Le Virgile travesti (éd. 1889)/Livre III

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Librairie de la Bibliothèque Nationale (p. 153-192).


L’arrêt des dieux ayant été
Cruellement exécuté
Sur notre misérable ville,
Nous pensâmes que faire gille
Etait le meilleur appareil
Que nous pussions, en cas pareil,
Mettre promptement, faute d’autre,
Sur un mal fait comme le nôtre.
Qui fuit, peut revenir aussi :
Qui meurt, il n’en est pas ainsi.
Si Priam, dans sa ville prise,
Avait perdu sa tête grise,
Nous autres, ses humbles valets,
Ayant bien eu les osselets,
Et les pauvres mains écachées
Pour montrer nos bourses cachées,
Eussions été par ces méchants
Faits au moins évêques des champs,
Et peut-être mis sur la roue,
A faire aux passants laide moue.
Nous délibérâmes donc tous
De mettre, entre les Grecs et nous,
Ne pouvant leur faire la guerre,
Un notable espace de terre,

Et, pour plus grande sûreté,
De l’eau salée en quantité.
Mon père, qui, dans chaque affaire,
N’agit jamais en téméraire,
Et qui sait cent secrets nouveaux,
Prit un grand sas et des ciseaux,
Puis, tourné vers l’un des deux pôles ;
Et prononçant quelques paroles
Où personne n’entendit rien,
Quoique chacun écoutât bien,
Et qu’il n’entendait pas, peut-être,
Il nous dit qu’il allait connaître
Où nous planterions le piquet :
Mais pourtant de son tourniquet
Fort peu de choses nous apprîmes.
Ensuite de quoi nous nous prîmes
A nous bâtir de bons vaisseaux
Pour nous exposer sur les eaux,
Et chercher quelque nouveau gîte.
La flotte fut faite bien vite,
Au pied d’Ida, près d’Antandros.
Nous fîmes de nos gens un gros,
Au temps que la triste froidure
Quitte la place à la verdure.
Puis, de mon père conviés,
Les dieux ayant été priés,
Nous montâmes sur nos galères,
Non sans jeter larmes amères
De voir Troie, où tout fut si bon,
N’être plus rien que du charbon ;
Cette belle ville de Troie,
Où j’avais vécu dans la joie,
Qui pis est, en sortir vaincu,
Comme on dit, coups de pieds au cul.
Enfin donc hommes, enfants, femmes,
Et tous nos dieux sauvés des flammes,
Nous voilà sur mer, loin du port,
A deux ou trois doigts de la mort :
Car, entre gens flottant sur l’onde,
Et la mer où se perd le monde,

Il n’est qu’un mur bâti d’ais joints,
Large de trois pieds, plus ou moins.
Une terre, Thrace nommée,
Nation jusqu’aux dents armée
Dont les gens sont très malfaisants,
Jurant Dieu, battant paysans,
N’est guère loin de la Phrygie.
Elle fut autrefois régie
Par Lycurgue, homme de renom,
Qui savait décliner son nom,
Et quelque chose davantage,
L’arithmétique, l’arpentage,
Et faire entendre la raison
Au peuple, qui n’est qu’un oison.
Ce pays aimait fort le nôtre,
Et qui toquait l’un toquait l’autre.
Ces coupe-jarrets Thraciens,
Quand ils trouvaient des Phrygiens,
Leur ôtaient humblement la toque ;
Les Phrygiens, au réciproque,
Leur faisaient inclination
Avec grande dévotion ;
Et puis il s’entre-faisaient fête,
Se baisaient tête contre tête,
S’entre-disant : « Je suis à vous »,
Avec bras dessus, bras dessous.
C’est là que notre flotte arrive,
Ayant fait honneur à la rive,
Par l’avis des maîtres maçons,
Car des gens de toutes façons
S’étaient fourrés dans nos galères,
Et jusqu’à des apothicaires ;
Item, meneurs d’ours, des pédants,
Bateleurs, arracheurs de dents,
De comédiens une bande,
Et des danseurs de sarabande.
Or donc, ces maçons assemblés,
Et ceux de la flotte appelés,
Auxquels je disais : « Je vous prie »,
Ou : « Plaise à Votre Seigneurie »,

Aussitôt dit, aussitôt fait,
La chose fut mise en effet,
En place bien examinée,
Ville par moi fut désignée ;
Puis, en vertu du nom que j’ai,
Celui des Troyens je changeai
En un qui terminait en ades,
Comme qui dirait Enéades.
Or, comme vous pouvez penser,
Auparavant que commencer,
Il convint à la Dionée,
Notre mère affectionnée,
Rendre l’honneur que méritait
Dame qui tant nous assistait :
Outre que les dieux favorables,
Par qui nous autres misérables
Avions pu, malgré fer et feu,
Tirer notre épingle du jeu,
Nous eussent taxé d’avarice.
Pour avoir donc le ciel propice,
Nous voulûmes offrir un veau
A Jupin, faute d’un taureau,
A Jupin qui dans le ciel loge,
Qui gouverne des cieux l’horloge,
Et donne le froid et le chaud
Souvent un peu plus qu’il ne faut.
Vous allez entendre une histoire
Qui n’est pas trop facile à croire.
Assez près de nous s’élevait
Un tertre, qui la mine avait
D’être la fosse de quelque homme
Qui faisait là son dernier somme.
Ce petit tertre était couvert
De myrtes au feuillage vert,
Et de jeunes cormiers sans nombre
Qui faisaient un ombrage sombre.
Pensant en prendre des rameaux,
Que je choisissais des plus beaux
Afin d’en parer notre hostie,
Une liqueur rouge, sortie

De l’endroit tout frais ébranché,
Semblable à du sang épanché,
Me fit lors faire une grimace
Qui me défigura la face.
De tout mon cœur je priai Dieu,
Et promis aux nymphes du lieu
Quatre ou cinq livres de chandelles,
Et d’en acheter des plus belles ;
Puis je fis, comme de raison,
Au dieu Mars tacite oraison ;
C’est lui qui commande à baguette
Au peuple Thrace comme au Gète.
Un autre rameau je rompis,
Autre sang écouler j’en fis,
Et tout autant que j’en déchire,
Tout autant de sang chaud j’en tire
Enfin, en ayant bien tiré,
L’arbre ayant comme soupiré,
Et sa perruque secouée,
Me dit, d’une voix enrouée,
Ces mots dont j’eus, en vérité,
Peu s’en fallut, l’esprit gâté :
"Pourquoi diable, seigneur Enée,
Votre main s’est-elle acharnée
Sur le corps d’un de vos amis ?
Si j’étais de vos ennemis,
Encore auriez-vous tort de prendre
Plaisir à sang humain répandre.
Voilà qui n’est ni bon ni beau,
De venir gâter un tombeau.
Je suis le prince Polydore :
Pour une raison qu’on ignore,
Mais je m’imagine pourtant
Que c’est pour quelque argent comptant
Que j’avais dans une ceinture,
Un tyran d’avare nature
M’a mis trop tôt au rang des morts,
Et fait un crible de mon corps.
Ma pauvre chair, de dards percée,
Sous cette terre ramassée

Reposait assez doucement ;
Vous êtes venu sottement
Rompre de vos mains violentes
Mes pauvres branches innocentes.
Vous m’avez tout défiguré ;
Du sang que vous m’avez tiré,
Ma demeure est toute rougie.
Arrêtez donc l’hémorragie,
Et, si vous n’en êtes content,
Le diable vous en fasse autant !
Mais plutôt, si vous êtes sage,
Fuyez cet avare rivage,
Et remontez sur vos vaisseaux
Sans plus rompre mes arbrisseaux."
Ainsi parla le dolent tige.
A cet effroyable prodige,
D’un pied ma face s’allongea,
Et dans mon corps mon sang figea.
Peut-être ignorez-vous encore
Quel homme était ce Polydore :
Il était fils de notre roi.
Ce bon prince, rempli d’effroi,
Quand sa ville fut assiégée,
Crut qu’elle serait ravagée.
Il envoya son cher enfant,
Et, sur le dos d’un éléphant,
Son trésor au tyran de Thrace.
Mais voyez la méchante race !
Quand il vit Priam malheureux,
Il cessa d’être généreux.
Le perfide tourne casaque,
Et ce pauvre innocent attaque,
Comme il ne songeait à nul mal.
Il n’est pas un pire animal
Qu’un traître quand il nous fait fête !
Puis après, cette male bête
De ce jeune homme qu’il tronqua
Le riche trésor escroqua.
Mais que ne fait point entreprendre
L’insatiable faim de prendre ?

Le discours du triste arbrisseau
M’avait fait frissonner la peau.
Quand sa harangue fut finie,
Ma face, qu’elle avait ternie,
Reprit aussitôt sa couleur,
Et mon corps glacé sa chaleur.
J’envoyai vite à la galère
En avertir monsieur mon père,
Par lequel il fut résolu
Qu’on ferait au tombeau pollu
Un sacrifice salutaire :
Il ne fut pas longtemps à faire.
Les demoiselles d’Ilion
Firent longue ululation,
Et, si longtemps qu’elles voulurent,
Pleurèrent le mieux qu’elles purent.
On couvrit le lieu de cyprès,
On y répandit du lait frais
Qu’on tira d’une vache noire,
Dont but quiconque en voulut boire
Mon père fit un court sermon
Qui ne fut ni mauvais ni bon.
Les branches que j’avais cassées
Avec soin furent ramassées
Et rejointes à l’arbrisseau,
Dont il parut deux fois plus beau,
Avec rubans de couleur bleue.
Nous nous prîmes tous queue à queue,
Et, couronnés de branches d’if,
Chantant tout bas d’un air plaintif,
Nous regagnâmes nos galères ;
Puis, poussés par des vents prospères,
Eloignâmes, bien ébahis,
Cet abominable pays.
Le roi des déités humides,
Et la mère des Néréides,
Possèdent, moitié par moitié,
Sans en être en inimitié,
Une île dans la mer Egée,
Au blond Phébus fort obligée ;

