Le Virgile travesti (éd. 1889)/Livre II

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Librairie de la Bibliothèque Nationale (p. 76-152).

Sitôt que Didon eut dit : « Chut ! »
Chacun fit silence et se tut
La pauvre reine embéguinée
Des rares qualités d’Enée,
Rongeant les glands de son rabat,
Sur lui, de grabat à grabat,
Décoche quantité d’oeillades
Propres à faire des malades.
Lui qui n’est pas un innocent,
Pour une en rend un demi-cent.
Le brave seigneur, pour se taire,
Et pour n’avoir tel conte à faire,
Eût donné ce qu’on eût voulu ;
Mais Didon l’avait résolu.
Souvent de la bonne princesse
La raison n’était pas maîtresse :
Puis, quoiqu’animal plein d’appas,
On dit qu’une femme n’a pas
Au cul ce qu’elle a dans la tête ;
Si le proverbe est malhonnête,
Au premier avertissement
On le peut rayer aisément.
Revenons à messire Enée
Voyant que la reine obstinée

Prenait plaisir à se brûler,
Et ne pouvant plus reculer,
Il se releva la moustache,
S’ajuste en son lit, tousse et crache,
Puis, se voyant bien écouté,
Il dit avecque gravité :
"O mon Dieu ! la fâcheuse chose
Que votre majesté m’impose !
C’est justement m’égratigner
Un endroit qu’on fera saigner.
Voulez-vous donc que je vous die
La pitoyable tragédie
Dont les Grecs furent les auteurs
Et les sanguinaires acteurs ?
Est-il possible que l’on croie
Les étranges malheurs de Troie,
Dans lesquels j’ai si bonne part ?
Est-il Dolope assez pendard,
Myrmidon, d’Ulysse gendarme,
Qui soit assez chiche de larme
Pour n’en verser pas un petit
A ce pitoyable récit ?
Mais la nuit est bien avancée,
Elle s’en va bientôt passée ;
Vos lampes tirent à la fin,
Et pour moi, sans faire le fin,
Je dormirais de bon courage,
Sans le sot conte où l’on m’engage.
Vous-même vous dormiriez bien ;
Outre que tous ces gens de bien
Ont peine à soutenir leur tête,
Et, sous quelque prétexte honnête,
Voudraient bien qu’il leur fût permis
D’être dans leur lit endormis."
Didon dit : "Vous avez beau dire ;
Haranguez vitement, beau sire,
Sans tant tourner autour du pot."
Aeneas dit : "Je suis un sot,
Et vous allez être servie.
Quoiqu’

Hector eût perdu la vie,
Les assiégés faisaient si bien
Que les Grégeois ne faisaient rien
Que se lasser et se morfondre.
Tout semblait les vouloir confondre,
C’est-à-dire rendre confus.
Les Troyens leur faisaient refus
De leur rendre madame Hélène.
De s’en retourner à Mycène,
Tous délabrés et tous pieds nus,
Plus vite qu’ils n’étaient venus,
Ils ne s’y pouvaient bien résoudre ;
Mais aussi d’en vouloir découdre,
Quoiqu’ils fussent très belliqueux,
Avec gens qui l’étaient plus qu’eux,
Etant lassés de tant d’années,
Et maltraités des destinées,
Ils y trouvaient quelque danger.
Gens qui savent leur pain manger
Savent bien aussi se défendre ;
Tellement que, bien loin de prendre
Vengeance du rapt de Pâris,
Ils couraient risque d’être pris.
Leurs soldats, dans leurs palissades,
Avaient visages de malades,
Et les nôtres, dans leurs maisons,
Etaient gras comme des oisons.
Tout leur camp était en désordre :
On n’y faisait que s’entre-mordre ;
Leurs capitaines et soldats
S’accordaient comme chiens et chats.
Qui n’eût donc parié leur perte,
Nous attaquant de force ouverte ?
Mais ils s’avisèrent enfin
De vouloir jouer au plus fin :
Ils y trouvèrent mieux leur compte,
Et par là nous eûmes la honte
De nous voir réduits aux abois
Par un simple cheval de bois.
Il plut donc à la Destinée

Qu’ils fissent une haquenée
(Si vous voulez, cheval de pas,
Lequel des deux n’importe pas).
Par ce prodigieux ouvrage,
Ida perdit tout son ombrage ;
Tous ses sapins prirent le saut,
Ou, pour le moins, bien peu s’en faut.
Pallas même y prit la cognée,
Pour faire de l’embesognée,
Aussi fut ce maître dada
Aussi grand que le mont Ida.
Je ne sais comment diable ils firent :
Dans ce grand cheval ils bâtirent
Toutes sortes de logements,
Sans oublier des aisements ;
Puis, de munitions et d’armes,
Et de leurs plus hardis gendarmes,
Tous altérés de notre sang,
Ils emplirent le vaste flanc
De cette bête à large échine.
Que maudite soit la machine,
Et le vilain qui l’inventa,
Et la femme qui l’allaita,
Et le mari de cette femme,
Et toute sa famille infâme ;
Et, pour n’en faire à tant de fois,
Les Grégeoises et les Grégeois !
Ayant donc fait ce grand colosse,
Cette prodigieuse rosse,
Qu’ils disaient, pour couvrir leur jeu,
Etre une offrande ou bien un vœu
Pour leur prompt retour dans la Grèce,
Qui diable eût deviné la pièce,
Et que ses larges intestins
Eussent des soldats clandestins,
Et tant de belle infanterie,
Ou bien plutôt cavalerie,
Puisqu’ils étaient tous à cheval ?
Nous crûmes donc ce bruit fatal,
Et que l’ennemi faisait gille,

Sans plus songer en notre ville ;
Et de fait, une belle nuit,
Ils gagnèrent, sans faire bruit,
Une petite île célèbre
Par notre aventure funèbre,
De qui Ténédos est le nom,
Autrefois riche et de renom,
Mais, depuis cette longue guerre,
Une très malheureuse terre,
Où le moindre petit vaisseau
A peine se fournirait d’eau.
Là, leur flotte s’étant cachée,
Chacun voulut voir la tranchée
Et ce fameux camp d’où sortaient
Ceux qui si souvent nous battaient
Petits et grands, remplis de joie,
Portèrent leur nez hors de Troie,
Et visitèrent les quartiers
Dont ils se pensaient héritiers.
On s’entr’apprend, on s’entre-montre
Ici se fit telle rencontre,
Et là se fit un tel combat.
Chacun bien du pays y bat,
Chacun y dit sa ratelée :
Là campait le fils de Pélée ;
Là le Dolope et Myrmidon.
Mais tous admirèrent le don
Par eux fait à Pallas la sage,
Comme entreprise de courage.
La peste ! comme on le brûlait,
Si l’on eût su qu’il recelait,
Pressés comme harengs en caque,
Par la ruse du roi d’Ithaque,
Des Grecs les plus hardis soudards,
Armés de piques et de dards !
Thymère, pour faire l’habile,
Dit : "Il le faut mener en ville,
Et que ce colosse si beau
Serve d’ornement au château."
Voilà ce qu’avança le traître,

Soit qu’il fût, comme tout peut être,
Par nos ennemis suborné,
Ou que le sort l’eût ordonné.
Capis et les têtes plus saines
Lui dirent : "Vos fièvres quartaines !
Il faut bien plutôt le brûler,
Au lieu de l’y faire rouler.
Le grand Jupiter nous en garde !
Que savons-nous ce qu’on nous garde
En ce gros ventre rebondi ?
Encore une fois, je le dis,
Ou je suis d’avis que l’on sonde
Cette machine si profonde,
Ou, qu’avec de beaux charpentiers,
On me la mette par quartiers,
Ou qu’on lui donne la fumée
Avec paille mal allumée :
Les plus pressés éternueront,
Et les autres découvriront.
Grèce, ainsi sottement enclose,
Nous coûtera fort peu de chose,
Et nous la pourrons étouffer
Et du même temps nous chauffer."
En cet embarrassant rencontre,
L’un fut pour et l’autre fut contre.
Là-dessus Laocoon vint,
Suivi de Troyens plus de vingt,
Et, s’approchant de l’assemblée,
Il cria d’une voix troublée :
"La peste vous casse le cou !
Je crois que tout le monde est fou,
Ou pour le moins en rêverie.
Quand vous auriez une écurie
Bastante pour tel animal,
L’y recevoir vous feriez mal.
Tout ceci n’est qu’un artifice.
Je connais trop l’esprit d’Ulysse,
Pour croire que ce fin matois
Ait ainsi dépensé du bois
Seulement pour nous faire rire.
Cet ouvrage que l’on admire

Est quelque tour de l’ennemi,
Dangereux en diable et demi.
Le Grec, opiniâtre en mule,
Afin de mieux sauter recule ;
Défions-nous de ses présents,
Très dangereux, quoique plaisants.
Croire sottement leur retraite,
C’est avoir la tête mal faite :
Cette grande masse de bois,
Cet ouvrage de tant de mois,
Ce cheval à la riche taille,
Vient reconnaître la muraille.
Dans son ventre, pour nos péchés,
Soldats sont peut-être cachés,
Qui, nous ayant coupé la gorge,
Gais comme des pourceaux dans l’orge,
Ou bien qui pissent dans du son,
D’une pitoyable façon
De tous nos biens feront ripaille.
Pour moi, je n’attends rien qui vaille
Du Grec devenu libéral,
Ni de ce grand vilain cheval."
Cela dit, d’une lance gaie,
Il fit au cheval une plaie.
Son vaste ventre en retentit ;
Plus d’un Grégeois en émeutit,
Car on a su depuis la chose.
Certes ce ne fut pas sans cause :
Ulysse a confessé depuis
Que ce coup lui fit un pertuis
Droit au beau milieu de la panse ;
Il en fut quitte pour la transe,
Et pour s’écrier : « Je suis mort ! »
Dont un chacun le blâma fort.
Il voua plus d’une chandelle
Pour l’avoir échappé si belle.
Plus avant de quatre ou cinq doigts,
Monseigneur le cheval de bois
Allait servir de feu de joie
A la délivrance de Troie.

Ilium encore serait,
Et le bon Priam régnerait.
Mais la fatale Destinée
Avait notre perte ordonnée,
Et les habitants du cheval
Eurent plus de peur que de mal.
Un grand bruit fit tourner la tête,
Et laisser cette grande bête
A tout ce peuple irrésolu.
Une jeune homme de coups moulu,
Et lié d’une grosse corde,
Criant bien fort miséricorde,
Par les pâtres qui l’avaient pris,
A grande rumeur et grands cris,
Etait amené vers la ville.
Ce Grec, des Grecs le plus habile,
Et le plus propre à décevoir,
S’était premièrement fait voir,
Et puis après laissé surprendre,
Résolu de se faire pendre
En homme d’honneur, sans crier,
Ou, par un tour de son métier,
De donner notre pauvre Troie
A ses concitoyens en proie.
Ces pâtres s’empressaient beaucoup,
Pensant avoir fait un beau coup :
Hélas ! de ce beau coup qu’ils firent,
Comme nous ils se ressentirent.
Ils mirent donc devant le roi
Ce prisonnier tout hors de soi,
Ou du moins qui feignait de l’être.
Chacun s’approche de ce traître ;
A force de s’entre-pousser,
On pensa le roi renverser.
Le matois, tout couvert de larmes,
A l’aspect de tant de gendarmes
Qui demandaient à le berner,
Fit semblant de s’en étonner
Priam, des hommes le plus sage,
Afin de lui donner courage,

Le délia, le rassura,
Et tout le monde conjura
Qu’on ne lui fît nulle incartade.
Il en reçut une embrassade
Entre le pied et le genou ;
Car de se jeter à son cou,
Le drôle savait trop son monde.
Notre bon prince, à l’âme ronde,
Faisait si peu du quant-à-moi
Que quand il eût fait, sur ma foi,
Quelque chose encore de pire,
Le bon roi n’en eût fait que rire.
Le Grec, par ce trait de bonté,
Parut comme ressuscité,
Et puis (admirez son adresse,
Et jugez par cette finesse
Combien les Grecs sont dangereux),
Il dit, faisant bien le pleureux :
"Hélas ! hélas ! en quelle terre
Ne trouverai-je point la guerre,
Si je suis des amis chassé
Et des ennemis menacé ? "
Là-dessus il se mit à braire.
Priam, prince très débonnaire
Sitôt qu’il le vit braire ainsi,
Se mit bien fort à braire aussi.
Quelques Troyens, voyant leur maître
Braire autant et plus que ce traître,
Afin de faire bien leur cour,
Se mirent à braire à leur tour.
La pleurerie étant cessée,
Et toute colère chassée
Par cette lamentation,
Chacun en eut compassion.
On l’exhorta de ne rien craindre,
Et de nous déclarer sans feindre
Quel rang chez les Grecs il avait,
Et tout ce que d’eux il savait.
Lors, les mains vers le ciel haussées,
Que les cordes avaient blessées,

Il dit en soupirant : "Sinon,
Si je m’en souviens, est mon nom ;
Malgré fortune qui m’accable,
Quoique malheureux, véritable,
Je le fus jadis, je le suis,
Et serai toujours si je puis.
Du grand Palamèdes l’histoire
Vous doit sans doute être notoire :
Son père, le brave Bélus,
Valait son pesant d’or et plus ;
Sa femme était dame Elisenne.
L’avocat du roi de Mycène
Etait son père ; il avait nom
Aulides, homme de renom,
Et sa tante, dame Dorie."
Priam dit : "Laissons, je vous prie,
En repos ce Palamèdes,
Sa femme et son père Aulides,
Et nous racontez votre vie
Sans tant de généalogie.
— Bien, dit le traître, et grand merci."
Et puis il poursuivit ainsi :
"A cause qu’il blâmait la guerre
Qu’on venait faire en cette terre,
Il fut des plus grands mal voulu,
Par lesquels il fut résolu
Qu’on en dépêcherait le monde.
Ulysse, en qui malice abonde
Autant qu’en un singe vieilli,
L’empoisonna dans du bouilli ;
On dit une poule bouillie,
Autres disent de la bouillie :
Je ne sais pas en quoi ce fut,
Mais tant y a qu’il en mourut.
J’en eus affliction mortelle,
A cause de la parentèle,
Outre qu’étant très pauvre né,
Mon bon père m’avait donné
Pour page à cet aimable maître :
Il me voulait du bien, pour être

