Le Virgile travesti (éd. 1889)/Livre VI

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Librairie de la Bibliothèque Nationale (p. 181-191).


Ainsi maître Aeneas parla.
Cependant sa bouche exhala
Maint soupir, et de sa paupière
Sortit de pleurs une rivière
Qui se sépara sur sa peau
En quinze ou seize gouttes d’eau.
Les navires par lui guidées,
Des vents favorables aidées,
A la fin vinrent à bon port
Ancrer sur l’euboïque port.
Les vaisseaux l’un auprès de l’autre,
Comme des grains de patenôtre
S’arrangèrent également.
Chaque navire en un moment
Devers la mer tourna sa proue,
Comme pour lui faire la moue
De s’être encore un coup tiré
Des flots sans être dévoré.
Les ancres en mer dévalèrent
Et leurs becs pointus accrochèrent.
Le rivage parut paré
De mainte poupe au bois doré.
Quitter les vaisseaux, prendre terre,
Aller à la petite guerre,

Ce ne fut quasi que tout un,
Fors quelques preneurs de petun
Qui s’amusèrent sur la rive
A vider un peu de salive,
Non sans vider quelque baril.
Les uns battirent le fusil,
Les autres en terre avancèrent,
Virent des bêtes, en chassèrent :
Si ce qu’ils coururent fut pris,
C’est ce que je n’ai pas appris
Et ce qui ne m’importe guères.
Ceux qui trouvèrent des rivières
En vinrent faire le rapport.
Cependant Aeneas le fort
(Maron dit pieux, mais la rime
M’est une excuse légitime),
Aeneas donc, fort ou pieux,
Si tant est que vous l’aimiez mieux,
Alla voir d’Apollon le temple,
Autant pour donner bon exemple
Que pour tirer les vers du nez
(Suivant les bons avis donnés
Par son révérend père Anchise)
De la Sibylle tête grise,
Qui, depuis deux cents et tant d’ans,
Ne savait que c’était que dents ;
Apollon, son maître d’école,
S’ébattait à la rendre folle,
Et lors il n’y faisait pas bon,
Car lors la méchante guenon,
La diseuse de logogriphes,
Roulait ses yeux, montrait ses griffes,
Hors de terre en l’air s’élevait,
Disant tout ce qu’elle savait,
Que l’on croyait comme Evangile.
Voilà quelle était la Sibylle
Que maître Aeneas alla voir,
Puisque vous le voulez savoir
D’abord le temple magnifique
Exerça fort la rhétorique

Tant des Troyens que du Seigneur,
Quoique d’ailleurs homme d’honneur,
Un des plus grands parleurs du monde,
Nation dont la terre abonde,
La plupart grands diseurs de rien,
Au grand malheur des gens de bien.
Ce temple était pour sa peinture
Aussi beau que pour sa structure,
Et n’avait pas été bâti
Par quelque petit apprenti,
Ou par quelque maçon de balle,
Mais par l’ingénieux Dédale,
Qui, de peur du tyran Minos,
S’étant appliqué sur le dos
Une paire d’ailes bien faite,
Avait ainsi fait sa retraite,
Faisant bien peur, chemin faisant,
A maint oiseau qui, l’avisant
Quatre ou cinq fois gros comme une oie,
Le prenait pour oiseau de proie.
Enfin, si bien emplumaché,
Ayant dans l’air longtemps haché,
Il vint, charrié sur ses plumes,
Se hucher sur la tour de Cumes,
Non sans grande admiration
De toute cette nation.
A maître Apollon, par hommage,
Il fit présent de son plumage ;
Et puis, charpentier et maçon,
Un beau temple de sa façon.
Sans s’amuser à le décrire,
Car sa beauté s’en va sans dire,
Et jamais auteur bien sensé
N’a fait temple rapetassé,
Mais toujours temple magnifique,
De marbre plutôt que de brique ;
Ce beau temple donc, qui sera
Superbe autant qu’il vous plaira,
Etait bien peint, sur son portique,
A huile, à fresque, ou mosaïque,

Et ces tableaux représentaient
Les Athéniens qui battaient
Rudement le prince Androgée,
Dont son Altesse, surchargée
De trop de coups et trop pesants,
Avait fini ses jeunes ans.
Minos était là, dont la mine
D’homme qui rend sa médecine
Faisait, au peuple meurtrier,
Peur de n’avoir point de quartier.
Puis on voyait le peuple attique,
Du viol de la foi publique
Qui se repentait, mais trop tard,
Contraint de tirer au hasard
(Ou bien au sort, si mieux on l’aime,
Car ce n’est qu’une chose même),
Ils tiraient donc en grand souci,
Minos le commandant ainsi,
Au sort les mâles et femelles,
Autant les beaux comme les belles,
Les magots comme les guenons,
Selon que se trouvaient leurs noms :
Ceux qui ne rencontraient pas chance
S’en allaient servir de pitance
Au fils de la femme à Minos,
Qui les rongeait jusques aux os.
Vis-à-vis, l’île de Candie,
Peinte de cette main hardie,
En pleine mer se faisait voir :
Celle qui, contre le devoir
D’une reine, femme bien sage,
Eut d’un taureau le pucelage,
Etait là peinte, et son taureau,
Et monsieur son fils, homme-veau,
Prince du côté de sa mère,
Mais vilain du côté du père,
D’un grand coquin de bœuf issu,
De qui l’on n’a jamais bien su
Ni la maison ni l’origine ;
Mais son fils, par sa bonne mine,

A la femme de Minos plut,
Il voulut ce qu’elle voulut,
Et, par le moyen de Dédale,
Encorna la maison royale :
Je ne vous dirai point comment,
Car je confesse ingénument
Que j’ai la face toute rouge
Du fait de cette reine gouge,
Et Maron, sauf correction,
En a fait trop de mention.
Tu serais aussi, pauvre Icare,
Placé dans cet ouvrage rare,
Si ton père, songeant à toi,
N’eût laissé tomber hors de soi
Et les pinceaux et la peinture.
Piteuse fut ton aventure,
Et ta cire, qui se fondit,
Mauvais office te rendit.
Maître Aeneas sur cet ouvrage
Se fût amusé davantage,
Car il s’amusait volontiers
Et passait les jours tout entiers
A faire des châteaux de cartes,
A coller de vieilles pancartes
Dont il formait de grands dragons
Retenus par des cordeaux longs
Qu’il laissait aller dans les nues,
Et que l’on prenait pour des grues :
Enfin il était vétilleur,
Ce tant renommé batailleur,
Et souvent feu son père Anchise,
Lui faisant une mine grise,
Avait prédit, tranchant le mot,
Qu’il ne serait jamais qu’un sot ;
Mais il se trompa, le bonhomme,
Car ce grand fondateur de Rome,
Au moins celui dont sont sortis
De la louve les deux petits,
Qui de louveteaux se rendirent
Rois des Latins qu’ils asservirent,

Ce fondateur de Rome donc
Fut grand homme s’il en fut onc.
Or je vous ai dit tout à l’heure
Qu’il eût fait plus longue demeure
A considérer les tableaux ;
Ses gens, la plupart jeunes veaux,
S’amusaient, ainsi que leur sire,
A les regarder sans mot dire,
Quand maître Achates arriva,
Qui, par vives raisons, prouva
Que c’était acte de caillettes
De regarder marionnettes
Lorsque le temps presse, et qu’il faut
Battre le fer quand il est chaud.
Puis la prêtresse Déiphobe,
De peur de choir troussant sa robe,
Vint dire au beau fils de Vénus
Ces mots que j’ai bien retenus :
"O Monsieur le patron des sages,
Ce n’est pas parmi des images
Qu’on trouve un royaume gratis ;
Pour contenter tels appétits,
Il faut bien une âme plus forte,
Il faut bien agir d’autre sorte.
Laissez, laissez donc ces tableaux,
Et donnez l’ordre pour huit veaux
Et huit brebis que je demande,
Pour faire pour vous une offrande."
Aussitôt dit, aussitôt fait.
La prêtresse, en voix de fausset,
Devant la porte de l’église
Hucha les gens du fils d’Anchise.
Un antre profond, où le jour
N’entre non plus que dans un four,
Est d’une manière rustique
Taillé dans la roche euboïque.
De ce noir antre cent conduits
Vont aboutissant à cent huis,
Par lesquels la sainte interprète,
Quand on l’interroge, caquette.