Car, de flottante qu’elle était,
Et que le vent partout portait,
Cet illustre fils de Latone
L’a jointe à Gyare, et Mycone.
En ce lieu par le vent portés,
On nous fit cent civilités.
Anius, roi de l’île, et prêtre,
Ne tarda point à reconnaître
Mon père, son ancien ami,
Quoique, par le sort ennemi,
Sa personne fût devenue
En état d’être méconnue.
Le bon seigneur nous hébergea,
Offrit à manger ; on mangea
Tout ce qui fut mis sur la table,
Et si but-on au préalable.
Ayant tous largement repu,
A dire : Bouche, que veux-tu ?
Nous nous rendîmes dans le temple,
Afin de donner bon exemple ;
Sitôt que prosterné j’y fus,
Je dis le plus haut que je pus :
"Grand Apollon, Dieu débonnaire,
Prends pitié de moi, pauvre hère,
Et de ceux que tu vois ici,
Qui sont pauvres hères aussi.
Prends pitié de la gent troyenne ;
Fais en sorte qu’elle devienne,
Nonobstant sa calamité,
Tout ce qu’elle a jamais été.
Dieu dont la barbe est si bien faite,
Procure-nous une retraite,
Mène-nous bien vite, et bien droit,
En quelque bienheureux endroit,
Où nos femelles vagabondes,
Autant que lapines fécondes,
Puissent promptement remplacer
Ceux que le fer a fait passer.
Nous sommes seuls de notre ville,
Echappés de la main d’Achille,
Et

 des Grecs, comme tu sais bien,
Qui ne valurent jamais rien.
Dis-nous notre bonne aventure,
Mais dis-nous-la sans imposture,
Et sans en donner à garder.
Tu te plais souvent à bourder.
Si tu pense être ici le même,
Je pourrai bien, sans grand blasphème,
Te faire passer en cent lieux
Pour le plus grand menteur des Dieux.
Aurons-nous paix, aurons-nous guerre ?
Sera-ce par mer, ou par terre ?
Ceux avec qui nous la ferons
Sont-ils bonnes gens, ou larrons ?
Ou si nous rebâtirons Troie,
En grand repos et grande joie ?
Ou s’il faudra jouer des mains
Avec des peuples inhumains ?
O digne inventeur de la lyre,
Qu’à bon droit tout le monde admire,
Qui premier as fait des sonnets,
Et fait parler des sansonnets,
Par ta sœur madame la Lune,
Cette agréable claire-brune,
Qui va de nuit comme un lutin,
Dis-nous quel est notre destin,
Sans te faire tirer l’oreille,
Et je promets, à la pareille,
De t’offrir, à ce renouveau,
Une vache blanche et son veau,
Et même de doubler la dose,
Si l’offrande est trop peu de chose.
Enfin je te régalerai
Comme il faut, ou je ne pourrai."
Les derniers mots de ma harangue
Etaient encore sur ma langue,
Quand en l’air le foudre gronda,
Et fit bien fort bredi-breda.
Eclairs luisants comme chandelles
M’éblouirent les deux prunelles ;

Le saint trépied trois fois rota,
Et le laurier sacré frotta
Ses branches l’une contre l’autre.
J’eus recours à la patenôtre,
Sur le visage prosterné
Mais je fus bien plus étonné
Lorsque j’entendis le tonnerre
Qui grondait aussi dessous terre,
Des loups qui tristement hurlaient,
Et des ours qui se querellaient.
Mais, lorsque le temple fit mine
De faire un saut comme une mine,
Je pensai bien être au tombeau.
J’eus beau crier : Tout beau ! tout beau !
Les murs du temple s’ébranlèrent,
Et jusqu’aux fondements tremblèrent.
Je souhaitai d’être dehors,
Cent coups de bâton sur le corps.
Mais cette mal plaisante aubade
Ne fut enfin qu’une algarade ;
Du trépied sacré s’exhala
Une voix qui cria : Paix là !
On se tut, vous le pouvez croire.
Voici, si j’ai bonne mémoire,
Ce que nous dit le sieur Phébus
En mots clairs, et non par rébus :
"Pauvres Troyens, qui sur la terre
Avez eu longue et rude guerre,
Et qui n’en aurez moins sur mer,
Bien vous prend de savoir ramer ;
Ramez donc de si bonne sorte
Que la mer à la fin vous porte
Vers la terre d’où sont sortis,
Tant légitimes que métis,
Vos aïeux, tant hommes, que femmes
(Dieu veuille bien avoir leurs âmes ! )
Je ne puis parler de leur mort,
Que je ne m’afflige bien fort.
C’est là que la race d’Enée,
Après longs travaux couronnée,

Verra ses enfants triomphants,
Et les enfants de ses enfants."
A ces mots, chacun avec presse
Se demandait. "Où est-ce ? où est-ce ?
Où prendre cet heureux climat,
Où, nonobstant l’échec et mat
Qu’a reçu notre pauvre Troie,
Nous pourrons, en soulas et joie,
Remplacer les pauvres Troyens
Dont les corps sont mangés des chiens ? "
Mon père, se grattant la tête,
S’écria. "Je suis une bête,
Ou je pense avoir rencontré
Le lieu par oracle montré,
Où nous devons vivre à notre aise ;
Mais je me tais, ou qu’on se taise."
Quelqu’un encore chuchota,
Mais enfin chacun écouta ;
Puis mon père, par un sourire,
Donnant la grâce à son bien dire,
Nous dit avec autorité.
"J’ai feuilleté, refeuilleté,
Comme on sait, toutes nos chroniques,
Aussi véritables qu’antiques :
Or est-il qu’en mes jeunes ans
Je pense avoir trouvé dedans
Que d’une île, Crète nommée,
Pour ses cent villes renommée,
Nos prédécesseurs sont sortis,
Mâles, femelles et petits.
Teucer menait la caravane
Dans une superbe tartane,
Et, suivi de ses Candiens,
Occupa les bords rhétiens.
Pergame n’était point encore ;
Chacun y vivait en pécore,
Et sous terre, au pied des coteaux,
Les gens logeaient comme brutaux.
De là vient que tant on révère
Des dieux la mère ou la grand-mère,
Cybè

le avec tous ses châtrés,
D’Ida les mystères sacrés,
La folle troupe corybante,
Hippomène et son Atalante
Au sacré char assujettis,
Pour avoir cru leurs appétits ;
Mais, quoique lion et lionne,
Ils ne mordaient pourtant personne.
Courage donc, mes chers amis,
Courons à ce pays promis :
C’est là que Phébus nous appelle.
Je veux bien que l’on me flagelle,
Si nous n’y sommes dans trois jours,
Quoiqu’ils soient encore bien courts.
Mais devant, par des sacrifices,
Rendons-nous les grands Dieux propices,
Car souvent la mer et les vents
Font enrager les pauvres gens."
Ainsi parla mon père Anchise,
Et puis, sans sortir de l’église,
A Neptune le dieu de l’eau,
Tout ainsi qu’à Phébus le beau,
Deux beaux grands taureaux nous brûlâmes,
Et puis après nous régalâmes
L’hiver d’une noire brebis ;
Et, pour qu’il soufflât pro nobis,
C’est-à-dire au cul du navire,
D’une blanche, le doux Zéphyre,
Vent qui ne fait jamais sur mer
D’action qu’on puisse blâmer.
En ce temps-là la Renommée,
Qui souvent est mal informée,
Et n’enrage pas pour mentir,
Faisait hautement retentir
Une nouvelle d’importance :
Que, pour aimer trop la finance,
Et pour avoir trop imposé
Sur son pauvre peuple épuisé,
La populace mutinée
Au capitaine Idoménée

Avait fait affront solennel,
En son royaume paternel,
Si bien que le tyran de Crète
Avait délogé sans trompette,
Sans dire : Adieu jusqu’au revoir.
Certes, nous ne pouvions avoir
Occasion plus favorable,
Et c’était chose vraisemblable
Que mon père avait deviné
Le pays par les Dieux donné,
Qu’on y recevrait avec joie
Les pauvres exilés de Troie,
Puisque dans ce pays promis
On maltraitait nos ennemis.
Nous quittâmes donc Ortygie,
La flotte, conduite et régie
Avec grande adresse et grand art,
Vola sur mer comme un trait d’arc.
Nous vîmes Naxos, dont les vignes
Ont rendu les coteaux insignes,
Le petite île Oléaros,
Les îles Cyclades, Paros,
Paros fameuse pour ses marbres,
Et Donyse couverte d’arbres,
Et d’autres lieux de cette mer,
Qui ne valent pas le nommer.
Les matelots, qui, dans la Crète,
Espéraient bientôt leur retraite,
Poussaient mille cris éclatants,
Se voyant aidés du beau temps.
Les vents, à souhait, de nos voiles
Faisaient bander toutes les toiles ;
Enfin le ciel nous secourut
Si bien que la Crète parut,
Où notre flotte, mise à terre,
Ne se souvint plus de la guerre.
Je me mis d’abord à bâtir,
Et terre à chacun départir,
Je nommai la ville Pergame,
Nom qui remit la joie en l’âme

De nos Troyens désespérés
Des maux qu’ils avaient endurés.
Je fis de beaux discours en prose,
Afin que, devant toute chose,
On travaillât à la cité,
Et, pour plus grande sûreté,
Qu’on bâtît une citadelle
Aussi forte que La Rochelle.
Je fis tirer nos nefs du port,
Que l’on mit à sec sur le bord.
Tous les jours je rendais justice,
Ou travaillais à la police ;
Je visitais les bâtiments,
Et faisais force règlements.
Je mariai garçons et filles,
Pour mieux conserver leurs familles.
Je fis planter des espaliers,
Non pas pour un, mais par milliers,
Comme aussi des arbres par lignes,
Semer du blé, planter des vignes,
Sans oublier force melons,
Qui sans doute eussent été bons ;
Car j’en avais reçu la graine
D’un gentilhomme de Touraine.
Bref, tous ces préparatifs-là
Promettaient assez, quand voilà,
Par une maudite influence,
Qu’une maligne pestilence
Prit les pauvres Troyens en but,
Et leur fit avoir le scorbut,
Dont, hélas ! la plupart moururent ;
Item nos pourceaux ladres furent,
Nos brebis eurent le claveau,
Et tous nos chevaux le morveau ;
Nos poules eurent la pépie,
Dont plusieurs perdirent la vie ;
Les autres cassèrent leurs œufs ;
Nous perdîmes vaches et bœufs
Par le défaut du pâturage :
Plus de beurre, plus de fromage.

Aux champs, de l’un à l’autre bout,
Les chenilles mangèrent tout.
Du soleil la terre embrasée
Faute de pluie et de rosée
Se fendit en plusieurs endroits.
Les arbres, dans les vallons froids,
Comme en la plaine découverte,
Perdirent leur perruque verte,
Et dans les jardins tout fut cuit :
Point de champignons, point de fruit,
Car la terre sèche et brûlante
Ne produisit herbe ni plante.
Enfin, par la peste et la faim,
Sans vins, sans eau, sans chair, sans pain,
Notre maudite destinée
S’en allait être terminée,
Et, dans ce malheureux climat,
Nous recevions échec et mat.
Mon père, le prudent Anchise,
Mouillant de pleurs sa barbe grise,
De regret de finir ses jours,
Nous exhorta, par un discours
Aussi triste qu’une élégie,
De retourner dans Ortygie
Pour y prier le blond Phébus
De nous vouloir tirer d’abus
Et, sans barguigner, nous apprendre
Si nous n’avions plus qu’à nous pendre,
Ou dans quelle contrée enfin
Nos infortunes prendraient fin.
La nuit brune, sœur d’un bon frère,
Avait noirci notre hémisphère :
Tout dormait en cet univers,
Excepté les faiseurs de vers,
Les sorciers, noueurs d’aiguillettes,
Les chats-huants et les chouettes,
Les plaideurs et les loups-garous,
Les amoureux et les filous.
J’étais couché mal à mon aise
Entre la puce et la punaise.