Et mon parent et mon parrain.
Je ne pus cacher le chagrin
Qui paraissait trop sur ma face ;
Je fis menace sur menace :
Le méchant Ulysse en eut peur.
On savait que j’avais du cœur :
J’avais, dès mes jeunes années,
Plusieurs bonnes preuves données
Que je savais tirer du sang,
Couper un bras, percer un flanc,
Et faire une capilotade
De qui m’eût fait une incartade.
J’avais cent fois, dans le sang chaud,
Juré dans notre camp tout haut
Que je voulais faire une botte,
Après le retour de la flotte,
Contre ce traître empoisonneur,
Que j’appelais larron d’honneur.
Le méchant sut bien me le rendre,
Ainsi que vous allez apprendre.
Il corrompit monsieur Calchas,
Dont tous les Grecs faisaient grand cas,
Et dont je ne fis pas grand compte,
Comme vous verrez par mon conte.
Ce Calchas était un bigot
Pire que Goth ni Visigoth,
Un grand faiseur de sacrifices,
Grand immolateur de génisses ;
Passe encore, mais il faisait
Immoler ceux qu’il lui plaisait.
Ce bon devin, ami du crime,
M’ayant marqué pour sa victime,
A la prière d’Ulysses,
Sans doute un vrai diable en procès,
Admirez un peu ce qu’ils firent
Et l’étrange chemin qu’ils prirent
Afin de me faire mourir.
Ils firent sourdement courir
Plusieurs bruits parmi le vulgaire.
Mon ennemi ne sortait guère

Qu’accompagné de ses valets
Avec dagues et pistolets.
Mais qu’est-ce que je vous lanterne
Qu’attendez-vous qu’on ne me berne ?
Et, si c’est trop peu de berner,
Qu’attend-on à m’assassiner ?
De quoi vous importe une vie
De tant de malheurs poursuivie ?
Que vous importe si Sinon
Est maltraité des Grecs ou non ?
Sans doute Ulysse le perfide,
Les Grecs et l’un et l’autre Atride
Seront bientôt les grands amis
De ceux qui m’auront à mort mis.
Faites-moi donc vitement pendre ;
J’enrage quand il faut attendre.
Mon estomac vous fait beau jeu.
Vous n’avez qu’à pousser un peu."
Le traître, par cet artifice,
Ajoutait poivre sur épice
Au chaud désir que l’on avait
D’apprendre ce qu’il controuvait.
On le caresse, on l’amadoue ;
Notre roi le baise à la joue :
Le bon seigneur aimait surtout
Les contes à dormir debout,
Et, pour écouter une histoire,
Il eût, sans manger et sans boire,
Demeuré tout le long d’un jour.
Nous tous, assemblés alentour,
Avions pour le moins même envie
D’apprendre cette belle vie.
Le drôle, qui le voyait bien,
Feignant de ne craindre plus rien,
Pria qu’on lui donnât à boire,
Pour mieux achever son histoire ;
Priam quêta parmi nous tous
Environ quinze ou seize sous.
Tandis qu’on alla quérir pinte,
Il reprit son histoire feinte,
Et

 nous dit. "Les Grecs confondus,
Ou, si vous voulez, morfondus
Devant vos vaillantes murailles,
N’avaient plus que des cœurs d’ouailles
Au lieu de leurs cœurs de lions.
Eux qui, de plusieurs Iliums
Eussent cru la conquête aisée,
Voyaient leur puissance épuisée
Devant une seule Ilium.
D’infortunes un million,
Peste, famine, et tant de pertes
A souffrir, outre les souffertes
Par les soldats de Priamus,
Les rendaient certes bien camus.
Les soldats et les capitaines
Tournaient la tête vers Mycènes,
Soupiraient après le retour
Qu’ils espéraient de jour en jour.
Les chefs, sans crédit ni puissance,
Les soldats, sans obéissance,
Les uns et les autres tout nus,
Mal payés et mal reconnus,
Emplissaient le camp de murmures,
Au général disaient injures ;
Le moindre petit froid-au-cul
Maudissait cent fois le cocu,
Comme aussi sa putain de femme,
Qui causait cette guerre infâme.
Si l’on leur en disait un mot,
Ils disaient : « Vous êtes un sot. »
Cent fois le camp plia bagage,
Et cent fois un cruel orage,
Qui ne promettait que la mort,
Retint les navires au port,
Entre autres, la rude tempête,
Et comme elle troubla la fête
Que l’on fit quand, après six mois,
Fut fini le cheval de bois !
Nos tentes furent renversées,
Nos nefs dans le port fracassées ;

Tout le vin du camp fut gâté,
Et tout le camp si maltraité
Que chacun y fit sa prière,
N’attendant que l’heure dernière.
Qu’on eût eu bon marché de nous,
Et qu’il y faisait bon pour vous !
Les vaillants autant que les lâches
Pleuraient partout comme des vaches.
On n’entendait que des hélas !
Le franc cocu de Ménélas
Trembla bien fort en chaque membre,
Voyant le tonnerre en sa chambre
Qui son pot de chambre rompit :
Il en pissa de peur au lit.
On s’assemble sur ce prodige,
On s’en étonne, on s’en afflige
Le pot de chambre visité,
On trouva qu’il avait été
Bien et dûment frappé du foudre :
Cela fit le conseil résoudre
D’envoyer vers monsieur Phébus,
Qui ne parle que par rébus.
On choisit le sieur Eurypyle,
Homme en pareil cas fort habile,
Qui partit dès le lendemain
Pour Délos, bourdon à la main.
Voici, par une sarbacane,
Ce que lui dit, en voix de cane,
La prophétesse, après avoir
Sur le trépied fait son devoir,
C’est-à-dire, nue en chemise,
S’être longtemps tenue assise,
Ses deux jambes écarquillant :
Cela lui rend le sang bouillant,
Et lui fait bien enfler la gorge,
Tant le Dieu dont elle regorge
Lui rend le dedans confondu
Jusqu’à tant qu’elle l’ait rendu.
Mais, bien mieux que moi qui trop cause,
Vous savez peut-être la chose.

Voici ce qui fut rapporté
De la part du dieu consulté :
"Devant que de vous mettre en voie
Pour venir camper devant Troie,
Il vous a fallu sang humain
Pour vous rendre le ciel humain ;
Votre heureux retour en la Grèce
Doit s’acheter en même espèce :
Une vierge il vous a coûté ;
Un homme doit être traité,
Sans différer, de même sorte,
Ou que le diable vous emporte,
Ce qu’assurément il fera,
Car tel est notre…" et caetera.
A cet oracle épouvantable,
On vit bien que le misérable
Ne pouvait être autre, sinon
Le pauvre infortuné Sinon.
Calchas, étant ami d’Ulysse,
Et de plusieurs crimes complice,
Et parce que c’était Calchas
Qu’on consultait en pareil cas,
Ulysse en public lui demande
Qu’il déclare tout haut l’offrande
Dont on doit apaiser les Dieux.
L’hypocrite, baissant les yeux,
Conjure que l’on lui pardonne
S’il ne veut déclarer personne,
Et qu’il aime bien mieux mourir
Que de faire un homme périr.
Ulysse l’en blâme ; il s’en fâche.
Ulysse l’en presse ; il se cache,
Durant dix jours ne paraît plus,
Chez le même Ulysse reclus.
Un jour, comme par violence,
Ulysse l’amène en présence
Des princes grégeois assemblés,
Tant de son absence troublés
Que de prodiges à centaines
Qui leur causaient fièvres quartaines.

L’ayant donc ainsi ramené,
Faisant bien fort du mutiné,
On lui fait la même prière ;
Il la refuse tout entière.
Ulysse l’appelle vaurien,
Astrologue, magicien,
Et prédiseur de choses fausses.
Calchas dit : "Ils sont dans vos chausses ;
Mais, pour le salut de nous tous,
Et non pas pour l’amour de vous,
Celui qu’il faut qu’on sacrifie,
Et que son corps on cendrifie,
S’appelle…" Hélas ! il me nomma,
Ou bien plutôt il m’assomma.
Chacun connut bien la malice
Du devin Calchas et d’Ulysse,
Et comme on jouait tout cela ;
Chacun pourtant s’en consola,
Chacun songeant qu’il pouvait être
Ainsi que moi nommé du traître,
Et que le sort sur moi jeté
Les mettait tous en sûreté.
Un sacrificateur m’empoigne
Et sur moi se met en besogne :
M’ayant bien aromatisé,
Et purgé, saigné, ventousé,
On mit plus d’une savonnette
A me rendre la peau bien nette ;
On me peigna, lava, rasa,
On m’ajusta, poudra, frisa,
Et ma tête, ainsi testonnée,
D’un chapeau de fleurs fut ornée.
On dit qu’il me faisait beau voir.
Je feignis de tout mon pouvoir
De prendre en gré le sacrifice
Et d’aller content au supplice ;
Je vous le confesse, pourtant,
Jamais il ne m’ennuya tant.
(Le ciel d’un pareil mal vous garde ! )
Or on fit si mauvaise garde

Que je me sauvai finement,
Il ne vous importe comment.
Je ne sais rien de ce qu’ils dirent,
Ni des grandes clameurs qu’ils firent ;
Mais je sais que, faute de pain,
Je pensai bien mourir de faim.
Ma fuite ayant été secrète,
Je fis à l’aise ma retraite
Et me cachai dans des roseaux,
D’où, jusqu’à tant que nos vaisseaux
Eussent éloigné le rivage,
Je ne bougeai, comme homme sage.
Ma foi, j’étais bien affligé,
Tant de mon père fort âgé,
Dont je ne verrais plus la face,
Que de mon orpheline race,
Sur laquelle mes ennemis,
D’un crime qu’ils n’ont point commis,
Dont je suis innocent moi-même,
Par une barbarie extrême,
Voudront, par Ulysse irrités,
Exercer mille cruautés.
Ayez donc pitié, je vous prie,
D’un pauvre malheureux qui crie,
Et ne lui donnez point la mort,
En quoi vous l’obligerez fort.
Je vous conjure par Hécube,
Votre belle et chère succube,
D’avoir compassion de moi.
— Aussi ferai-je en bonne foi,
Lui dit Priam ; mais, en revanche
De vous avoir, de ma main blanche,
Désembarrassé des liens
Dont vous ont garrotté les miens,
Faites-nous savoir l’origine
De cette puissante machine,
Et si c’est pour bien ou pour mal
Qu’ils ont bâti ce grand cheval ;
Si c’est machine pour combattre,
Ou si ce n’est que pour s’ébattre ;
Si

 c’est une dévotion ;
Enfin quelle est l’intention
De nos ennemis et des vôtres,
Puisque je vous reçois des nôtres."
Sinon dit : "C’est bien la raison,
Et, sans commettre trahison,
Je puis vous découvrir l’affaire,
Quand je devrais aux Grecs déplaire :
Ce sont gens qui ne valent rien,
Et, de vrai, vous m’entendez bien.
Vous êtes un roi magnanime,
De qui chacun fait grande estime,
A qui je suis de tout mon cœur
Très obéissant serviteur.
O grand Jupiter ! grand Neptune !
Luisant Soleil ! obscure Lune !
Puissants Dieux qui m’avez sauvé
Comme on allait chanter salve !
Et vous mort qui me vouliez prendre,
Si j’eusse voulu vous attendre !
Couteau qui m’eussiez égorgé,
Si je n’eusse pas délogé,
Action qui, malgré l’envie,
Est la plus belle de ma vie !
Feu sacré pour qui j’ai tremblé !
Sacrifice par moi troublé
Très prudemment par mon absence !
(Hélas ! je tremble quand j’y pense ! )
Bandelette, saint ornement
Qui m’importunait grandement !
Fleurs dont ma tête fut ornée,
Ou, pour mieux parler, étonnée !
Enfin tout ce que le grec feint
A d’inviolable et de saint !
Vous-mêmes, Grecs, amis du crime,
Qui m’avez choisi pour victime
Comme si j’eusse été taureau !
Vous aussi, Calchas, mon bourreau !
Je vous appelle en témoignage
Qu’aujourd’hui Sinon se dégage

Du serment de fidélité
Envers ceux qui l’ont maltraité ;
Et, puisque Priam le protège,
Que, sans passer pour sacrilège,
Il peut révéler vos secrets,
Dût-il causer mille regrets
Au grand fils de putain d’Ulysse !
Que vous et lui le ciel punisse,
Et vous fasse choir sur le chef
Bientôt quelque horrible méchef !
Mais j’espère, pour récompense
D’un secret de telle importance,
Une charge en votre maison."
Priam dit : "C’est bien la raison ;
Oui, de bon cœur je vous la donne.
Vous serez meneur d’Ilione,
Son quinola, son écuyer."
Sinon dit : « C’est trop me payer. »
Puis il nous dit : "Notre patrie
Eut toujours grande idolâtrie,
C’est-à-dire dévotion,
Pour Pallas, et la nation
L’a toujours eue assez propice
Jusqu’au temps que le chien d’Ulysse,
De Diomède accompagné,
Pensa qu’il aurait tout gagné,
Si, par quelque bon stratagème,
Et par quelque tout de Bohême,
Ils tiraient le Palladium
Hors des murs de votre Ilium.
Comme ils le dirent, ils le firent ;
Mais bientôt ils s’en repentirent.
Ce fut un fort beau coup de main ;
Mais, par malheur, de sang humain
L’image de Pallas volée
Par quelqu’un d’eux fut maculée,
Dot fut bien plus qu’on n’eût pensé
Le saint simulacre offensé.
Sitôt qu’on découvrit sa face,
Elle nous fit une grimace
Qui

 ne nous promit rien de bon.
Au très prudent Agamemnon
Elle fit la moue et la figue,
De quoi ce grand chef de la ligue
Garda, de honte et de dépit,
Durant quatre ou cinq jours le lit.
Sueur de sang découla d’elle,
Chose qui n’est point naturelle,
On vit ses yeux étinceler,
Et d’elle on sentit exhaler
Odeur qui n’était pas divine.
Elle branla sa javeline,
De sa palme le nez brida
A qui de trop près l’aborda ;
Enfin elle fit tant la bête
Qu’elle nous embrouilla la tête.
Calchas, là-dessus consulté,
Jura qu’on avait tout gâté,
Qu’il fallait retourner en Grèce,
Faire un camp nouveau pièce à pièce,
Lever vitement des gens frais,
Et revenir, sur nouveaux frais,
De plus belle faire la guerre ;
Mais qu’il fallait en cette terre
Bâtir ce grand cheval de bois,
Ce que l’on pouvait en six mois,
Pour faire à Pallas une offrande ;
Qu’il la fallait faire ainsi grande,
Afin qu’on ne la pût rouler,
Faire avancer ni reculer,
Entrer par porte ni muraille ;
Enfin la faire d’une taille
Effroyable pour sa longueur,
Largeur, hauteur et profondeur,
Afin qu’étant tout immobile,
Elle ne pût entrer en ville.
Car voici ce que dit Calchas,
Et de ceci faites grand cas :
"Si cette monstrueuse bête,
Au lieu d’être reçue en fête

