Le Toucher, nouveaux principes élémentaires pour l'enseignement du piano/Avant-propos

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AVANT-PROPOS.

« Peut-être ce sentiment mystérieux qui m’attache au piano me fait-il illusion ; mais je regarde son importance comme très grande. Le piano tient, à mes yeux, le premier rang dans la hiérarchie des instruments ; il est le plus généralement cultivé, le plus populaire de tous ; cette importance et cette popularité, il les doit en partie à la puissance harmonique qu’il possède exclusivement ; et, par suite de cette puissance, à la faculté de résumer et de concentrer lui l’art tout entier. Dans l’espace de sept octaves, il embrasse l’étendue d’un orchestre, et les dix doigts d’un seul homme suffisent à rendre les harmonies produites par le concours de plus de cent concertants. C’est par son intermédiaire que se répandent des œuvres que la difficulté de rassembler un orchestre laisserait ignorées ou peu connues du grand nombre. Il est ainsi à la composition orchestrale ce qu’est au tableau la gravure ; il la multiplie, la transmet à tous, et s’il n’en rend pas le coloris, il en rend au moins les clairs et les ombres. » (Fragment d’une lettre de F. Liszt, adressée à Mr. Ad. Pictet. Gazette musicale, 1838).

Cette haute mission du piano, définie par Liszt serait très amoindrie si, en apprenant à jouer les notes, chacun ne devait pas à même d’établir, dans leurs rapports réciproques, l’harmonie qui fait de la musique le plus sublime des langages.

Beethoven déjà avait relevé l’anomalie existant entre l’agilité du mécanisme et la compréhension musicale de l’exécutant. Il disait non seulement des pianistes : « la vélocité de leurs doigts met en fuite leur intelligence et leur sensibilité. »[1] mais il allait jusqu’à prédire que l’accroissement de la virtuosité « finirait par bannir toute vérité et toute sensibilité de la musique. »

Si les paroles de Beethoven s’appliquent aujourd’hui encore à tant d’exécutants qui passent journellement un certain nombre d’heures au piano pour mettre leur mécanisme à la hauteur des exigences de nos jours, c’est que leur système d’étude est incomplet.

Des principes élémentaires concernant le toucher font défaut dans l’enseignement du piano. Ils n’ont jamais été formulés avec la déduction logique :

Io.  des lois qui régissent l’art musical ;

IIo. des qualités et des imperfections de l’instrument ;

IIIo. des avantages et des désavantages de notre main dont les mouvements doivent être appropriés le mieux possible au maniement du clavier.

Tout enseignement du piano doit être commencé par une étude rationnelle du toucher, dans laquelle les notes, loin de se suivre comme les lettres d’un alphabet, formeront des groupes, on pourrait dire des mots. Cette étude assouplira les doigts, en leur communiquant une sorte d’intuition musicale, et évitera des erreurs qui sont, dès le début, un obstacle insurmontable à l’initiation musicale de l’élève. Chaque progrès acquis dans le mécanisme n’a de valeur que s’il rend aussitôt le jeu plus simple et plus expressif ; s’il n’amène pas, comme résultat immédiat, un progrès équivalent dans l’interprétation, son but est manqué.

Selon Helmoltz[2] le bruit se définit par des sensations auditives irrégulièrement mélangées ; les sons musicaux au contraire sont dus à une sensation simple et de nature régulière.

Entre le toucher des exécutants dont les uns font de la musique, les autres du bruit, la même distinction peut s’établir. Tandis que chez les premiers les mouvements sont ordonnés et réguliers, les seconds remuent les doigts et les mains avec désordre et irrégularité, quelle que soit la dextérité acquise ; il est même logique d’admettre que le désordre soit souvent augmenté par l’accroissement de la dextérité. Éviter cet écueil est le but de cette méthode.

Les lois du toucher, fixées dans leurs principes pour l’étude, transmettent, dans l’exécution des morceaux, non seulement une belle sonorité à chacun, mais donnent aussi au style une simplicité et une clarté qui assurent, après toute étude des notes consciencieusement faite, une interprétation juste. Ce résultat est d’autant plus précieux que l’étroite correspondance du pianiste et du musicien s’impose comme complément nécessaire du fait que, dans la hiérarchie des instruments : « le piano résume et concentre en lui l’art tout entier. »

MARIE JAËLL.
  1. Marx : « Anleitung zum Vortrag Beethovenscher Clavierwerke. »
  2. H. Helmholtz : « Théorie physiologique de la musique ». Traduit par Guéroult