timidité qui leur semble le frappant témoignage de leur prestige, de la vénération qu’ils inspirent. Il n’en allait pas de même avec un autre académicien qui, interrogé par un autre césar si Brifaut avait du talent, répliqua hardiment : « Sire, nous avons tous du talent[13]. »
Voici un autre divertisseur du XVIIIe siècle, le Corneille de la parade, Collé, nature morale moins aimable (ses coups de boutoir secrets envers ses bienfaiteurs donnent meilleure opinion de son esprit que de son cœur), talent fort supérieur à Laujon, et, s’il était permis de hasarder une telle comparaison pour des écrivains de second ordre, il y a entre eux toute la distance de l’original à la copie, de la gravure en relief à la gravure en creux. Encore n’ai-je entendu blâmer que son attitude à l’égard de certains personnages qu’il flagornait par devant, décriait par derrière, estimant sans doute que leurs grâces trop chèrement payées n’étaient que des restitutions du hasard à l’intelligence, et raisonnant à la façon de Duclos qui prétendait que les puissans craignent les gens de lettres comme les voleurs craignent les réverbères. Un disciple de Gall eût vainement cherché sur son crâne la bosse du respect, mais la causticité railleuse et la gaîté, le sens pratique et de solides vertus bourgeoises devaient marquer ce cerveau de leur forte empreinte.
Gaîté sincère et débordante, qui sort du plus profond de l’être, que Collé inspire et qu’il éprouve, gaîté d’action, de parole et d’écriture, qui va d’un pôle à l’autre, du sourire des délicats à la licence, à la charge populaire[14]. Un jour qu’il cheminait dans la rue avec un de ses amis, ils voient arriver deux aveugles qui marchaient ensemble se conduisant l’un l’autre. L’idée peu charitable de se réjouir à leurs dépens surgit dans la tête de Collé, et nos bons drilles l’exécutent sans désemparer. Tous deux, en véritables disciples de la gaie science, tenaient à la main un bouquet de roses ; le premier attache le sien au bout de sa canne, le second plonge la sienne dans certaine substance qu’ils rencontrent à point nommé. Leur plan bien tiré, les voilà qui commencent à marcher à reculons, bien doucement, tenant à deux mains leurs cannes qu’ils portent le plus près possible du nez des deux aveugles. — « Voilà une bien mauvaise odeur, remarque aussitôt un aveugle. — Comment ! s’étonne l’autre, c’est l’odeur de la rose. — Eh ! mais, quoi donc ? Effectivement, je commence à m’apercevoir que cela pue beaucoup. » Les deux mystificateurs avaient changé de canne, et les deux mystifiés de sensation. « Tu as raison, opinait le premier, je crois qu’il y a aussi de la rose. — Non, plus à présent, reprenait l’autre. » Nouveau changement de cannes, nouvelles exclamations, et les possesseurs de ces odorats désorientés auraient fini par se prendre aux cheveux si les deux amis n’avaient laissé ces pauvres gens tranquilles eu leur octroyant une large aumône.
Collé avait, avec Piron, Monticourt, Crébillon fils et Gallet, fondé le premier dîner du Caveau[15]. Un de leurs statuts ordonnait que chaque convive fut tour à tour l’objet d’une épigramme ; la jugeait-on bonne, le patient buvait un verre d’eau à la santé de son censeur ; si mauvaise, l’auteur lui-même devait l’avaler. Sentence pénible assurément pour des gaillards accoutumés à mépriser le vin des grenouilles et à humer la purée septembrale ; il fallait entendre Panard, le père du vaudeville moral, se lamenter plus tard qu’on eût enterré Gallet, son inséparable, au Temple, sous une gouttière, lui qui depuis l’âge de raison n’avait pas bu un verre d’eau. Un soir donc qu’ils avaient copieusement fêté Bacchus, Collé et Gallet offrirent à Piron de le ramener à son logis : il refuse, ils insistent, lui représentent que les rues ne sont pas sûres, que son bel habit de velours pourrait tenter les voleurs. « Ah ! s’écrie Piron, c’était mon habit que vous vouliez reconduire ! Que ne le disiez-vous plus tôt. Tenez, le voilà ! » Et de gagner le large, tandis que ses compagnons se pâment. Quelques instans après, le guet le ramène, les prend pour des voleurs, et comme Piron se garde bien de détromper les archers, le sergent leur fait mettre les menottes, jurant qu’ils seront pendus, s’il ne leur arrive pas pis. Piron change alors de ton, essaie vainement de persuader l’escouade, on arrive chez le commissaire, le clerc qui le remplace fait à son tour la sourde oreille, annonce qu’il va dresser procès-verbal. « Dépêchez-vous donc ; je vous aiderai à le mettre en vers si vous voulez ? — Pas tant de verbiage ! Votre nom ? Que faites-vous ? — Des vers. — Vous vous moquez encore de moi ! Et vous ? — Des chansons, répond Gallet, je suis chansonnier et épicier en gros. » Collé à son tour : « Ma profession est de ne rien faire, dont ma famille enrage ; mais lorsque les couplets de ce monsieur sont bons, je les chante, et aussitôt il entonne ce refrain :
- Avoir dans sa cave profonde
- Vins excellens en quantité,
- Faire l’amour, boire à la ronde,
- Est la seule félicité.
Montrant ensuite Piron : « Et quand monsieur fait de bons vers, je les déclame. » Et soudain il déclame :
- J’ai tout dit, tout, seigneur, cela doit vous suffire ;
- Qu’on me mène à la mort, je n’ai plus rien à dire.
En même temps, Collé s’avance en héros vers la garde qui rit à gorge déployée. Ahuri, suffoqué de colère, le clerc seul ne comprend point, et court éveiller le commissaire. Celui-ci descend enfin et recommence l’interrogatoire. « Votre état ? demande-t-il à Piron. — Poète. » Et Piron lui reproche de ne pas le connaître, lui l’auteur des Fils ingrats et de Callisthène. » Que parlez-vous de pièces de théâtre ? s’exclame le commissaire ; savez-vous que Lafosse est mon frère et qu’il en a fait d’excellentes ? » Plus sagace que son clerc, il eut bien vite démêlé l’imbroglio et invita les trois compères à venir le samedi suivant dîner et manger des huîtres. « Oh ! mes amis, dit Piron, rien ne manque à ma gloire ; j’ai fait rire le guet. » Le lieutenant de police ayant eu vent de la plaisanterie, fit venir Piron qui l’amusa infiniment.
De semblables historiettes portent l’estampille d’un caractère. Collé adore Boccace, Rabelais, Molière, Clément Marot, les contes de La Fontaine, les chansons d’Haguenier[16] ; tout, dans le creuset de son intelligence, se fond en parades, chansons, facéties, et, Corneille excepté, il ne verra dans la plus belle tragédie qu’un sujet de plaisanterie. D’ailleurs, il ne sent point le prix des beaux vers et ne fait guère plus de cas d’un poète que d’un homme qui soufflerait dextrement des pois dans une sarbacane. Il parodie Alzire, il parodiera la scène d’Athalie et de Joas[17], il aurait parodié la création, le jugement dernier, et comme la cour et la ville se délectaient de ses grivoiseries, il allait toujours son train. Il y a des gens auxquels une fleurette révèle le royaume de l’idéal ; il en est d’autres qui, après avoir fait le tour du monde, n’ont distingué qu’un singe et retenu que sa grimace.
Malgré deux tentatives honorables dans le domaine de la comédie sérieuse et de la comédie historique, Collé se considéra toujours comme un soldat de fortune dans les lettres, et très modestement il refusa une candidature à l’Académie française que lui offraient en 1763, après le grand succès de la Partie de chasse d’Henri IV, Duclos et le duc de Nivernois. Ce Gaulois de vieille roche ne songeait pas tout d’abord à être auteur ; seul l’attrait du plaisir enfante ces parades, ces chansons, cette tragédie burlesque de Cocatrix et autres breloques, qui rappellent les Fatrasies de Rutebeuf, les Coq-à-l’âne de Marot, et jaillissent de son imagination, en dépit des solennels arrêts de Ronsard, Malherbe et Boileau. Un de ses amphigouris eut l’honneur de mettre en défaut la sagacité de Fontenelle.