Il n’arriva pas plutôt là
Avec grand respect, que voilà
Madame l’enthousiasmée
Qui dit d’une voix enrhumée :
 « Voici le temps d’interroger. »
Lors on la vit toute changer,
Et sa fureur, quoique divine,
La fit de très mauvaise mine.
On vit le fond de ses naseaux ;
Ses deux yeux, passablement beaux,
Devinrent des yeux sans prunelle ;
Sa chevelure devint telle
Que les pointes d’un hérisson,
Et perdit son caparaçon ;
Sa face devint cacochyme,
Et son teint de pâle minime.
J’ai su, depuis deux ans en çà,
Que dessous elle elle pissa.
Sa bouche se couvrit d’écume,
Son poumon, par ce divin rhume,
Fit sa poitrine panteler,
Et soupirs sa bouche exhaler,
Qui tenaient du rot quelque chose ;
Mais sa fureur en était cause.
De plus on la vit à l’instant
Croître d’un pied et d’un empan,
Et sa voix fut toute changée ;
Bref, elle fut comme enragée.
Le grand Dieu, dans son corps fourré,
Dans elle ayant tout altéré,
Voici ce que la forcenée
Dit au bon seigneur maître Enée :
"Aeneas, fait ton oraison ;
Autrement la sainte maison
N’ouvrira pas la moindre porte."
Lorsqu’elle eut parlé de la sorte,
Le plus hardi des assistants
Eut les membres très palpitants,
Et fut près, forcé par sa fièvre,
De gagner les champs comme un lièvre ;

Mais pas un n’osa détaler
Entendant leur maître parler.
Voici ce que dit le beau sire
Sérieusement et sans rire :
"Phébus, qui de notre Ilion
Pris toujours la protection,
Qui guidas la flèche mortelle
De Pâris, franche demoiselle,
Si bien qu’Eacide le fort
Par ce mignon fut mis à mort,
Par maintes mers dont les rivages
Nourrissaient maints peuples sauvages,
Sous ta conduite j’ai couru,
Dont j’ai l’esprit un peu bourru :
C’est trop courir et ne rien prendre,
Et pour rien trop longtemps attendre,
Car j’estime un peu moins que rien
Ce pays, qui, comme le chien
Qu’avait défunt Jean de Nivelle,
S’enfuit alors que je l’appelle.
Le voici pourtant attrapé
Après s’être tant échappé ;
Mais ma foi, s’il s’échappe encore,
Fussiez-vous, grands Dieux que j’honore,
Mille fois Dieux plus absolus,
Je ne vous honorerai plus.
Sans y mettre beaucoup du vôtre,
Vous pouvez bien au peuple nôtre
Pardonner, et vous ferez bien,
Et l’acte sera bien chrétien.
Si votre colère sans bornes,
Pour un seul qui planta des cornes
Sur un front qui le méritait,
Sans cesse nous persécutait,
Le Destin, qu’on tient si grand sire,
Y trouverait bien à redire.
Il a fait, entre vifs, un don
D’un pays plantureux et bon
A notre nation troyenne :
Il faut bien que la chose tienne,

Ou contre la donation
Je ferais imprécation.
Lors, ô Phébus porte-lumière !
Et toi, sa sœur l’arquebusière,
De temples richement bâtis,
Où l’on pourra prier gratis,
Vous serez guerdonnés au large ;
Gens bien entendus auront charge
De faire des jeux de renom,
Qui porteront votre saint nom.
Et toi, madame la Sibylle,
A tourner le sas tant habile,
J’ai pour toi des présents aussi
Qui ne sont pas couci-couci,
Mais tels que tu seras contente,
Pourvu que contre mon attente,
Tu n’ailles d’un langage obscur
M’emmascarader le futur,
Ou bien sur des feuilles m’écrire
Les choses que tu me dois dire ;
Mais écris-les sur parchemin
En beau caractère romain,
Ou chante-les moi comme une ode
Sur quelque beau chant à la mode.
La Vierge, tandis qu’il priait,
Diablement se diablifiait,
Id est valde, dans sa poitrine
Elle avait bataille intestine
Avec son Dieu, qui de son corps
S’étant emparé des ressorts,
Lui faisait avoir la posture
De ceux qu’on met à la torture,
Tant, afin de l’évacuer,
Ce Dieu qui la faisait suer,
La pauvre Vierge possédée
Frétillait en dévergondée !
Mais ce corps si bien démené
Au Dieu dans elle cantonné
Ne fera point quitter la place,
Quelques vains efforts qu’elle fasse.

Elle cède donc à son Dieu,
Et lors les cent portes du lieu,
Sans qu’aucun les ouvrît, s’ouvrirent,
Et ces paroles répondirent :
"O grand Prince, qui sur la mer
As eu maint accident amer,
Et qui t’es tiré nettes bragues
D’entre maintes vilaines vagues,
La terre te prépare aussi
Mainte querelle et maint souci.
La terre promise est bien seure,
Mais tu maudiras cent fois l’heure
De t’être mis en étourdi
En cette terre que je dis.
Là, de ta dague en main serrée,
Mainte taloche desserrée,
Et ton corps maintes fois haché,
Ce qui sera très grand péché,
Te fera dire en triste mine
Qu’il n’est point rose sans épine.
Là le Tibre qui rougira,
Le Xanthe te ramentevra :
Je dis rougira, non de honte,
Car on en ferait peu de compte,
Mais de sang humain répandu,
Sorti de maint corps pourfendu.
Là des Grecs, avec un Achille
Comme le défunt plein de bile,
Favorisé d’une Junon
Qui ne te garde rien de bon,
Te susciteront des affaires
Qui ne seront pas des plus claires.
Là, réduit à très piteux point,
Qui n’importuneras-tu point ?
Quelles nations, quelles villes,
De mœurs barbares ou civiles,
N’iras-tu, faisant le pleureux,
Et parlant d’un ton doucereux
Comme font tous les misérables,
Prier de t’être secourables ?

Et la cause de tout ce mal,
Autre femme, imbarbe animal,
Autre malheureux mariage.
Mais il faut avoir bon courage ;
Malgré la fortune, un grand cœur
De ses malheurs devient vainqueur.
Tu vaincras tout par l’assistance
D’autres peuples que l’on ne pense :
Ce seront des Grecs comme ceux
Qui t’ont fait d’un grand prince un gueux."

Ainsi la Sibylle barbue
Finit sa harangue ambiguë,
Dont Aeneas dit à ses gens.
"Maudit sois-je si je l’entends,
Et que maudit soit l’édentée ! "
Cependant, tout inquiétée
(Car son Dieu fougueux la quittant
L’allait bien fort inquiétant),
Elle hurla comme une folle.
Aeneas reprit la parole :
"O vierge qui si fort hurlez,
Laissez-moi parler, ou parlez."
Aussitôt dit, la forcenée
Fit aux yeux de monsieur Enée
Un pet, un sifflet et un saut ;
Chacun en éclata bien haut,
Et lui, n’en faisant que sourire,
Se mit tout doucement à dire.
"Je m’attends bien à tout cela
Que vous venez de dire là,

Et s’il m’arrive pis, n’importe,
Pourvu que vous fassiez en sorte
Qu’en Enfer, ce hideux manoir,
Je puisse avoir l’honneur de voir
Encore un coup monsieur mon père.
Par votre faveur je l’espère,
Car sans vous je ne voudrais pas
M’embarquer dans ces pays bas.
Mais pour voir mon bon père Anchise,
Je passerais nu en chemise
Au travers de piques et dards,
Au travers de mille soudards,
De mille donneurs d’étrivières,
Quoique je ne les aime guères,
Et que qui me les donnerait,
Bien fort me désobligerait.
Mais je lui dois bien davantage,
Il m’a suivi, malgré son âge,
Par tous les lieux où j’ai rôdé,
Quoique bien fort incommodé
D’une hargne, et, si j’ose dire,
De quelque chose encore pire.
Il m’aima tant, ce cher papa,
Que quand le Grec nous attrapa,
Je le portai sur mon échine,
Et me sauvant à la sourdine,
Je le mis en bonne santé
Hors de la ville en sauveté.
En récompense, le bon homme
M’a suivi partout, ainsi comme
Nous voyons un fidèle chien
Suivre un maître qu’il aime bien.
Au reste, ce n’est point mensonge,
Lui-même me l’a dit en songe,
Que sans vous et votre support,
Je ne ferais qu’un vain effort,
Et qu’en la demeure enfumée
Je trouverais porte fermée.
Ayez donc, de grâce, pitié
D’une si parfaite amitié,