Et d’être en vénération,
D’effet ou bien d’intention,
Est, je ne vous dis pas brisée,
Je dis seulement méprisée,
Les Troyens s’en repentiront
Et les bouts des doigts s’en mordront,
Et nous ferons bientôt de Troie
Un très horrible feu de joie."
Car des Dieux il est arrêté
Qu’étant reçue en la cité,
Votre cité bientôt, par guerre,
Sera maîtresse de la terre,
Et les tout-puissants Phrygiens
Verrontles les Grecs dans leurs liens."
Voilà ce que de lui nous sûmes,
Ce que, trop idiots, nous crûmes ;
A cause que la chose plut,
On crut de lui ce qu’il voulut.
Quand il en eût dit davantage,
Priam, trop bon et trop peu sage,
Eût tout pris pour argent comptant.
Mais qui n’en aurait fait autant,
Tant son éloquence eut de charmes
Et tant purent ses fausses larmes ?
Moi-même, qui vous dis ceci,
Comme un sot je le crus aussi.
Ainsi ce que le fin Ulysse
N’a pu faire par artifice,
Ce que Diomède n’a pu,
Ni le Péléide invaicu,
Ce qu’enfin, durant dix années,
Les troupes de Grèce amenées
Ont tâché sous Agamemnon,
Fut lors achevé par Sinon.
Cas étrange autant qu’il peut être
Appuya les discours du traître :
A Neptune, le dieu de l’eau,
Laocoon, d’un grand taureau
Faisait un dévot sacrifice ;
Mais il ne lui fut pas propice.

Nous vîmes bien loin dans la mer
Je ne sais quoi, qui, sans ramer,
S’approchait de grande vitesse.
Chacun s’entre-demanda : qu’est-ce ?
Mais bientôt après chacun vit
(Ce qui grande frayeur nous fit)
Deux serpents à la riche taille
Venant à nous comme en bataille
Depuis l’île de Ténédos,
Armés d’écailles sur le dos.
Du seul mouvement de leur queue,
Ils allaient sur la plaine bleue
Aussi vite que l’aurait pu
Nef à qui le vent souffle au cul.
Ils avaient une rouge crête
Sur leur épouvantable tête ;
En nous regardant ils sifflaient,
Et les yeux leur étincelaient.
Ils se saisirent du rivage,
Qu’on abandonna sans courage ;
Puis ces vénérables serpents
Faisant grands sauts, et non rampant,
De Laocoon s’approchèrent,
A ses deux enfants s’attachèrent,
Et de ses deux enfants si beaux
Ne firent que quatre morceaux.
Il vint avec sa hallebarde :
Un des serpents sur lui se darde,
De cent plis l’ayant garrotté
(Ils avaient le coup concerté) ;
De sa queue, avec grande adresse,
L’autre lui donna sur la fesse.
Ayant honnêtement fessé,
Le patient fut embrassé
Par lui de pareille embrassade
A celle de son camarade,
Lequel à son tour le pilla,
Le déchiqueta, mordilla
D’une épouvantable manière,
Tant par-devant que par-derrière.

Ses bras faisaient de vains efforts
A déprendre ces sales corps
Joints au sien par plusieurs ceintures
Plus cruelles que des tortures :
Mais ils le tenaient si serré
Que le pauvre désespéré,
Voyant qu’il n’y pouvait rien faire,
Se mit à pleurer, puis à braire.
Il s’en acquitta dignement :
Ainsi mugit horriblement
Le bœuf, à qui la main du prêtre,
Qui n’est qu’un maladroit peut-être,
Ne donne, au lieu d’un trépas prompt,
Qu’un coup qui la corne lui rompt,
Ou bien lui fait bosse à la tête,
Ce qui trouble toute la fête.
A ce spectacle plein d’horreur
Tout le monde s’enfuit de peur ;
Jusqu’en la ville aucuns coururent.
Ayant fait tout ce qu’il voulurent,
Les deux serpents au ventre vert,
De sang et de venin couvert,
A demi mort ils le laissèrent,
Et devers la ville marchèrent,
Tête levée, et triomphant
Du pauvre homme et de ses enfants.
Tout le monde leur fit passage,
Et personne n’eut le courage
De les attaquer en chemin,
Tant on respecta leur venin !
Etant arrivés dans la ville,
Minerve leur servit d’asile,
Et dans son temple le reçut,
Dont grande frayeur l’on conçut.
Chacun disait : Le misérable
A fait un acte détestable,
En offensant ce grand cheval,
Que Dieu veuille garder de mal !
Il faut, avec cérémonie,
Réparer cette félonie,

Et recevoir dans la cité,
Avec grande civilité,
Cette tant vénérable bête,
Et que l’on en chôme la fête.
Le peuple aveugle, qui ne sait
Ni ce qu’il veut, ni ce qu’il fait,
Se met à rompre la muraille,
Et ne fait certes rien qui vaille.
Priam, qui ne voit pas plus loin
Que son grand nez de marsouin,
Quoiqu’il eût de belles lunettes
Fait apporter quatre roulettes
Pour rouler ce grand animal :
Il ne pouvait faire plus mal.
La muraille étant abattue,
Petits et grands, on s’évertue
A tirer ce fatal présent,
Qu’on trouve diablement pesant.
Hélas ! si contre quelque butte
Il eût fait une culebute !
Par cet heureux culebutis
Nous eussions été garantis.
De filles une jeune bande
Dansait devant la sarabande ;
Force garçons, comme bouquins,
Au son des cornets à bouquins,
Dansaient à l’entour la pavane,
Les matassins et la bocane ;
Priam même aussi dansotait
Quand en beau chemin il était.
Ainsi la fatale machine
Vers notre ville s’achemine,
Et s’approche marchant pian pian,
D’où l’on avait mis bas un pan
De nos grands murs bâtis de brique
Qui faisaient aux béliers la nique
O notre ville ! ô nos maisons !
O bons Troyens, plus sots qu’oisons !
Vous êtes pris à la pipée,
Et les Grecs, sans tirer l’épée,

Se firent maîtres de nous tous :
Mais ne vous en prenez qu’à vous.
Vous fîtes vous-mêmes la brèche
A grands coups de pic et de bêche,
Par laquelle vos ennemis
Furent dans votre ville admis.
Enfin donc dans la ville il entre,
Le maudit roussin au grand ventre,
Farci de Grecs, dont les meilleurs
Etaient pour le moins des voleurs.
Nous eûmes si peu de cervelle
Qu’on le mit dans la citadelle
Comme on l’y traînait, il broncha,
Et prêt à trébucher pencha.
Un fracas, comme de ferrailles,
Se fit ouïr dans ses entrailles,
Dont se crurent tous fricassés
Les Grecs l’un sur l’autre entassés.
Ceux qui le traînaient l’entendirent,
Mais non plus de cas ils n’en firent
Que si l’on n’eût rien entendu,
Tant ils avaient le sens perdu.
Là-dessus la sage Cassandre,
Qu’à peine l’on voulut entendre,
Dit pis que pendre du cheval.
Priam lui dit : « Vous parlez mal. »
La pauvrette s’afflige et crie,
Se jette à ses pieds et le prie ;
Elle ne fit que le fâcher.
Il lui dit : "Allez vous coucher !
Vous avez du vin dans la tête,
Et n’êtes qu’une trouble-fête."
Elle, se voyant sans crédit,
Et que de ce qu’elle avait dit
Les Troyens ne faisaient que rire,
S’en retourna sans plus rien dire.
Là-dessus le soleil s’enfuit,
Et laissa la place à la nuit,
Qui s’empara du ciel, plus noire
Que n’est l’encre d’une écritoire,

Ou pour le moins s’en faut bien peu.
Cela fit aux Grégeois beau jeu.
Favorisés de ses ténèbres,
Faisant sur nous desseins funèbres,
Et le vent leur soufflant au dos,
Ils partirent de Ténédos.
Une grosse torche allumée
Eclairait à toute l’armée,
Et devait aussi ce fanal
Servir à Sinon de signal.
Ils s’en vinrent à la sourdine,
Sans tambour, flûte ni buccine,
Aborder près de la cité,
Où l’on dormait en sûreté,
Après avoir bien fait gambade,
Sans se défier de l’aubade
Que donna le traître ennemi
Au peuple troyen endormi.
Nos citoyens, remplis de joie
De la délivrance de Troie,
Ayant bu plus qu’ils n’avaient dû,
Cuvaient le vin qu’ils avaient bu.
Nos sentinelles endormies,
Sans peur des troupes ennemies,
Ayant mangé comme pourceaux,
Et vidé tripes et boyaux,
Dormaient le long de nos murailles,
Et ces mal soigneuses canailles
Reçurent la mort à clos yeux ;
Mais ils n’en dormirent que mieux
D’une nuit qui fut éternelle,
Pour avoir mal fait sentinelle,
Et je crois vraisemblablement
Qu’ils n’ont su par qui, ni comment.
Tout ronflait, et de bonne sorte ;
Sinon seul, que le diable emporte !
Tandis que chacun sommeillait,
Pour notre grand malheur veillait,
Et tirait hors de la machine,
Dont il avait ouvert l’échine,

Force Grecs, hommes de grand bruit,
Comme on remarqua cette nuit.
Premièrement il fit descendre
Sthénélus, Ulysse, Thessandre,
Thoas, Athamas, Machaon,
Et le frère d’Agamemnon,
Menelaüs et Neptolème,
Puis l’inventeur du stratagème,
Epéos, tous grands spadassins,
Grands larrons et grands assassins.
Tous les autres, que je ne nomme,
Faisaient une assez grosse somme,
Et telle enfin qu’elle suffit
A nous gâter, comme elle fit.
Au pied de l’échelle de corde,
A la hâte entre eux on s’accorde
De l’ordre qu’on devait garder.
Après cela, sans marchander,
Ils se firent maîtres des portes ;
Introduisirent leurs cohortes,
Qui, comme ils avaient concerté,
Avaient approché la cité.
Par la ville elles s’épandirent,
Et, sans crainte du bon Dieu, firent
Main basse par tous les quartiers,
Comme on avait fait des portiers.
Cependant moi, malheureux homme,
En étais à mon premier somme :
C’est à cette heure justement
Que chacun dort profondément.
Je gisais de la même sorte
Que fait une personne morte,
Et j’eusse pu faire trembler,
Quiconque m’eût ouï ronfler ;
Non que j’eusse bu plus que d’autres
En ce grand désordre des nôtres :
Mon père Anchise, sur ma foi,
Achates, mon épouse et moi,
N’avions, en toute la soirée,
Bu que pinte bien mesurée,

Et dont je ne bus quasi pas,
Parce que le vin était bas.
Dormant donc ainsi dans ma chambre
(Hélas ! j’en tremble en chaque membre),
Il me sembla de voir Hector,
Et je pense le voir encor.
O Dieu, la piteuse figure !
Qu’il était de mauvais augure !
O Dieu, qu’il me parut hideux !
Il était fait comme deux œufs ;
Sa cotte d’armes délabrée
De poudre et sang était marbrée :
Vous l’eussiez pris pour un souillon
Qui n’est couvert que d’un haillon.
Sa très désagréable face
Malgré lui faisait la grimace,
Pleine de bosses et de trous.
Son corps était percé de coups ;
Enfin il était tout de même
Qu’il était, quand sanglant et blême,
Achille, après l’avoir vaincu,
Le traînait à l’écorche-cul.
Ses pauvres pieds traînaient encore
La longe de cuir que ce Maure,
Ce Turc, ce félon des félons,
Avait passé dans ses talons.
Hélas ! qu’il était peu semblable,
Cet Hector tout épouvantable,
A cet Hector tout éclatant,
Qui les Grégeois allait battant,
Mettait le feu dans leurs galères,
Et, béni des pères et mères,
Revenait vers nous triomphant,
Rendant à chacun son enfant ;
Ou bien, tel qu’après la défaite
De ce beau mignon de couchette
Dont Achille vengea la mort,
On le vit, cet homme si fort,
Paré de ses funestes armes
Qui firent tant verser de larmes ;

