Le Trésor (Maurière)

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Floréal1er mars (p. 97-98).

LE TRÉSOR


C’était le dur soir des étés secs où, dans le ciel uniformément rouge et poudreux, règne un soleil qui semble à jamais immobile. Toute l’équipe fatiguée attendait qu’il disparût derrière les frênes de la vallée. De la carrière, une colonne de poussière montait ; le cheval morne dormait debout, jusqu’au coup de fouet du réveil. Maître Tavernier, le propriétaire, remplaçait un ouvrier absent, et, de la manche, s’essuyait le front, tout trempé d’une sueur abondante de gros homme et de buveur :

Tout à coup, sa pioche rendit un son métallique. Une sorte de coffre rouillé apparut ; le couvercle disjoint laissa voir, dans un bâillement, un nid de monnaies verdâtres, où Tavernier crut distinguer un reflet jaune.

— Un trésor, pensa-t-il.

Le rêve des carriers se réalisait là, à ses pieds, à portée de sa main, qui en tremblait. Justement, il se trouvait embarrassé, la main-d’œuvre était chère ; la maison Tavernier ne paraissait pas des plus solides, et comme le client, de plus en plus, aime à s’adresser aux gros établissements, les affaires devenaient rares et difficiles.

Le premier geste de Tavernier fut de jeter un coup d’œil oblique autour de lui… Rien heureusement ne montrait que sa trouvaille eût été remarquée ; les pics retentissaient sur la pierre sonore comme une cloche, la poussière desséchante régnait et, sur la paroi éblouissante, des insectes humains s’accrochaient… Cependant Gravot, le contremaître, roulait vers lui sa brouette ; Tavernier l’aperçut de l’autre côté d’un buisson d’églantiers. À la hâte, il recouvrit la précieuse couvée, puis se dirigea vers son employé qui s’était arrêté, et pesamment jetait des pierres dans sa brouette. Il lui sembla que l’homme le regardait d’un air singulier…

Mais Tavernier avait les décisions promptes et bruyantes des manieurs d’hommes :

— Allons ! ce n’est pas tenable. Il fait trop chaud. On quitte le travail. Je ne veux pas qu’il arrive des accidents. Je paye une tournée.

Gravot toisa de nouveau le patron, puis, sans répondre, il siffla la cessation du travail. Surpris, les hommes levèrent les yeux vers la lèvre de la plaie que faisait la carrière au flanc du coteau. Tavernier répéta le signal.

— On quitte. Tout de suite. Rendez-vous chez la mère Magne.

Bien que l’ordre fut insolite, surtout de la part de Tavernier, les carriers rangèrent leurs outils, remirent leur gilet, et, traînant les pieds dans la poussière blanche, ils sortirent du chantier.

— Allons, Gravot, tu viens, dit le maître.

— Je finis ma brouettée… Je vous retrouverai.

— Bon sang de bon sang ! pensa Tavernier. Est-ce qu’il m’aurait vu ?

— Non, tout de suite, reprit le patron. Tu te ferais mal voir des autres. Quand je dis une chose, c’est une chose.

L’homme ne répondit pas, et quitta les lieux. Quand il fut parti, Tavernier s’assura que rien n’apparaissait de son trésor, puis il fit, des yeux, le tour de la carrière d’où montait une chaude haleine de four.

Les six hommes l’attendaient en bas. Il expliqua :

— J’ai fait une pas mauvaise affaire, ce midi, avec un entrepreneur de Troyes. Alors, faut que tous ils en profitent.

Et il frappa du poing pour appeler la mère Magne :

— On n’est-il pas des camarades ? reprit-il.

Il se sentait prêt aux fraternelles effusions. Au fond c’étaient de bons gars ces carriers ! La cordialité régnait. On entendait le petit bruit de cailloux roulés que fait le vin blanc quand il descend dans des gosiers desséchés. Sans doute, il fallait que l’affaire fût bonne : On n’avait jamais vu Tavernier aussi généreux. Mais le vin blanc chasse toute envie de réfléchir, le moment présent est bon, il faut jouir de l’aubaine. C’est la vie : une roche vous blesse un doigt, un copain paye un verre : tout s’arrange.

Quand il fut bien certain que ses hommes allaient raconter des histoires ou faire une manille jusqu’à la raide nuit, Tavernier paya la consommation et les laissa attablés.

La nuit descendait sur le hameau. Le long des haies, par les derrières des maisons, maître Tavernier s’en alla, en hâtant le pas. Comme il arrivait au coteau, il entendit gratter. Haletant, il écouta… Pas de doute : quelqu’un travaillait là-haut. Il se précipita.