D’un si bon fils, d’un si bon père,
Et faites si bien que Cerbère
Ait pour moi la civilité
Qui se doit à ma qualité,
Et, comme un mâtin de village,
N’aille pas, écumant de rage,
Exercer son triple gosier
Sur ma peau tendre comme osier.
Si pour être chantre et poète,
Et joueur de marionnette,
Orphée avec son guitaron
A fléchi le vieillard Caron
Et délivré son Eurydice,
Qu’un serpent fourré de malice
Avait occise en trahison,
Je puis à plus forte raison,
Aujourd’hui que littérature
Est en fort mauvaise posture,
Espérer qu’à moi, grand Seigneur,
Sera faite même faveur,
Et que j’irai voir mon bon père.
Si Pollux l’a pu, je l’espère,
Et si Thésée aussi l’a pu,
Et le grand Alcide, ils n’ont eu,
A le prendre par le lignage,
Sur moi que fort peu d’avantage :
Comme eux je suis des Dieux, issu,
La belle Vénus m’a conçu,
Et je puis jurer de ma mère
Plus hardiment qu’eux de leur père."
Voilà ce que le Troyen dit ;
Et voici ce que répondit
La vieille toute radoucie,
Torchant ses yeux pleins de chassie :
"Enfant de Vénus tant prisé,
Le chemin d’Enfer est aisé ;
On y peut entrer quand on l’ose,
Mais d’en sortir c’est autre chose :
Peu de mortels des Dieux chéris,
Bien morigénés et nourris,

Issus de divines braguettes,
En sont revenus bragues nettes.
Ces vastes pays sont couverts
De bois qui sont noirs et non verts ;
Que le noir Cocyte environne,
Dont l’eau n’est ni belle, ni bonne.
Mais, nonobstant ce que je dis,
Si vous êtes assez hardi
Pour vouloir la chose entreprendre,
Et dans l’Enfer deux fois descendre,
Quoique ce soit un dessein fou ;
Et que se casser bras ou cou
Soit action moins téméraire
Que celle que vous voulez faire,
Voici le fidèle conseil
Qu’il vous faut suivre en cas pareil.
Un certain pommier (dont les pommes
Vaudraient bien au siècle où nous sommes
Leur pesant d’or à bon marché)
Dans un bois obscur est caché,
Où, sans une bonne lanterne,
On voit moins qu’en une caverne ;
Or ce vénérable pommier,
Qui porte un fruit si singulier,
Ne porte d’or fin qu’une branche,
Et, sitôt que quelqu’un la tranche,
Il en repousse une autre encor,
Ainsi que l’autre de fin or.
D’Enfer la dame souveraine,
Qu’on nomme Junon souterraine,
N’aime que ces pommes de prix :
Les autres lui sont à mépris,
Fussent des pommes de reinette ;
Et, si quelque tête mal faite,
Si quelque étourdi, quelque veau,
Pensait sans ce fatal rameau
Visiter les provinces sombres,
Il resterait parmi les ombres,
Ayant d’abord été battu
Par le chien triplement têtu.

Sans m’importuner davantage,
Allez donc, si vous êtes sage,
Chercher ce rameau précieux.
Employez-y tous vos deux yeux,
Car, tout fin qu’on vous croit, peut-être
Ne le pourrez-vous reconnaître,
Eussiez-vous autant d’yeux qu’Argus,
Plus pénétrants et plus aigus :
Tout dépend de la destinée,
Autrement, monseigneur Enée,
Cherchassiez-vous jusqu’à demain,
Une bonne serpe à la main,
Votre serpe bien affilée,
Ainsi comme elle était allée,
Reviendrait sans avoir tranché
Ce rameau d’or si bien caché.
Mais, si le destin vous l’ordonne,
Ce rameau fatal, en personne,
A vos yeux d’abord brillera,
Et votre main le cueillera,
Comme elle cueillerait sans peine
Un petit brin de marjolaine.
Mais, au lieu de m’interroger,
Vous feriez bien mieux de songer
A mettre dans la sépulture
Un corps qui tend à pourriture,
Un de vos amis raide mort,
Et lequel put déjà bien fort :
Son âme en est inquiétée,
Et la flotte tout infectée.
Allez donc la purifier,
Et ce grand malheur expier
Par sacrifices salutaires.
N’allez pas gâter vos affaires
Pour épargner quelques brebis,
Et quelques ora pro nobis.
Lors vous pourrez là-bas descendre
Sans que mal vous en puisse prendre.
Sans qu’on vous dise : Qui va là ? "
Elle se tut, après cela.

Aeneas lui tourna l’échine,
Faisant une piteuse mine,
Ayant l’esprit embarrassé
Et de cet ami trépassé,
Et du rameau dont la Sibylle
Faisait un cas si difficile ;
Puis il sortit de l’antre obscur
Fort inquiété du futur.
Je suppose que la Cumée
Fut en un instant renfermée.
Cependant, tout triste et pantois,
Il s’en allait rongeant ses doigts ;
Achates suivait son altesse,
Laquelle lui disait sans cesse :
"Qui diable est donc cet homme mort,
Qui sent déjà mauvais si fort ? "
Achates lui répondit : "Sire,
Je ne vous en saurais rien dire,
Je n’en ai rien vu ni rien su."
Là-dessus d’eux fut aperçu.
Misènus, descendant d’Eole,
Couché sans vie et sans parole,
Et, qui pis est, sans vie aussi.
Aeneas, le voyant ainsi
Tout prêt de devenir charogne,
Dit : "Elle a raison, la carogne.
Voilà Misènus raide mort,
Si par grand bonheur il ne dort ! "
Ce Misènus était trompette,
Petit homme au nez de pompette,
Qui ne portait point de braguier,
Quoique les gens de ce métier
Pour sonner trop fort leurs buccines
Ayent besoin de ces machines.
Il fut le trompette autrefois
D’Hector, à dix écus par mois,
Et deux paires de bas de chausse ;
Et comme à la fin tout se hausse,
Aeneas par an lui donnait
Deux cents francs, et l’entretenait

De souliers, bottes et bottines,
De clystères et médecines.
Au reste, ce bon trompetteur
Etait aussi gladiateur,
Et se piquait de bonne brette
Autant que de bonne trompette ;
Heureux s’il eût toujours bretté,
Et s’il n’eût jamais trompetté,
Car ce jour-là près du rivage,
Sur un roc chantant son ramage,
Et trompettant comme un perdu,
Et faisant si fort l’entendu
Qu’aux Tritons, les divins trompettes,
Il osait bien chanter goguettes,
Et les défier au combat,
Action qui sentait le fat.
Ils laissèrent quelque temps faire
Des fanfares au téméraire,
Et puis, remplis de maltalent
(Car tout Triton est violent),
Avec un grand instrument croche,
Le déguerpirent de la roche,
Et firent boire ce grand fou
Un peu plus que son chien de soûl ;
Puis, ayant fait ce beau ménage,
Le remirent sur le rivage.
Il fut donc alors question
De faire lamentation,
Et les obsèques salutaires ;
Toutes les choses nécessaires
Furent prêtes en moins de rien,
Car ils étaient tous gens de bien,
Et chacun sait que maître Enée,
Personne bien morigénée,
Etait, sans faste et vanité,
Adoré pour sa charité
Il pleura donc comme les autres,
Récita force patenôtres,
Et puis ce prince très humain
Courut, la cognée à la main,