- Qu’il est beau de se défendre
- Quand le cœur ne s’est pas rendu !
- Mais qu’il est beau de se rendre
- Quand le bonheur est suspendu !
- Par un discours sans suite et tendre,
- Égarez ce cœur éperdu ;
- Souvent par un malentendu
- L’amant adroit se fait entendre.
« Eh ! grosse bête, sourit Mme de Tencin, ne vois-tu pas que ce couplet n’est que du galimatias ? — Il ressemble si fort à tous les vers que j’entends lire et chanter ici, reprit le bel esprit, qu’il n’est pas surprenant que je me sois mépris. »
Encouragé par Crébillon fils et ses amis, Collé prit son essor et s’éleva rapidement jusqu’au genre où il devait exceller : la petite comédie satirique et réaliste. Lisez la Vérité dans le vin, la Tête à perruque, le Galant escroc[18]. Dans cette peinture trop crue, poussée jusqu’à la caricature, des mœurs qu’il devait le mieux connaître, celles des gens de robe, abbés, jeunes seigneurs, libertins, dans ces scènes où la folle verve et la malice du dialogue accentuent encore la hardiesse des confessions, on retrouve un trait commun à toutes ses œuvres, l’absence complète du sens moral en littérature, ce goût de la gravelure qui persista chez lui au point qu’il ne peut s’empêcher de parsemer de grivoiseries les conseils pratiques que, vieillard, il adressait à un jeune parent quasiment adopté par lui. Voilà la tare indélébile, le péché originel dont il ne saurait se purger. Henri Heine, parlant d’un peintre belge, regrette que ses plus nobles tentatives vers l’idéal demeurent presque toujours gâtées par quelque grossièreté imprévue, et il lui semble que l’artiste, en s’envolant au ciel, traîne attaché à ses jambes un quintal de fromage de Hollande. Sans aucune vergogne, Collé intitulera le recueil de ses pièces : Théâtre de société. Quelle société ? dira-t-on. Hélas ! la meilleure, celle du duc d’Orléans, du comte de Clermont, et les femmes elles-mêmes assistaient quelquefois à ses spectacles de parade. Qu’il accommode sa prose au goût du public, j’y consens ; mais, pour Dieu, qu’on ne l’appelle plus, en manière d’excuse, un cynique mitigé ! Qui donc, à ce compte-là, serait un cynique sans épithète ?
Dans la Tête à perruque, nous voyons deux femmes de robe, la baillive, l’élue, prendre des libertés honnêtes, mais gaillardes, avec un vicomte et un chevalier invités par elles à souper (les libertés honnêtes de Collé ressemblent fort aux honnestes grandes dames de Brantôme). Pour mieux se divertir, les quatre amoureux ont placé sur un fauteuil la tête et la robe du bailli ; mais ledit bailli, qu’on croyait absent, revient en sourdine, se cache dans sa robe, et, avec une patience de chat, il écoute sans sourciller les lazzis dont on l’accable. Par exemple, la baillive régale l’auditoire de ce couplet :
- Jean, c’est comme on nomme mon homme,
- Est un Jean… écoute s’il pleut,
- Son père le fit gen… tilhomme,
- La nature Jean… qui ne peut.
- Sa valeur… un Jean qu’on assomme,
- Un Jean de Nivelle, un vrai Jean ;
- Moi, cher amant, vous savez comme
- Avec vous, encore hier, j’en
- J’en fis un Jean,
- J’en fis un Jean.
Et le vicomte de répondre sur le même air :
- Nos dieux dans le bel âge
- Sont l’amour et les ris,
- Mais le seul cocu âge
- Est le dieu des maris.
La baillive s’adressant à la perruque : « A ta santé, cocu ! » Le bailli passant la tête par la fente de la robe : « Je te remercie, coquine ! » Tous s’enfuient, et la pièce finit sur cette belle moralité. D’après cette comédie de Collé, on jugera aisément du ton de ses parades. D’ailleurs, il imite à miracle le cailletage insipide de ces femmes qui, voulant attraper les belles manières, se font un jargon et un diable de style tout cousu d’exagérations, d’hyperboles et de superlatifs : plus d’une fois les précieuses ridicules de son temps l’ont heureusement inspiré.
La Vérité dans le vin, son chef-d’œuvre, contient quelques scènes fort joliment filées, celle par exemple où, mécontent de voir sa femme rompre avec l’abbé, le président lui reproche de le brouiller sans cesse avec ses meilleurs amis : depuis deux ans, onze ou douze ont ainsi défilé, qui ne remettent plus le pied chez lui et n’ont pas même l’air de le reconnaître quand ils le rencontrent. Mme la présidente, déjà arrangée avec un autre, essaie-t-elle de le dégoûter de l’abbé en lui parlant de ses entreprises galantes, rien ne peut ébranler sa confiance, et lorsque, au milieu des effusions de l’ivresse, l’abbé s’accuse en pleurant de l’avoir trahi, ce parangon des maris s’indigne et le chasse comme un vil calomniateur. C’est par cette comédie que Collé entra dans la familiarité du duc d’Orléans. Le prince lui avait fait exprimer le désir qu’il la lui lût : mais il ne se souciait plus autant de s’enducailler ; ayant éprouvé des mortifications d’amour-propre, il se repentait de s’être jadis commis, lui, naïf plébéien, dupe de sa naïveté, avec quelques jeunes seigneurs, fous et ingrats praticiens : l’un d’eux, le confondant avec Gallet, l’avait traité d’usurier. Il s’était promis, leur avait déclaré, qu’il ne voyagerait plus avec des gens de condition, et se tint parole du mieux qu’il put, en refusant les soupers qu’ils ne cessaient de lui proposer. Le voilà donc qui rumine un prétexte adroit de ne pas lire sa pièce, et celui qu’il imagina éclaire assez bien cet esprit positif, ennemi des vaines spéculations ; on y retrouve le fils de l’ancien procureur au Châtelet, le commis à gros appointemens de M. de Meulan, receveur-général de la généralité de Paris, son premier protecteur et son hôte. Il répondit à M. de Montauban, l’envoyé du prince, qu’il ne méritait pas tant d’honneur, que sa comédie n’était nullement d’un goût qui pût convenir à son altesse ; ce n’étaient que mœurs bourgeoises, une polissonnerie, une farce, il n’avait plus le sot amour-propre de montrer ses ouvrages et ne voulait point ajouter ce ridicule aux autres ; toutefois si M. le duc de Chartres voulait donner sa parole de demander pour lui des sous-fermes pour 50,000 ou 60,000 livres, ce motif, d’une ambition raisonnable, le déterminerait sur-le-champ à lire tout ce qu’on voudrait. Le bon apôtre n’oublia point d’intéresser M. de Montauban au succès en lui promettant le tiers des sous-fermes qu’il obtiendrait. Le soir même, à sa grande surprise, il apprit que le prince consentait. « J’allais m’asseoir, observe Collé, sans que M. de Chartres m’en eût donné la permission, lorsque, me prenant sur le temps, M. de Montauban lui dit avec précipitation : « Le prince veut-il bien permettre qu’il soit assis pour lire ? » M. de Chartres répondit : Qu’il s’assoie, et ma foi, je crois que je l’étais déjà, ou du moins, je m’asseyais dans l’instant. »