Sur le trou, un homme à genoux, arrachait du sol le coffre précieux.

— Qu’est-ce que vous faites-là ? cria Tavernier, la voix étranglée.

L’homme surpris, s’était redressé, plaçant le trésor derrière lui.

— Gravot ! C’est toi ? Veux-tu me f… le camp d’ici !

— Quoi ? Ce qui est dans la terre, c’est à celui qui le trouve, je croirais. C’est-y moi qui ai déterré ça, oui ou non ? Fallait être le premier, ricana-t-il.

Tavernier ne répondit pas : gonflé de ses bonnes raisons, de son droit de propriétaire, outré de colère, il n’aurait pu parler, la fureur le faisait trembler.

— Ôte-toi de là ! ôte-toi de là, dit-il, ou je fais un malheur !

Gravot le repoussa brusquement.

Alors, comme un sanglier, le gros homme se jeta sur son contremaître qui ne put résister au choc et bascula. Mais Tavernier, emporté par son élan, tomba sur lui. Les deux hommes s’étreignirent en roulant sur le sol. Des pierrailles se détachèrent de la pente, sautèrent par saccades jusqu’au fond de la carrière, où « floc », elles firent, dans le fond, un sourd écho.

Enlacés, dans un monstrueux accouplement, avec des ahanements et des souffles rauques, ils se sentirent tout à coup dévaler la pente.

Au-dessous d’eux c’était l’abîme. Trente pieds, la roche nue…

— Si j’y vas, t’y vas, dit Gravot… Le magot ça sera pour les autres ! Tavernier raidit ses muscles dans un effort suprême, pour se dégager : c’était impossible. Leur sort était lié ; la lutte, fatalement, les entraînait à la mort… Tout mouvement les en rapprochait.

La tête écrasée sur le sol, crachant des gravats, le carrier râla ces mots :

— Partageons… Ça se fait toujours chez les carriers, maître Tavernier, vous avez fauté là. Fallait pas détourner les hommes. C’est-y dit ? on partage et on se lâche. Chacun moitié…

Gravot s’arrêta, essoufflé, écrasé par le poids de Tavernier… Sous eux, des pierres glissaient ; ils se sentaient au bord du précipice, n’osant plus se battre, ne voulant pas se lâcher, rivés à la terre, ils restaient immobiles ; seul leur souffle, dans la nuit, faisait un bruit rauque.

— Oui, dit Tavernier. C’est dit.

Ils se redressèrent sur les genoux, face à face, sans se lâcher, se défiant l’un de l’autre, craignant la traîtrise, la brusque poussée sur la pente, craignant aussi le glissement d’un bloc, l’écroulement du sol.

— Je te lâcherai en haut… Attention à remonter.

Enlacés toujours, rampant à tâtons comme une bête étrange, s’arc-boutant des pieds sans vouloir se lâcher, ils arrivèrent à la petite fosse ouverte, où bâillait le cercueil de métal… Là, sur la terre solide, ils se désunirent brusquement…

Alors, avec des précautions habiles d’hommes du métier, ils soulevèrent le coffre, en s’entr’aidant maintenant — puisque l’accord était fait — ils descendirent le coteau. Arrivés à la maison de Tavernier, ils entrèrent dans la remise aux outils. Ils y déposèrent le coffre au fond d’un réduit dont l’un prit la clef. L’autre eut celle de la remise. De cette façon aucun d’eux ne pouvait toucher au trésor sans que l’autre fût là.

Le lendemain même, ils partirent de bonne heure, le coffre bien caché au fond de la voiture. Ayant commencé la journée par le vin blanc qui faisait sonner de la joie dans leur tête comme des louis flamboyants dans une bourse, ils lançaient de petits bonjours aux gens qui allaient au travail — ils n’avaient pas trouvé de trésor, eux ! — et qui se disaient :

— Tiens, voilà une ribote qui commence !

— Tout de même, ce qu’on était bête, déclarait Tavernier. Valait-il pas mieux s’entendre !

— Ça c’est vrai, patron. Seulement, vous avez fauté, tout de même. Moi, je dis ce qui est, fallait pas détourner les copains !

— Mais imbécile, c’est entre sept qu’il faudrait partager aujourd’hui !

— Je parle de moi, patron. Les autres n’étaient pas là, vu qu’ils étaient en bas ; ils n’avaient rien à voir, conséquemment.

Et il hochait sa tête, emmanchée d’un long cou, qui, comme un marteau, tapait sur cette idée avec obstination.