La lune, avec beaucoup d’éclat,
Illuminait tout mon grabat,
Perçant de ses rais ma fenêtre,
Quand je vis devant moi paraître
Nos dieux, par moi du feu sauvés,
Et, depuis, toujours conservés :
Je les vis, les dieux de Pergame,
Je vous le jure sur mon âme
(J’en jurerais bien sur ma foi),
Je les vis comme je vous vois,
De mes deux yeux, et non en songe,
Moi qui n’ai jamais dit mensonge.
Certes, si jamais je le fus,
Tant d’honneur me rendit confus.
L’un d’eux pour tous prit la parole :
"Que maître Aeneas se console,
Me dit-il, nous sommes ici
Exprès pour chasser son souci.
Qu’il n’aille point vers Ortygie
Offrir au blond Phébus bougie.
Nous lui dirons la vérité :
Du Dieu qu’il aurait consulté
Il n’en saurait pas davantage.
Il n’a donc qu’à prendre courage :
Ville par les siens se fera,
Qui le monde assujettira,
Et ses enfants, étranges sires,
Feront litière des empires,
Et joueront des potentats
Comme des souris font les chats.
Leur pouvoir n’aura point de bornes.
Qu’il quitte donc ses pensers mornes
Qui lui font perdre le sommeil.
Il a pris Paris pour Corbeil,
Et n’est pas un bon interprète,
Quiconque vous a dit qu’en Crète
Il fallait vitement bâtir ;
Il faut bien plutôt en partir,
Et gagner la terre promise,
Où bientôt, par notre entremise,

Vous jouirez d’un grand repos,
Les dimanches aurez campos,
Et n’aurez quasi rien à faire
Qu’à rire et faire bonne chère.
Ce pays est gras et fertil,
Dont les gens ont l’esprit subtil,
Et, quoique joueurs de guiterre,
Sont pourtant bons hommes de guerre
Ce pays, aux temps anciens,
Fut celui des Œnotriens,
Depuis cette terre jolie
D’Italus fut dite Italie,
Et c’est ce pays entendu
Par le saint oracle rendu,
D’où Dardanus, notre grand-père,
Avecque Iasius son frère,
Suivi de ses Italiens,
Vint loger chez les Phrygiens.
Levez-vous tout en chemise,
Allez trouver le vieil Anchise,
Et lui dites la chose ainsi
Que nous vous l’avons dite ici,
Et qu’il faut gagner la guérite
Et chercher vitement Coryte
Dans le pays ausonien.
Jupiter du bord candien
Vous défend à tous la demeure ;
Cherchez-en donc une meilleure."
Après ces grands discours tenus,
Tout ainsi qu’ils étaient venus,
Les dieux tutélaires sortirent.
Certes mes sens ne se méprirent,
Car je ne dormais pas alors ;
Je les vis des yeux de mon corps,
Et reconnus bien leurs visages,
Et leurs chefs couverts de bandages.
Certes à cette vision
Je sentis grande émotion :
Les poils de mon chef se dressèrent
Et mes pores sueur pissèrent ;

Je devins froid comme un glaçon.
Vêtu d’un simple caleçon,
Je fis une courte prière,
Car longue oraison ne vaut guère,
Et par forme d’oblation
Je fis suffumigation.
Cela fait, et de bonne sorte,
J’allai faire bruit à la porte
De mon père Anchise endormi,
Qui m’ouvrit, grondant à demi.
Je lui contai toute l’affaire ;
Lors l’équivoque devint claire,
Et dans nos aïeux ambigus
Il vit aussi clair qu’un Argus :
"O mon fils, me dit-il, j’ai honte
D’être cause de ce mécompte,
Et je dois être bien moqué
De m’être tant équivoqué.
Cent fois me l’avait dit Cassandre,
Si j’eusse eu l’esprit de l’entendre ;
Mais de folle je la traitais,
Et moi-même le fou j’étais.
Qui diable, à moins qu’être une grue,
Chose tant étrange aurait crue,
Et que les pères des Troyens
Fussent issus d’Italiens,
Et que dans si lointaine terre
Nous, pauvres restes de la guerre,
Pussions un jour trouver maison ?
Certes j’avais quelque raison.
Mais, puisque les Dieux nous le disent,
Malheur à ceux qui les méprisent,
Obéissons-leur promptement :
Aussi bien l’établissement
Qu’en cette île nous voulions faire
N’éprouve qu’un succès contraire."
Ainsi le bon vieillard parla :
Chacun fut d’accord de cela,
Et, sans différer davantage,
De plier vitement bagage.

Pas plus tard que le lendemain,
Au départ chacun mit la main,
Et notre ville commencée
Sans regret d’aucuns fut laissée ;
Nous y laissâmes néanmoins
Ceux de nous qui valaient le moins,
Et qui n’étaient parmi les nôtres
Que l’incommodité des autres.
Nous voilà donc encor en mer
Derechef réduits à ramer.
Quand nous fûmes loin du rivage,
Sans plus voir ville ni village,
Mais seulement le ciel et l’eau,
Logés en un frêle vaisseau,
Chacun de nous, en sa pensée,
Regretta la terre laissée,
Car la mer ordinairement
Est un dangereux élément.
Qu’ainsi ne soit, sur notre tête
Je vis grand signe de tempête,
Un air épais qui s’amassait,
Et notre flotte menaçait.
Le menace ne fut point vaine :
En un instant l’humide plaine,
De pacifique qu’elle était,
Par un grand vent qui l’agitait,
Vit changer ses vagues enflées
En plusieurs montagnes salées
Le jour tout à coup devint nuit,
Le tonnerre fit un beau bruit ;
Nos pauvres vaisseaux en déroute,
Sans pouvoir connaître leur route,
Furent jetés qui çà, qui là.
L’onde avec le ciel se mêla.
Le bon pilote Palinure,
Comme un chartier embourbé, jure
Qu’il est au bout de son latin.
Trois jours cet orage mutin,
Et trois nuits, berna nos navires :
Je n’en ai point passé de pires,

Et nous eussions passé le pas,
Car les vents ne se jouaient pas ;
Mais par bonheur ils se brouillèrent,
Et l’un l’autre querellèrent,
Tellement que ces maîtres fous,
Sans penser davantage à nous,
Mais bien à se faire la guerre,
Nous poussèrent devers la terre.
Tout aussitôt qu’elle parut,
Tout le monde aux rames courut,
Et les voiles furent calées ;
Puis, fendant les ondes salées,
A grands coups de nos avirons,
Nos vaisseaux, autant plats que ronds,
Gagnèrent le prochain rivage,
Chacun priant de bon courage.
Cette île, où le vent nous poussa
Est, depuis quelque temps en çà,
D’un nom grec, Strophade nommée,
En cette mer fort diffamée ;
Car trois monstres, d’enfer sortis,
En ont chassé grands et petits,
Depuis que, chez le roi Phinée,
Rude chasse leur fut donnée
Par deux Argonautes ailés,
Adroits en pareils démêlés.
Ce sont les maudites Harpyes,
Aussi larronnesses que pies,
Dont l’aînée a nom Célénon,
Un vrai visage de guenon :
Ses deux sœurs sont autres guenuches,
Toutes trois estomacs d’autruches,
Et qui n’ont pas plutôt mangé
Que leur appétit enragé,
Tout autre que la faim canine,
Leur livre une guerre intestine.
Elles ont toutes le museau
De la femme d’un damoiseau,
C’est-à-dire une damoiselle ;
Chacune au dos sa paire d’aile,

Les pattes en chapon rôti,
Le nez long, le ventre aplati.
Toutes trois ont longs cols de grue,
Et longues queues de morue,
Les tétons flasques et pendants,
Et chacune deux rangs de dents.
Là sitôt qu’arrivés nous fûmes,
Chèvres et bœufs nous aperçûmes,
Qui paissaient sans être gardés ;
Ils ne furent point marchandés :
Sur eux d’abord nous nous ruâmes,
Les prîmes, et les égorgeâmes,
Non sans avoir fait compliment
A l’empereur du firmament,
Car ce butin, sans son auspice,
Ne nous eût pas été propice.
En moins de rien l’on apprêta
Le festin, qui peu nous coûta.
Comme nous commencions la fête,
Aussi vite que la tempête,
Les trois monstres dont j’ai parlé,
Ces Harpyes au dos ailé,
Se ruèrent sur nos viandes :
Par ces vilaines, ces gourmandes,
Ce qui fut seulement senti
Fut aussitôt empuanti,
Tant leur haleine est dangereuse,
Soit pour avoir quelque dent creuse,
Ou que leur ventre mal nourri
Pousse dehors un air pourri.
Ces insatiables donzelles,
Faisant la guerre à nos écuelles,
S’entre-ravissaient chair et pain,
Tant enragée était leur faim,
Et, ce que je n’aurais pu croire,
Chantaient quelques chansons à boire.
Lors je fis mettre le couvert
Sous un rocher creux, et couvert
De quantité d’arbres sans nombre,
Où l’on pouvait manger à l’ombre.
Assitô

t que l’on eut servi,
Tout aussitôt tout fut ravi
Par ces franches écornifleuses.
O bon Dieu ! les braves mangeuses !
Le chancre près d’elles n’est rien,
Quoiqu’un chancre mange très bien.
Mais les porques dégobillèrent,
Et toutes nos nappes souillèrent,
Et cette insolente action,
Etrange à notre nation,
Me mit tout de bon en colère.
Après avoir fait bonne chère,
Elles se devaient contenter ;
Mais ainsi nos nappes gâter,
Cela passait la raillerie,
Et c’était trop d’effronterie
A ces parasites d’oiseaux,
Plus malfaisants que des corbeaux !
J’ordonnai donc qu’on prît les armes,
Pour leur donner quelques alarmes ;
Tous nos gens en furent contents,
Et cachèrent en même temps
Sous l’herbe dagues et rondelles,
Afin de nous délivrer d’elles.
Nous fîmes, pour les attirer,
Un autre repas préparer.
Près de là nous nous écartâmes,
Et soigneusement les guettâmes.
Les trois goinfresses, aussitôt
Qu’elles sentirent notre rôt,
S’en revinrent la gueule fraîche,
Afin d’en faire la dépêche.
Misènus, du haut d’un rocher,
Se mit aussitôt à hucher,
Et de sa trompe entortillée
A notre troupe appareillée
Donna le signal de sortir.
Faisant nos armes retentit,
Nous commençâmes la bataille,
Chamaillant d’estoc et de taille :

Sans se soucier de nos coups,
Elles se moquèrent de nous,
Et pourtant quittèrent la place.
Une d’entre elles, maigre en face,
Céléno, se mit sur un roc,
En la posture qu’est un coq
Sur le clocher d’une paroisse,
Et nous donna bien de l’angoisse
Par ces mots que j’ai retenus :
"Ah ! vraiment, beau fils de Vénus,
Vous êtes un plaisant visage !
On disait que vous étiez sage :
La peste vous casse le cou,
Vous n’êtes qu’un dangereux fou.
Votre Altesse, pour un grand prince,
A, me semble, le cœur bien mince,
D’armer contre nous jusqu’aux dents
Un gros escadron de ses gens.
Quel droit ont-ils sur notre terre,
Pour nous y faire ainsi la guerre ?
Les enfants de Laomédon,
Au lieu de demander pardon
D’avoir pris nos bœufs et nos vaches,
Pour faire encore les bravaches,
Armés comme des jaquemarts,
De rondelles, dagues et dards,
Et conduits par leur capitaine,
Qui seul en vaut une centaine,
Ils ont repris un peu de pain
Sur trois filles ayant grand faim :
Action digne de l’histoire !
Un autre homme, ami de la gloire,
Au lieu de leur ravir leur bien,
Leur aurait fait offre du sien.
Ecoutez, écoutez, beau sire,
Ce que j’ai charge de vous dire
De la part de saint Apollon.
Après un voyage bien long,
Le fils du vieux rêveur Anchise
Trouvera la terre promise ;