Un faux-fuyant brusque et baroque, voilà donc l’origine de la fortune de Collé, la cause de son bonheur : cent mille livres environ qu’il tira de la ferme d’Orléans le mirent en état d’épouser une femme qui fit le plaisir et la félicité de sa vie : pendant quinze ans, à partir de 1748, il devient le pourvoyeur patenté du prince et fait jouer ses pièces sur ses divers théâtres, à Bagnolet, faubourg Saint-Antoine, faubourg du Roule. La salle du faubourg du Roule, construite sous les ordres de Pierre, premier peintre du prince, figurait une espèce de ruine d’un amphithéâtre romain ; comme on la trouvait trop noble et taillée dans le grand, Pierre répondit qu’il l’avait faite pour le maître et non pour les comédies qu’on devait y jouer. Au spectacle d’inauguration, le 7 février 1755, on donna les Adieux de la parade, prologue en vers libres, suivis de Nicaise, un compliment de Léandre, des annonces[19] et l’Amant poussif, parade : les rôles dans Nicaise étaient remplis de la manière suivante : Bartholin, M. le duc d’Orléans ; sa femme, Mlle Gaussin ; Mme Jérôme, Mlle Fouel. Quatre garçons de noce : MM. de Montauban, le vicomte de La Tour-du-Pin, Saint-Martin et Collé. C’était l’usage alors de faire précéder les comédies de société d’un compliment. Collé débita celui-ci ridiculement, en tremblant comme un enfant : « Messieurs, la comédie à grands sentimens peint les femmes telles qu’elles ne sont pas, telles qu’elles n’ont jamais été et telles que, pour leur plaisir, les hommes ne doivent pas désirer qu’elles soient. — Dans Nicaise, comédie de société, qu’on va risquer devant vous, l’on a essayé de peindre les femmes telles qu’elles sont, telles qu’elles ont toujours été, et telles que les gens galans doivent souhaiter qu’elles soient toujours. Si l’on trouve dans cette pièce des traits hardis, des peintures vives, des situations hasardées, des caractères un peu trop vrais, et si enfin les dames n’y sont point épargnées, on est bien sûr cependant qu’elles pardonneront à l’auteur dès qu’elles sauront qu’il est mort. Oui, messieurs, Nicaise, qu’on va vous donner, et quelques autres petites comédies du même genre qu’on vous donnera par la suite si celle-ci a le bonheur de vous plaire, sont les œuvres posthumes d’un écrivain que l’inquisition d’Espagne fit brûler, pour son bien, au mois d’août 1750, par un temps fort chaud. Peut-on vous présenter un motif plus puissant pour obtenir votre indulgence ? Et n’est-ce pas une satisfaction bien pleine et bien entière pour vous, mesdames, de pouvoir dire : — « L’auteur de ces gentillesses, qui nous a fait l’objet de ses satires, a été un peu brûlé ? » Il n’y a pas de mal à cela et je serai tout le premier à convenir qu’il le méritait bien assurément. »
Il n’était besoin de ces précautions oratoires, et Collé le savait de reste, mais en mettant ses gaudrioles sur le compte d’un mort, il faisait d’une pierre deux coups, allait au-devant de la censure et amusait son public. A certains égards, on peut le considérer comme un précurseur de Beaumarchais : il fait applaudir, mieux encore il fait jouer par les satirisés eux-mêmes leur propre satire, et, l’amour-propre des auditeurs aidant, la gaîté lui sert de passe-partout et de condiment. Non qu’il ait le goût ou l’intuition révolutionnaire : il se contente d’aimer les vieilles libertés françaises et ne voit rien au-delà de l’opposition des parlemens, mais ce champion du tiers-état nourrit contre les abbés de cour et les beaux seigneurs, ces ambrés, comme il les appelle, une rancune et séculaire et personnelle, la rancune du bourgeois éclaboussé de leurs dédains, de leur politesse protectionnelle, dans sa race et dans son individu : les dauber lui semble donc un régal des plus savoureux. Aussi bien il est satirique jusque dans les moelles, et tous les satiriques font plus ou moins œuvre révolutionnaire : en ameutant les esprits, ils deviennent les auxiliaires des hommes d’action. Un livre, un pamphlet, une simple chanson, ont souvent opéré de grandes réformes ou… déplacé bien des abus. Les faits sont-ils autre chose que des pensées solidifiées ?
Parmi les fêtes les plus originales que Collé organisa en l’honneur du duc d’Orléans, rappelons une facétie chamberlane, fête de chambre, de salon, ainsi nommée par opposition sans doute aux fêtes données en public, qui eut lieu au mois d’avril 1766. Voici d’abord une ode dramatique, poème de son invention, où il introduit des personnages qui, en parlant, se peignent eux-mêmes, dessinent leurs caractères par des traits qui leur échappent, ainsi qu’il arrive dans les comédies.
Ode dramatique.
EXPOSITION DU SUJET.- Les temps prédits par la folie,
- Marqués par le dieu des travers,
- Sont arrivés. Que l’on publie
- Qu’on ne va plus parler qu’en vers.
- Le bénéficier, la bourgeoise,
- La princesse et la villageoise,
- Le petit duc fat et galant,
- Malborough, Bourvalais, Érasme,
- Vont lutter en enthousiasme,
- Et tous vont rimer en parlant.
- …….
- Je suis le rival du tonnerre ;
- Je ne connais de Dieu que Mars.
- Grands rois, faites toujours la guerre,
- Mais sans pitié, mais sans égards ;
- Rappelez-vous cet apophthegme
- Qu’un grand prince dit avec flegme
- Au milieu du sang et des cris :
- Au champ de bataille où nous sommes,
- Que perdons-nous ? douze mille hommes ?
- Ce n’est qu’une nuit de Paris.
- Ce commis n’est point assez ferme :
- Ses recouvremens sont manques.
- Messieurs, pour le bien de la ferme,
- Je crois que vous le révoquez.
- Tant mieux : qu’on installe à sa place
- Quelqu’un qui n’ait jamais fait grâce,
- Qui ne dorme ni jour ni nuit,
- Et dont l’activité vorace
- D’autre chose ne s’embarrasse
- Que de centupler nos produits.
- ……….
- L’on ne peut plus, dans le commerce,
- Être civil, on n’y tient pas.
- Eh quoi ! tout tombe à la renverse !
- L’on a vingt femmes sur les bras ;
- Sur une simple politesse.
- Je vois la barbare comtesse
- Croire qu’on en est amoureux.
- D’honneur ! l’usage est trop bizarre
- Que l’instant où l’on se déclare
- Soit l’instant où l’on est heureux.
Et les autres états défilent à leur tour : la fermière naïve qui aime, malgré elle, monsieur le comte, le savant en ès et en us qui s’indigne qu’on compare Corneille et Milton aux anciens, la bourgeoise timorée à un abbé dont l’éloquence est tout à fait tombée. Après l’ode, Collé demande à lire un poème épique qui paraissait énorme, tandis qu’il n’y avait réellement que quatre feuilles écrites, et encore en très gros caractères : les Coudées franches, poème épique, en autant de chants qu’il me plaira. Dans une préface ratière, l’auteur avertit l’auditoire que les vers sont de tous pieds, de toutes couleurs, de tous genres ; des monosyllabiques, des vers libres et même libertins ; des vers comiques et tragiques, canoniques, lyriques et soporifiques, poétiques et prosaïques, satiriques et diaboliques ; alors il décrit fort gaîment le tombeau de sa famille, un tombeau admirable où gisent les ancêtres, tantes fort galantes de leur vivant, force maris trompés (tout n’est pas mort). Mais c’est surtout Dorie, cette furie, qui rend le tombeau cher à ses yeux :
- C’était ma femme.
- Que Lucifer
- Grille son âme
- Au feu d’enfer ! ..
- Moi je m’écrie :
- Vierge Marie,
- Rien n’est si beau
- Que son tombeau !