Dans la forêt du bois abattre.
Il en abattit plus que quatre,
Et chacun dit à haute voix.
 « O le grand abatteur de bois ! »
On fit maints fagots et bourrées,
Et bûches longues et carrées,
Sans oublier quelques cotrets,
Pour en faire un bûcher après,
Qui brûlât le corps de Misène,
Afin que son âme, sans peine,
Jouît, en vertu du bûcher,
Des privilèges de l’Enfer
Après cette cérémonie,
Aeneas, en grande agonie,
Poussant mille soupirs ardents,
Disait entre ses belles dents :
"Si ce rameau, cette merveille,
Se faisait voir à la pareille
En quelque endroit de la forêt,
Puisque si véritable elle est,
La vieille dame, que Misène
S’est trouvé mort dessus l’arène,
Je me tiendrais plus fortuné
Qu’un homme veuf ou qu’un aîné."
Comme il parlait de cette sorte,
Deux pigeons, que la plume porte,
Se vinrent à lui présenter ;
De joie il se mit à sauter,
Car il les connut à leur mine
Pour être à sa mère Cyprine.
Lors il se mit à les hucher
Afin de les faire approcher,
Et, de plus, le bon sire Enée
Tira de vesce une poignée
D’une poche de boucassin
Qu’il portait à l’endroit du sein,
Chose qui passe la croyance ;
Mais telle était sa prévoyance
Que jamais sans vesce il n’allait,
Dont le bon seigneur régalait

Les oiseaux de Vénus la belle,
Quand il était visité d’elle.
Mais pour vesce ni huchement
Ils n’obéirent nullement,
Quoiqu’il ajoutât ces paroles :
"Beau couple de pigeons qui voles,
Si tu voulais t’aller jucher
Où je dois la branche arracher,
Qui doit faciliter l’entrée
Dans la ténébreuse contrée,
Où je veux, si je puis, entrer,
Quoi qu’on me puisse remontrer,
Je fonderais par chaque année,
Moi qui m’appelle maître Enée,
Cent boisseaux de vesce et de pois
Qu’on vous délivrerait par mois ;
Et vous, ô ma divine mère !
Par le secours de qui j’espère
Devenir empereur romain,
De grâce, tenez-y la main."
Inutile fut la promesse
De ce beau prometteur de vesce :
Les vénérables pigeonneaux,
De Vénus les sacrés oiseaux,
Sans rabattre un petit coup d’aile,
Fendirent le vent de plus belle ;
Lui se mit à doubler le pas,
Afin de ne les perdre pas.
Or, comme la couple volante
Le tenait la gueule béante,
Tête haute et les yeux ouverts,
Il donna deux fois à travers
De deux petits monceaux de pierres,
Tellement qu’il fit deux parterres ;
Mais aussitôt se relevant,
Il alla toujours poursuivant
Les pigeons, qui si bien volèrent
Qu’à tire-d’aile ils arrivèrent
Où l’air d’Enfer se fait sentir.
J’ai bien peur ici de mentir ;

Mais Maron écrit qu’un grand gouffre
Exhale illec un air de soufre,
Pour laquelle odeur éviter ;
Les oiseaux furent vus pointer
Jusqu’en la région des nues,
D’où, les deux ailes étendues ;
Ces pigeons, aux yeux d’Aeneas,
Qui de courir étaient bien las,
Vinrent tout à propos descendre
Sur le rameau qu’il voulait prendre,
Qui rendait les yeux éblouis
Comme un jacobus ou louis,
Tant reluisait ce rameau rare.
Messire Maron le compare
A la gomme jaune qui luit
Sur la branche qui la produit ;
La comparaison est faiblette,
N’en déplaise à si grand poète :
Il devait, en sujet pareil,
Mettre lune, étoile ou soleil.
Dieu sait si la branche dorée,
Du bon Seigneur tant désirée,
Fut arrachée avec ardeur !
Il l’arracha d’aussi bon cœur
Qu’un chien ou qu’un chat pille ou grippe
Un morceau de chair ou de tripe.
Cela fait, riant comme un fou,
Il alla trouver en son trou
La vieille Sibylle Cumée
Cependant tous ceux de l’armée
Donnaient la dernière façon
Au corps aussi froid qu’un glaçon
De Misènus le bon trompette
De sa charogne putréfaite
Le sale cuir fut nettoyé
Et de bonne eau rose ondoyé ;
On lui releva les moustaches,
On lui mit de belles gamaches,
Un bonnet de nuit de satin,
Dont la coiffe était de quintin

Un haut de chausses de grisette,
Un pourpoint couleur de noisette,
De belle serge à deux envers
Chamarré de trois galons verts,
Puis après une houppelande
De beau camelot de Hollande.
Un bachelier déjà grison
Fit une funèbre oraison ;
Puis, en l’honneur du misérable,
Une chanson très pitoyable
Fut chantée au son du tambour,
Tournant tristement alentour
Du bûcher ou bien de la pyre
(Car l’un et l’autre se peut dire).
Autant que la pyre voulut,
C’est-à-dire qu’il en fallut,
On y mit de la poix-résine
De la meilleure et la plus fine ;
Maître Aeneas, en pareil cas,
D’argent ne faisait pas grand cas,
Et lors on eût dit que sa bourse
Eût été d’argent une source :
Aussi ce seigneur libéral
Ne trouva jamais son égal
A bien faire des funérailles,
Aussi bien qu’à donner batailles
Pour revenir à nos moutons,
Quatre hommes en noirs hoquetons
(Devant que l’on eût allumée
La pyre ci-dessus nommée)
Y guindèrent adroitement
Avec un certain instrument
Qu’en français une grue on nomme,
Le froid cadavre du pauvre homme.
Sitôt que chacun le put voir,
Les pleureux firent leur devoir.
Il fut, après la pleurerie,
Question de la brûlerie ;
Des gens marchant à reculons,
Le nez tourné vers les talons,

Ad ritum du peuple de Troie
(Peu me chault que l’on ne me croie),
Deux à deux vinrent s’approcher
A cloche-pied du noir bûcher ;
Tenant en la main droite un cierge
De cire noire et non pas vierge,
Au bûcher ils mirent le feu.
Lors la flamme joua son jeu.
La pyre est bientôt engloutie ;
Celui pour qui l’on l’a bâtie ;
D’abord par la flamme rôti,
Est, après, par elle englouti,
Puis elle s’engloutit soi-même,
Tant sa faim vorace est extrême,
Et tout le bûcher allumé
En moins de rien est consumé,
Et de bois devient bois et cendre
Si chaude qu’on ne la peut prendre.
Mais du vin que l’on répandit,
Qu’elle but et qui la tiédit,
Fit que cette cendre lavée
Fut facilement enlevée
Et mise en un tonneau d’airain
Pour la conserver du serein.
Ce fut un nommé Chorinée,
Homme à la face enluminée,
Qui mit la cendre en ce tonneau,
Et puis qui fit aller de l’eau
(Eau lustrale, ainsi que je pense)
Sur toute la triste assistance ;
Et puis après, les yeux fermés,
Il dit les mots accoutumés
En pareille cérémonie.
Aeneas, la face ternie
(Car le bon Seigneur tant pleura
Que sa face il décolora),
Fit faire un tombeau magnifique
De pierre de taille et de brique,
En la place où fut le bûcher ;
Puis ce qui fut au défunt cher

Fut porté devant ce bon Sire.
Ce fut ce que je vous vais dire :
Sa hallebarde et son pavois,
Dur, bien qu’il ne fût que de bois ;
Son échiquier, son trou-madame,
Un bourdon garni de sa lame,
La tasse en laquelle il buvait,
La dague dont il se servait
Quand il voulait tuer le monde,
L’aviron dont il fendait l’onde,
Sa cuirasse, son casque aussi,
Ses bottes de cuir de Roussi,
Et son gagne-pain, sa trompette,
Dont la voix était claire et nette.
Le tout fut si bien arrangé
Qu’un trophée en fut érigé
Et ce lieu, du nom de cet homme,
Mont Misène aujourd’hui se nomme.
Cela fait, ce ne fut pas tout
Aeneas, pour venir à bout
De son dessein si difficile,
Par les ordres de la Sibylle
S’en alla vers un trou puant,
Entouré d’un marais gluant,
A couvert du soleil, par l’ombre
D’un bois épouvantable et sombre.
Ce trou-là, que je vous ai dit,
Trou, s’il en fut jamais, maudit,
Est l’Enfer, qu’il ne vous déplaise :
Si quelque corneille niaise,
Quelque pigeon, quelque corbeau,
Il n’importe pas quel oiseau,
Sur ce pertuis pestilent vole,
Il perd le souffle et la parole
(Je voulais dire le siffler),
Qui pis est, il perd le voler,
Et, de cet air infect qu’il perce,
Trébuche à terre à la renverse ;
Que, s’il en reçoit quelque ennui,
Il ne s’en doit prendre qu’à lui.