Armes que sans peine il conquit,
Sur un que sans peine il vainquit,
Mais armes un peu trop payées
Pour n’avoir été qu’essayées !
Sitôt que je le vis ainsi,
Je fus d’abord un peu transi ;
Mais, reprenant bientôt courage,
Je lui tins ce hardi langage :
"Si vous êtes de Dieu, parlez,
Et si du diable, détalez.
— Je suis Hector le misérable,
Dit-il d’une voix effroyable.
— Vous soyez le très bien venu",
Lui dis-je après l’avoir connu ;
Et puis j’ajoutai, ce me semble.
"Cependant qu’ici chacun tremble,
Mon cher monsieur, en quelle part,
Vous, qui nous serviez de rempart,
Avez-vous, bien loin de l’armée,
Fait tort à votre renommée ?
Sans doute l’on en médira :
Est-ce la peur des Libera
Et des fréquentes funérailles
Qui vous fait quitter nos murailles ?
Au nom de Dieu, songez à vous,
Et ne craignez plus tant les coups,
Et me dites, cher camarde,
D’où vous venez ainsi maussade,
Comme un corps qui pend au gibet,
Et tout crotté comme un barbet.
A votre mine tout étrange
Vous paraissez un mauvais ange.
Je hais la fréquentation
De ceux de cette nation ;
C’est pourquoi dépêchez, beau sire,
Ce que vous avez à me dire,
Autrement je m’en vais crier,
Car je commence à m’effrayer."
Lors, me semble, il ouvrit la bouche,
Et, me regardant d’un oeil louche,
Il

 me dit : "Trêve de sermon !
Vous vous échauffez le poumon ;
Ne songez plus qu’à faire gille.
Les ennemis sont dans la ville,
Qui font les diables déchaînés ;
Ils sont très mal morigénés,
Et j’estime d’eux le plus sage,
Plus malin qu’un singe ou qu’un page.
Si vous m’aimez, fils de Vénus,
Gagnez aux champs, fût-ce pieds nus.
Si Troie eût été secourable,
Ce bras dextre, au Grec redoutable,
Eût renvoyé le Grec vaincu
A Mycènes gratter son cul.
Priam, Troie, et toute sa gloire,
Ne seront plus que dans l’histoire,
Et notre ville tout de bon
Ne sera plus que du charbon
Ses Dieux elle vous recommande.
Assemblez une bonne bande
De nos citoyens échappés,
Et, sans marchander, escampez :
Nous avons assez fait pour elle.
Puisque la sentence mortelle
Du Destin ne se peut casser,
Il faut bien la laisser passer
Gagnez-moi vite la marine,
Votre papa sur votre échine,
Et nos pauvres dieux exilés
Dans quelque valise emballés.
Guidez vos vaisseaux vers la terre,
Où d’abord vous ferez la guerre,
Et d’où vos enfants la feront
Aux chiens de Grecs, qui se verront
Sujets, ainsi que beaucoup d’autres,
Aux coups d’étrivières des nôtres."
Après qu’il m’eut dit tout cela,
Il me sembla qu’il étala
Devant moi nos dieux tutélaires,
Et qu’il me dit : "Nos adversaires,

Comme ils ne sont guère pieux,
Auraient fait beau feu de nos dieux,
Ainsi qu’ils font de tout le reste :
Gardez-les bien, et dame Veste,
Et me conservez, comme il faut,
Ce feu sacré dans un réchaud."
Un grand bruit qui survint ensuite
Mit Hector et mon songe en fuite ;
Ce tintamarre hors de saison
Fit peur à toute la maison.
Quoiqu’elle fût bien éloignée,
J’entendis fort bien la huée
Que les maudits Grégeois faisaient,
Les cris de ceux qu’ils occisaient,
Et tout le bruit épouvantable
Qu’on entend en malheur semblable.
Ce grand bruit, à mon songe joint,
Me scandalise au dernier point,
Et pour vous dire vrai, m’effraie,
Quelque force d’esprit que j’aie.
Je monte au haut de mon grenier,
Où je ne vous saurais nier.
Que je pleurai comme une femme,
Voyant toute la ville en flamme,
Et grâces au seigneur Vulcan,
Pareille au feu de la Saint-Jean.
Tout ainsi que dans une plaine
Des richesses de Cérès pleine,
Lorsque, par malice ou par jeu,
Quelque fripon y met le feu,
Les épis prêts à couper grillent,
Et bien fort en brûlant pétillent,
Et le feu, poussé par le vent,
Croît et va toujours plus avant ;
Ou bien, comme dans la campagne,
Un torrent choit d’une montagne,
Ou de quelque roc escarpé,
Faisant du cheval échappé :
Il marche à vagues épandues,
Augmenté de neiges fondues

Qui rendent son cours furieux,
Et ne laisse dans tous les lieux
Où le malheur son onde porte
Que quelque corps de bête morte,
Qui, faute de savoir nager,
N’a pu se tirer du danger,
Item écume, sable, fange ;
Bref, ce torrent d’humeur étrange
Entraîne pierres et cailloux,
Dans les jardins gâte les choux,
Dans les guérets aux blés en herbe
Ote tout espoir d’être en gerbe ;
Les arbres comme les roseaux
Cèdent à la fureur des eaux,
Et ces méchantes eaux sans rives
Font des pauvres brebis fuitives,
Et des pauvres bœufs étourdis
Un étrange salmigondis ;
Ainsi que de toute autre bête ;
Enfin cette horrible tempête
Fait périr aussi les maisons,
Sauf les canes et les oisons ;
Tout se sent de sa rage extrême.
Cependant le laboureur blême
Est sur quelque lieu haut juché,
Jurant comme un joueur fâché.
Cette comparaison est belle :
Partout je la maintiendrai telle.
Ce feu qui va tout dévorant,
Ou cet impétueux torrent,
Sont les Grecs pires que la peste ;
Je suis le laboureur qui peste
Contre Fortune et le Destin,
Nommant l’un Turc, l’autre putain.
La voilà donc à la pipée
Notre pauvre ville attrapée,
Et nos plus superbes maisons
S’en vont devenir des tisons.
On égorge, on brûle, on dérobe.
Le grand palais de Déiphobe,

Par le feu dévorant détruit,
Tombe par terre avec grand bruit.
Le feu pousse avant sa conquête,
Et paraît vainqueur sur le faite
De la maison d’Ucalégon.
Le Grégeois, pire qu’un dragon,
Fait de notre ville de Troie
Un agréable feu de joie,
Aux Troyens un feu de douleur
La mer en change de couleur,
Et, de notre ville brûlante,
Sa surface est toute brillante ;
Et moi qui suis un peu trop prompt
Du poing je m’en cogne le front.
Tristes et confus que nous sommes,
Nous entendons les cris des hommes,
Pareils à des hurlements d’ours.
Les trompettes et les tambours
Font un étrange tintamarre :
Notre famille s’en effare ;
Moi-même j’en suis perturbé,
Je jure en chartier embourbé,
Non sans répandre quelques larmes ;
J’endosse à la hâte mes armes,
Ne songeant qu’à bientôt périr.
Ma femme, qui craint de mourir,
Dit qu’il n’est rien tel que de vivre,
Me demande si je suis ivre :
Je pensai l’appeler guenon,
Et lui dire pis que son nom.
Enfin me voilà dans la rue,
Furieux en cheval qui rue,
Suivi de quatre ou cinq valets
Timides comme des poulets.
Pour les assurer à toute heure
Je criais « Qui va là ? demeure. »
Le plus souvent ce n’était rien,
Ce qui sans doute plaisait bien
A tous ceux de notre brigade
Qui n’aimaient pas la coutillade,

Et moins encore certains coups
Qui font au corps de vilains trous.
Pour moi, je n’avais autre envie
Que de perdre bientôt la vie ;
Mais certes j’eusse désiré
Que c’eût été d’un coup fourré,
Et qu’en recevant la mort blême,
Je la pusse donner de même
A quelques-uns de ces méchants
Qui m’ont tant fait courir les champs.
Je marchais donc de grand courage,
La larme aux yeux, au cœur la rage,
Quand je vis venir plein d’effroi
Panthus qui s’en venait chez moi.
Ce Panthus de la citadelle
Etait le gardien fidèle,
De Phébus sacrificateur,
Et passable gladiateur
Le pauvre homme marchait à peine,
Ayant quasi perdu l’haleine
A force de crier : Au feu !
Il portait son petit neveu
Et tous nos dieux en une hotte.
Sitôt qu’il me voit, il sanglote,
Et puis me dit tout éperdu :
"Maître Aeneas, tout est perdu.
— Qu’avez-vous, mon pauvre Otriade ?
Lui dis-je. — Les Grecs font grillade
De notre vaillante cité,
Me dit-il ; nous avons été
Les Troyens, maintenant nous sommes
Francs faquins. — Où sont tous vos hommes,
Lui dis-je, et qu’en avez-vous fait ?
— Je n’en suis pas bien satisfait :
Ils ont perdu la citadelle.
J’en suis sorti par une échelle,
Tous nos dieux chargés sur mon cou.
— Lors je lui dis à demi fou :
Notre citadelle est donc prise ?
— Hélas ! oui, brave fils d’Anchise,

Me dit ce prêtre de Phébus ;
Elle est prise, et c’est un abus
D’espérer y faire retraite.
La garnison en est défaite,
Et pour moi, qui la commandais,
Voyant bien que je me perdais
Si je contestais davantage,
J’ai fui comme un homme bien sage,
Non tant pour la crainte des coups
Que pour mourir auprès de vous.
Cette machine, cette rosse,
Non sans sujet était si grosse :
Elle était pleine de soudards
Qui ne sont que de vrais pendards ;
Ces voleurs de nuit, dagues nues,
Sont dans toutes les avenues,
Assommant qui pense passer,
Ou l’envoyant faire panser.
Ces méchants non seulement volent,
Mais frappent, tuent et violent ;
Puis après, en chaque maison,
Ils mettent le feu sans raison,
Et je crois que c’est par malice.
De plus, Sinon est leur complice,
Ce Sinon que l’on vit hier
Si piteusement larmoyer,
Et qui pire qu’un crocodile
Aujourd’hui pille notre ville.
Jupiter, sans doute irrité,
S’est tourné de l’autre côté.
Notre pauvre ville de Troie
Est de nos ennemis la proie,
Et les principaux des Troyens
Sont morts, ou bien dans les liens.
— Votre discours trop nous amuse ;
Cherchons la mort, quoique camuse :
Mais il faut la donner aussi
A ceux qui nous traitent ainsi."
Ayant dit ces tristes paroles,
Que quelques-uns trouvèrent folles

Et vrai discours d’un furieux,
Je m’en allai, roulant les yeux,
Et me rongeant les doigts de rage,
Chercher où faire du carnage.
Le grand bruit me mena tout droit
Où l’on ne mourait pas de froid,
A cause des maisons brûlantes,
Mais de plusieurs morts violentes :
Il ne fut jamais un tel bruit :
Ici le glaive tout détruit ;
Là le feu fait le diable à quatre.
On ne voit partout que combattre.
Toute la ville résonnait
Des rudes coups que l’on donnait.
Je ne respirais que vengeance
Contre cette maudite engeance,
Laquelle si mal à propos
Venait troubler notre repos.
Enfilant une grande rue,
Notre brigade fut accrue
D’Hypanis, Dymas, Rypheus,
Et du bon vieillard Iphitus.
Chorébus aussi s’y vint rendre ;
Il était féru de Cassandre,
Et pour elle d’amour charmé,
Il avait fait maint bout-rimé.
S’il eût oui sa prophétie,
Sa flamme eût été ralentie,
Et s’il eût été bien sensé,
Il ne se fût pas tant pressé
De venir faire des fleurettes.
Je crois que de ses amourettes
Il s’est depuis bien repenti,
Et que si l’on l’eût averti
Qu’en venant faire le bon gendre
Et les doux yeux à sa Cassandre,
On eût dû lui casser le cou,
Il n’eût jamais été si fou
Que de venir parler de noce,
En un pays de plaie et bosse,

Au bon seigneur messer Priam.
Mais qui n’est pas sage à son dam !
Le bon Dieu veuille avoir son âme,
Et me garde de tant de flamme !
Voyant tant de gens amassés,
Je leur dis : "Nous sommes assez
Pour, avant que mourir, apprendre
Que nous savons notre peau vendre
A ces larrons de notre bien,
Qui la voudraient avoir pour rien.
Assurément nos adversaires
Ont gagné nos dieux tutélaires,
Qui, corrompus à beaux deniers,
Ont gagné les champs des premiers :
Ils ont notre ville laissée.
Allons-nous-en, tête baissée,
Leur montrer que nous sommes gens
A les manger à belles dents.
Je pétille que je ne fasse
Sur quelque belle et large face
Des balafres de ma façon.
Sans faire le mauvais garçon,
Je ferai voir à ces maroufles
Que l’on ne me prend point sans moufles
Notre salut et notre espoir
Est certes de n’en point avoir :
Ne nous attendons qu’à nous-mêmes,
Et faisons des efforts extrêmes,
Puisque dans cette extrémité
Tout autre espoir nous est ôté."
Puis je dis : « Qui m’aime me suive ! »
Ils s’écrièrent : "Vive, vive
Le bon seigneur maître Aeneas ;
Et quiconque ne voudra pas
Le suivre en quelque part qu’il aille,
Meure, et soit réputé canaille ! "
Cela dit, sans plus différer,
Ni plus longtemps délibérer,
Nous allâmes, pleins de courage,
Et de désespoir, et de rage,

Donner et recevoir des coups,
Altérés de sang comme loups,
Quand trop pressés de la famine
Qui leur mène guerre intestine,
Ils mettent le nez hors du bois,
Où leurs petits sont aux abois,
Et vont dans les prochains villages
Faire meurtres et brigandages
Tels et même plus enragés,
D’armes plus que d’écus chargés,
Nous allons où la barbarie
Des Grecs exerce sa furie,
Tous déterminés à la mort,
Chacun de nous se faisant fort
Pour un coup d’en rendre au moins quatre
Aux Grégeois qu’on pourrait combattre.
Pour moi, qui m’eût lors regardé,
De m’attaquer se fût gardé,
Car j’avais alors le visage
D’un homme qui n’est pas bien sage ;
Mais en des malheurs si pressants
Qui peut conserver son bon sens,
Et qui n’a la mine funeste
Quand on va jouer de son reste ?
La nuit obscure nous aida,
Et le bruit des coups nous guida,
Où ces assassins, ces perfides,
Commettaient le plus d’homicides.
Certes, qui pourrait raconter
Tous ceux qu’on vit décapiter,
Toutes les femmes violées,
Et toutes les maisons volées,
Tous les beaux palais embrasés,
Les petits enfants écrasés
Sans pitié contre les murailles
Par ces sanguinaires canailles,
Bref, tout ce spectacle inhumain,
Conterait bien jusqu’à demain,
Et n’achèverait pas l’histoire.
Enfin notre ville, la gloire