Laujon succède à Collé : avec Mlle Marquise et M. de Tourenpré, il chante des couplets de sa façon. Enfin, on joue un proverbe intitulé : Il y a un dieu pour les ivrognes. L’ivrogne de Collé se trouve, par son défaut même, jeté dans un série de dangers dont le préserve sa bonne étoile : il laisse chez le traiteur un portefeuille rempli d’effets, on le lui rapporte ; une princesse étrangère, dont il a parlé un peu légèrement, a aposté des bravi pour le tuer, la police avertie les arrête et fait déguerpir la dame ; étant ivre, il a perdu au jeu 500 louis, un prêtre vient les lui restituer. Un grand seigneur fort séduisant courtise sa femme ; admirez le miracle ; sage sans bigoterie, pieuse sans pruderie, celle-ci aime son mari ou du moins sait rester fidèle. Enfin, on lui a promis, moyennant 1,000 livres, les prémices d’une fillette, mais fort à propos son chirurgien l’avertit de ne point s’y fier. C’en est trop, l’ivrogne ne boira plus, il deviendra le modèle des maris. Enfin, Collé avait si bien masqué son proverbe que peu de personnes de la société du prince en devinèrent l’application : peut-être la difficulté de deviner provenait-elle de l’embarras du choix.
Le Journal historique et la Correspondance inédite comptent, à bon droit, parmi les documens curieux de l’époque : on y trouve d’abord un style simple, franc de collier, nourri d’expressions qui font image et exhalent comme un parfum de vieux terroir gaulois, des portraits à l’emporte-pièce, tracés un peu au hasard, à la billebaude, d’après l’inspiration du moment, l’histoire intime des théâtres et des comédiens, une nuée d’anecdotes piquantes. Collé a le sens de l’agréable, qualité plus rare qu’on ne croit, absolument indispensable aux faiseurs de mémoires, qui excuse ou atténue l’absence d’autres dons ; car il ne suffit pas toujours d’écrire des livres fortement pensés, de combiner dans un ordre savant des raisonnemens bien enchaînés ; il faut encore, si l’on veut faire balle sur le public, l’assaisonnement, le charme, et, pour un Pascal, un Bossuet, qui, à force de grandeur, entraînent tous les esprits dans le torrent de leur génie, combien d’écrivains, et parmi les plus illustres, n’ont pas dédaigné de plaire afin de mieux convaincre ! Sachons donc quelque gré aux talens secondaires des heures aimables qu’ils nous procurent : n’ont-ils pas aussi cette utilité de nous initier à des lectures plus austères, comme les livres d’images habituent les enfans à aborder sans ennui les ouvrages sérieux ?
Voulez-vous un échantillon de portrait anecdotique de Collé ? Voici comment il nous présente l’abbé de Boismorand, surnommé l’abbé sacredieu, parce qu’il jurait comme un païen ; homme d’esprit, prédicateur éloquent et joueur déterminé : « C’est lui qui a fait les lactums pour les jésuites dans l’affaire de Lacadière et du père Girard ; mais ce que bien des gens ignorent, c’est que la traduction du Paradis perdu de Milton est de lui, quoiqu’il ne sût pas l’anglais. M. Dupré de Saint-Maur, assisté de son maître d’anglais, lui rendait les phrases, et cet abbé mettait leur français en français véritable et y donnait cette âme, cette vie et cette chaleur que Dupré était incapable d’y mettre ! C’est pourtant cette prétendue traduction qui a valu l’Académie à cet automate… L’abbé de Boismorand a fait beaucoup d’ouvrages pareils qu’on ne sait pas être de lui… Le soir d’un matin qu’il avait prononcé un sermon très pathétique et qu’il perdait son argent au jeu, il regardait le ciel en donnant ses derniers écus et disait : — Eh ! oui, mon Dieu ! ., oui ! ., oui ! .. je t’enverrai des âmes. — Une autre fois, après une perte considérable, il mit, par une forte gelée, son crucifix sur sa fenêtre et l’y laissa passer la nuit, afin de le punir du malheur qu’il n’avait pas empêché. Quelque grand jureur qu’il fût, il reconnaissait comme supérieur dans cet art un certain Passavant : un jour que tout son argent était parti, ne pouvant plus inventer de jurons, il regardait le ciel avec fureur en s’exclamant : Mon Dieu ! mon Dieu ! je ne te dis rien, je ne te dis rien, mais je te recommande à Passavant. — Enfin, ne se possédant plus : Je révélerai le secret de l’Église, répétait-il en frappant sur la table à jeu, je révélerai le secret de l’Église. Il acheva de perdre tout son argent : — Eh bien ! l’abbé, lui dit-on, révélez-nous donc le secret de l’Église. — Il n’y a pas de purgatoire ! cria-t-il, et il s’enfuit. »
Sous couleur d’écrire pour lui seul, de parler à son bonnet de nuit, Collé, dans le Journal historique, donne libre cours à sa bile, et sa morosité sarcastique s’épanche à larges flots sur le genre humain. Admettons que cette humeur chagrine, apanage ordinaire de la vieillesse, ait augmenté avec les ans, mais, en vérité, ses ruades de franchise dépassent toute mesure et le goût ne trouve pas toujours son compte à ses fautes de goût. On pourrait presque intituler ce Journal : mes contradictions, mes mépris, mes rancunes. Ne lui parlez ni des musiciens, « qui sont tous des bêtes, » à commencer par Rameau et à continuer par Philidor ; ni des comédiens, ces maroufles d’histrions dont l’impertinent aréopage juge à tort et à travers de la valeur des pièces : Préville, « le plus faux et le plus menteur des hommes, même des comédiens ; » Mlle Dangeville, « un petit automate ; » Lekain, ce monstre à figure humaine, ne sera jamais qu’un mauvais acteur ; pas d’entrailles, fort peu d’intelligence, voilà son bilan en deux mots. Dévots, jésuites, philosophes, princes, gens de cour et de robe, comédies larmoyantes et romanesques, pièces à ariettes, innovations de tout genre passent sous sa férule et reçoivent les étrivières, à commencer par ce public imbécile qui ne sait même plus siffler ; fait-il l’éloge de ses amis, il l’entremêle de réserves pénibles, révèle fort gaîment leurs turpitudes intimes : presque seuls, M. de Meulan et les siens échappent à ce massacre, mais comment eût-il médit d’amis auxquels il dut pendant près de vingt ans sa position, l’hospitalité la plus délicate, qui unissaient aux dons de l’intelligence d’exquises vertus sociales et familiales ? Non qu’il soit foncièrement méchant ou faux bonhomme, mais il accumule contre soi les apparences. A l’entendre, la réputation de Jean-Jacques n’aurait pas duré trente ans ; Voltaire est un lâche, un odieux Arétin, un Archiloque enragé qui a perdu le théâtre français ; ses deux poèmes épiques : une congestion et une indigestion de beaux et jolis vers ; et d’éreinter avec une féroce volupté toutes ses pièces, de rapporter les épigrammes qu’on lui décoche, de dénoncer ses petitesses ; ce qui ne l’empêche pas, après avoir exécuté Sémiramis, d’ajouter cet aveu : « Mais c’est du mauvais Voltaire, je n’en ferais pas autant, ni l’abbé Leblanc non plus. » Quanta Crébillon père, grand homme au théâtre, il est dans la société un très petit homme, bien servile, bien bas, sans mœurs, sans esprit[20], sans agrément dans son commerce. Mais, à propos de ce Catilina. qu’il mit vingt ans à composer, Collé reprenait plaisamment Crébillon fils, qui, selon sa coutume, raillait son père avec quelque méchanceté : « Il est bien ridicule à vous, monsieur, de plaisanter monsieur votre père, un homme de mérite, un grand homme qui a fait Atrée et Thyeste, qui a fait Rhadamiste, qui a fait, qui fait et qui fera toujours Catilina ! » Pour clore ce triste chapitre, Collé traite fort cavalièrement Louis XV, qui lui accorda une pension de 600 livres, récompense excessive d’une médiocre chanson, le comte de Clermont, qui le combla de prévenances, et il n’épargne guère le duc d’Orléans, qui se l’attacha comme lecteur aux appointemens de 1,800 livres après l’avoir enrichi[21] dans les sous-fermes, mais commit le crime impardonnable de ne pas lui continuer l’intérêt qu’il avait dans celles-ci ; donc ses autres bienfaits n’étaient qu’un leurre, on le pipait[22]. Aussi comme il regrette ses épîtres dédicatoires, car il n’aime pas louailler ! au reste, ces épîtres sont une espèce de récitatif obligé, et notre homme confessera que pensions et sous-fermes font que ses breloques (ses ouvrages) sont vingt fois plus payées que ne l’ont été les ouvrages de Corneille. Et de répliquer à ceux qui lui reprochaient de ne pas draper assez ses portraits : a Comment voudriez-vous reconnaître une vieille édentée si on lui donnait la figure d’une nymphe de quinze ans ? »