Mais il aura bien à pâtir,
Devant que d’y pouvoir bâtir,
Et sa misère sera telle,
Que mainte assiette et mainte écuelle,
Faute de meilleur aliment,
Seront par lui gloutonnement
Et par ses soldats dévorées."
Après ces choses proférées,
Elles nous fit un pied de nez ;
Et, nous laissant bien étonnés,
La malplaisante prophétesse
S’envola de grande vitesse.
En un autre temps j’aurais ri,
Alors que la chauve-souri
Nous fit cette laide grimace ;
Mais alors chacun sur ma face
Put voir un grand étonnement
Et tous mes gens pareillement
N’eurent pas lors le mot pour rire.
Quelques-uns se mirent à dire
Qu’il fallait les dédommager,
La guerre en prières changer,
Jusqu’à faire des sacrifices,
Afin de les avoir propices,
Soit qu’elles fussent des oiseaux,
Hantans la terre ou bien les eaux,
Soit monstres, ou vierges célestes,
Ou bien des infernales pestes.
Mon bon père, ôtant son bonnet,
Dit d’un ton de voix clair et net :
« Grand Dieu, qui vois notre misère,
Conserve le fils et le père,
Prends pitié d’Anchise le vieux,
Protège Æneas le pieux ;
Fais que cette étrange menace,
Plus de peur que de mal nous fasse !
Grand Dieu, miserere nobis !
Mourir de faim, il n’est rien pis.
Entre nous tous, il n’est personne
De qui la dent soit assez bonne

Pour pouvoir assiettes mâcher,
Oui bien du pain ou de la chair,
Et moi chétif, qui n’en ai qu’une,
Quelle serait mon infortune ?
Que ferais-je en cette accident
Avec une méchante dent,
Et dent qui me branle en la bouche ?
C’est à moi que la chose touche.
Ah ! grand Dieu ! détourne l’effet
De la menace que nous fait
Ce hibou, ce monstre squelette !
Etre réduit à son assiette,
Faute de viande et de pain ;
Mâcher du bois et de l’étain !
Ah ! cette menace cruelle !
Me trouble toute la cervelle ;
Il ne nous peut arriver pis.
Grand Dieu, miserere nobis ! "
Ayant fini cette prière,
Que je vous redis tout entière,
Nous regagnâmes notre bord,
La flotte se mit hors du port,
Chacun rêvant à la menace
De la donzelle chiche-face.
Un vent de terre qui souffla.
A souhait nos voiles enfla.
Lors en mer nous nous élargîmes.
La première île que nous vîmes
Ce fut celle de Zacynthos,
Ensuite Samé, Néritos,
Dulichie, et l’Ile fameuse,
Mais à nos Troyens odieuse,
Ithaque, pays d’Ulysses,
A qui doit tout son bon succès
La flotte qui vint de Mycène ;
En eût-il la fièvre quartaine !
Le vent si bien nous secourut
Qu’enfin Leucate nous parut,
Et puis d’Apollon le saint temple,
Qu’en mer avec crainte on contemple,

Où nos navires prirent port,
Car la mer nous ennuyait fort.
L’on fit à Jupin sacrifice,
Et puis, tant pour faire exercice
Que pour célébrer Actium,
A la manière d’Ilium,
Nous fîmes fête solennelle :
Je pris ma robe la plus belle,
Je mis un prix pour les lutteurs,
Pour les danseurs, pour les saureurs,
Pour l’escrime à la dague seule
Colin-maillart, et pet-en-gueule.
Cependant le roi des saisons.
Avait fait ses douze maisons.
Déjà l’hiver porte-mitaine
Faisait sur mer sentir l’haleine
Des impétueux Aquilons,
Et donnait mules aux talons.
Notre troupe était fort contente
D’avoir pu, contre son attente
Passer le pays ennemi,
Sans trouver ni Grec ni demi,
Qui nous dît parole mauvaise :
Pour moi j’en étais ravi d’aise ;
Et, pour nos ennemis fâcher,
Je fis en terre un pieu ficher,
Auquel, au son de la trompette,
Avec deux grands clous de charrette,
Je fis clouer l’écu d’Abas,
Autrefois par moi mis à bas.
Puis j’y mis, en lettre gothique,
Cette inscription authentique
Aeneas prit avec grand cœur
Cet écu sur le Grec vainqueur.
Ma rodomontade ainsi faite,
Je fis sonner pour la retraite.
Mes compagnons, à qui mieux mieux,
Autant les jeunes que les vieux,
Chantant pour se donner courage,
De fendre les eaux faisaient rage,

Dont j’eus (car je ramais aussi)
Le dedans des mains endurci.
Nous vîmes bientôt Phéacie,
Et côtoyâmes l’Albanie ;
Enfin nous voguâmes si bien
Que dans le port chaonien
Je fis prendre terre à la flotte.
Il courait un bruit dans Buthrote,
Qui grandement nous étonna,
Et tout ensemble nous donna,
Non pas pour un peu, de la joie :
On nous dit qu’Hélénus de Troie,
De nous tous esclave tenu,
D’esclave, était roi devenu
Du royaume de Neptolème,
Et qu’outre cette gloire extrême
Il avait le bonheur encor
Qu’Andromaque, femme d’Hector,
Comme lui captive emmenée,
Etait à lui, par hyménée,
Conjointe à chaux et à ciment.
Je ne pus attendre un moment
A m’éclaircir de cette affaire,
Et, comme un bon parent, lui faire
Quelque congratulation,
Tant sur cette promotion
Que pour avoir si brave épouse,
Laquelle en valait dix ou douze.
Laissant ma flotte et mes gens donc,
Impatient si je fus onc,
Je trouvai la reine hors la ville,
A sa queue une grande file
De gens tout habillés de noir,
Pompe triste, mais belle à voir :
Elle faisait l’anniversaire,
Avec un fort beau luminaire,
Auprès d’un tombeau fait exprès,
Tout entouré d’un vert cyprès,
D’Hector (Dieu veuille avoir son âme ! ) ;
Et cette vénérable dame

Avait fait bâtir ce tombeau
Dans un bois, auprès d’un ruisseau,
Nommé Simoïs, du nom du fleuve
Qui les murs de Pergame abreuve.
Elle pensa mourir d’effroi,
Quand elle vit mes gens et moi,
Et nos armes à la Troyenne.
Elle cria : "Qu’on me soutienne
Je me sens les jarrets plier."
D’un côté vint un écuyer,
Et de l’autre une damoiselle,
Qui la soutinrent sous l’aisselle,
L’un et l’autre bien étonnés.
Elle, me regardant au nez,
Et reconnaissant mon visage,
Tint ce déplorable langage :
"Est-ce vous, mon cher Aeneas ?
Vous vois-je, ou ne vous vois-je pas ?
Qu’avez-vous fait d’Hector, de Troie ? "
Alors de tristesse et de joie
Ses yeux se mirent à pleurer,
Et sa poitrine à soupirer
Moi qui sais pleurer comme un autre,
D’un : « Serviteur, et moi le vôtre »,
Interrompu de vingt sanglots,
Et lui marmottant plusieurs mots,
Qui n’avaient ni raison ni suite,
Tant mon âme était interdite,
Je tâchais de la consoler,
Et ne faisais que bredouiller ;
Enfin, reprenant mon haleine,
Je lui dis avec grande peine :
"Oui, Madame, vous le voyez,
Maître Aeneas, et l’en croyez.
Mais pour vous, ma très chère dame,
Ayant été d’Hector la femme,
Après avoir eu tel époux,
Dites-moi, qu’est-ce que de vous ?
Pyrrhus, vous ayant emmenée,
Vous a-t-il prise en hyménée ?

Ou si… — De grâce, brisons-là, "
Me dit-elle. En disant cela,
La bonne dame devint rouge
De honte qu’on l’estimât gouge ;
Mais l’être par nécessité,
Ce n’est qu’un peu l’avoir été.
"O Polyxène bienheureuse,
Dit-elle après, toute pleureuse,
Alors qu’on lui coupa le col !
Quand avec un honteux licol
On aurait terminé sa vie,
Encor lui porterais-je envie ;
Au lieu que servir un soldat,
Qui le plus souvent n’est qu’un fat,
Qui vous a gagnée à la chance,
C’est une très piteuse chance ;
Outre que, quand on ne plaît plus,
Il vous vend pour un carolus.
Ma fortune a bien été pire,
D’être faite esclave de Pyrrhe,
Esprit superbe et sans repos,
Qui me battait hors de propos,
Comme si j’eusse été du plâtre ;
De plus, fils de l’acariâtre
Par qui mon mari fut vaincu,
Et son corps, à l’écorche-cul
Traîné le long de notre ville,
Action, ma foi, peu civile,
Quoique mon corps soit bon et beau,
Il fut bientôt soûl de ma peau ;
Ayant passé sa fantaisie,
Sans que j’en eusse jalousie,
Pour la Spartaine Hermioné
Il devint quasi forcené
D’un amour qui n’eut point de bornes :
Oreste, qui sentit les cornes
Lui durcir les deux coins du front,
Ne put souffrir un tel affront,
Et, rempli d’une rage extrême,
A mon galant de Neptolème,

Qui le voulait faire cornard,
Il donna cent coups de poignard.
Par la mort de ce fou de Pyrrhe,
La belle moitié de l’Epire
Fut offerte par grand bonheur
Au sage Hélénus mon seigneur,
Qui me fait partager sa couche :
Sans faire la petite bouche,
A laquelle fait venir l’eau
Ordinairement tel morceau,
Et pour lequel morceau l’on ose,
Bien plus que pour toute autre chose,
Du peuple qui lui présenta
Le diadème il accepta,
Dont j’eus une joie infinie.
Lors il voulut que Chaonie,
Du nom de Chaon le Troyen,
Succédât au nom ancien,
Et fit faire une citadelle
Le mieux qu’on put, sur le modèle
D’Illion, pour que l’avenir
Du vrai Pergame eût souvenir.
Or voilà toute mon histoire.
Allons, mon cher hôte, allons boire,
Et me faites, chemin faisant,
Le récit fâcheux ou plaisant
De vos aventures passées,
Et combien a de dents percées
Iülus que vous aimez tant.
A propos, il n’est plus enfant,
Il est grand comme père et mère.
A-t-il senti douleur amère
Quand il a perdu sa maman ?
Faites-lui montrer l’allemand,
C’est une langue fort en vogue.
Est-il d’un esprit doux ou rogue ?
Tient-il de vous, tient-il d’Hector ?
Le bonhomme vit-il encor ? "
Après demande sur demande,
Il lui prit une douleur grande :
Ses

 yeux se mirent à pleuvoir ;
Je lui présentai mon mouchoir,
Dont elle s’essuya la face.
Je me composai la grimace
Quand je la vis pleurer ainsi,
Et tâchai de pleurer aussi ;
Mais jamais en jour de ma vie,
Quoique j’en eusse grande envie,
Je ne fus si dur à pleurer,
Dont je pensai désespérer.
J’étais en cet embarras, comme
Voici venir à nous son homme,
Suivi de cent hallebardiers,
Et d’autant de cranequiniers.
Dieu sait s’il eut beaucoup de joie,
Quand il vit tant de gens de Troie
Qu’il pensait n’être plus vivants.
Il salua tous mes suivants,
Et nous mena tous vers la ville.
Or, comme il a l’âme civile,
Il me voulut faire passer :
Nous fîmes, comme on peut penser,
Force compliments à la porte,
Et ce fut de si bonne sorte
Que, faisant des saluts bien bas,
L’un priant, l’autre n’entrant pas,
Nous nous couchâmes sur le ventre,
Lui, disant : « Maudit sois si j’entre ! »
Moi, disant : « Maudit sois aussi ! »
Mais nos gens, nous voyant ainsi,
Nous prirent et nous emportèrent.
Les uns et les autres entrèrent,
Et lors cria maître Hélénus :
 « Vous soyez les très bien venus ! »
Mes Troyens eurent grande joie
De voir cette petite Troie,
Et d’y remarquer le Xanthus,
Près duquel, battants ou battus,
Ils avaient joué de l’épée.
J’y reconnus la porte Scée,