Des villes qui sont de renom,
Perdit tout, excepté son nom.
La capitale de Phrygie,
Notre grande ville, régie
Par un prince prudent et bon,
N’est plus que cendre et que charbon
Mais ce mémorable fait d’armes
Au vainqueur coûta quelques larmes,
Les vaincus de quelques vainqueurs
Furent les exterminateurs.
Quelquefois le courage rentre
Au pauvre vaincu dans le ventre,
Et le vainqueur par le vaincu
En a bien souvent dans le cul,
Ou bien dans quelque autre partie
Par le vainqueur mal garantie.
Qu’ainsi ne soit, marchant ainsi,
Sans crainte, sans espoir aussi,
L’humeur pourtant un peu bourrue,
Au détour d’une grande rue
Nous rencontrâmes bec à bec
Un assez gros escadron grec.
Le conducteur de cette bande,
Deux fois plus que la nôtre grande,
Etait un homme de renom :
Androgéos était son nom,
Parmi les Grecs grand personnage,
Mais lors un sot pour tout potage.
Ce capitaine des Grégeois
Me dit d’abord en son patois :
"Et d’où diable, malheureux hommes ;
Venez-vous, au temps où nous sommes ?
Vous ne faites que d’arriver ;
Pensez-vous encore trouver
Quelque chose de bon à prendre ?
Tout est pris, ou réduit en cendre.
Ma foi, vous mériteriez bien,
Puisque vous n’êtes bons à rien,
Qu’on vous donnât sur les oreilles.
Vos compagnons font des merveilles :

Troie et les Troyens sont à nous ;
Nous les avons roués de coups,
Et cependant, poules mouillées,
Vos dagues claires, ou rouillées,
N’ont point sorti de vos fourreaux,
Non plus que vous de vos vaisseaux.
Les plus belles femmes de Troie
Nous servent de femmes de joie,
Et Priam qui n’est qu’un faquin…"
Je lui dis : "Vous mentez, coquin,
Vous êtes le faquin vous-même ! "
Et puis d’une furie extrême,
Je lui donnai de mes cinq doigts
Au beau milieu de son minois ;
Plus, je lui fis balafre telle
Qu’on n’en vit jamais de plus belle ;
Je lui coupai de bout en bout
Le nez, l’oeil, la joue, enfin tout
Ce qui le visage compose,
Ce qui fut très piteuse chose.
Ce coup douze points contenait,
Et sans rien augmenter prenait
Depuis le front du côté dextre
Jusqu’à la mâchoire senestre.
De ce coup si bien asséné
Il fut grandement étonné,
Vit qu’il avait fait une faute,
Et trop tôt compté sans son hôte.
Aussitôt il rétrograda,
Et trop tard de moi se garda,
La frayeur peinte en son visage.
Ainsi lorsque dans son passage
On fait rencontre d’un serpent,
Et que cet animal rampant,
Que l’on a foulé par mégarde,
En sifflant s’élance et se darde,
On se retire plein d’effroi ;
De même ce Grec, hors de soi,
Voyant qu’il nous prenait pour d’autres,
Se démêla d’entre les nôtres,

Qui, sur les siens par moi conduits,
Firent bientôt tant de pertuis,
Bien que de nuit et sans chandelle,
Que de toute cette séquelle
Un seul corps d’homme n’échappa ;
La mort camuse les grippa,
Tant la fortune variable
Se montra d’abord favorable !
Chorébus, de ceci flatté,
Cria : "C’est fort bien débuté ;
Amis, poursuivons notre pointe.
La fortune à l’audace est jointe ;
Poussons l’affaire avec chaleur,
Et joignons à notre valeur
Quelque notable stratagème.
L’ennemi nous montre lui-même
Qu’il faut tromper son ennemi,
Et qu’à diable diable et demi
Si la victoire est toujours bonne,
Quoi que ce soit qui nous la donne,
Contre de si fiers ennemis
Tout peut être en usage mis.
Vainquons par vaillance ou par ruse :
Le succès sera notre excuse,
Et fi de la fidélité
Qui peut nuire à l’utilité !
La fortune pour nous se change,
Et des Grecs par les Grecs nous venge.
Quittons nos armes de bourgeois,
Et prenons celles des Grégeois :
Ainsi, dangereux mascarades,
Nous irons des sains et malades
Tirer du sang en quantité ;
Il ne peut être que gâté,
Etant à de si méchants hommes."
Nous le croyons, fous que nous sommes ;
Mais certes, quand on suit un fou,
On se casse souvent le cou.
Tout le premier il s’arme et masque
Des armes, du glaive et du casque

Du pauvre capitaine grec
Dont j’avais balafré le bec :
Sur son timbre, au lieu de panache,
Il portait deux cornes de vache.
Riphée et Dymas, comme il fit,
Changèrent d’armes et d’habit.
Ainsi que lui font tous les nôtres.
Je m’arme aussi comme les autres,
Et, de Troyens Grecs devenus,
Nous allâmes, les glaives nus
(Mais certes les Dieux bien contraires),
Chercher nos cruels adversaires.
Nous ne fûmes pas trop longtemps
Sans en avoir le passe-temps ;
Effrontément nous nous mêlâmes
Parmi ceux que nous rencontrâmes,
Et puis, quand il fut à propos
De la part de dame Atropos,
Nous portâmes dans leurs postères
Des estocades mortifères,
Et disions : « Je n’y pensais pas »,
Quand, portant trop haut ou trop bas,
Nous n’ajustions pas bien la botte.
L’invention n’était pas sotte.
Mais, malgré les dieux et leurs dents,
Les mortels sont bien imprudents
De penser faire quelque chose :
L’homme propose et Dieu dispose.
Ainsi toute l’occision
Fut à notre confusion,
Et nous gâtâmes notre affaire.
Pour en avoir voulu trop faire.
Ceux qui nous venaient rire au nez
Se trouvaient bien fort étonnés,
Quand, au lieu d’avoir des caresses,
Les coups de nos dagues traîtresses
Leur faisaient voir bien clairement
Que nous n’allions pas rondement.
Les Grecs qui de nous échappèrent
Parmi les Grecs nous décrièrent,

Si bien qu’ils s’enfuyaient de nous
Comme font les brebis des loups.
Quelques-uns, faute de courage,
S’en allèrent jusqu’au rivage
Se recacher dans leurs vaisseaux :
Autres, de peur de nos couteaux,
Se remirent dans la machine
Par le grand trou de son échine,
Où l’échelle encore tenait,
Tant la frayeur les talonnait.
Cependant la pauvre Cassandre,
Que les Grecs venaient de surprendre
Dans le saint temple de Pallas,
Emplissait l’air de ses hélas.
Ces Grecs, les plus méchants du monde,
La traînaient par sa tresse blonde.
Elle levait au ciel les yeux,
Les yeux, car ces malgracieux
D’un gros cordon de chenevière
Avaient garrotté par-derrière
De plusieurs nœuds ses pauvres bras,
Si beaux, si blancs, si gros, si gras
Cet objet triste et lamentable
Fut à Chorèbe insupportable
Il ne put voir ainsi traîner
Sa maîtresse sans dégainer.
Sur les ennemis il se darde,
Qui ne s’en donnent pas de garde,
Et, sans leur demander congé,
Chamaille comme un enragé.
Tout de même qu’il fit, nous fîmes,
Les attaquâmes, les battîmes ;
Ils furent bientôt déconfits
Par les grands exploits que je fis.
Je coupai plus de cent oreilles.
Chacun de sa part fit merveilles,
Si bien que, voulussent ou non,
Sur les soldats d’Agamemnon
Nous regagnâmes la captive,
Tremblante et plus morte que vive.

Mais par un coup d’adversité
Ce beau fait d’armes fut gâté :
Au haut du temple, dont les portes,
Pour être massives et fortes,
Avaient aux Grégeois résisté,
Un grand nombre s’était jeté
Des pauvres citoyens de Troie.
Là, pensant garder notre proie,
Nous nous sentîmes d’eux chargés
Déçus par nos harnais changés.
Ils nous versèrent sur les membres
Plusieurs bassins et pots de chambres,
Item, pierres, bâtons, cailloux,
Et nous accablèrent de coups.
Ainsi notre ruse de guerre
Nous attira ce grand tonnerre.
Mais certes jamais un guignon
N’arrive sans son compagnon :
Les Grecs, nonobstant nos panaches,
Connurent nos brutes moustaches,
Et qu’assurément nous étions
Autres que nous ne paraissions.
Et, de vrai, notre procédure
Pour les Grecs était un peu dure,
Et, n’ayant pas fait seulement
Le moindre chétif compliment
En enlevant dame Cassandre,
Il était aisé de comprendre
Que nous nous étions ainsi mis
Les armes de nos ennemis
Pour quelque entreprise notable.
Cela fut trouvé vraisemblable,
Et, pour éviter tout danger,
On eut ordre de nous charger ;
Outre que la dame enlevée,
Par quelques-uns des Grecs trouvée
Belle à faire courir les champs,
Les rendait encor plus méchants.
Les voilà dessus nous qui fondent,
Nous les oyons venir qui grondent :

D’un côté vient le grand Ajax,
Fier comme le milord Fairfax ;
De l’autre côté les Atrides
Et les Dolopes homicides.
Nous frappons sur eux, eux sur nous,
Nous nous entr’assommons de coups.
La chose est fort peu différente
Du fracas de quelque tourmente,
Lorsque tous les vents déchaînés,
Et l’un contre l’autre acharnés,
S’entre-font sur mer et sur terre,
En soufflant, une rude guerre ;
Sur mer font danser les vaisseaux,
Sur terre tomber les chapeaux.
Dieu sait s’ils enflent bien les joues,
Et s’ils font de plaisantes moues.
Ils ont pour clairons enroués
Le bruit des arbres secoués.
Cependant l’humide Nérée
Court partout, la face effarée
De voir tout son pays salé
Par ces chiens de vents boursouflé.
Les vents Eure, Note et Zéphyre
S’ébouffent, mais non pas de rire,
Oui bien à force de souffler,
Ce qui fait leurs gifles enfler.
Autres vents dont les noms j’ignore
(Car je sais qu’il en est encore,
Outre ceux que j’ai pu nommer,
Plus de vingt sur terre et sur mer),
Tantôt à force de soufflades,
Le gagnent sur leurs camarades,
Et tantôt sont d’eux ressoufflés,
Lâchant le pied fort essoufflés.
Tout de même nous tous ensemble,
Grégeois et Troyens, ce me semble,
Poussant, et puis étant poussés,
Blessant, et puis étant blessés,
Et faisant à l’envi carnage,
Ressemblons fort bien à l’orage

Dont je viens de faire un portrait,
Qui, me semble, est assez mal fait.
Mais reprenons notre mêlée.
Chorèbe fut de Pénelée
En quatre ou cinq coups dépêché ;
L’autel de son sang fut taché.
Près de lui chut aussi Ryphée,
D’un démesuré coup d’épée
Qui lui fendit tout le côté
Sans respecter sa probité.
Dymas chut d’un coup d’arbalète ;
D’Hypanis on fendit la tête,
Et Panthus, quoique homme pieux
Et sacrificateur des dieux,
Perdit son sang par une artère ;
Nonobstant son saint caractère
Et son benoît bonnet carré,
Ce grand coup lui fut desserré.
La mort beaucoup d’autres empoigne ;
Que maudite soit la caroigne
Tant et tant elle en attrapa !
Si maître Enée en échappa,
O chères personnes grillées !
Chères cendres éparpillées !
Je veux bien vous prendre à témoin
Si ce ne fut mon plus grand soin
D’avoir aussi quelque venue,
Et si je n’allai, dague nue,
Partout où l’on frappait bien fort,
Afin de recevoir la mort ;
Mais les Destins ne le voulurent,
Et malgré moi me secoururent !
Le vieil Iphitus, comme moi,
Je ne vous puis dire pourquoi,
N’ayant plus qu’une dent en bouche,
Fut lors préservé de la touche.
Aussi fut Pélias le bon,
Fort incommodé d’un jambon,
Pour un trou qu’autrefois Ulysse
Lui fit par-derrière en la cuisse,

Partant, peu propre et mal dispos
A se garantir d’Atropos.
Mais pour une raison cachée
Notre chair ne fut point touchée.
Nous nous trouvâmes hors de là,
Le ciel sans doute s’en mêla
Et voulut prendre la conduite
De notre troupe à trois réduite.
Lors un bruit de cris et de coups
Du palais royal jusqu’à nous
Se faisait aisément entendre ;
Les Grecs l’assiégeaient pour le prendre,
Et les Troyens désespérés,
En ce dernier lieu resserrés,
Tâchaient de vendre cher leurs vies,
Et de leurs femelles ravies
Par quelque grande occision
Venger la constupration.
Quelques Grecs plantaient des échelles ;
Autres mettaient bancs sur bancelles ;
Bancs et soldats se répandaient
Quand d’en haut cailloux descendaient.
Grimpant comme chats contre un arbre,
Ils se coulent le long du marbre,
De la main gauche se couvrant,
Et de la droite assaut livrant
Aux défenseurs de la muraille.
Un carneau de pierre de taille
Par un soldat est empoigné,
Auquel le bras étant rogné,
Le pauvre malheureux soudrille
Tombe, s’accroche à une grille,
Et demeure là suspendu,
Criant en grec : « Je suis perdu ! »
Les Troyens de tout font des armes,
Et, non sans répandre des larmes,
Jettent contre ces inhumains
Ce qui se trouve sous leurs mains.
Un Grec eut la tête cassée
D’un coup de la chaise percée

Du roi Priam ; mais ce malheur
Fut récompensé par l’honneur.
Chevrons dorés, poutres dorées,
Ne sont non plus considérées
Qu’un gros bâton, bûche ou fagot.
Un caillou va comme un lingot.
Chaises, fauteuils, tables, bancelles,
Vases, cabinets, plats, vaisselles,
Bref, tous les meubles précieux,
Jusqu’aux simulacres des dieux,
A la foule se viennent rendre
Au soldat qui vient pour les prendre,
Mais plus vite qu’il ne voudroit.
Je savais un certain endroit
Où, par une porte secrète,
On pouvait entrer en cachette
Et sortir sans être aperçu.
Ce lieu de tous n’était pas su :
C’est par là que dame Andromaque,
Devant cette funeste attaque,
Le vieil beau-père visitait,
Son Astyanax lui portait,
Dont dame Hécube était ravie :
Elle l’aimait plus que sa vie ;
Quand petit encore il était
En ses bras souvent le portait,
Et souvent, de ses mains royales,
Lui remuait ses langes sales,
Et cette bonne mère-grand,
Quand il devint un peu plus grand,
Faisait avec lui la badine,
L’entretenait de Mélusine,
De Peau-d’Ane et de Fierabras,
Et de cent autres vieux fatras.
Cet enfant était son idole,
Et la vieille en était si folle
Qu’avec lui troussant hoqueton,
Entre les jambes un bâton,
Elle courait la prétentaine
Jusqu’à perdre souvent l’haleine.