Lasciva est nobis pagina, vita proba est. A l’encontre de ces auteurs qui mettent la vertu dans leurs livres plutôt que dans leurs actions, Collé réserve tout son libertinage pour ceux-là : galant homme dans sa vie privée, il a le sentiment de la dignité littéraire, tient à la considération personnelle, et, loin de considérer le mariage comme un droit furieux dont la mode passera, il adore sa femme, qui fut pour lui une amie, une maîtresse, une conseillère toujours écoutée. « C’est à elle, écrit-il[23], que je dois le peu de vertu que j’ai ou que je n’ai pas. L’extrême douceur de son caractère avait réprimé l’impétuosité et la violence du mien ; la sagesse de ses vues arrêtait la précipitation des miennes et mon étourderie en affaires ; sa prudence seule avait arrangé complètement notre fortune ; son économie seule réglait notre maison en la tenant toujours de la façon la plus honorable. Menant ses domestiques avec fermeté, elle avait trouvé l’art de s’en faire craindre, respecter et adorer. Elle joignait à l’esprit d’agrément celui des détails d’un ménage, ne dédaignant pas de descendre jusqu’aux moindres. Dans les affaires épineuses et difficiles, son grand sens lui fournissait les meilleurs conseils et son imagination les meilleurs expédiens. C’est par ses avis que je jouis du peu de santé que j’ai ; c’est à sa raison que je dois la mienne qui était souvent, et très souvent, emportée par les écarts d’une imagination bouillante ; c’est à son goût exquis et à ses délicates critiques que je dois le peu de réputation littéraire que je laisse ; et je compte pour très peu de chose ce dernier article. Enfin, je n’ai jamais pu lui trouver d’autre défaut que sa mauvaise santé : j’ai été pendant trente ans sa garde-malade… »
Autrefois comme aujourd’hui le nombre des mauvais ménages était bien moindre que celui des bons : j’entends par bons, cette moyenne que la médiocrité humaine peut atteindre ; mais ces derniers font partie de la majorité silencieuse qui n’attire point les regards, et trouvât-on chez les grands les vertus de famille, elles ne tentent guère la plume des auteurs, puisqu’elles ont la douceur, la monotonie sereine des lacs, et ne se prêtent guère aux descriptions brillantes dont vit le roman, aux péripéties du drame. Le bonheur conjugal intéresse ceux qui en jouissent, peu ou point le voisin, l’observateur ; il ne commence à entrer dans l’histoire que lorsqu’il est menacé, compromis ou perdu : sans le serpent tentateur, personne n’aurait parlé d’Adam ni d’Eve. Le cas de Collé était plus rare : rencontrer Philémon et Baucis dans la maison d’un écrivain anacréontique, en plein XVIIIe siècle, le voir donner à plein collier dans ce préjugé du tien et du mien que la femme de Piron estimait si ridicule, tracer une barrière infranchissable entre sa vie intime et sa vie littéraire, entre son foyer et les salons mondains, une telle antinomie vaut qu’on la signale aux partisans de l’unité des caractères, aux détracteurs d’une époque qu’on juge d’une manière trop sommaire, mais qui, tout bien pesé, présente à son actif la même quantité de mauvais, de passable et de bon que celle qui la précède ou celle qui la suit.
Mlle Marquise, ci-devant danseuse à l’Opéra, était depuis neuf ans la maîtresse du duc d’Orléans : sa conduite envers lui, l’excellente éducation qu’elle donna aux trois enfans nés de cette liaison, la franchise de son caractère, son obligeance, un esprit naturel orné de goût, lui conciliaient maint suffrage parmi les familiers du Palais-Royal. Mais le sentiment du prince avait subi la loi du temps : ses quarante ans avaient sonné, les femmes de sa cour désiraient le décazaner, le faire vivre avec elles, il tomba sous le charme de la marquise de Montesson. Celle-ci venait de jouer avec lui la comédie à Villers-Cotterets, et l’impression produite fut aussi vive que profonde. Peu après, comme il allait partir pour la chasse avec Marquise, le duc de Chartres se présente inopinément (d’aucuns crurent la surprise fort bien concertée), sollicite la permission de l’accompagner, fait mille politesses à la favorite ; quelques jours plus tard, elle reçoit une lettre, où, invoquant des motifs de décence, le prince la prie de ne plus revenir ni à Bagnolet, ni au Palais-Royal. La lettre, montrée à quatre ou cinq courtisans, devient aussitôt la fable des salons : et de gloser, de croire ou d’affirmer que monseigneur est arrangé avec Mme de Montesson. Celle-ci étale une belle douleur, gémit, jure qu’elle ne paraîtra plus au Palais-Royal, et rencontre bien des incrédules.
Les sceptiques avaient en apparence beau jeu : mais cette émule de Mme de Maintenon visait plus haut qu’un titre de maîtresse. Femme de gouvernement, plus intelligente que spirituelle, plus intéressante que sympathique, sa vie entière peut passer pour un chef-d’œuvre de raison calculée et de prudence. On ne lui connaît pas d’amant couchant[24], observe crûment Collé qui ne l’aimait guère. Toute jeune, elle avait épousé le marquis de Montesson, déjà vieux, presque en enfance, pour le nom et pour le bien. Ayant donc inspiré un amour effréné au duc d’Orléans, elle sut, par un mélange habile de coquetterie et de dignité, le renvoyant toujours mécontent, jamais désespéré, l’amener insensiblement à lui offrir son nom. Sans parler des unions morganatiques, les mariages secrets, compromis entre les scrupules de la pudeur et l’élévation du rang, jouissaient alors d’une grande vogue : la duchesse de Bourbon avait de la sorte épousé M. de Lassay, le comte de Toulouse Mme de Gondrin. Cette fois, il ne s’agissait plus de secret ; le prince voulut ou crut vouloir épouser publiquement : commentaires et brocards allaient leur train, et Mme du Deffand, fort irrévérencieuse de son naturel, donnait à ses amis de Chanteloup un logogriphe à deviner : le mot de l’énigme était Bourbon-Buse. On ne manqua point de clabauder le propos tenu par la Du Barry lorsque le duc vint la prier de l’appuyer auprès du roi : « Épousez toujours, gros père, nous verrons après. » Enfin, après bien des démarches, Louis XV octroya son consentement, mais l’autorisation ne contenait que ces mots : « Monsieur l’archevêque, vous croirez ce que vous dira de ma part mon cousin le duc d’Orléans. » Il voulait que « le mariage restât secret autant que faire se pourrait. » Ainsi, tout le monde le connaissait en fait, personne n’avait le droit de le connaître, et le marquis de Caraccioli résuma l’opinion des gens du monde en disant que le duc d’Orléans, ne pouvant faire Mme de Montesson duchesse d’Orléans, s’était fait M. de Montesson. A la mort de celui-ci, Louis XVI, soufflé par la duchesse de Bourbon, l’empêcha de draper ses carrosses, lui ordonna de se renfermer à l’Assomption et d’y rester derrière les grilles, où « elle put prendre à son aise des façons de princesse sans être dérangée. »
En cette situation bizarre, presque unique, d’épouse sans titre, où la guettaient le ridicule et l’envie, elle sut désarmer l’un et l’autre, capter la considération par un tact infini. C’est le propre du génie dans tous les ordres de dominer la position que l’on tient du hasard, de s’imposer aux hommes et aux choses, en créant au fur et à mesure, pour chaque circonstance, le mot, l’idée, l’acte qui légitiment la conquête : Mme de Montesson eut le génie social, le génie de la domination insinuante et douce. Sa maison, observe le duc de Lévis, présentait une magnificence sans faste tempérée par cette élégance qui réconcilie avec le luxe ; sa société devint une école de bon goût et de politesse. Une fortune personnelle assez considérable, mais surtout celle du duc d’Orléans, lui permirent d’encourager les sciences et les arts ; elle aime les lettres, les cultive, joue agréablement de la harpe ; élève de Van Spoon, elle compose des tableaux de fleurs[25], et plus tard, elle prendra des leçons de physique, de chimie avec Berthollet et Laplace admis jusqu’à sa mort dans son intimité. Mme de Choiseul, qui la reçut en 1779 à Chanteloup, écrit ces lignes qui attestent l’empire qu’elle conservait sur son époux, six ans après le mariage. « Je suis fort contente de mon gros prince ; il est très bonhomme. Je ne le vois que pour faire sa partie de trictrac ou le voir jouer au biribi, tandis que je joue au pharaon : le reste du temps, il chasse ou se promène. Il paraît content de tout ce qu’il voit et de tout ce qu’il fait. Il a le mérite de laisser l’âme en paix. Sa chaste et modeste épouse est douce, polie, réservée jusqu’à la contrainte. Elle remplit son cœur et il remplit sa tête ; cela leur suffit à l’un et à l’autre, et à moi aussi[26]. »