De laquelle, la larme à l’oeil,
Je baisai les gonds et le seuil.
Je fus reçu dans cette ville,
D’une façon toute civile
Les moindres gens de nos vaisseaux
Quittèrent le séjour des eaux.
Onc ne fut telle mangerie !
Jusqu’à la moindre hôtellerie,
De mon monde tout regorgea,
Chacun son soûl but et mangea.
Dans le palais les plus notables
Furent sur magnifiques tables
Servis de mets très délicats,
Et pouvaient en prendre les plats,
Comme aussi les tasses dorées,
Nappes et serviettes ouvrées.
Nous passâmes là quelques jours
Que nous ne trouvâmes pas courts,
La tristesse de nous bannie.
Il n’est si bonne compagnie
Qui ne se sépare à la fin.
Je dis donc au sacré devin
Que le vent paraissait bien sage,
Et nous promettait bon voyage,
Mais, devant que de le quitter,
Que j’avais à le consulter
Pour m’éclaircir de quelque doute.
Il me dit : « Commencez, j’écoute. »
Je lui dis ces mots à peu près :
"Par un commandement exprès
Des dieux et de la destinée,
Ma troupe doit être menée
Dans le pays ausonien.
Là le pauvre peuple troyen
Doit avoir, après sa misère,
Une fortune bien prospère,
Et, comme on dit, vivre à gogo.
Mais une laide Céléno,
Une malencontreuse Harpye,
Comme si c’était être impie

Que de manger quand on a faim,
M’a prédit que, faute de pain,
J’aurais à manger mon assiette ;
Et la donzelle putréfaite
Me menace de mille maux,
Pour quelques chétifs animaux
Par nous conquis de bonne guerre,
Quand nous prîmes port en leur terre ;
J’en suis tout je ne sais comment.
Vous qui savez parfaitement
Le sens caché des prophéties,
Qui connaissez bien les hosties,
Comme aussi des oiseaux le vol,
Qui pouvez découvrir un vol,
Fût-il le plus caché du monde,
Vous en qui la sagesse abonde,
Vous enfin savant jusqu’aux dents,
Et qui voyez clair au dedans
De la chose la plus obscure,
Dites-moi ma bonne aventure
— Oui, de bon cœur je la dirai ;
Me dit-il, ou je ne pourrai."
Il demanda son écritoire,
Fit tuer une vache noire,
Pour mieux tirer les vers du nez
Des esprits ainsi guerdonnés,
Puis après, faisant cent mystères,
Qui sentaient fort les caractères
Dont on conjure les esprits,
Voici ce que de lui j’appris :
"Enfant de Vénus la paillarde,
Le grand dieu Jupiter vous garde
De tout encombre, de tout mal
Et de morsure de cheval !
Dire que vous ne valez guère,
Quoiqu’enfant de bons père et mère,
Cela ne vous appartient pas,
Car vous valez mille ducats.
Vous posséderez l’Italie :
Le nier, c’est une folie,

Puisque les dieux vous l’ont prédit,
En douter, c’est être maudit.
Je vous vais dire quelque chose,
Car vous dire tout, je ne l’ose ;
Si je pensais faire autrement,
Junon indubitablement,
Que je crains comme la tempête,
Me viendrait bien laver la tête ;
Puis les Parques l’ont défendu,
Desquelles je serais tondu :
Or vous savez que Parquerie
Entend fort mal la raillerie.
Je vous dis donc en premier lieu
(Je parle de la part de Dieu)
Que cette retraite promise
Est plus loin que votre chemise,
Et n’est pas un morceau bien prêt.
Vous en ferez pourtant l’acquêt ;
Mais, pour voir réussir l’affaire,
Vous aurez bien des tours à faire
Le long du bord sicilien,
Et du pays ausonien.
Et puis vous irez en personne
(Et que ceci ne vous étonne)
Dans un pays obscur et bas,
D’où quand on veut on ne sort pas :
C’est l’Enfer (qu’il ne vous déplaise),
Mais vous en sortirez à l’aise,
Par le moyen d’un certain sort.
Vous irez aussi prendre port
Dans l’île dangereuse d’Aee,
Où demeure Circé la fée ;
Mais n’en ayez pas grand souci,
Et surtout écoutez ceci :
Quand vous aurez bien la migraine
De voir votre course si vaine,
Que vous serez tout confondu,
Et croirez que tout est perdu,
N’allez pas vous rompre la tête,
Ni vous tuer comme une bête,

Ou vous pendre par désespoir ;
Car vraiment il ferait beau voir
En un gibet le fils d’Anchise
Avec une sale chemise :
Certes quand blanche elle serait,
Sans doute elle vous messiérait,
Et quand on est là pour une heure,
Toute sa vie on y demeure.
Quand donc vous aurez bien pleuré,
Et serez bien désespéré,
Ne jetez pas, mon cher Enée,
La manche après votre cognée.
Vos travaux sont là limités ;
Et qu’ainsi ne soit, écoutez :
Quand sur les bords d’un petit fleuve,
Qui la terre italique abreuve,
Dont bien bourbeuses sont les eaux,
Vous trouverez trente pourceaux,
Allaités d’une seule mère,
Bénissez bien monsieur leur père,
Qui sut faire tant de cochons ;
Regardez s’ils sont blancs et blonds,
Comme leur mère est blanche et blonde ;
Car alors, en dépit du monde
Et de tous les chiens d’envieux
Que vous avez dedans les Cieux,
C’est là que contre votre attente,
Et vous, et votre troupe errante,
Guère moins que la nef Argo,
Vivrez un long temps à gogo.
Et quant à manger votre assiette,
Que cela ne vous inquiète,
Puisque vous la digérerez,
Alors que vous la mangerez ;
Et, quand elle serait plus dure,
Le Destin, qui de vous a cure,
Comme Apollon porte-laurier,
Vous tireront de ce bourbier.
Au reste, le long de la côte
N’allez pas compter sans votre hôte,

N’allez pas faire le nigaud,
Prenez-y garde, il y fait chaud
Toute la contrée est grégeoise,
Par exemple, la gent locroise,
Qu’on appelle Naryciens,
Et puis les Salentiniens,
Sur qui commande Idoménée,
Dont la haine est enracinée
Contre le peuple phrygien,
Et le grand chef mélibéen,
Philoctète, est dans Pétilie,
Où sa demeure est établie.
Etant échappé de ces lieux,
Au grand Dieu qui régit les cieux
Vous ferez un beau sacrifice
Pour vous voir été propice ;
Et voici ce que vous ferez
Alors que vous sacrifierez :
Couvrez votre face d’un voile,
Ou de taffetas ou de toile,
Car il faudrait recommencer,
Si vous alliez, sans y penser,
Jeter les yeux sur un visage
Qui fût d’une terre sauvage,
Et qui n’eût pas le nez tourné
Comme un homme à Pergame né
Croyez ceci comme Evangile,
Et n’allez pas faire l’habile,
Intentant altération :
C’est un point de religion
Particulier à tous les vôtres,
Et qui n’est pas fait pour les autres.
Après force dangers courus,
Lorsque vous verrez Pelorus,
Prenez le chemin de l’école,
Et n’allez pas en tête folle
Choisir le chemin le plus court :
En ce détroit-là, l’eau qui court
Est bien pire que l’eau croupie.
Jadis Sicile et l’Hespérie

N’étaient qu’un pays contigu,
Et formaient un individu.
Mais, soit par le temps qui tout change,
Ou par l’eau qui la terre mange,
Ou bien par quelque tremblement,
Ou plutôt je ne sais comment,
Les deux terres se séparèrent,
Les flots entre deux se fourrèrent,
Et, depuis qu’ils s’y sont fourrés,
Ils ne s’en sont point retirés.
Ce fameux détroit de Sicile
Est gardé par Charybde et Scylle,
Et ces deux Suisses du détroit,
Sont l’un à gauche et l’autre à droit.
Charybde de son profond gouffre
Gobe les flots couleur de soufre,
Et puis trois fois les revomit
Vers le ciel, lequel en frémit.
Scylle ne bouge de son antre,
D’où l’eau sort, entre, ressort, rentre,
Tâchant d’attirer les nochers
Dans les pointes de ses rochers ;
Elle a le museau de pucelle,
Estomac à double mamelle,
Le reste du corps loup marin,
Et la queue ainsi qu’un dauphin.
Plutôt que de la voir en face,
Il faut que votre flotte fasse,
Côtoyant Pachin, un grand tour :
Car dedans l’horrible séjour
De cette donzelle marine
Et de sa cohorte canine,
Je me trompe, ou vous et vos gens
Passeriez fort mal votre temps ;
Et, si vous me croyez fidèle,
Et que maître Apollon révèle
A moi, son serviteur discret,
L’art de deviner un secret,
Je vous avertis, et pour cause,
De tâcher, sur toute autre chose,

D’apaiser la dame Junon,
De célébrer partout son nom,
Lui faire souvent sacrifice,
Afin de la rendre propice :
Autrement tous vos vains efforts
Vous lasseront l’âme et le corps,
Et sans elle, dans votre affaire,
Vous ne ferez que de l’eau claire.
Et, quand du bord sicilien
Vous gagnerez l’italien,
Au travers des flots pleins d’écume,
Et que vous serez dedans Cume,
Si vous me croyez, allez voir
La Sibylle dans son manoir :
C’est une vieille, bien barbue,
Mais de grande science imbue,
Qui sait faire tourner le sas,
Et dont tout le monde fait cas.
Vous verrez sa sombre caverne
Au milieu des lacs de l’Averne ;
Elle n’en sort ni peu ni prou,
Et vit comme un vrai loup-garou.
Alors que quelqu’un l’interroge
Devant la porte de sa loge,
Dessus des feuilles elle écrit
Ce qu’elle apprend de cet esprit
Qui lui révèle toutes choses.
Mais, devant que ces portes closes
S’ouvrent avec grand vent et bruit,
Si le suppliant, mal instruit,
Ne lit ces feuilles arrangées,
Aussitôt par le vent changées
D’ordre et de situation,
Tout se met en confusion ;
Pour avoir été mal habile,
Mal satisfait de la Sibylle,
Il s’en retourne aussi savant,
Le nigaud, qu’il était devant.
Or vous, n’allez pas par faiblesse,
Soit que votre troupe vous presse,