Andromaque s’en tourmentait,
Connaissant bien qu’on le gâtait.
Priam, le voyant à toute heure
S’empiffrant de pain et de beurre,
Disait avec sévérité :
 « Ce sera quelque enfant gâté. »
Hécube n’en faisait que rire,
Et sa mère n’osait rien dire.
C’est assez parlé de cela.
Ce fut par cette porte-là
Que dans le palais nous entrâmes.
Sans être aperçus nous montâmes
Par un escalier dérobé,
En un lieu fait comme un jubé.
J’y trouvai des gens de tous âges
Qui vouaient des pèlerinages
Notre abord les encouragea,
Et pas un d’eux plus ne songea
Qu’à vendre chèrement sa vie.
Pour moi, qui n’avais autre envie
Que de jouer aux Grecs un tour,
Près de moi je vis une tour
Dont pouvait, étant renversée,
Mainte tête être concassée
Et maints bras être disloqués
De ceux qui nous tenaient bloqués.
De quatre piliers soutenue,
Elle se moquait de la nue,
Comme aurait fait un gros écueil :
Tout y semblait petit à l’oeil,
Et de là, Priam au nez croche,
Avec des lunettes d’approche,
Souvent sur mer épiloguait
L’ennemi qui sur mer voguait.
Là, l’on voyait toute la plaine ;
Là, souvent, quand elle était pleine
De Grecs et Troyens combattant
(Hélas ! le maigre passe-temps ! ),
Les dames et vieillards de Troie
Venaient, non pas à grande joie,

Voir ce jeu de gladiateurs
Si mal plaisant aux spectateurs.
Cette tour, lors mal assurée
Par secousse réitérée,
Pouvait fort bien prendre le saut
Et gâter ces donneurs d’assaut.
Elle fut bientôt ébranlée,
Et, tôt après, prit sa volée
Ainsi que tout corps pesant doit,
Vers son centre, où pas n’attendoit
Le soldat si grosse grenade,
Qui troubla toute l’escalade.
Votre serviteur ne compta
Combien elle en escravanta ;
Je ne vous le dirai donc mie,
Mais bien que plus d’un Jérémie
Fit grande lamentation
Sur une si noire action.
La chute de cette tourelle
A plusieurs Grégeois fut mortelle ;
L’assaut pourtant point ne cessa,
Mais de plus beau recommença
Pyrrhus paraît entre les autres
Apre à la ruine des nôtres,
Et ce dangereux cavalier
Fait tout seul autant qu’un bélier.
Il tâche d’enfoncer la porte,
Et la bat d’une étrange sorte.
Un harnais luisant et poli
Le rend plus affreux que joli ;
Le fer tranchant en sa main brille ;
Bref, ce déterminé soudrille
Ne représente pas trop mal
Le serpent, vilain animal,
Quand, la froidure étant passée,
Ayant peau nouvelle endossée,
Et repris nouvelle vigueur,
Son corps n’est plus dans la langueur
Que la mauvaise nourriture
Et la rigueur de la froidure

Lui causaient, tandis que l’hiver
Dépouillait les champs de leur vert :
Paré d’une nouvelle écaille
Qui lui sert de jaque de maille,
Le compagnon s’en va rampant,
Fort satisfait d’être serpent.
Il se raccourcit, il s’allonge,
Sort de soi-même, et s’y replonge,
Restauré du soleil nouveau,
Et défait de sa vieille peau.
Sa langue à trois pointes il darde :
Homme ou femme qui le regarde
Et l’oit horriblement siffler
De peur n’ose quasi souffler.
Ce jeune Pyrrhus tout de même
(Pyrrhus, si l’on veut Neptolème),
Suivi du puissant Périphas
Aussi membru qu’un éléphas,
D’Automédon, piqueur d’Achille,
A dompter chevaux très habile,
Et qui, dans la selle à piquer,
Soulait d’un cheval se moquer,
Lui fît-il le saut de la carpe,
De plus gentil sonneur de harpe
(Sans cette harpe à point nommé
J’eusse malaisément rimé.)
Item, l’escadre scyrienne
Redoutable à la gent troyenne,
Tous ces gens-là sur la maison
Décochaient tison sur tison.
Pyrrhus d’une hache tranchante
Sur la porte à grands coups charpente ;
Ce maître faiseur de coupeaux
En tranche bientôt les poteaux,
Tout ainsi qu’il eût fait des raves.
Son père, le patron des braves,
En bonne foi n’eût pas fait plus.
Priam, et son monde reclus,
A chaque coup que sa main donne,
Dont le vaste palais résonne,

Fait de pitoyables hélas,
Priant Dieu qu’il soit bientôt las,
Et n’achève point la besogne.
Lui, si bien taille et si bien rogne
Qu’à la fin dans le royal huis
Il fait un grand vilain pertuis,
Ou grande vilaine fenêtre.
Par là commença de paraître,
Au lieu d’un visage de bois,
La demeure de tant de rois
Jusqu’à ce temps inviolable.
Par là le Grec impitoyable
Put pénétrer dans ces saints lieux,
Et porta ses profanes yeux
Au travers des longues allées,
Jusqu’aux cours les plus reculées.
Par là quelques Troyens armés,
Du seul désespoir animés,
Pour la plupart soldats des gardes,
Furent vus avec hallebardes,
Espadons, mousquets et fusils.
Les pauvres gens, que feront-ils,
Que se faire couper les gorges,
Quoiqu’armés comme des saints Georges ?
Pleurs, soupirs, lamentations,
Cris, sanglots, exclamations,
Au palais se firent entendre.
Il ne faut être guère tendre
Pour n’avoir pas le cœur serré
De ce pauvre peuple effaré.
Les femmes, plus mortes que vives,
De crainte de se voir captives,
Et de quelque chose de pis,
De la main se battent le pis,
Et courent comme écervelées
Par le palais échevelées,
Se regardent d’un oeil mourant,
Et s’entr’embrassent en pleurant.
Pyrrhus, digne fils de son père,
Par ses grands coups si bien opère

Qu’enfin par la brèche il entra,
Et défit ceux qu’il rencontra
A la défense de la porte.
Peu lui servit d’être si forte
Et d’être faite de merrain
Tout parsemé de clous d’airain :
Les poteaux hors des gonds tombèrent,
A la foule les Grecs entrèrent ;
Tous ceux qu’ils trouvèrent armés
Furent bientôt d’eux assommés.
Les soldats, maudite canaille,
Ebaudis comme rats en paille,
Troublèrent toute la maison,
Sans qu’on en pût avoir raison.
Ainsi la rivière de Loire,
Qui donne à tant de gens à boire
Quand elle sort hors de son lit,
Bouleverse, à ce qu’on m’a dit,
Ce qu’on appelle la levée,
Et par cette digue crevée
S’épand dans les champs labourés,
Entraîne les bœufs effarés
Pêle-mêle avec les étables,
Et fait force gens misérables,
Qu’elle force ainsi sans bateau
D’aller à l’hôpital par eau.
L’application est facile :
Tout de même, en ce saint asile,
Je vis entrer tous ces méchants
Comme un fleuve fait dans les champs.
Je vis le cruel Neptolème,
De rage le visage blême,
Et les Atrides carnassiers,
Ensanglantant leurs bras d’aciers,
Et, ce que je n’approuvai guères,
Je vis donner les étrivières
A Priam par Agamemnon :
On a voulu dire que non ;
Mais c’est une chose certaine,
Qu’il en eut une cinquantaine,

Et, qui pis est, à tour de bras.
Ce bon vieillard, grand, gros, gris, gras,
Eut, par ces coups de discipline,
Peau de taffetas de la Chine ;
Il porta le tout constamment,
Et plus que laconiquement.
Certes, le Grec eut peu de gloire
De faire une action si noire ;
Mais son frère ne fit pas mieux ;
Je le vis de mes propres yeux :
Qui traîna par ses blanches tresses
Hécube, et sur ses pauvres fesses
Donna force coups d’éperon ;
Et puis par ce même larron
Je vis de grands coups d’escourgées
Les cent brus de Priam chargées,
Et dessus le ventre et partout :
C’était trop les pousser à bout,
Et trop peu respecter les dames ;
Mais les Grecs sont de vrais infâmes
De Priam les lits nuptiaux,
Cinquante en nombre, et tous fort beaux,
Car ils étaient tous d’étamine,
Lustrés, et d’étoffe bien fine,
Et la crépine et le mollet
Moitié soie et moitié filet,
Et de plus brodés à l’aiguille,
Furent grippés par le soudrille ;
Tout fut par le Grec dissolu
Pillé, brisé, brûlé, pollu.
Peut-être vous êtes en peine,
O grande et charitable Reine !
De savoir, après tout cela,
Comme du vieil prince il alla :
En voici la fin véritable.
Ce bon Priam si vénérable,
Se voyant ainsi fustigé,
Ses enfants morts, son bien mangé,
Sa pauvre femme éperonnée,
Enfin sa maison ruinée
Par

 les soldats qui sont dedans,
Il alla s’armer jusqu’aux dents,
Mit à son côté la rapière,
Rondache devant et derrière,
Prit en ses mains un grand épieu,
Et revint ainsi, jurant Dieu,
Rejoindre les dames troublées,
Lesquelles s’étaient assemblées
Alentour d’un autel couvert
D’un laurier au feuillage vert.
Là se faisaient les sacrifices,
Afin de se rendre propices
Les dieux lares, ou protecteurs,
Ou plutôt lâches déserteurs.
Ainsi des colombes tremblantes,
Quand après des flammes volantes,
Une grande tempête suit,
Avec grand désordre et grand bruit,
Le troupeau volant se rassemble,
Et n’est pas une qui ne tremble
De voir coups de foudre si drus :
La reine de même et ses brus
Se tapirent l’une dans l’autre,
Disant tout bas leur patenôtre,
Car elles craignaient de mourir.
Or la dame, voyant courir,
Non pas aussi vite qu’un Basque,
Son vieil mari chargé d’un casque,
Et de tout le harnais complet,
S’appliquant de rage un soufflet,
Elle osa brusquement lui dire :
"Vous voulez donc nous faite rire
Lorsqu’il faut songer à la mort ?
Ah ! vraiment vous me plaisez fort,
Retranché dans une cuirasse
Comme un capitaine Fracasse.
Eh ! mon bon homme, de par Dieu,
Quittez la rapière et l’épieu :
Que Votre Majesté rengaine,
Puisqu’il faut mourir de la gaine
Quand on a frappé du couteau.
Notre

 Hector, qui gît au tombeau,
Dans une si fâcheuse affaire
N’eût fait que de l’eau toute claire.
Si vous me croyez, mon bon roi,
Venez vous seoir auprès de moi."
Priam s’assit de bon courage,
Sans fanfaronner davantage,
Dans une grande chaise à bras,
Dont le velours était bien gras.
Un de ses fils, nommé Polite,
Arriva là, courant bien vite.
Il avait beau des yeux chercher
Quelque endroit où se bien cacher,
Pyrrhus, qui de près le talonne,
Fort peu de relâche lui donne.
Il courait de peur de mourir ;
La peur l’empêchait de courir,
Et lui donnait bien fort la fièvre.
Heureux si, craignant comme un lièvre,
Il eût pu courir aussi fort !
Ce fier messager de la mort
Lui tient le fer près de l’échine,
Et déjà sa main assassine
A d’un puissant estramaçon
Amoindri son nez d’un tronçon.
Enfin un coup de cimeterre
Lui fait donner du nez en terre
Aux pieds de son père effaré,
Auquel un trépas assuré
Ne put lors empêcher de faire
Réprimande à ce sanguinaire.
Il lui dit : "Pour un si beau coup,
Tu t’es vraiment pressé beaucoup !
Tu souilles, homme trop colère,
Du sang d’un fils les yeux d’un père.
O bourreau ! par qui mes vieux ans
Ont des objets si peu plaisants !
Que le ciel bientôt te le rende !
Une inhumanité si grande

Ne peut être que d’un vaurien.
Achille fut homme de bien,
Quoiqu’il fût ennemi des nôtres
Toi, son fils ? à d’autres, à d’autres !
Tu n’es que le maudit bâtard
D’une truie et d’un léopard.
Achille eut pitié de mes larmes,
Quand mon fils tomba sous ses armes ;
Il respecta mes cheveux gris,
Se laissa toucher à mes cris,
Et de son vin il me fit boire,
Dont il acquit beaucoup de gloire.
Mais pour toi tu n’es qu’un grand fou,
A qui je vais rompre le cou."
Cela dit, d’une main débile,
Il lança sur le fils d’Achille
Un dard qui certes le toucha,
Mais qui seulement écorcha
Le bord de sa forte rondache.
Il en rit un peu, le bravache,
Et de ce que, faisant effort,
Afin de le frapper plus fort,
Il était chu sur le derrière
D’une pitoyable manière.
Sitôt qu’il eut pris ce grand saut.
Dans le sang de son fils tout chaud,
Sa chevelure non rognée
Par le Grégeois fut empoignée,
De laquelle cet inhumain
Fit deux tours autour de sa main ;
De l’autre levant son épée,
Dans le sang de son fils trempée,
Il la mit Capulo tenus,
Par l’endroit qu’on appelle anus,
Puis d’un coup lui coupa la tête.
Ainsi Fortune, male bête,
Par un vrai tour de son métier,
Fit voir qu’il ne s’y faut fier.
Priam, ce grand roi de Phrygie,
Par qui fut si longtemps régie

La plus superbe des cités,
Après tant de prospérités
Qui le rendaient considérable,
Gît mort étendu sur le sable.
Ce grand monarque des Troyens,
Après la ruine des siens,
N’a pas seulement sépulture,
Et fait des oiseaux la pâture ;
Bref, le plus grand roi qui fut onc
N’est plus rien qu’un grand vilain tronc.
Cet extrême malheur des autres
Me fit souvenir que les nôtres
Par moi laissés en la maison,
En une pareille saison,
Pourraient bien avoir fin pareille ;
Lors je dis, me grattant l’oreille :
"Autant il nous en pend à l’oeil ;
Il me faudra porter le deuil.
De mon père et de ma Créuse.
L’un et l’autre à bon droit m’accuse,
Et d’être un fils sans amitié,
Et de n’aimer pas ma moitié,
Et mon fils, de qui tant j’espère,
Donne au diable monsieur son père.
Allons donc mourir auprès d’eux.
Le trépas, ailleurs très hideux,
Me sera là très agréable,
Ou pour le moins très honorable."
Corps d’homme n’était avec moi,
Les uns m’avaient quitté d’effroi,
Plusieurs avaient perdu la vie,
Auxquels je portai grande envie,
Et si lors je ne me défis,
Mon père, ma femme et mon fils
En furent, et non autre chose,
La légitime et seule cause.
Mais un objet qui me fâcha
D’aller plus outre m’empêcha :
Je vis dans le temple de Veste
Des Troyens la fatale peste,