C’est par son talent de comédienne qu’elle commença à enguirlander le prince, et ce même talent contribua peut-être à assurer la durée de son règne. Ses contemporains vantent la grâce et la finesse de son jeu, Collé le trouve plein d’art et la compare à Clairon ; peut-être n’a-t-elle pas le sentiment, mais elle le joue à miracle. Et puis, ses prôneurs, Monsigny, Sedaine, ont pour consigne de ne lui donner que des louanges aux répétitions (où se trouvait le prince), de ne présenter des critiques qu’en particulier. Seule, Mme de Genlis, sa nièce, apporte une note discordante : à l’entendre, dans la comédie comme en toute chose, elle manquait de naturel, mais elle montrait beaucoup d’habitude et l’espèce de talent routinier d’une comédienne de province, parvenue par son âge aux premiers emplois. À l’Isle-Adam, chez le prince de Conti, elle tenait le rôle de Baucis dans Philémon et Baucis : après les deux premiers actes, elle passa dans sa chambre pour se costumer en jeune bergère. Elle avait, paraît-il, une épaule plus grosse[27] que l’autre, et son corset de bergère accusait pleinement l’imperfection. Mme de Genlis risqua une observation, mais la femme de chambre ayant soutenu que l’habit allait à merveille, Mme de Genlis prit un miroir et le plaça derrière sa tante de façon qu’elle pût se rendre compte. À sa grande surprise, Mme de Montesson adopta l’avis de la camériste et joua ainsi, ce qui fut trouvé fort étrange. Après la représentation, Mme de Boufflers ne manqua point de gronder la nièce de n’avoir point averti Baucis, et celle-ci de se justifier en rapportant la scène de la chambre qu’elle raconte tout au long dans ses mémoires. Aux femmes seules et à certains diplomates, il appartient de donner à leurs perfidies le ragoût de la vraisemblance, et, en tirant parti de tout, même de la vérité, de forger avec celle-ci un stylet empoisonné contre l’objet de leurs rancunes ou de leur jalousie.
Tant que Mme de Montesson se bornait à expulser du théâtre d’Orléans[28] la parade et la comédie grivoise, de jouer avec des amis ou de faire jouer par les comédiens de profession le Barbier de Séville, Aline reine de Golconde, la Servante maîtresse, les opéras de Grétry, etc., on ne pouvait qu’applaudir ; elle ne s’en tint pas là et, piquée à son tour de la tarentule littéraire, elle composa successivement seize pièces, vers et prose, tragédies et comédies, que le néant de l’intrigue, la platitude du style et du dialogue n’empêchaient pas d’obtenir le succès le plus vif. Le dénoûment, dit un panégyriste, arrivait au bout des cinq actes, comme les morts de vieillesse, parce qu’il faut bien que tout finisse ; alors on éprouvait pour la première fois un mouvement de gaîté en songeant au bon souper qui suivait cette froide représentation. C’est du théâtre larmoyant et sentimental : beaucoup de berquinades, un cours de morale en action, jamais rien de choquant ou de ridicule, pas un trait heureux, pas un mot piquant : on serait tenté de croire que l’auteur n’a point de beaux esprits à ses gages, point de rebouteurs littéraires, ou qu’elle les choisit bien mal. Elle prend ses sujets un peu partout ; Marianne, par exemple, est tirée du roman de Marivaux, l’Heureux échange du Spectateur, la Comtesse de Bar des Anecdotes secrètes de la cour de Bourgogne : Robert Sciats vise à consacrer une belle action de Montesquieu.
Il fallut donc que la vanité littéraire imprimât un ridicule à cette femme si bien défendue contre la moquerie : elle osa même risquer une pièce au Théâtre-Français, la Comtesse de Chazelles, comédie en cinq actes et en vers, inspirée des Liaisons dangereuses et de Clarisse Harlowe. Elle voulait garder l’anonyme, mais, plusieurs jours avant la représentation, le public la désignait, en même temps que d’autres personnes, Montesquiou, Ségur, la comtesse de Balbi, Monsieur, frère du roi. La Comtesse de Chazelles tomba à plat, malgré les promesses de Mole qui avait conseillé cette équipée, et Mme de Montesson n’hésita plus à se déclarer ; même elle publia ses œuvres en huit volumes, à un petit nombre d’exemplaires. « Mon caractère, écrit-elle, ne pouvait se prêter à la fausseté continuelle dont il aurait fallu m’armer pour sauver mon amour-propre. » Elle ne prétendait pas défendre son esprit, elle demandait seulement qu’on rendît justice au but moral qu’elle poursuivait, et bravement, en appelait du parterre au lecteur. Ce dernier, hélas ! ratifia la sentence, et, à l’exception d’une petite pièce en un acte, l’Aventurier comme il y en a peu, son théâtre parut aussi ennuyeux que décent. A la représentation de la Comtesse de Chazelles, un singulier stratagème avait été ourdi par trois gentilshommes, dont les relations intimes avec le duc d’Orléans rendaient la félonie plus impardonnable encore. Tandis qu’ils applaudissaient à grand renfort de battoirs sur l’avant de la loge, ils tenaient sous leurs pieds cette sorte de soufflet qui sert aux chasseurs pour appeler cailles, faisans, perdreaux, etc. Ainsi les pieds marchant contre les mains, transformèrent la loge en une volière infernale. Pour toute vengeance, le duc d’Orléans se contenta de suspendre à un beau ruban un des appeaux oubliés par mégarde, et le fit clouer dans le cabinet de la marquise entre les deux statues de la Bienfaisance et de l’Amitié. Et depuis, lorsqu’une pièce était soupçonnée mauvaise, on disait, en guise de dicton, qu’on redoutait contre elle la Conspiration des perdrix. On écrirait une jolie comédie sur le danger de prendre pour argent comptant les bravos mondains, bulles de savon qui se transforment en ballons dans la pensée de l’artiste, de l’auteur ; et non-seulement une comédie, mais un gros volume, s’il fallait raconter l’histoire des déceptions qu’engendrent ces griseries d’amour-propre. Oui, certes, il faudrait commencer par rabattre les trois quarts de ces éloges de convention, et croire qu’au fond de l’âme l’auditeur rabat encore les deux tiers ou le tout du quart qu’il vous octroie si bénévolement ; oui, le monde, la civilisation même ont pour bases la réserve, la politesse, je ne dis pas l’hypocrisie ; ni l’un ni l’autre ne subsisteraient si chacun se croyait tenu d’imiter l’homme aux rubans verts, et c’est Philinte qui aura toujours raison dans la querelle du sonnet. Chaque métier, chaque corps d’état ne garde-t-il pas son idiome, ses traditions, ses épreuves d’initiation ? En entrant dans un salon, vous dépouillez forcément la surface de vos idées pour prendre le jargon de ceux qui vous y précèdent : sous peine de passer pour un malotru ou un sauvage, vous devez vous plier à mille usages assez ridicules en apparence, respecter les préjugés de vos hôtes, admirer des prétentions un peu vaines. La franchise radicale devient brutalité, la raideur du langage est comme cette liberté absolue tant vantée par les philosophes du XVIIIe siècle, qu’on ne trouve pas plus dans les huttes des tribus primitives que dans la maison du bourgeois moderne ou le palais des rois. Sans doute ces petits mensonges sociaux ont déterminé de cruelles mortifications, mais a-t-on établi la liste des joies innocentes qu’ils ménagent à des milliers d’honnêtes gens qui ne demandent pas davantage ? Et si des génies comme Napoléon, des esprits avisés comme Mme de Montesson, ont eu le vertige en respirant la fumée d’encens qui montait vers eux, si le seul fait de vivre avec ses semblables entraîne une diminution d’indépendance, en enchaînant la parole et l’acte, ne convient-il pas de considérer avec une philosophie tolérante ces rites mondains et ces piperies de gloriole, contre lesquels l’ironie solitaire peut s’exercer ii loisir, mais qui, en somme, ont peut-être fait plus d’heureux que de malheureux ?