Ou que le temps vous semble beau,
Remonter dans votre vaisseau
Auparavant que l’édentée
Ait été par vous consultée :
Par ma foi, vous gâteriez tout.
C’est un démon, et haie au bout.
Vous saurez, de fil en aiguille,
De cette vieille et docte fille,
Qu’on croit n’avoir plus que la voix,
Les noms des peuples et des rois
Qui font la nation latine.
Oui, cette sorcière divine
Vous dira comme il faut marcher
En tous vos desseins sans broncher ;
Quelles gens vous feront la guerre
En cette bienheureuse terre,
Et comment, pour les bien frotter,
Vous aurez à vous comporter.
Allez, restaurateur de Troie,
Peu s’en faut que je n’en larmoie ;
Allez enter, homme de bien,
Le Troyen sur l’Italien,
Et que votre gloire immortelle
Monte jusqu’au ciel sans échelle."
Le sage, ayant ainsi parlé,
Dont j’eus l’esprit bien consolé,
Il me régala de l’épée
Dont Polyxène fut frappée,
Comme aussi du pot à pisser,
Et de l’arbalète à chasser
De Pyrrhus, de sa gibecière
Et d’une belle coutelière
Dont la gaine était de cuir neuf,
Les manches d’un bel os de bœuf,
Et les couteaux de fine trempe,
D’un fer d’hallebarde sans hampe,
Qui de rouille était vermoulu,
Quoiqu’il fût tout frais émoulu ;
D’excellente bière une tonne,
Deux grands chaudrons faits à Dodone,

La demi-dent d’un éléphant,
Et des babioles d’enfant
Pour divertir le fils Ascagne ;
Une poêle à griller châtaigne,
Un trou-madame, un tourniquet,
Un très excellent perroquet,
Dont minime était le plumage,
Qui n’avait ni voix ni ramagé,
Quoiqu’on l’eût instruit à grands soins,
Et pourtant n’en pensait pas moins :
Mon père eut les gants, ou mitoufles,
De Péleus et ses pantoufles,
Sa montre, son calendrier,
Son cure-oreille et son braguier,
Un pourceau dressé pour des truffles ;
A mes compagnons de beaux buffles,
Des vivres pour tous les vaisseaux,
Des chevaux de selle très beaux,
Des rameurs à la riche taille,
Et des pêcheurs d’huître à l’écaille.

Mon père Anchise, cependant,
Esprit actif, esprit ardent,
Fit apprêter notre équipage.
Chacun ayant plié bagage,
Hélénus le prit à quartier,
Et puis lui dit : "O vieux routier,
Qui sais bien le pair et la praise,
Qui jadis eus l’honneur et l’aise
D’être caressé de Vénus,
De patiner ses membres nus,
Bref, d’avoir donzelle divine
Pour légitime concubine ;
O toi, deux fois enveloppé,
Mais aussi deux fois échappé
Du sac qui désola Pergame,
Et par le fer et par la flamme,
Fends si bien les humides flots,
Et fais agir les matelots
Avec tant d’art et diligence
Que ton fils de divine essence,

Tes compratriotes et toi,
Puissiez bientôt, en grand arroi,
Prendre terre dans l’Hespérie !
Mais il faut que Ta Seigneurie
Ait grand soin de bien éviter,
Et côtoyer sans s’arrêter ;
La région qui nous regarde.
Au nom de Dieu, prends-y bien garde ;
Prends terre de l’autre côté.
O vieillard ! par la piété
De ton fils mille fois illustre,
Puisses-tu vivre au moins un lustre,
Plus que l’âge de six-vingts ans,
Sans gouttes et sans mal de dents,
Sans mal de ventre ou de poitrine !
Va, mon cher Anchise, chemine,
Ou plutôt vole comme un dard.
Adieu, bonsoir, car il est tard."
Andromaque, dame courtoise
Autant qu’une dame françoise,
Voulut faire aussi ses présents,
Très riches à voir et plaisants :
D’un bonnet de nuit, de six coiffes,
D’une serpe à faire des greffes,
Mon bon père elle régala.
Au jeune Ascagne elle bailla
Un casaquin d’étoffe fine :
C’était taffetas de la Chine,
Bordé de serge de Beauvais,
Et, quand il ferait le mauvais,
Un pourpoint de toile piquée,
Que cotte de maille appliquée
Rendait aussi dur qu’un plastron.
"Toi, dit-elle, dont fut patron.
Astyanax mon espérance,
Qui valait un Dauphin de France
(Quand je jette les yeux sur toi,
Il me semble que je le vois :
Le pauvret serait de ton âge,
Il avait ton même visage,

Comme toi, l’air un peu fripon),
Je te donne son vieil jupon ;
Reçois-le de dame Andromaque,
Et le don de cette casaque,
Le dernier que je te ferai,
Car jamais je ne te verrai."
Ces mots firent pleurer mon père ;
J’en eus aussi douleur amère,
J’en pleurai, mon fils en pleura,
Andromaque se retira
En un coin pour pleurer à l’aise,
Et couvrit de pleurs une chaise.
En ayant tous bien répandu,
Et nos mouchoirs mouillés tordu,
Je baisai l’un et l’autre en face ;
Ils me firent laide grimace,
Chantant : "O regrets superflus !
Beaux yeux, je ne vous verrai plus."
Je leur dis : "Trêve de tendresse !
Séparons-nous, le temps me presse ;
Vous me faites fendre le cœur.
Jouissez de votre bonheur :
Votre fortune est établie,
Vous n’avez pas une Italie
Comme nous à chercher partout.
Le destin qui nous pousse à bout,
Et les dieux pour nous seuls fantasques,
Nous font courir comme des Basques,
Et nous bernent de mer en mer.
Nous ne faisons rien que ramer.
Nos mains, autrefois potelées,
Ont des calus et sont pelées
Comme celles des gens des champs,
Ou des forçats toujours gâchant.
Mais vous, qui n’avez rien à faire
Qu’à rire et faire bonne chère,
Et jour et nuit vous divertir,
Vous avez eu l’heur de bâtir
De vos mains une neuve Troie ;
Vous voyez avec grande joie

Un nouveau Xanthus tous les jours,
Et vous gobergez dans son cours.
Que si nous avons l’Ausonie
Comme vous avez l’Albanie,
Et si nous sommes reconnus
Dans tous les lieux dont Dardanus
Fut seigneur, notre grand grand-père,
Avec l’aide des dieux j’espère
Que l’Epirote et le Romain,
Ainsi que les doigts de la main,
Seront toujours unis ensemble
Sans que noise les désassemble."
Cela dit, leur sautant au cou,
Et les laissant pleurer leur soûl,
Je m’en allai dans mon navire,
Où je fus bien longtemps sans rire.
Nos vaisseaux, sortis hors du port,
Fendirent les flots bord à bord
De cette dangereuse côte
Où nous avions un si bon hôte.
Nous côtoyâmes les rochers
Plus hauts que les plus hauts clochers,
Qu’on appelle de Céraunie,
Le droit chemin de l’Ausonie ;
Et cependant de l’Océan
La nuit s’en vint pian pian,
Changea la couleur de nos voiles,
Et parsema le ciel d’étoiles :
Je ne sais pas ce que devint
Le jour, alors que la nuit vint,
Je crois pourtant qu’il alla boire.
Nous prîmes terre à la nuit noire,
Et campâmes le long de l’eau,
Chacun étendu comme un veau.
Tôt après notre premier somme,
Palinurus, la galant homme,
Se leva pour épiloguer
S’il faisait beau temps pour voguer.
S’étant appliqué des lunettes,
Il considéra les planètes,

Puis s’écria : « Debout ! debout ! »
Ayant bien examiné tout,
Orion, l’Ourse, les Hyades :
"Nous n’avons aucunes bourrades
A craindre, dit-il, sur la mer ;
Remettons-nous donc à ramer."
Tout aussitôt on se rembarque ;
Ma nef la route aux autres marque.
Nous n’avions pas longtemps vogué,
Que l’aurore au visage gai,
D’une lumière zinzoline
En zinzolina la marine.
Quand le jour vint à s’éclaircir,
Nous vîmes de loin épaissir,
Sur les confins des eaux salées,
Des montagnes amoncelées.
Achates le premier cria
Si fort que sa voix s’enroua :
 « Courage, je vois l’Italie. »
D’une aise sentant sa folie
Chacun des nôtres fut ravi,
Chacun s’écriant à l’envi.
Une heure au moins cette huée
Fut dans les nefs continuée.
Anchise prit un gobelet
Plein d’un vin aussi doux que lait ;
Puis, ôtant bonnet et calotte,
D’une action toute dévote
Il dit : "O grands Dieux immortels,
Si jamais servant vos autels,
J’ai vidé dignement ma coupe,
Donnez-nous bien le vent en poupe,
Faites-nous aller de droit fil
Dans ce pays gras et fertil
D’où sont sortis messieurs nos pères,
Où mon fils, après ses misères,
Doit se joindre au second hymen."
Nous nous écriâmes : Amen !
Le vent grossissant son haleine,
Nos navires voguaient sans peine :

A nos vaisseaux s’offrit un port
Près duquel, au-dessus d’un fort,
Etait de Minerve le temple.
Je vous dirai qu’il était ample,
Non que je le sache autrement,
Mais pour rimer plus aisément.
Les nochers les voiles calèrent,
Et de proue en ce port entrèrent :
Ce port, à l’abri de tout vent,
Contre les grands flots du Levant
Et les efforts de la tempête,
Se recourbe en arc d’arbalète.
Quantité de rochers pointus,
Des flots salés toujours battus,
A l’opposite de l’entrée
Rompent l’effort de la marée,
Et, pour n’être point pris sans vert,
Par les côtés il est couvert
De rochers qui font deux chaussées,
Ou deux murailles avancées,
Et le temple dont j’ai parlé
Du port est un peu reculé.
Quatre chevaux blancs comme neige,
Ou de carrosse, ou de manège,
Furent, arrivant dans ces lieux,
Le premier objet de nos yeux ;
Ils se repaissaient d’herbe verte.
Mon père, dont l’esprit à l’erte.
De tout tâche à faire profit,
Assez mauvais jugement fit
De ces chevaux faisant pâture,
Et cria "C’est mauvais augure,
Il ne me plaît point, j’en dis fi ;
Ce pays nous fait un défi
En même temps qu’il nous présente
Entrée et retraite apparente.
Le coursier, guerrier animal,
Ne pronostique que du mal.
Mais, étant attelés ensemble,
Paix et concorde les assemble :