Cette malplaisante caverne
Est des Grecs appelée Averne,
Et c’est vers ce vilain trou-là
Que messire Aeneas alla.
Quatre bouvards à noire échine,
Tous quatre de fort bonne mine,
Bien nourris et morigénés,
Devant lui furent amenés ;
Un prêtre, rasant à merveille,
De vin leur lava les oreilles,
Puis après, le bras retroussé,
Avec un rasoir bien passé,
Leur rasa l’entre-deux des cornes,
Dont ils parurent un peu mornes,
Comme s’ils se fussent doutés
Qu’ils devaient être holocaustés.
Le poil rasé des quatre têtes
De ces tant vénérables bêtes
Fut jeté dedans un réchaud.
Ledit prêtre invoqua tout haut
Dame Hécate aux Cieux redoutée,
Autant qu’aux Enfers respectée,
Et puis les quatre pauvres bœufs
Furent, avec des couteaux neufs,
Egorgés, dont ce fut dommage :
Des hommes faits au badinage
Reçurent leur sang tout fumant
Dans de grands plats d’étain sonnant.
Maître Aeneas un coup desserre
D’épée ou bien de cimeterre
(Je ne sais pas des deux lequel,
Mais tant y a qu’il fut mortel)
Sur le col d’une brebis noire
Comme l’encre d’une écritoire,
Afin d’en régaler la Nuit,
Dame qui n’aime pas le bruit,
Et la Terre, autre grande dame,
Qu’en pareille affaire on réclame,
Puis il occit d’un même fer,
Pour la souveraine d’Enfer,

La ténébreuse Proserpine,
De Pluton femme ou concubine,
La fille unique d’un taureau
Incapable de porter veau.
Aeneas fit dresser la nappe,
A Pluton, l’infernal satrape,
Et fit griller pour cet effet
Maint intestin très putréfait ;
Cette tripe étant embrasée,
D’huile d’olif fut arrosée.
De pareille tripe Pluton
Fut toujours diablement glouton.
Sitôt que la pointe première
Se discerna de la lumière,
La Terre se mit à mugir,
Et fit pâlir et non rougir
Tous ceux qui mugir l’entendirent.
Tous, sans excepter, s’ébahirent,
Et plusieurs Troyens des plus beaux
En inquinèrent leurs houzeaux.
Les forêts voisines tremblèrent,
Et de pied en cap frissonnèrent.
Aeneas beaucoup s’effraya,
Car plus d’un mâtin aboya
Aux approches de la Déesse,
Et lors la vieille prophétesse
Parla, ce dit Virgile, ainsi
"Vilains profanes, loin d’ici,
Au moins une lieue à la ronde,
Ou que le grand Dieu vous confonde !
Et quant à vous, mon bon Seigneur,
Montrez si vous avez du cœur."
Aussitôt dit, la Sibyllotte
Se précipita dans la grotte.
Aeneas, la voyant dedans,
Prit son fer à donner fendants
Et quelquefois aussi des pointes,
Le tenant avec les mains jointes,
A cause qu’il était pesant
Et qu’il priait chemin faisant,

Puis, suivant sa guenon de guide,
Entra dans la grotte intrépide.
Dieux qui des pays souterrains
Etes les seigneurs souverains,
Et qui régnez en ces lieux sombres
Sur les morts qu’on nomme les ombres,
Qui parlent moins que des chartreux,
S’il est vrai ce que l’on dit d’eux,
Que votre obscure seigneurie
M’accorde ce dont je la prie :
C’est, en mes ridicules vers,
De dire à tort et à travers
Tout ce qui me vient à la tête,
Et, si quelque fat, quelque bête,
Dit que j’ai Maron perverti,
Trouvez bon qu’il en ait menti.
Nous avons laissé maître Enée,
L’âme étrangement étonnée.
Le pauvret hasardait ses pas
En lieu qu’il ne connaissait pas.
Tenant sa vieille par la queue
(Disons-la de ratine bleue,
Car pour bien rimer il le faut),
Ce Seigneur donc, en grand sursaut,
Marchait la queue entre les jambes,
Et, faisant force pas ïambes
(Cela veut dire brefs et longs),
Tantôt marchant sur les talons
De la prophétesse ou sorcière,
Tantôt donnant en son derrière
De son nez, qui très long était,
Tout autant de fois qu’il buttait
(Butter et broncher, l’un vaut l’autre).
Mais reprenons le discours nôtre,
Et faisons, comme de raison,
Ici quelque comparaison.
En cet endroit ici Virgile
Dit qu’Aeneas et la Sibylle
Avaient l’esprit bien agité,
Et compare l’obscurité

Qui leur offusquait la prunelle
A la lune, alors que, nouvelle,
Un brouillas qui l’air épaissit
La rend blafarde ou l’obscurcit,
Ou bien à la nuit quand, obscure,
Elle rend tout d’une peinture.
Rien ne saurait être mieux dit ;
Et, ce néanmoins, moi, petit
Et très ridicule interprète,
Je dis, sans mépris du poète,
Qu’une lampe sous un boisseau,
Ou, si l’on veut, sous un chapeau,
Et même, si l’on veut, éteinte,
Est chose qui rend mieux, dépeinte,
Les lieux où marchait Aeneas
Que la lune avec son brouillas,
Ou la nuit quand elle est obscure,
Et rend tout de même peinture.
Finissons la digression
Et suivons la narration.
Nous avons laissé le bon sire,
Qui n’était pas en train de rire,
Et qui cheminait à tâtons
Après la vieille aux longs tétons.
On le reçut à grand cortège
Dans cet infernale Norvège :
Il fut complimenté d’abord
Par le Sommeil et par la Mort ;
Pour lui faire honneur, la camarde
Contre son humeur fut gaillarde
Et pour le Sommeil lui parla,
Qui cependant toujours ronfla.
Après, vinrent les Maladies,
Les faces toutes enlaidies,
Et puis quantité de vieillards,
Tous médisants et babillards,
Qui marchaient devant la Vieillesse,
Qui s’appuyait sur la Tristesse,
Laquelle tenait par la main
La Pauvreté, sœur de la Faim.

Et puis marchaient cent belles-mères
Qui menaient autant de beaux-pères ;
Ensuite des fils de putains,
Pires toujours que des lutins ;
Des gendres, des brus, des dévotes,
C’est-à-dire fausses bigotes,
Qui tiennent que le grimacer
Peut tous les péchés effacer,
Et, sans être humble et charitable,
Qu’à Dieu l’on peut être agréable.
Il y vint aussi des bigots
Pires que Goths ni Visigoths ;
Ce sont les galants de ces sottes
Que je viens de nommer bigotes :
Ces gens-là, quoique doucereux,
Sont quelquefois bien dangereux.
Puis vinrent les Soins en grand nombre,
Tous la face grondeuse et sombre ;
Ils étaient suivis des Dépits.
Autant des grands que des petits ;
Ensuite force gouvernantes,
Toutes les haleines puantes ;
Force pédants et gouverneurs,
Aussi grands fats que grands parleurs ;
Des tyrans et des mauvais princes,
Un gros d’intendants de provinces,
Suivis de larrons fuseliers,
Mêlés de quelques maltôtiers ;
De créanciers une brigade,
Et des présenteurs d’estocade ;
Enfin tous les maux qu’ici-bas
On craint autant que le trépas.
Les Euménides, dont les nuques
Ont des serpenteaux pour perruques,
Et la Discorde, dont les crins,
Qui lui vont jusque sur les reins,
Sont des couleuvres venimeuses
A considérer très affreuses,
Avaient là leur appartement.
Tous ces serpents, dans le moment