VICTOR DU BLED.
- ↑ Jules Cousin, le Comte de Clermont, sa cour et ses maîtresses, 2 volumes. — Sainte-Beuve, le Comte de Clermont et sa cour, t. XI. Nouveaux lundis, t. VII. — Journal historique de Collé et correspondance, 4 volumes. — Journal de Barbier. — Mémoires du marquis de Valfons. — Œuvres de Laujon, 4 volumes. — Recueils manuscrits de Maurepas, de Clairambault et du marquis de Paulmy. — De Goncourt, Portraits intimes du XVIIIe siècle. — D’Alembert, Éloge du comte de Clermont. — Mémoires de d’Argenson, de Bachaumont, de Rochambeau, du duc de Luynes. — Mélanges de Bois-Jourdain. — Comte d’Haussonville, le Salon de Mme Necker, t. Ier, p. 264 et suiv. — Théâtre des boulevards, 3 volumes. — Journal des inspecteurs de police ; bibliothèque de la ville de Paris. — Journal des règnes
- ↑ « Zon appelle cuirs, parmi les comédiens de province, les mauvaises liaisons que font les acteurs qui n’ont pas zété à une certaine éducation soigneuse, qui zont été, zavant d’monter sur le théâtre, d’aucuns, garçons de billard, d’autres, moucheux de chandelles, laquais de comédiens de Paris, etc. Voici zun exemple de cuirs, pris d’un prologue de la tragédie de Didon :
Za qui de commencer ? Ce n’est point za Didon.
Pas t’a vous, pas t’a moi, pas t’a lui, za qui donc ? (Collé.) » - ↑ Salle était secrétaire du comte de Maurepas.
- ↑ « On n’avait point vu en France, dit Voltaire, depuis les cardinaux de La Valette et de Sourdis, d’homme qui réunit la profession des armes et celle de l’Église. Le prince de Clermont avait eu cette permission du pape Clément XII, qui avait jugé que l’état ecclésiastique devait être subordonné à celui de la guerre dans l’arrière-petit-fils du grand Condé.
- ↑ Certain gazetier affirma faussement qu’un prêtre, pour le dégoûter de la Leduc, lui aurait procuré une fillette de quinze ans par cette belle raison que les plus grands péchés aux yeux de Dieu sont les péchés d’habitude.
- ↑ Palissot affirme que Roy mourut des coups de bâton que lui valut son épigramme : Ce qui donne créance à cette invention, c’est que Clermont, malgré son caractère paterne, avait, quelques années avant, fait bâtonner un commis de l’octroi coupable d’avoir rempli son devoir vis-à-vis de lui, et que la bastonnade avait entraîné la mort de la victime. (Voir l’excellente étude de M. Jules Cousin, t. 1er, p. 182, t. II, p. 85.)
- ↑ Jomini, Traité des grandes opérations militaires, 4e édit., t. II, p. 1 à 38.
- ↑ « Ce n’était pas la peine à M. de Belle-Isle de m’envoyer un tuteur ; j’en aurais bien fait autant tout seul, » disait-il après la défaite. — En prenant le commandement de l’armée, il écrivit à Louis XV : « J’ai trouvé l’armée de Votre Majesté divisée en trois corps très différens. Le premier est sur la terre ; il est composé de voleurs, de maraudeur ? , tous gens déguenillés depuis les pieds jusqu’à la tête ; le second est sous la terre, et le troisième dans les hôpitaux. » — En conséquence, il demandait des instructions pour savoir s’il devait ramener le premier corps ou s’il devait attendre qu’il fût allé rejoindre les deux autres. — C’est le cas de répondre : trop d’esprit, c’est-à-dire pas assez : cette frivolité, cette insouciance, ce perpétuel besoin de tourner en plaisanterie les choses les plus graves, portent bien l’empreinte du XVIIIe siècle, j’entends de cette partie de la société qui avait perdu son assiette morale.
- ↑ Mémoires de Mme Campan, de Marmontel. — D’Haussonville, le Salon de Mme Necker, t. Ier. — Garat, Mémoires historiques sur Suard, t. Ier. — Mémoires de M"" Necker, t. II. — Essai sur les femmes, par Thomas.
- ↑ Surnom de M. d’Angivilliers.
- ↑ Voici, par exemple, la définition qu’il donne de la Chanson, de l’Amphigouri et du Pot-pourri : « La chanson est un petit poème, composé d’une suite de couplets, dont le premier annonce le sujet et le rythme qui doit servir de modèle aux couplets suivans. Chacun de ces couplets doit avoir son exposition, son nœud et son dé nouaient, de manière que le dernier soit toujours le plus saillant et que la réunion de tous gradue l’intérêt jusqu’au moment qui complète le sujet indiqué par le titre de la chanson. — L’amphigouri est une parodie composée d’un mélange bizarre et burlesque de mots qui ne présentent que des idées sans ordre et qui, n’ayant aucun sens suivi ni déterminé, ne sont remarquables que par l’extrême régularité des rimes, par l’observation la plus fidèle de la prosodie musicale, de ses césures, et des repos et suspensions auxquels l’air asservit le parodiste. — Les chansonniers entendent par le pot-pourri un mélange, plutôt parodie que chanson, composé de plusieurs airs de différentes mesures et réunis pour compléter le sujet qu’ils traitent, genre qui prête au comique plus qu’au sérieux.
- ↑ Il avait eu pour prédécesseurs dans cette charge Moncrif, Pelletier, Delaunai. Moncrif tenait de sa mère une rare habileté à se pousser dans le monde, et ses ennemis prétendirent que Mercure n’avait pas moins qu’Apollon contribué à sa rapide fortune. Sa candidature académique fit surgir nombre d’épigrammes, et voici l’une des plus honnêtes :
- Aux académiciens.
- Si vous ne choisissez Moncriffe,
- Clermont vous montrera la griffe,
- Mais quand Moncrif sera reçu,
- Apollon montrera le…
- ↑ Journal et Mémoires de Charles Collé, 3 volumes in-8o. Firmin-Didot, 1868. — Correspondance inédite de Collé, 1 volume in-8o, Pion. — Sainte-Beuve, Nouveaux Lundis, t. VII. — Trois articles de Mlle de Meulan dans le Publiciste de l’an XIV. — Recueil complet des chansons de Collé, Paris, 1807. — Théâtre de société, 3 volumes. — Vie de Piron, par Rigoley de Juvigny. — Lenient, la Comédie en France au XVIIIe siècle, t. II. — Parades inédites de Collé, in-12, 1864. — Théâtre des boulevards, 3 volumes. — Barrière, la Cour et la ville.