Dont chaque mari fut un sot,
Qui se cachait sans dire mot ;
Je veux dire la fausse Hélène,
Si funeste à la gent troyenne.
Redoutant le juste courroux
Et des Grecs et de son époux,
Elle s’était là retirée
Toute seule, et mal assurée.
Lors je dis : "La louve qu’elle est
(Dieu me pardonne, s’il lui plaît ! )
Reverra la Lacédémone,
Et là portera la couronne,
Tandis que des pauvres Troyens,
Ou brûlés, ou mangés des chiens,
Il ne restera sur la terre
Que ceux qu’y laissera la guerre,
Pour mourir de froid et de faim,
Et pour y demander leur pain.
Non, non, la raison me conseille
De couper le nez et l’oreille
A cette maudite putain,
A ce malencontreux lutin,
Qui tant de sang a fait répandre,
Par qui notre ville est en cendre,
Et les Troyens morts ou captifs,
Hormis ceux qui sont fugitifs.
Dieu sait comme elle fera pièce,
Quand elle sera dans la Grèce,
De Priam et de ses enfants,
Et fera rire à nos dépens
Les destructeurs de notre empire ;
Je pense déjà l’ouïr rire,
Et bien faire le goguenard,
Ménélaüs, le franc cornard !
Elle a causé notre ruine :
Elle en perdra nez et narine ;
Oui, je m’en vais lui retrancher
La peine de se plus moucher.
Il est vrai, frapper une femme
A bien quelque chose d’infâme :

J’en puis être d’aucuns blâmé.
Mais aussi serai-je estimé
D’avoir puni cette coureuse,
Aux siens comme à nous dangereuse."
Cela dit, j’allais l’empoigner
Pour oreille et nez lui rogner,
Quand la déesse de Cythère,
Ma très belle et très bonne mère,
Me donna bien fort sur les doigts
De la main dont je prétendois
Saisir au collet la Spartaine.
Cette apparition soudaine
Non pour un peu m’emplit d’effroi ;
Car elle parut devant moi
Comme chose du ciel tombée,
Et non pas à la dérobée,
Ou ne se montrant qu’à demi,
Comme d’autres fois, endormi,
Confusément je l’avais vue ;
Mais alors elle était pourvue
De tous les célestes appas
Que les hommes mortels n’ont pas.
Ce coup, dont ma main fut cinglée,
Et dont j’eus l’âme un peu troublée,
Me fit dire, en quoi j’eus grand tort,
Certain mot qui l’offensa fort.
Elle me dit, rouge en visage :
"Vraiment, je vous croyais plus sage ;
Fi ! fi ! je ne vous aime plus.
— Je suis de quatre doigts perclus,
Lui dis-je, et qui diable ne jure
Alors qu’on reçoit telle injure ?
— Eh bien ! ne jurez donc jamais,
Dit-elle. — Je vous le promets,
Lui dis-je, et trêve de houssine,
Car il n’est divin ni divine,
A qui, s’il m’en faisait autant,
Je ne le rendisse à l’instant.
— Songez que je suis votre mère,
Me repartit-elle en colère,

Et parlez moins, ou parlez mieux.
Vous faites bien le furieux
Contre une femme désarmée :
Quand bien vous l’auriez assommée,
Seriez-vous mieux d’un quart d’écu ?
Vous nommez son mari cocu,
Avez-vous manié sa tête ?
Est-il cornu comme une bête ?
Dites-moi, seriez-vous content
S’il en disait de vous autant,
Méchant fanfaron que vous êtes ?
Vous ne savez ce que vous faites.
Vous auriez bien plus de raison
De retourner à la maison
Secourir votre pauvre père,
Qui sans doute se désespère,
Non tant des Troyens déconfits
Que de Créuse et de son fils.
Ce cher fils, cette chère femme,
A qui, sans moi, le Grec infâme
Aurait pis fait qu’aux pauvres gens
Ne font les diables de sergents.
Vous accusez la pauvre Hélène
D’avoir perdu la gent troyenne,
Vous n’êtes qu’un mal avisé,
Vous vous prenez au plus aisé ;
Le Destin seul en est la cause,
Qui de nos dieux mêmes dispose.
Tout dépend de sa volonté ;
Il a dès longtemps arrêté
Que la grande ville de Troie
Serait faite des Grecs la proie.
A moins que d’être illuminés,
Les mortels plus loin que leur nez
Ne peuvent jamais voir les choses,
Bien loin d’en connaître les causes :
Qu’ainsi ne soit, présentement
Vous ne pourriez voir nullement,
Si je ne dissipais la nue
Qui vous en empêche la vue,

Le dieu qui porte le trident,
A perdre votre ville ardent.
Voyez comme il égale aux herbes
Les bâtiments les plus superbes !
Si bien il la démolira
Que Troie en Troie on cherchera.
Junon, la cotte retroussée,
Paraît sur la porte de Scée,
Qu’elle vient de mettre dedans,
Couverte de fer jusqu’aux dents.
Oyez un peu comme elle crie,
Et comme avec sa voix de truie,
Que l’on entend jusqu’à la mer,
Elle s’efforce d’animer
Le soldat qui, selon sa rage,
N’est pas assez âpre au pillage.
Voyez la méchante Pallas,
Branlant son large coutelas
Sur le haut de la citadelle ;
Voyez comme cette pucelle,
D’une pitoyable façon,
Mieux que ne ferait un maçon,
Démolit, sape, brise, taille,
La plus grosse et forte muraille.
Elle s’échauffe en son harnois :
Ainsi, quand il abat des noix,
Le corbeau, qui n’est qu’une bête,
Travaille de cul et de tête.
Sa Gorgone aux crins de serpents,
Face large de deux empans,
Fait une vilaine grimace,
A qui la regarde à la face.
Jupiter, père de nous tous,
Se déclare aussi contre vous,
Et donne un esprit de pillage
Aux Grecs dont il croît le courage ;
Et n’est pas que le bon seigneur,
Quoique d’ailleurs homme d’honneur,
N’ait dérobé quelque chosette,
Pour régaler quelque coquette.

Certes j’en ai l’esprit marri,
Mais, jusqu’à mon sot de mari,
Il n’est, de la céleste bande,
Divinité petite ou grande,
Qui contre la pauvre cité
Ne fasse acte d’hostilité.
Fuyez donc, je vous en conjure,
Ne vous piquez point de bravure ;
Il fait ici mauvais pour vous,
Vous n’y gagnerez que des coups.
Sans moi, votre pauvre famille
Sentirait la main du soudrille,
Mais jusqu’ici, par mon moyen,
Les choses y vont assez bien.
Penser remonter sur sa bête,
C’est vouloir se rompre la tête.
Allez, je vous protégerai ;
Près de vous toujours je serai.
Lorsque vous serez en ma garde,
Au diable si l’on vous regarde,
Bien loin de vous oser toucher ;
Mais vite, il se faut dépêcher."
Elle n’en dit pas davantage,
Et puis se couvrit d’un nuage.
Lors je vis que de la cité
Elle m’avait dit vérité :
Je vis partout objets funestes,
Je vis aussi les dieux célestes
D’une extraordinaire grandeur,
Dont je n’eus pas petite peur.
Parmi ces personnes divines,
J’en vis de très mauvaises mines,
Pour lesquelles, sans passion,
J’aurais bientôt aversion.
O Dieu ! l’épouvantable image,
Qu’une ville mise au pillage !
On ne voit que piller, brûler,
Sur les cendres le sang couler,
Soldats qui tuent, gens qui meurent,
Peu qui rient, beaucoup qui pleurent,

Les grands palais tomber à bas,
Et n’être plus que des plâtras.
Il en est tout ainsi d’un orme,
Beau pour sa taille et pour sa forme,
Lorsqu’étant par le pied sapé ;
Et longtemps coup sur coup frappé,
Il branle sa perruque verte,
Signe de sa prochaine perte ;
Son gros tronc se fend par éclats ;
Un cri semblable à des hélas
Accompagne sa culebute ;
Il hésite devant sa chute,
Examinant de quel côté
Son grand corps sera mieux gîté,
Enfin il tombe sur les hanches,
Se cassant les bras ou les branches.
Ainsi notre pauvre cité,
Après avoir longtemps été
Des cités la plus renommée,
Est comme en soi-même abîmée.
Or, moi, voyant que tout de bon
Elle était réduite en charbon,
Et que ma mère était partie,
Je crus que quitter la partie,
En un malheur tout évident,
Etait faire en homme prudent.
Sans recevoir aucun dommage,
Je passai, couvert d’un nuage,
Au travers des feux allumés
Et de nos ennemis armés.
A mon logis je frappe en maître :
On me cria par la fenêtre
Que l’on n’ouvrait jamais la nuit,
Et que je faisais trop de bruit ;
Et moi, je refrappe et refrappe,
Et, las de cogner, je m’échappe
A dire des mots outrageants :
Ma femme, mon fils et mes gens
Tout mon soûl me laissèrent battre,
Et par frayeur, ou pour s’ébattre,

Me firent garder le mulet ;
Enfin pourtant un gros valet
Me vint ouvrir, malgré la bande ;
A qui je fis la réprimande.
Mais ma femme, pour m’apaiser,
Et mon fils me vinrent baiser.
Je dis à monseigneur mon père
Tout ce que m’avait dit ma mère,
Et qu’il fallait gagner pays
Il nous rendit tous ébahis,
Quand il dit : "Pour moi je demeure,
Allez-vous-en, à la bonne heure,
Vous autres, dont les jeunes ans,
Après des malheurs si pesants,
Pourront, autre part que dans Troie,
Se donner encore au cœur joie.
Si le ciel m’eût voulu sauver,
Qui l’empêchait de conserver
Une ville si belle et bonne ?
Mais, puisque le ciel l’abandonne,
Et qu’Ilium, des Grecs pillé,
N’est plus rien qu’un champ tout grillé,
Vieillard plus que sexagénaire,
Il ne me reste rien à faire
Que d’aller, l’épée à la main,
Irriter un Grec inhumain,
Qui sur mon pauvre corps s’acharne ;
Et peut-être que quelque darne
De son corps il y laissera.
Chacun fera comme il pourra.
On me dira : Sans sépulture,
Votre corps sera la pâture
De quelque chien, ou quelque loup.
La peste, que le monde est fou !
Que m’importe que ma carcasse
A la faim d’un loup satisfasse,
D’un chien, d’un vautour, d’un corbeau ?
Mon destin sera-t-il plus beau
Si, dans du linge empaquetée,
Elle est par les vers grignotée ? "

Si les Troyens brûlaient leurs morts,
Au lieu d’en enterrer les corps,
Le poète ici s’entretaille,
Mais, ô bon lecteur ! tout coup vaille,
Il importe peu que Scarron
Altère quelquefois Maron.)
Revenons à messire Anchise :
"Quand on a la perruque grise,
Ajouta-t-il, on ne doit pas
Redouter beaucoup le trépas.
Vieil, cassé, malpropre à la guerre,
Je ne sers de rien sur la terre :
Spectre qui n’ai plus que la voix,
J’y suis un inutile poids,
Depuis le temps que de son foudre
Jupin me voulut mettre en poudre,
Depuis le temps qu’il m’effraya,
Ce grand Dieu, qui me giboya
Par une vengeance secrète ;
Mais je suis personne discrète,
Je n’en dirai point le sujet :
Suffit que j’aurais eu mon fait,
Sans Vénus, qui sauva ma vie.
J’ai depuis eu cent fois envie
De m’aller pendre un beau matin,
Et finir mon chien de destin.
Laissez-moi donc mourir à l’aise,
Et, si l’on m’aime, qu’on se taise."
Voilà ce qu’il dit obstiné,
Dont je fus plus que forcené.
Ma chère Créuse le prie,
Mon fils Iulus pleure et crie ;
Mais c’était, tant il était dur,
Se donner du front contre un mur.
"Ah ! ma foi, monsieur mon beau-père,
Lui dit notre femme en colère,
Vous viendrez ou direz pourquoi :
Vous faites bien du quant-à-moi."
Autant lui dit le jeune Iule
Mon père, opiniâtre en mule,

Au lieu de leur parler françois,
Se mit à badiner des doigts.
Je dis alors : "Çà, çà, qu’on meure,
Il le faut, et quand ? tout à l’heure.
Vous laisserais-je ainsi périr
Sans même fortune courir ?
N’en déplaise à mon père Anchise
(Mais dessous sa perruque grise
Il loge fort peu de raison),
Troie encore en notre maison
Pouvait trouver quelque ressource.
Grâce à Dieu, j’ai fort bonne bourse :
En quelque pays étranger
Nous eussions eu de quoi manger.
Mais en votre philosophie,
Qui n’est qu’une pure folie,
Vous avez cru qu’être assommé
Etait mourir bien estimé.
Vous avez une sotte envie :
On en a pour toute sa vie,
Quand on est dans le monument
Une minute seulement.
Pyrrhus ne tardera plus guère :
Sans doute, à la moindre prière,
De son bras vous serez servi.
Je crois bien qu’il sera ravi
De tuer toute une famille
De sa dague faite en faucille ;
Comment il se gobergera,
Quand ensemble il égorgera
Femme, mari, père, grand-père,
L’enfant et madame sa mère !
Ah ! vraiment, ma mère Vénus,
Tous vos beaux arguments cornus,
Pour me persuader de vivre
Et pour m’obliger à vous suivre,
N’étaient donc que pour m’attraper ?
Je ne m’y laisse plus duper.
Vite qu’on me donne mes armes,
Je veux aussi coûter des larmes