Enfin, arrivés à la ville, ils cherchèrent des antiquaires. Un vieux juif en calotte examina le coffre et les monnaies, mélangées à de la terre.

— C’est vieux, allez ! C’est au moins du temps de César ! dit Gravot.

L’homme regardait à la loupe, fouillait, hochait la tête, puis il fit la moue.

— Rien. Ça ne m’intéresse pas.

— Rien ? Quoi, rien ? Un trésor, que c’est du temps des guerres, que ç’a été trouvé dans la terre, à au moins trente pieds ! s’écria Tavernier.

Il donna un coup de coude à Gravot pour que celui-ci ne le démentît pas ; puis il continua :

— On sait ce que ça vaut. On les a montrés à un expert, avant de venir ici, vous comprenez. Combien que vous en donnez ?

— Cinquante francs, si vous voulez, à cause du coffre. Les monnaies de bronze de Constantin et de Fausta… C’est aussi rare que des gros sous de Badinguet.

— Cinquante francs ! Cinquante francs ! Tiens, tiens, Gravot, ramasse ça. Fiévreusement, le carrier remit les pièces dans le coffre et ils sortirent indignés.

— Pour un peu je l’aurais étranglé ce vieux filou. Faut-il qu’il y en ait du monde malhonnête !

La colère de Gravot sortait en grands gestes. Tout vibrant, il frappa à la porte d’un brocanteur qui, lui, ne leur offrit rien du tout !

Chez le conservateur du musée, ils restèrent une bonne demi-heure : curieusement, un vieux monsieur blanc et barbu examinait une à une les monnaies et lisait tout haut les inscriptions. Après quoi il leur dit :

— Je vous eusse acheté volontiers tout ce lot, mais je n’ai pas de crédits. Allez donc voir M. Mazeray, l’avoué, qui aime la numismatique.

M. Mazeray reçut les deux carriers.

— Alors, voilà. C’est un trésor qu’on a trouvé, dit Tavernier. On nous en a offert déjà deux mille francs. Mais ça vaut davantage. Alors…

— Deux mille francs ! Deux mille francs ! Mais, mes bons amis, dépêchez-vous d’aller retrouver ce fou !

Et il les poussa dehors.

— Je te disais bien, ronchonna Gravot, tu vas trop fort. Peut-être qu’en demandant moins…

— En demandant moins ! Ça vaut-il ça, oui ou non ? Parle, alors, toi !

Ils se chamaillèrent le long du chemin. Le lourd coffre pesait au bras de Tavernier. À la fin de la journée, ayant vu tous les antiquaires de la ville, ils trouvèrent un amateur pour cent francs : et c’est avec un soupir de soulagement qu’ils lui remirent le fameux trésor.

Puis ils revinrent vers le village, ayant mangé et bu si bien, que du trésor il ne restait rien ou à peu près, à leur retour. Mais ils s’attendrissaient sur eux-mêmes :

— Dire qu’on se serait quasiment battus pour ça, gémissait Tavernier.

— Et qu’on aurait pu se tuer ! T’avais fauté, c’est vrai ; fallait pas détourner les copains… Mais ça fait rien, ce qu’on était bêtes !

— Et silence là-dessus, dit Tavernier, levant le cou, solennel.

— Tu parles ! dit Gravot plein de la gravité du secret.

Le silence qu’ils devaient garder augmenta pour eux l’importance de la trouvaille. Ils avaient tout de même découvert un trésor ! Ça fait époque dans la vie.

C’était une grosse chose, trop grosse dans la vie d’un carrier pour qu’on ne la laissât pas transpirer. Est-ce par les femmes, par les confidences de cabaret ? Mais on sut que Maître Tavernier avait, à des profondeurs de quinze pieds, rencontré un coffre plein d’or… On le dit requinqué ; on lui fit crédit pour l’achat d’une scie mécanique ; il augmenta sa carrière ; ses affaires prospérèrent. Et il ne proteste qu’en goguenardant lorsque, tout en lui tapant sur le ventre, on lui glisse dans l’oreille : Hein, sacré veinard, tout de même ! sans le trésor !

Il n’y a que Gravot qui répète :

— Tout de même, on aurait dû partager. Le patron il a fauté !

Mais on le soupçonne fort d’avoir eu sa part ; une certaine considération en rejaillit sur lui. Il va marier avantageusement sa fille, et la morale de tout ceci c’est qu’il n’est pas nécessaire d’avoir un trésor si les autres croient que vous en possédez un.

Gabriel MAURIÈRE.