- ↑ « Je le vois encore d’ici, ce bon Collé, avec son grand nez et sa petite perruque, sa mine étonnée, son air grave et son imperturbable et sérieuse gaîté, se divertissant de tout et ne riant de rien. — PAULINE DE MEULAN. »
- ↑ Une épigramme de Crébillon fils contribua à dissoudre cette société. Duclos ayant demandé à Crébillon père quel était le meilleur de ses ouvrages : La question est embarrassante, répondit-il, mais (montrant son fils) voici le plus mauvais. — Pas tant d’orgueil, s’il vous plaît, monsieur, riposte celui-ci, attendez qu’il soit prouvé que tous ces ouvrages soient de vous. » (La calomnie les attribuait à un chartreux.) La compagnie ordonna le verre d’eau pour tous les deux ; Crébillon fils but le sien, mais Bon père, outré de l’allusion, sortit et ne revint plus. Parmi les autres sociétés joyeuses qui, au XVIIIe siècle, propagèrent la chanson, il faut mentionner encore les dîners du fermier général Pelletier, le second dîner du Caveau, les Dîners du chirurgien Louis, les Mercredis ou gobe-mouches et les Dîners du Vaudeville.
- ↑ Haguenier, secrétaire des commandemens du régent, passait pour le meilleur chansonnier de son temps ; il avait composé le couplet suivant pour les petits soupers du prince :
- Dormir est un temps perdu :
- Bien fou qui s’y livre.
- Prends, sommeil, ce qui t’est dû,
- Mais attends que je sois ivre !
- Saisis-moi dans ce moment,
- Fais-moi dormir promptement ;
- Je suis pressé de vivre.
- Son altesse me congédie
- Après l’avoir vingt ans servie !
- Ce trait nous fait très peu d’honneur,
- Nous devions tous deux nous connaître,
- S’il perd un f… serviteur,
- Ma foi, je perds un f… maître.
- ↑ Transformé en sacristain et interrogé sur ses passe-temps, Joas répond :
- Je sers la messe aussi dans les belles églises,
- Et j’en chasse les chiens quand ils font des sottises.
- ↑ Dans le Galant escroc, le comte emprunte au mari deux cents louis pour avoir sa femme qui a mis cette condition, puis il s’amuse à lui vanter ses charmes secrets, fait rendre par celle-ci les deux cents louis et chante cette définition de l’amour tel qu’on le comprenait dans un certain monde : »
- Se prendre et se quitter sans cause,
- S’arranger par désœuvrement,
- Enfin pour faire quelque chose,
- Changer tous les huit jours d’amant ;
- Avant ce temps souvent être infidèle ;
- N’est-ce pas dans le monde en ce jour
- Ce qui s’appelle de l’amour ?
- ↑ Voici quelques-uns des couplets chantés par le duc d’Orléans dans les annonces :
- Amans qui marchez sur les traces
- Des jeunes seigneurs de la cour,
- Ayez de l’esprit et des grâces ;
- Il en faut pour faire l’amour.
- Tout consiste dans la manière
- Et dans le goût,
- Et c’est la façon de le faire
- Qui fait tout.
- Pour faire un bouquet à Lucrèce,
- Suffit-il de cueillir des fleurs ?
- Il faut encore avoir l’adresse
- D’en bien assortir les fleurs,
- Tout consiste…
- De deux jours l’un, à ma bergère,
- Je fais deux bons petits couplets ;
- Et ma bergère les préfère
- A douze qui seraient mal faits.
- Tout…
- ↑ On peut du moins citer une spirituelle réponse de Crébillon à son médecin, qui,
pendant une grave maladie, lui adressait cette étrange requête : — « Monsieur de Crébillon, si vous mourez, laissez-moi ce que vous avez fait de Catilina. » — Le poète
repartit fièrement avec ce vers de Rhadamiste :
- Ah ! doit-on hériter de ceux qu’on assassine ?
- ↑ Un mot qui devait lui plaire beaucoup, c’est celui de Samuel Bernard à ce grand seigneur qui l’aborde en ces termes : — « Je vais bien vous étonner ; je ne vous connais pas et je viens vous emprunter 500 louis. — Je vous étonnerai bien davantage, repartit le financier, je vous connais et je vais vous les prêter. »
- ↑ « Le peuple de valets qui habitent Versailles, et il y en a ici beaucoup, a peur apparemment de manquer de maître. Les rois et les grands doivent nous être aussi indifférens que nous le leur sommes ; sans leur souhaiter ni bien ni mal, aimons-les autant qu’ils nous aiment, rien n’est plus équitable et ne sera moins gênant. » (Journal historique, t. Ier, p. 218.)
- ↑ Collé ne lui survécut que deux ans ; il mourut en 1783, âgé de soixante-quatorze ans, de mélancolie plutôt que de vieillesse, quelques-uns même croient à un suicide.
- ↑ Mémoires de Mme de Genlis, de Mme d’Oberkirch, de Fleury. — Journal historique de Collé. — Souvenirs du duc de Lévis. — Correspondance de Grimm, de Mme du Deffand. — Honoré Bonhomme : le Dernier abbé de cour, 1 v. in-18. — Les mauvaises langues donnèrent pour ami de cœur à Mme de Montesson M. de Valence.
- ↑ Elle composa un conte allégorique, Rosamonde, poème en cinq chants, précédé d’une dédicace au duc d’Orléans, où elle va jusqu’aux dernières limites de l’hyperbole : « O vous, mortel auguste et surtout adoré, qui m’avez inspiré ces vers, je n’ai pas besoin de vous nommer ; non-seulement le siècle présent, mais encore la postérité la plus reculée, conservant le souvenir de vos vertus, ne peuvent manquer de vous y reconnaître ! Puisse ce faible hommage du plus sensible cœur éterniser de même sa vénération pour vous, sa tendresse, sa reconnaissance, et, s’il se peut, justifier au moins par tous ces sentimens le suprême bonheur dont vous le faites jouir ! .. » Dans l’intimité, on se dédommageait en l’appelant parfois : Gros père ! — Le prince, en effet, était très corpulent. Un jour il racontait qu’il avait failli rouler dans un fossé en tombant de voiture. « Monseigneur, repartit quelqu’un, il en eût été comblé. »
- ↑ Pendant l’hiver si rigoureux de 1788-1789, elle fit enlever les arbres de son orangerie, les fleurs de ses serres et transforma ces bâti mens en salles de travail ouvertes aux pauvres, ils y trouvaient la nourriture et des secours. Elle avait connu Mme de Beauharnais, qui, devenue la femme de Bonaparte, s’adressa à elle pour reconstituer une France élégante et policée ; à son retour d’Egypte, le général, parcourant les papiers de Joséphine, y remarqua plusieurs lettres de Mme de Montesson et, dans l’une d’elles, cette phrase : « Vous ne devez jamais oublier que vous êtes la femme d’un grand homme. » Dès lors ses bonnes grâces lui furent acquises : il fit payer son douaire et combla ses protégés de faveurs. Elle conserva jusqu’au bout son cercle distingué d’amis et mourut à Paris en 1806, montrant par son exemple combien d’écueils peut éviter la science de la vie, combien de satisfactions elle ménage aux initiés.
- ↑ Elle était aussi un peu grasse, et comme elle se moquait de M. d’Adhémar jouant un rôle de berger dans le Devin de village, l’appelant Tircis-Laflèche, il se vengea en la surnommant : In-folio Philis.
- ↑ « Sur son théâtre, il y avait pour le clergé un peu dissipé une loge dans laquelle M. l’archevêque de Toulouse (Loménie de Brienne), M. l’évêque de Rodez, M. l’archevêque de Narbonne, M. l’évêque de Comminges m’avaient fait admettre. » — (Mémoires de Talleyrand, t. Ier.)