Si bien que j’ai mal deviné,
Et me suis trop tôt étonné.
Certes, un homme de mon âge
Quand il va vite n’est pas sage."
Après cette réflexion
On se mit en dévotion :
Une hymne par mon père faite,
Sur le chant de landerirette,
Fut chantée à dame Pallas
Pour nous avoir, recrus et las,
Laissés prendre port en sa terre,
Au lieu de nous faire la guerre ;
Et puis, d’un voile sur le nez
Etant tous bien embéguinés,
Suivant la mode phrygienne,
A dame Junon l’Argienne
Nous dîmes quelques oremus,
Comme m’avait dit Hélénus.
Puis après nous nous rembarquâmes,
Et finalement nous quittâmes
Le pays des Grecs dangereux
Pour nous, dévalisés par eux :
Nous vîmes le sein de Tarente,
D’où l’inventeur de la courante,
Homme, certes, de grand esprit,
Vint à Pergame et me l’apprit.
Le dieu qui porte une massue,
Qu’on peint avec barbe touffue,
Est tenu pour Dieu gardien
De ce canton calabrien.
Là la manne est fort salutaire,
Dont il se purge d’ordinaire.
Puis nous vîmes Lacinia ;
Vis-à-vis d’icelle il y a
Le fort de Caulon, et Squillace,
Où le cœur de frayeur se glace
De maint matelot étonné
De voir son navire berné.
Puis après d’assez loin nous vîmes
Etna, l’abîme des abîmes,

Et nous ouïmes clairement
La mer qui hurlait diablement.
Les flots, pleins d’écume et de rage,
Se brisaient contre le rivage,
Et le rivage résonnait
Des grands coups que l’eau lui donnait.
Tantôt, en montagnes cornues,
Elle se levait jusqu’aux nues
(Peut-être qu’elle les mouillait),
Et tantôt elle se brouillait
Dans son centre avec son arène
Mon père, d’une voix hautaine,
Cria. "N’est-ce point là le lieu
Dont le saint prophète de Dieu,
Hélénus, le compatriote,
A tant menacé notre flotte ?
Ah ! ce l’est, foi d’homme de bien,
Ce l’est, ou je n’y connais rien !
Tirons-nous vite de ce gouffre
Il y put pour nous comme soufre.
Il y a danger d’abîmer,
Si nous ne savons bien ramer :
Ramons donc de cul et de tête,
Comme au fort de quelque tempête ;
Et puis, que dirait-on de nous
Si la mer nous avalait tous,
Et ce, par notre négligence ?
Certes, j’en rougis quand j’y pense,
Et j’en rougis d’autant plus fort,
Quand on est noyé, qu’on est mort,
Quand on est mort, qu’on ne voit goutte,
Malheur que surtout je redoute,
Car, quand on ne voit goutte, on est
Craquignolé par qui vous plaît.
Encore un coup donc, je vous prie,
Ramons, et ramons de furie : "
Palinure, après ce sermon,
A gauche tourna son timon ;
Les autres patrons l’imitèrent,
A gauche comme lui voltèrent,

Et firent tout ainsi qu’il fit,
Dont certes fort bien leur en prit.
Trois fois la mer, enflant ses vagues,
Lors autant à craindre que dagues,
Vers les cieux nos vaisseaux poussa,
Et par trois fois les enfonça
Vers le plus profond de son onde,
Que nous sondâmes lors sans sonde ;
Ou, pour dire la chose mieux,
Trois fois nous porta dans les cieux,
Et trois fois chez les noires ombres
Qu’on appelle royaumes sombres.
Dans les vers c’est aller par haut
Que mettre le froid et le chaud ;
Le ciel, l’enfer, l’air et la terre,
L’eau, le feu, la paix et la guerre.
Rimeur qui sait antithéser
Est ravi quand il peut user
Ab hoc et ab hac d’antithèse :
Ceci soit dit par parenthèse ;
Aussi rimeur antithésant
Est glorieux et suffisant,
Et pour bien peu devient fou d’aise
Quand il en fait bonne ou mauvaise ;
Et tel est, fût-il indigent,
Qui refuserait de l’argent
Plutôt qu’omettre une antithèse,
Le tirât-elle hors de sa thèse.
Mais retournons à nos moutons,
O grande Reine ! et racontons
Qu’après que la mer irritée
Eut mainte planète humectée
Et maint gros caillou fait rouler,
Comme maint gros écueil hurler,
Lassés, si jamais nous le fûmes,
Quelque relâche enfin nous eûmes
Des vents, peut-être aussi lassés,
Par lesquels nous fûmes laissés
Fort ignorants de notre route,
Et, qui pis est, ne voyant goutte ;

Le long d’un rivage habité
Par gens remplis de cruauté,
Les Cyclopes, race revêche
Et fort friands de la chair fraîche.
Cette plage a pourtant un port
Qui n’est pas de mauvais abord,
Assez à couvert de l’orage,
Mais fâcheux pour le voisinage
D’Etna, le soupirail d’Enfer,
Qui fait tout le monde étouffer,
Quand d’une odeur de poix-résine
Il emplit la terre voisine ;
Et souvent, ce qui n’est pas jeu,
D’une grosse grêle de feu
Cet Etna rote mousquetades,
Fait entendre des pétarades
Capables d’assourdir les gens,
S’ils ne sont assez diligents
De se tirer loin de l’orage,
Et plier vitement bagage
Pour éloigner ce trou maudit,
D’où sortent, à ce qu’on m’a dit,
Des quartiers de roches fondues,
Des cendres partout épandues,
Cotrets et fagots allumés,
Et brandons anti-parfumés.
L’on m’a raconté qu’Encelade,
Pour avoir planté l’escalade
Contre le palais azuré,
Est sous ce mont claquemuré ;
Et, quand ce vaste corps soupire,
Et de gauche à droit se revire,
Que la Sicile horriblement
Tremble jusqu’en son fondement,
Et que c’est alors qu’il sanglote,
Que le mont coups de foudre rote
Et tire des coups de canon.
Si cette histoire est vraie ou non,
Elle est toujours bien inventée ;
C’est ainsi qu’on me l’a contée.

Là nous passâmes dans les bois
Une nuit qui passa pour trois,
Tant elle nous fut ennuyeuse :
Une tempête furieuse
Faisait la forêt retentir,
Et tous nos vieillards émeutir :
Aux hurlements que nous ouïmes
Qu’Etna poussait de ses abîmes,
Nous nous crûmes tous pris sans vert.
Pas un volet n’était ouvert
Dans le ciel, et pas une étoile
N’était cette nuit-là sans voile ;
Pas la moindre lune dans l’air,
Au ciel tout obscur, et rien clair.
Cependant, malgré la nuit sombre,
De gros brandons qui perçaient l’ombre
Nous faisaient voir clair à minuit.
Je ne vous dirai rien du bruit,
Mais bien que jamais en ma vie
De dormir je n’eus moins envie.
L’aurore vint le lendemain ;
Et rendit le temps plus humain,
Couvrant la terre de ses larmes
(Pour parler langage de carmes) ;
Lors sortit d’un bois éloigné
Un portrait fort mal desseigné
Et d’une méchante manière,
Epouvantail de chenevière,
Et qui n’avait rien sur sa peau,
Qu’en quelques endroits un lambeau,
Où mainte épine était tissue ;
La peau contre les os cousue,
Pâle, sec et défiguré,
Comme un corps de terre tiré.
Par ses longs cheveux et sa barbe,
Et par le reste de son garbe,
Il fut de nous Grec reconnu,
Jadis avec les siens venu
A la destruction des nôtres.
Voyant qu’il nous prenait pour d’autres,

Et que nous étions Phrygiens,
Il s’écria : « J’en tiens, j’en tiens »,
Et voulut retourner arrière ;
Mais, suivant sa route première,
Il vint en tremblant devant nous,
Et, se mettant à deux genoux,
Il nous dit d’une voix cassée,
D’un débile estomac poussée,
Ces tristes mots en son patois :
"O Troyens nobles et courtois,
Par les puissances souveraines,
Par vos parrains, par vos marraines,
Par ce que vous avez de cher,
Epargnez, de grâce, ma chair.
Il est vrai, ma race est grégeoise :
Si c’est assez pour avoir noise
Avec vous, aux Grecs courroucés,
Dépecez mon corps, dépecez ;
De bon cœur je vous l’abandonne,
Et veux que Dieu vous le pardonne.
Je vous serai trop obligé
De n’être pas tout vif mangé,
Car, hélas ! en cette île étrange,
Même sans sel les gens on mange."
Il nous dit ces mots en pleurant,
Serrant mes genoux, m’adorant.
Je lui dis qu’il eût bon courage,
Qu’il nous déclarât son village,
Son nom, sa fortune, et par où,
Pour faire ainsi le loup-garou,
Il se trouvait dans la Sicile.
Mon père, dont l’âme est civile.
Autant que celle d’un trompeur,
L’exhorta de n’avoir point peur,
Et dit qu’on lui donnât à boire,
Du pain, du fromage, une poire.
A ces mots, le pauvre étranger
Fut vu visiblement changer,
Et reprendre un peu son visage
Et puis il nous tint ce langage,

Sur son chapeau jouant des doigts
"C’est bien là ce que j’attendois
De nation si généreuse,
Qui devrait être plus heureuse.
Or, messieurs, pour vous obéir,
Je ne veux mon pays trahir,
Ni mon nom, ni mon origine,
M’en dussiez-vous faire la mine.
Je suis d’Ithaque en Ithaquois,
Sujet d’Ulysse le Narquois,
Un des chefs du peuple d’Aulide.
Pour mon nom, c’est Achéménide ;
Mon père, Adamaste, un vieillard
Qui n’eut jamais vaillant un liard,
Et pourtant est bien gentilhomme.
Je ne pus pas me sauver, comme
Mes compagnons plus fins que moi,
Qui me laissèrent, plein d’émoi,
Chez le Cyclope anthropophage,
Un grand vilain pour tout potage,
Qui d’un homme fait un morceau,
Et s’enivre comme un pourceau.
Il était ivre quand mon maître,
Qui tient toujours un peu du traître,
Lui fit un assez mauvais tour,
Le privant pour jamais du jour.
Or, pour revenir à ce diable,
En son manoir épouvantable
On ne voit que sang répandu.
Il n’avait qu’un oeil, le pendu,
Mais cet oeil n’est plus dans sa tête,
Dont jour et nuit il se tempête.
C’est un barbare sans pitié,
Qui ne sait que c’est qu’amitié :
Quoiqu’il ait bien longue la face,
Dont il fait très laide grimace,
Elle tient de celle d’un ours ;
Il ne rit point, gronde toujours.
Ce désolateur de campagne
Est aussi grand qu’une montagne,

Gourmand, si jamais il en fut,
A qui toujours l’haleine put
Je l’ai vu, cet épouvantable,
Prendre un mien ami par le râble,
Et le croquer comme un lardon,
Et puis, Dieu me fasse pardon !
Prendre un autre sien camarade,
Et, lui donnant une froissade.
Contre le roc de sang enduit,
Comme l’autre sans être cuit
Le gober, en huître à l’écaille,
Os, chair, tripes, boudins, entraille.
J’ai vu le sang se répandant,
A ce grand diable à la grand’dent,
Le long de sa sale mâchoire,
De sang figé rougeâtre et noire ;
J’ai vu des membres palpiter,
Et dans sa bouche s’agiter
Tandis qu’il les mangeait encore :
Il ne mange pas ; il dévore,
Et le fait tant avidement,
Qu’il s’engoue ordinairement.
Ulysse, affligé du carnage
Que faisait cet anthropophage,
Ce maître avaleur de pois gris,
Reprend à la fin ses esprits :
Il fait si bien qu’il apprivoise
Cette nature rabajoise,
Lui fait boire du vin sans eau,
Non pas pour un simple tonneau,
Mais le second et le troisième,
Si bien que le Grand Polyphème
Buvant à tire-larigot,
Après maint hoquet et maint rot,
Se mit tant de vin dans la tête
Qu’à la fin cette grosse bête
S’endormit, qu’il n’en pouvait plus.
Lors il fut de son oeil perclus,
Aussi grand qu’une table ronde,
Au bonheur de tout notre monde,