Que l’on passa devant leur porte,
Sifflèrent d’une étrange sorte :
Maître Aeneas en trémoussa
Sans dire ce qu’il en pensa.
Passant plus outre, un arbre énorme
(L’auteur dit que c’était un orme),
Que les vaines Illusions,
Les Songes et les Visions
Avaient élu pour domicile,
Lui fut montré par la Sibylle.
Dessous ce grand orme habitaient
De grands Centaures que montaient
Des guenons à fesses rasées ;
Quantité de Billevesées,
Monstres aujourd’hui fort fréquents ;
Force Dragons, les dents craquant,
Des Géryons à triple face,
Des Griffons faisant la grimace,
De grands géants, de petits nains,
Des Briarées à cent mains,
Et de Chimères une troupe,
Portant des Gorgones en croupe,
De petits monstres fort mutins,
Moitié chair et moitié patins
Ce sont femmelettes gloutonnes,
Que l’on nomme courtefessonnes,
De vrais diables à la maison,
Dont est aujourd’hui grand’foison ;
Des Harpyes maigres et plates,
Des cagneux et des culs-de-jatte.
A ces vilains visages-là
D’Aeneas le sang se gela
Il saisit son fer par la garde :
"Monsieur Aeneas, prenez garde,
Dit la Sibylle, ces vilains
Sont corps fantastiques et vains,
Qui découpés ne peuvent être."
Mais lui, qui n’était plus son maître
Alors qu’il avait dégainé,
Chamailla comme un forcené,

Et, pensant fendre une Gorgone,
Son coup ne rencontrant personne,
Ce bon Seigneur un peu trop prompt
Donna d’estomac et de front
En terre, aux pieds de la Sibylle,
Qui, comme elle était fort civile,
Sitôt qu’elle le vit tombé,
Jurant en chartier embourbé,
Lui présenta sa patte d’oie,
Et fit reluire quelque joie
En ses yeux bordés de poils gris
Pour lui remettre les esprits,
Lui disant : « Ce n’est rien, beau sire. »
Aeneas, la voyant sourire,
Lui qui venait de se fâcher,
Eut grande peine à s’empêcher
De lui faire quelque incartade.
Il était sujet à boutade ;
Dans le moindre mal qu’il sentait,
Ce prince courtois s’emportait,
Quoiqu’en un malheur d’importance
Il n’eût que trop de patience,
Et fût d’un esprit très humain.
Il se servit donc de sa main,
La face un peu rouge de honte.
Or, en cet endroit, dit le conte,
Que tant alla, tant chemina,
Et tant les jambes démena,
Tenant sous le bras la Sibylle
Que l’âge rendait moins agile,
Et qui lui criait à tous coups :
 « Enée, où diable courez-vous ? »
Qu’ils se trouvèrent près de l’onde
De l’Achéron, qui toujours gronde,
Et qui, par un canal bourbeux,
A considérer très hideux,
Dans le Cocyte se va perdre
(Rime qui sait rimer en erdre,
Je le laisse à plus fin que moi).
Cet Achéron traîne après soi

Une arène sale et puante,
Et plus sale que l’eau bouillante.
Un batelier nommé Caron
Passe les morts sur l’Achéron.
Il ne fut jamais créature
De plus malplaisante structure ;
Son visage est coque de noix,
Il se peigne avec ses cinq doigts ;
De la sueur que son front sue,
Dans son menton barbu reçue,
Se fait de crasse un demi-doigt ;
Dans ce menton qui la reçoit,
Cette crasse est perpétuelle,
Et s’étend jusqu’à la mamelle ;
Une grosse chaîne de fer
Sert, à ce batelier d’Enfer,
A ceindre une robe tannée.
Quoique carcasse décharnée,
Il est fort, tout maigre qu’il est
(Car les Dieux sont ce qu’il leur plaît),
Et n’est espalier de galère
Battu d’un comite en colère,
Qui rame si vite et si fort
Que ce nautonier de la mort.
Là, comme des poules mouillées,
Les âmes des corps dépouillées
Attendent sur le bord de l’eau
L’heure fatale du bateau.
Comme on voit au mois de décembre
(Je me trompe, c’est en novembre),
Comme on voit donc en ce temps-là
Choir les feuilles deçà, delà,
Les mouches d’été sont moins drues
Que ces feuilles de vents battues,
Et les champs auparavant verts
De feuilles mortes sont couverts :
Ainsi les esprits en grand nombre
Se morfondent en ce lieu sombre,
Grâces au batelier grison.
Va d’une autre comparaison ;

Si l’on improuve la première,
On pourra prendre la dernière.
Comme les oiseaux passagers
Qui sont parmi nous étrangers,
De crainte du froid qui nous gèle,
Gagnent l’Afrique à tire-d’aile ;
Vous les voyez en grands troupeaux
Assemblés sur le bord des eaux,
Où la caravane légère
De son voyage délibère :
Ainsi ces esprits sur le bord
De la rivière de la mort
Attendent à grande malaise
Qu’à ce vieil nautonier il plaise
Les recevoir en son esquif ;
Mais le vilain rébarbatif
Plus qu’aucun batelier des nôtres,
Pousse les uns, frappe les autres,
Et ne passe que qui lui plaît,
Le fantasque animal qu’il est !
Ainsi, sur ce bord effroyable,
La troupe d’esprits misérable
Attend que, son terme accompli,
Elle passe l’eau de l’oubli.
Maître Aeneas eut l’âme émue
De voir cette grande cohue,
Et battre à ce vieil inhumain
Ces esprits nus comme la main.
La vieille se mit à lui dire
"Ne vous étonnez pas, beau Sire :
Tous les esprits infortunés
Qui sont morts sans être inhumés,
Tous ceux qui sans payer leurs dettes
Ont laissé leurs mortels squelettes,
Attendent là durant cent ans,
Mourant de froid, claquant des dents,
Que cet officier de la Parque
Dans sa nacelle les embarque ;
Ce temps-là fait, ce vieil Caron
Les passe à force d’aviron

De là ce fleuve tant à craindre,
Styx, par qui jure, sans enfreindre
Un si grand et sacré serment,
Jupin, le roi du firmament."
Aeneas perdit contenance
A cette horrible pénitence,
Car il empruntait volontiers
Et faisait force créanciers,
Prenait à crédit avec joie
Sans débourser or ni monnoie ;
Mais pour quelque beau compliment
Il en donnait, et largement.
Sur ces âmes non inhumées,
De longtemps attendre enrhumées,
Comme il faisait réflexion,
Avec grande compassion,
Il vit Liscape et maître Oronte,
Qui d’être morts avaient grand’honte.
Ces pauvres gens avaient péri,
Dont il avait été marri,
Quand, à la côte de Carthage,
Il pensa périr par l’orage
Que la Junon lui suscita,
Quand le Dieu des eaux maltraita
De mainte outrageuse parole
Et les vents leur prince Eole.
Cet objet le fâcha beaucoup ;
Mais il reçut un rude coup
Quand il aperçut Palinure
En très grande déconfiture :
"Cher ami, dit-il, est-ce toi
Qui te présentes devant moi ?
Apollon me la bailla bonne,
Quand il m’a dit que ta personne
En Italie arriverait.
A si grand Dieu qui ne croirait ?
Et cependant, mon cher compère,
Je te vois, dont je désespère,
En Enfer, qui cherches parti,
Et ce brave Dieu m’a menti.