A quelques-uns des ennemis.
— Au moins me sera-t-il permis
De vous suivre, " me dit Créuse.
Mais tout à plat je la refuse.
J’en fis de même à mon enfant,
Dont il fut assez mal content.
Je me faisais tenir à quatre,
Comme quand on va pour se battre,
Et n’étais pourtant pas fâché
D’en être des miens empêché.
Ma femme et toutes ses servantes
Faisaient à l’envi des dolentes ;
Mon fils m’embrassait les genoux.
Au grand étonnement de tous,
Une flamme du ciel issue.
Sur ce cher fils fut aperçue ;
Nous nous mîmes tous à souffler,
Croyant qu’elle l’allait brûler ;
Nous soufflâmes et ressoufflâmes,
Fort peu de chose nous gagnâmes :
Malgré nous ce feu violet
Lui grilla tout le poil follet.
Mon père, voyant le prodige,
Dit : "Que personne ne s’afflige.
Ce feu, qui m’a tout ébloui,
Et dont je suis bien réjoui,
N’est ma foi pas un feu volage.
O grand Dieu ! fais que ce présage
Soit par quelque autre confirmé ! "
Un coup de foudre à point nommé.
A main gauche se fit entendre.
Sans autre témoignage attendre,
Mon père dit : « Ainsi soit-il ! »
Puis ensuite, d’un saut gentil,
Il fit deux fois la révérence,
Ayant fait signe à l’assistance
Qu’il fallait qu’on en fît autant :
Nous sautâmes tous à l’instant.
Ayant bien sauté comme pies,
On bien plutôt comme gens pies,

Nous reniflâmes à l’envi,
Car ce tonnerre fut suivi
De certaine odeur sulfurée ;
Puis la maison fut éclairée
D’un feu luisant comme un tison
Qu’on vit sur ladite maison.
Ce phare, ou plutôt cette étoile,
Alla tout droit, perçant le voile
De cette triste et noire nuit,
Et Dieu sait si mon oeil la suit,
Dans la forêt d’Ida se rendre.
Il nous fut aisé de comprendre
Que c’était un secours divin,
Car par elle, dans son chemin,
Comme bien sage et bien sensée,
Trace luisante fut laissée.
Lors mon père, tout ébaudi,
Cria : "Mon fils, je m’en dédis ;
Me voilà très content de vivre,
Et très résolu de vous suivre
En quelque part que vous irez,
Et partirai quand vous voudrez,
Afin que personne n’en doute,
Malgré mon incommode goutte."
Puis il fit génuflexion
Et dit avec dévotion :
"O bon Dieu, qui nous prends en garde,
Que ton oeil toujours nous regarde,
Et prends soin de notre maison ! "
Après cette courte oraison
Je lui dis : "Homme qui refuse,
Ordinairement après muse
Vous faisiez tantôt bien le fou.
Çà, çà, mettez-vous sur mon cou,
Comme on dit, à la chèvre morte,
Et que chacun de nous emporte
Sur son dos tout ce qu’il pourra.
Mon fils par la main me tiendra,
Et ma femme par le derrière ;
Et que valet et chambrière

Ecoutent bien ce que je dis.
Hors la ville, vers le midi,
On trouve un vieil tombeau de pierre,
Près d’un temple tombé par terre,
Qui fut autrefois à Cérès :
Ce lieu, ni trop loin ni trop près,
Sera le lieu de l’assemblée."
Lors la maison fut démeublée :
L’un prit un poêlon, l’autre un seau,
L’un un plat, et l’autre un boisseau.
Je me nantis comme les autres :
Je mis les unes sur les autres
Six chemises, dont mon pourpoint
Fut trop juste de plus d’un point.
On n’oublia pas les cassettes ;
Mon fils se chargea des mouchettes,
Mon père prit nos dieux en main,
Car, quant à moi, de sang humain
Ma dextre avait été souillée ;
Devant qu’avoir été mouillée
Dans plusieurs eaux quatre ou cinq fois,
Et s’être fait l’ongle des doigts,
Je n’eusse pas osé les prendre.
Quiconque eût osé l’entreprendre,
Eût bientôt été loup-garou :
Je n’étais donc pas assez fou.
Enfin, sur mon dos fort et large
Mon bon père Anchise je charge
D’une peau de lion couvert,
Et, de peur d’être pris sans vert,
Au côté ma dague tranchante.
L’affaire était un peu pressante,
Car le mal s’approchait de nous.
Nous entendions donner des coups,
Crier au feu, crier à l’aide.
A tout cela point de remède,
Sinon gagner vite les champs,
Et laisser faire ces méchants.
Quoique j’eusse l’échine forte,
Mon bon père à la chèvre morte

Ne put sur mon dos s’ajuster,
Ni je n’eusse pu le porter ;
Par bonheur je vis une hotte :
Mon père dedans on fagote,
Et tous nos dieux avecque lui ;
Puis, un banc me servant d’appui,
On charge sa lourde personne
Sur la mienne, qui s’en étonne,
Et fait des pas mal arrangés,
Comme font les gens trop chargés.
Mais qui diable ne s’évertue,
Quand il a bien peur qu’on le tue ?
Nous voilà tous sur le pavé ;
Sur mon dos mon père élevé
Nous éclairait de sa lanterne,
Qui n’était pas à la moderne :
Elle venait du bisaïeul.
De l’aïeul de son trisaïeul.
Ma Créuse venait derrière.
Chaque valet et chambrière,
De crainte d’être découverts,
Allèrent par chemins divers.
Je menais mon cher fils en laisse,
Pour lequel je tremblais sans cesse.
Enfin, par chemins écartés,
Des moindres bruits épouvantés,
Nous marchâmes devers la porte.
Quoique j’aie l’âme assez forte,
Et que, dans le fer et le feu,
D’ordinaire je tremble peu,
Chargé de si chères personnes,
Je fis cent actions poltronnes :
Au moindre bruit que j’entendais,
Humble quartier je demandais.
Mon bon père en faisait de même,
Et crois qu’en cette peur extrême,
Dans la hotte un autre que lui
Aurait fait ce que par autrui
Roi ni reine ne pourrait faire.
Le feu, qui notre troupe éclaire,

Forme des ombres devant nous,
Qui nous effrayent à tous coups
Enfin, après plusieurs alarmes,
Un grand bruit de chevaux et d’armes
Se fit entendre auprès de nous ;
Mais, Madame, le croirez-vous ?
Ce bruit que nous crûmes entendre,
Puisque vous désirez l’apprendre,
Etait ce qu’on appelle rien :
J’en rougis quand je m’en souviens.
Mon père, en cette peur panique,
Mille coups sur mon corps applique
Pour me faire aller au galop,
Et certes il n’en fit que trop.
Il me criait : "Prends donc la fuite !
Vois-tu les Grecs à notre suite ?
Male peste, comme tu vas !
Ne veux-tu pas doubler le pas ?
Fuis, mon cher fils, sauve ton père."
Et puis, se mettant en colère :
"Maudit soit le fils de putain !
Et qui m’a donné ce mâtin
Qui marche comme une tortue ! "
A ce langage qui me tue,
J’avais beau redoubler le pas,
Cela ne le contentait pas.
Enfin, moi faisant cent bronchades,
Et lui bien autant de boutades,
Jusqu’à m’appeler cent fois sot,
A quoi je ne répondais mot,
Je courus de si bonne sorte
Que je me vis hors de la porte ;
Et puis à force de marcher,
Persistant toujours à broncher,
Au vieil temple nous arrivâmes,
Où quasi tous nous nous trouvâmes ;
Quasi tous, car ma femme, hélas !
Mon unique joie et soulas,
Se trouva manquer à la bande ;
Jugez si ma douleur fut grande !

A mon cher père, à mon cher fils,
Cent mille reproches je fis,
Leur dis qu’ils en étaient la cause.
Mon père ne fit autre chose
Que me dire : "Elle reviendra,
Ou bien quelqu’un la retiendra.
N’a-t-elle point resté derrière
Pour raccommoder sa jartière ? "
A ce maudit raisonnement
Je pensai perdre jugement ;
Je mordis ma langue de rage.
Certes, si je n’eusse été sage,
Et qu’il n’eût point mon père été,
Je l’eusse bien fort souffleté.
Je comptai deux fois notre monde,
Je fis aux environs la ronde,
Je l’appelai, je la huai
Si fort que je m’en enrouai.
Je quittai cinq des six chemises
Qu’en partant sur moi j’avais mises,
Puis, armé comme un jaquemart,
Au côté tranchant braquemart,
A la main bonne hallebarde,
En disant : "Le bon Dieu me garde !
Je rebroussai vers la cité.
Partout où nous avions été
Je cherchai vainement ma femme.
Toute la ville était en flamme,
Et de notre pauvre maison
Chaque poutre était un tison.
J’allai vers la maison royale,
Qu’on eût prise pour une halle.
Tous les biens par les Grecs volés
Etaient confusément mêlés :
Force enfants, et femmes captives,
Six cuillers d’argent bien massives,
Quatre ou cinq sacs de sous marqués,
Matelas de coton piqués,
Un grand bocal de porcelaine,
Présent fait à la belle Hélène

Par un certain mauvais galant ;
En or, la moitié d’un talent,
En argent, quatre mille livres,
Deux grands coffres remplis de livres,
De Priam les arcs à jalet,
Mille vaches donnant du lait,
Autant de veaux, autant de truies,
Des parasols, des parapluies,
Item, quatre mille chapeaux,
Force pourpoints, chausses, manteaux,
Et cent mille autres nippes riches.
Ulysse, le chiche des chiches,
Et Phénix, un maître pédant,
L’un et l’autre à la proie ardents,
Tous deux faux sauniers et faussaires,
En étaient les dépositaires.
Des captives je m’approchai,
Et, me cachant le nez, cherchai,
Parmi cette troupe éplorée,
Ma chère Créuse égarée ;
Puis je me mis effrontément
A crier (maudit soit qui ment) :
 « Créuse, Créuse, Créuse ! »
Un écho me répond : Euse,
Et voilà tout ce que j’appris
De tant de peine que je pris.
Je m’en allais confus et triste,
Quand notre femme, à l’improviste,
Se vint présenter à mes yeux.
Je ne fais point le glorieux,
Une vision si soudaine
Me fit avoir fièvre quartaine.
Qui m’eût lors bien considéré
M’eût trouvé l’oeil bien égaré.
Par le visage c’était elle,
Mais sans patin ni pianelle,
Elle avait huit grands pieds de haut,
Si bien, quoique j’eusse grand chaud,
Que je devins froid comme glace,
La frayeur peinte sur ma face.

Je reculai cinq ou six pas
En disant : Retro, Satanas !
J’eus l’âme bien plus perturbée
Lorsque, d’une seule enjambée,
Elle fut aussitôt à moi.
J’étais prêt d’en mourir d’effroi,
Sans que je vis la grande folle
S’ébouffant à chaque parole,
Qui me dit : "Confessez, Monsieur,
Que vous avez eu belle peur.
— Je n’y trouve pas de quoi rire,
Commençai-je lors à lui dire,
Et trouve encor moins de raison
De me quitter hors de saison."
Elle me dit : "O mon pauvre homme !
Lorsque vous aurez bien su comme
Et par qui tout ceci se fait,
Vous aurez l’esprit satisfait.
De moi ne soyez plus en peine,
Aussi bien elle serait vaine ;
Il n’est plus de femme pour vous,
Non plus que de mari pour nous.
Le Destin vous en garde une autre :
Le pays latin sera vôtre,
Où chacun sait l’italien.
Vous aurez là beaucoup de bien ;
Là le Tibre, de son eau trouble,
Quoique d’abord on vous y trouble,
Vous fournira dans la saison
Des écrevisses à foison ;
Vous y mangerez veau mongane,
Vous y porterez la soutane :
Je crois qu’il vous fera beau voir.
Une grosse fille au poil noir
Vous sera, par juste hyménée,
Par monsieur son père donnée
C’est l’infante Lavinia,
En laquelle vice il n’y a ;
C’est une vraie boute-tout-cuire,
Qui ne fait que sauter et rire,

Et ne va jamais qu’au galop.
Bref, cette princesse vaut trop.
Ayez grand soin de notre Iule,
Digne effet de notre copule :
Faites-lui montrer le latin,
Et quant est de notre destin
La grand-mère des dieux, Cybèle,
Me fait demeurer auprès d’elle
Pour être sa dame d’atour.
La sienne mourut l’autre jour
Avec quatre ou cinq de ses filles
Pour avoir mangé des morilles.
N’ayez donc plus de moi souci,
Je me trouve fort bien ici."
Là-dessus je pensai la prendre
Pour les derniers devoirs lui rendre ;
Mais, lui jetant les bras au cou,
Je pensai bien devenir fou,
Quand, l’ayant trois fois embrassée,
Trois fois de mes bras éclipsée,
Je connus n’avoir embrassé
Qu’un vain corps, un air condensé.
Or, n’aimant pas trop le fantôme,
Ni tout corps composé d’atome,
Je ne m’affligeai pas bien fort,
Puisqu’ainsi le voulait le sort.
Tôt après, jouant de la jambe,
De la pauvre ville qui flambe,
Dans les champs je me transportai,
Où Dieu sait comment je trottai
Jusqu’où m’attendait notre bande,
De petite faite bien grande.
Hommes, femmes, maîtres, valets,
Tous chargés comme des mulets,
En ce lieu s’étaient venus rendre,
Et m’avaient fait l’honneur d’attendre.
Que je fusse là revenu.
Sitôt qu’ils m’eurent reconnu,
A ma conduite ils se remirent,
A moi comme à roi se soumirent.

Je leur promis affection,
Justice et ma protection :
Ils promirent obéissance,
Et que j’aurais sur eux puissance,
Comme le roi sur son sergent
Et la reine sur son enfant.
Puis, sans s’amuser davantage,
J’ordonnai qu’on pliât bagage,
Et que vieillards, femmes, enfants,
Et tous les corps plus empêchants
Devers la montagne filassent,
Et dans les grands bois se coulassent.
Mon père les y conduisit.
Là-dessus le soleil luisit,
Et de sa face safranée
La forêt fut enluminée ;
Et moi, les mains sur les rognons,
En tête de mes compagnons
Qui n’avaient pas le cœur en joie,
Je tournai le cul devers Troie
Et le nez vers le mont Ida,
Où chacun de nous se guinda.