Excepté de moi malheureux,
Qui ne pus me sauver comme eux.
Mais qu’attendez-vous davantage ?
Quittez ce dangereux rivage ;
Si vous aimez bien votre peau,
Cherchez votre salut dans l’eau.
Ce vilain a plus de cent frères,
Qui certes ne lui cèdent guère,
Tous bien buvant et bien mangeant,
Comme lui dévorant les gens ;
S’il faut qu’ils sentent la chair fraîche,
Il n’est homme qui vous empêche
D’être croqués en un clin d’oeil,
Dont certes je mourrais de deuil.
Par trois fois la lune cornue
Sur notre horizon est venue
Depuis que je suis dans ces bois,
Où je me cache en tapinois.
Je vois tous les jours ces grands hommes
La peste du siècle où nous sommes,
Qui gardent leurs boucs et brebis,
Couverts de peaux au lieu d’habits :
Lors mon sang de frayeur se glace,
Et je sens allonger ma face,
Sans hyperbole, d’un empan
Mon vivre n’est qu’un peu de gland,
Et quelquefois du fruit sauvage ;
Grâce à monsieur l’anthropophage,
Je meurs de faim le plus souvent.
Le moindre bruit que fait le vent,
Je pense que c’est Polyphème
Certes, ma misère est extrême,
Et jamais on ne pâtit tant,
Et vous-mêmes, en m’écoutant,
Vous faites aussi triste mine
Que moi sur qui la peur domine
Depuis ce temps-là, dans ce bord
Aucun navire n’a pris port.
Lorsque j’ai vu vos banderoles,
J’ai fait quatre ou cinq caprioles,

Et puis à pas de pantalon,
Me frappant le cul du talon,
Je suis venu vers vous, mes braves.
Faites de moi des choux ; des raves,
Tuez-moi, ne me tuez pas :
Dans la vie et dans le trépas
Je trouverai mon avantage,
Pourvu qu’en ce maudit rivage,
Je ne serve point d’aliment
A ce détestable gourmand."
Comme il contait son aventure,
Cette effroyable créature,
Ce prodigieux animal,
Dont il avait dit tant de mal,
Parut au haut d’une colline
Avec sa taille gigantine :
Chacun de nous crut voir marcher
Quelque mont ou quelque rocher.
Il s’en venait vers le rivage,
Le très mal plaisant personnage,
Gros, mal bâti, sale, velu,
Et n’avait qu’un oeil, le goulu,
Et duquel il ne voyait goutte,
Ce qui le fâchait bien sans doute.
Un grand pin servait de bâton
A ce Polyphème glouton,
Et pourtant il pliait encore,
Tant pesante était la pécore,
Et portait pendu, le grand fou,
Un grand jeu d’orgues à son cou,
Qui lui servait de cornemuse.
Une grande troupe camuse
De brebis venait après lui,
Dont il soulageait son ennui,
Depuis qu’Ulysse d’une pique
Avait éventé son optique.
Ce loup, plutôt que ce berger,
Qui savait les hommes manger,
Bien mieux qu’aucun qui fût au monde,
Entra jusqu’aux genoux dans l’onde,

Dont il lava son oeil percé,
Non sans avoir les dents grincé,
Car du sel marin la morsure
Irritait bien fort sa blessure.
Après avoir longtemps lavé,
Et relavé son oeil crevé,
Il nous montra sa fesse nue,
Et fit quelque allée et venue
Dans la mer, et mêmes il vint
Auprès de nous, le quinze-vingt
La mer (telle était sa stature)
Ne lui venait qu’à la ceinture.
Nous pensâmes devenir fous,
Quand nous vîmes auprès de nous
Le plus puissant paillard du monde
Se promenant ainsi dans l’onde.
Quelques-uns, au lieu de tirer
Leur ancre, afin de démarrer,
Ne firent qu’en couper la corde,
Criant bien fort : Miséricorde !
Le vilain, qui les entendit,
Et qui la chair fraîche sentit,
Tourna vers eux son grand visage,
Et, s’il eût cru lors son courage,
L’animal s’en venait à nous,
Et nous étions fricassés tous :
Mais nous eûmes pour gardienne
La bonne mer Ionienne.
Il ne put aller plus avant,
Dont de rage presque crevant,
Ce malin fit une huée,
Dont la mer, aussi secouée
Qu’elle l’est par les Aquilons,
Se boursoufla par gros bouillons
L’Italie en fut étonnée,
Et l’Etna, par sa cheminée,
Fit sortir des gémissements,
Ou bien plutôt des hurlements,
Horrible écho de la huée
De cette personne endiablée.

J’oubliais que le pauvre Grec,
Très pâle, très maigre et très sec,
Fut reçu de nous avec joie,
Quoiqu’un des destructeurs de Troie
Aussi l’avait-il mérité
Par sa grande calamité.
Lors l’on vit les Monoculistes
Venir par différentes pistes.
Aucun de ces enfants d’Etna
En son grand front plus d’un oeil n’a.
Jugez de leur grandeur extrême
Par celle du grand Polyphème :
Peu différente était la leur
De celle de ce grand voleur.
Onc mortel n’a vu, ce me semble,
Moins d’yeux et plus d’hommes ensemble.
Ils venaient furieusement,
Et pourtant assez lourdement :
Quoique démesurés colosses,
Ils me parurent un peu rosses.
Des cyprès allant et venant,
Ou des grands chênes cheminant,
Du bois, qu’aucun fer ne profane,
De Jupiter ou de Diane,
Sont la seule comparaison
Qu’on puisse faire avec raison
De ces messieurs anthropophages ;
Au reste tous vilains visages :
Quand ils eussent eu deux bons yeux
(Ils n’en avaient qu’un chassieux),
Jamais n’eussent été leurs faces
Que patrons à faire grimaces.
Quand ils approchèrent la mer,
Ce fut à nous à bien ramer
Mais quelle fut notre imprudence !
Sans avoir non plus souvenance
De notre bon prince Hélénus,
Ni des discours par lui tenus,
Que si ce bon compatriote
N’eût jamais connu notre flotte,

Nous allions fort bien nous fourrer,
Sans nous en pouvoir retirer,
Tout droit dans la mer défendue
Où si souvent nef s’est perdue ;
Mais, quand on a peur, pour un peu
On se jetterait dans un feu,
Et nous craignions Charybde et Scylle
Moins que ces monstres de Sicile.
Boréas vint tout à propos,
Qui nous mit l’esprit en repos ;
Il venait de devers Pélore.
Il me semble qu’il souffle encore,
Tant j’ai gardé le souvenir
Du bien qu’il nous fit à venir.
Ce bon vent, des vents le plus sage,
Nous porta par delà Pantage,
Le golfe dit mégarien,
Et le bas Thapse, en moins de rien.
Le pauvre Grec Achéménide
Nous servit en ces lieux de guide,
Et me disait tous les endroits
De la côte, en son ithaquois,
Dont j’eus grand plaisir de m’instruire.
Vis-à-vis du fleuve Plemmyre,
Assez près du fameux détroit
Où le nocher le plus adroit
A peur de Charybde et de Scylle,
On rencontre une petite île
Dont Ortygie est le vieil nom,
Autrefois ville de renom,
Dont madame la Renommée
Chose bien étrange a semée :
Maint auteur, animal mentant,
Nous donnant pour argent comptant
Que le fleuve Alphéus d’Elide,
Sans lanterne, flambeau, ni guide,
Par certain sentier souterrain,
Lui, ses poissons et tout son train,
Y va voir la source fameuse,
Aréthuse, ou bien Arétheuse,

Et s’y joint en bonne amitié ;
Puis, mêlant tous deux par moitié
Leurs eaux aussi claires que vitres,
Tous leurs poissons, toutes leurs huîtres,
Ils se vont rendre dans la mer,
Ce qui les fait bien renommer.
En cette île où terre nous prîmes,
Quelques sacrifices nous fîmes,
Où maint animal fut saigné
Comme on nous l’avait enseigné.
Nous vîmes la grasse campagne
Que la rivière Elore baigne,
Et de Pachin les hauts rochers,
Si connus de tous les nochers.
Près de là l’on voit Camerine,
Des champs des Géloëns voisine,
Et le lieu qu’on nomme Géla,
Pour un fleuve passant par là.
Nous vîmes la haute Agrigente,
Qui de si bons chevaux enfante,
Séline, fertile en palmiers,
Et les rocs, craints des nautoniers,
Du promontoire Lilybée,
Où mainte nef est absorbée.
Et puis Drepane me reçut,
Port funeste, où ma constance eut
A s’exercer de bonne sorte.
Quoique j’aie l’âme assez forte,
J’eus bien de la barbe à peler,
Et trouvai bien à qui parler.
Hélas ! j’y perdis mon bon père
(Souvenir qui me désespère) ;
Il mourut, le pauvre vieillard !
S’il eût voulu mourir plus tard,
Il aurait vécu davantage ;
Il mourut, et c’est grand dommage.
Il m’aimait, je l’aimais autant,
Et plus même qu’argent comptant.
Il mourut, et c’est tout vous dire.
Depuis on ne m’a point vu rire ;

J’en ai pris le noir hoqueton,
Et n’ai plus rasé mon menton.
Cher papa, qu’aviez-vous à faire
Une action si téméraire.
Et qu’on ne peut faire deux fois ?
En vous seul je me consolois
De ma fatale destinée :
Puisque la vôtre est terminée,
Que pour moi vous êtes perdu
Et ne me serez point rendu,
Si quelqu’un me voulait apprendre
Comme il faut faire pour se pendre,
Très volontiers de sa leçon
Je lui payerais la façon ;
Au lieu que, pauvre exilé, j’erre
De mer en mer, de terre en terre.
Hélas ! le prophète Hélénus,
Dans les discours qu’il m’a tenus,
Ne m’en dit pas une parole,
Ni même Céléno la folle ;
Et néanmoins cette guenon
Me dit au nez pis que mon nom,
Et me menaça de famine,
L’irrassasiable vermine !
Ayant mis mon père en repos,
Et le vent soufflant à propos,
J’abandonnai ce lieu funeste.
Madame, vous savez le reste :
Le vent, devenu furieux,
M’a fait aborder en ces lieux,
Où ma flotte bien hébergée
Vous sera toujours obligée".
Ainsi finit maître Aeneas,
De conter si longtemps si las,
Et si pressé de faire un somme
Qu’il bâillait toujours, le pauvre homme !
Dame Didon bâillait aussi
(Car qui voit bâiller fait ainsi).
Non moindre fut la bâillerie
Qu’avait été l’ivrognerie :

Tyriens et Troyens bâillaient,
Quelques-uns debout sommeillaient,
A tous moments têtes baissées
En sursaut étaient rehaussées ;
Enfin chacun chercha son lit.
Je vais au mien, car j’ai tout dit.