Mais dis-moi, mon cher camarade,
Comment fis-tu cette cascade ?
Dis-moi, la fis-tu de ton chef,
Ou si tu la fis par méchef ?
Quelque Dieu m’aurait bien la mine
D’avoir fait l’action maline
A la prière de Junon,
Qui ne fit jamais rien de bon.
Si de ta mort un Dieu fut cause,
Ce Dieu-là ne vaut pas grand’chose,
Et ce doit être quelque Dieu
D’âme basse et né de bas lieu."
Palinurus répondit : "Sire,
Vous feriez mieux de ne rien dire.
Apollon a dit vérité
Nul Dieu ne m’a précipité.
Soit que je ne sois qu’une bête,
Que mon cul emporta ma tête,
Ou ma tête emporta mon cul,
D’un trop pesant sommeil vaincu,
Je tombai de votre galère
Comme un lourdaud dans l’onde amère,
Tenant toujours mon gouvernail.
Pour vous dire par le détail
Comme cette chose est allée,
Me trouvant dans l’onde salée,
Sans perdre l’esprit ni l’espoir,
Mes membres firent leur devoir
De me porter jusqu’à la terre.
Les poissons me firent la guerre,
Je me sentis plus de cent fois
Mordre en je ne sais quels endroits
Que par respect je n’ose dire.
Je n’avais pas sujet de rire.
Je maudis en mille façons
Et la mer et tous ces poissons,
Vous, le voyage et la galère ;
Mais aussi j’étais en colère.
Enfin, ayant nagé longtemps,
En dépit des flots inconstants,

Je me vis maître du rivage ;
Mais, une nation sauvage
D’un roc où je m’étais juché
M’ayant rudement déniché,
Je bus, sans en avoir envie,
Assez pour en perdre la vie,
Tellement que mon corps enflé,
Cà et là par les vents soufflé,
Erre, flottant de plage en plage,
Jouet du vent et de l’orage.
Ce considéré, Monseigneur,
Tirez-moi d’un si grand malheur,
Et que ma carcasse moisie
Dans quelque boîte bien choisie
Soit par vous mise en son repos ;
Vous ne pouvez plus à propos,
Car une âme est fort mal contente
Lorsque sa charogne est flottante.
Si cela doit durer longtemps
(On m’a dit que c’était cent ans),
Je suis pour faire en ces lieux sombres
Un bruit à faire peur aux ombres.
Mais prenons un plus court chemin :
Donnez-moi votre blanche main
Quand vous passerez le Cocyte ;
Je veux, si la mienne la quitte,
Que le méchant vilain Caron
M’assomme à grands coups d’aviron."
La Sibylle prit la parole :
"Quoi, prétendez-vous, tête folle,
D’être ainsi dans l’Enfer admis
Devant que d’être en terre mis ?
Voyez le beau héros de neige
Pour avoir un tel privilège !
L’ordre établi par les grands Dieux
Se changera pour vos beaux yeux :
Ce serait une belle chose !
Voudriez-vous bien être cause
Qu’Aeneas pour vous fût dédit,
Et mît en hasard son crédit ?

N’y songez donc pas davantage,
Pauvre fou, si vous êtes sage ;
Mais de moi vous allez ouïr
Ce qui vous pourra réjouir.
Les habitants de la contrée
Qui vous refusèrent l’entrée
En leur rivage discourtois
En ont depuis mordu leurs doigts.
Mille prodiges effroyables
Les ont rendus très misérables ;
Ils ont eu longtemps à prier.
Finalement, pour expier
Une si criminelle offense,
Ils vous ont mis avec dépense
Dans un pot de faïence ou grès
Qu’ils ont fait acheter exprès,
Et nommé le lieu Palinure,
Afin que la mémoire en dure"
L’espoir d’un si beau monument
Le satisfit aucunement :
Il mit fin à sa doléance,
Fit une basse révérence,
Et joignit les autres esprits.
Cependant le fils de Cypris,
Suivant sa vieille martingale,
Aborda la rive infernale.
Caron, le voyant approcher,
Ne manqua pas de se fâcher,
Et dit d’une voix enrhumée :
"Ombre, pour ces lieux trop armée,
Et pour la barque de Caron,
N’es-tu point quelque fanfaron
Qui, par quelque sotte gageure,
Viens ici faire une braveure ?
Si le brave fils d’Alcmèna,
Quoique vivant, se promena
Dans notre campagne Elysée ;
Si Pirithoüs et Thésée,
Faisant comme lui les fendants,
Y sont entrés malgré mes dents,

Sans leurs grandes rodomontades,
Et même quelques bastonnades,
Pas un d’eux n’eût été reçu,
Quoique d’un Dieu chacun issu,
Et vaillant comme son épée ;
Mais une personne frappée
Souffre tout par nécessité.
L’un d’eux fut assez effronté
Pour mettre aux fers le chien Cerbère,
Et pour comble de vitupère
Le tirer à coups de bâton
D’entre les jambes de Pluton.
L’un d’eux, à dame Proserpine,
Qui, quoique infernale, est divine,
Osa présenter son labeur,
Mais la dame pleine d’honneur
Rougit de honte, ou de courage,
D’un busc lui marqua le visage,
Et grand coup de pied lui donna
Dans ce qu’un chapon jamais n’a.
L’insolence fut fort blâmée,
Proserpine fort estimée,
Pluton de colère embrasé,
Et l’Enfer fort scandalisé.
On me diminua mes gages,
On me fit garant des dommages
Qui pourraient encore arriver.
Allez donc, sans plus étriver,
Chercher ailleurs votre aventure,
Ou sur votre peau molle ou dure
Je ferai jouer l’aviron
Du batelier d’Enfer Caron."
A la harangue caronesque
Qui tenait un peu du burlesque,
Quoique là, vraisemblablement,
On parle fort malplaisamment,
La vieille fit cette réponse :
"Vieillard plus piquant qu’une ronce,
Point de colère, entendons-nous,
Parlons tout bas et filons doux.

Vous voyez ici maître Enée,
Une personne aussi bien née
Qu’il en fut jamais en Paris,
Enfant bien-aimé de Cypris,
Point Mazarin, fort honnête homme,
De qui le fondateur de Rome,
En un temps par les dieux préfix,
Doit dériver de père en fils ;
Il ne vient point ici pour noise,
Ni pour y vivre à la françoise,
C’est pour voir son père Anchises,
Pour lui consulter un procès,
Et la cause adverse ou heureuse
De sa postérité nombreuse
Qui dans le monde florira,
Et pourtant s’abâtardira,
Dont je dirais bien quelque chose,
Et dont je me tais, et pour cause.
Au reste, Cerbère le chien
De lui ne doit redouter rien :
Etant gentilhomme de race
Il aime les chiens et la chasse ;
Il n’est ivrogne ni paillard,
Et Pluton n’est point au hasard
De voir par lui faire insolence
A Proserpine, en sa présence,
Comme Hercule le brutal fit,
Qui, dites-vous, vous déconfit,
A qui, quoique déjà céleste,
Celui-ci ne doit rien de reste.
Si nonobstant ce que je dis,
Vous êtes assez étourdi
Pour faire le Suisse implacable
Et le nocher inexorable,
Nous avons un bon passeport ;
Outre qu’il sera le plus fort,
Et pourra jouer de la dague.
Venez donc, ou je vous incague,
Nous prendre dans votre bateau."
Aeneas montra le rameau ;

En voyant la branche dorée
L’humeur fière fut tempérée,
Et rit un peu, qui le croirait ?
Mais pour de l’or qui ne rirait ?
Au rameau d’or il fit hommage,
Fit joindre sa barque au rivage,
Fit sortir quantité d’esprits
Qui déjà leur place avaient pris.
La troupe du bateau chassée
En sortit la tête baissée ;
Ce ne fut pas sans se fâcher
Et sans dire : "Foin du nocher,
D’Aeneas, de celle qu’il mène,
Et leur double fièvre quartaine ! "
Ils avaient fort sali son bac ;
Il en nettoya le tillac,
Et puis reçut en sa nacelle
Enée et la vieille pucelle.
La frêle nacelle gémit
Quand Aeneas les pieds y mit,
Et reçut l’eau par plusieurs fentes
A cause des armes pesantes,
Des deux corps vivants, du rameau,
Poids insupportable au bateau,
Qui n’aime point les âmes lourdes.
Quelqu’un dira : Ce sont des bourdes,
Et les âmes n’ont point de poids !
Telle âme en pèse plus de trois,
Et j’en connais de très pesantes,
Même sans leur poids, malplaisantes,
Et Dieu sait si Caron est sourd
Quand il rencontre un esprit lourd.
Tel esprit lourd, sur ce rivage,
A payé deux fois son passage,
Et, quoiqu’il ait deux fois payé,
N’a laissé d’être rudoyé.
De Caron la rudesse extrême
Devint douce comme la crème.
Il offrit le plus bel endroit
Au Troyen dans l’esquif étroit.

Le Troyen tenait la pucelle
Civilement dessous l’aisselle,
Parce que son corps chancelant
Branlait dans le bateau branlant.
Aeneas, voyant l’onde noire
Mouiller ses pieds, eut peur d’en boire ;
Caron, qui le remarqua bien,
Lui dit : « N’ayez peur, ce n’est rien. »
Et cependant à l’autre rive,
Comme insensiblement, arrive
Le bateau, d’où maître Aeneas
Fit un saut, sans quitter le bras
De la Sibylle, qui, tirée
Devant que d’être préparée,
Fit un parterre, et mit au jour
Un remède contre l’amour,
Une fesse très décharnée,
Dont aurait bien ri maître Enée ;
Mais par respect il se mordit
Les lèvres et la main tendit
A la Sibylle, désolée
D’avoir sa fesse révélée,
Qui pourtant par discrétion
N’en fit point démonstration.
Un antre obscur, à l’opposite
Du port de l’infernal Cocyte,
Loge le chien triple-gosier,
Cerbère, de l’Enfer portier.
Ce chien, qui de loin sent son monde
Et qui sans cesse ou jappe, ou gronde,
Quand Aeneas vers lui tira,
Ses jappements réitéra.
Déjà les bêtes serpentines,
Qui de ses trois têtes canines
Sont les barbes et l’ornement,
Se dressaient effroyablement,
Mais la vierge, bien avisée,
D’une ample soupe, composée
De miel et de fort opion,
Lui fit une collation.

La bête la prit de volée,
Puis après, comme ensorcelée,
Le long de son infâme trou
S’endormit comme un homme soûl.
Maître Aeneas, prudent et sage,
Occupa bientôt le passage,
Et dans l’Enfer enfin entra.
Voici ce qu’il y rencontra :
Premièrement, en ce lieu sombre
Il entendit les cris sans nombre,
D’enfants jetés dans les privés,
Du jour cruellement privés
Par maintes femmes indiscrètes
Qui les ont bâtis en cachettes ;
Ces pauvres enfants font grand bruit,
Et braillent le jour et la nuit,
Peut-être faute de nourrice.
Ceux que pend à tort la justice
Par la cruauté du Destin,
Qui n’est sans doute qu’un lutin,
Qui fait tout sans poids ni mesure,
Et sert ou nuit à l’aventure,
Font mille clameurs sans succès,
Pour faire revoir leur procès ;
Ils parlent tous à tue-tête.
Minos, qui reçoit leurs requêtes,
Président du Parlement noir,
Ne fait que placets recevoir,
Et ce qui fait crever de rire,
Comme il les reçoit les déchire.
Maint avocat porte-bonnet,
Qui trahit son client tout net
En procès ou bien arbitrage,
Reçoit en ce lieu maint outrage :
On le fait ronger par des rats,
Ou l’on l’assomme à coups de sacs.
Maintes donzelles, fausses prudes,
Qui devant les gens font les rudes,
Et dans le premier lieu caché
Se donnent à fort bon marché,

Quoiqu’avares comme chouettes,
Mais moins avares que coquettes,
Ont là toujours la braise au cul
Qu’attise quelque franc cocu,
Qui les brûle par les parties
Dont elles se sont diverties.
Ce cocu si mal employé
D’autres cocus est relayé ;
Ces femmes leur chantent goguettes,
Si bien que cocus par coquettes
Sont punis avec équité
Du crime qu’ils ont fomenté.
Tandis qu’un des cocus s’emploie
A flamber ces filles de joie,
Les autres, de cornes armés,
Et l’un contre l’autre animés,
A coups de cornes meurtrières
S’entre-rompent dans les visières.
Ceux qui se sont donné la mort
Qui, ne leur déplaise, ont eu tort,
Regrettent en vain la lumière
D’une épouvantable manière,
Bien fâchés d’avoir évité
Le froid, la faim, la pauvreté,
Et d’autres accidents semblables,
Et rendent les gens misérables,
Aux dépens du plus précieux
Des biens que nous donnent les Dieux,
Du riche trésor de la vie,
Qu’ils se sont eux-mêmes ravie.
Dans l’enceinte de neuf canaux
Que le Styx forme avec ses eaux,
Ces pauvres assassins d’eux-mêmes
Endurent des tourments extrêmes
Pour avoir avancé leur mort.
Là l’un sur l’autre ils font effort
De se donner des coups d’épées ;
Ces âmes n’en sont point frappées,
Et néanmoins ne laissent pas
D’endurer pis que le trépas :

A chaque coup qu’elles se donnent,
De frayeur froide elles frissonnent,
Et cette frayeur en Enfer
Fait bien plus de mal que le fer.
Tout auprès, de pauvres poètes,
Qui rarement ont des manchettes,
Y récitent de pauvres vers ;
On les regarde de travers,
Et personne ne les écoute,
Ce qui les fâche fort sans doute.
En la noire habitation
Il en est plus d’un million.
Comme à Paris, chose certaine,
Chaque rue en a la centaine
De ceux qu’on appelle plaisants,
Rimeurs burlesques soi-disant,
Du nombre desquels on me compte,
Dont j’ai souvent un peu de honte,
Et pour en avoir tant gâté,
Peur d’être en Enfer arrêté.
Reprenons nos âmes damnées.
Celles qu’amour a forcenées
En des champs de myrtes couverts,
Qui là sont noirs, et non pas verts,
Ressentent les rigueurs encore.
Du feu d’amour qui les dévore :
La Phèdre y traîne son licou,
Procris s’y cache, et fait le loup
Pour découvrir à quoi Céphale
S’amuse avec l’Aurore pâle ;
Et mille autres comme Evadné,
Eriphyle et Pasiphaé,
Laodamie, item Cénée
Jadis fille, et puis guerdonnée
Par l’humide Dieu du poisson
D’être jusqu’à sa mort garçon,
Mais après sa mort la pauvrette
De garçon redevint fillette.
Parmi ces bonnes dames-là,
Aeneas vit, et se troubla,

Didon, la pauvre Tyrienne,
Pour lui chaude comme une chienne ;
Mais l’honneur et son caveçon
Le rendit pour elle un glaçon.
Il eût évité sa rencontre,
Mais pourtant, se trouvant tout contre
Et ne pouvant plus reculer,
Il jugea qu’il fallait parler :
"O belle, en qui souvent je pense,
Cria-t-il, perdant contenance,
On dit donc vrai, quand on me dit
Que Votre Altesse, de dépit
De ce que je l’avais laissée,
S’était la poitrine percée ?
Sur ma foi, vous eûtes grand tort,
Car un vivant vaut bien un mort :
Pour moi, je ne voudrais pas faire
Un acte à l’homme si contraire.
Vous auriez fait plus sagement
Si vous aviez fait autrement.
Ce qui me choque en cette chose,
C’est qu’on m’a dit que j’en suis cause.
Pourquoi m’aimiez-vous tant aussi ?
Pour moi, je ne fais pas ainsi,
Je n’aime qu’autant que l’on m’aime ;
Me laisse-t-on ? je fais de même.
Quand les Dieux me firent savoir
Par Mercure qui me vint voir
Qu’il me fallait fuir de vitesse,
J’en pensai mourir de tristesse,
Car vous avez un cuisinier
Que je ne saurais oublier.
Avec vous je faisais gogaille,
Et j’étais comme un rat en paille ;
J’étais bien chaussé, bien vêtu,
Mangeais à bouche que veux-tu,
Je battais tous vos domestiques,
Et de présents fort magnifiques
Votre main au bras potelé
M’a souventefois régalé ;

Au lieu que, depuis, les tempêtes,
Qui sont de dangereuses bêtes,
M’ont fait souvent dans mes vaisseaux
Vomir et tripes et boyaux.
Mille fois au fort de l’orage
J’ai regretté votre Carthage ;
Autant en emportait le vent !
Si vous saviez combien souvent,
Regrettant vos aimables charmes,
J’ai mouillé ma barbe de larmes,
Combien de fois j’ai composé
Maint anagramme malaisé
Sur Didon la Phénicienne,
Mis votre devise et la mienne
Sur des arbres, quand j’abordois
En quelque port voisin d’un bois,
Vous diriez, ô belle irritée :
Je me suis un peu trop hâtée ;
Et vous ne condamneriez pas,
Sans l’ouïr, messire Aeneas,
Qui parle avec tant de franchise."
Mais elle, d’une mine grise,
Paya ce joli compliment,
Sans s’ébranler aucunement.
Des beaux endroits de sa harangue,
Et, lui tirant un pied de langue,
Rendant son visage vilain,
Faisant les cornes d’une main,
Et de l’autre une pétarade,
Et sur le tout une gambade,
Le laissa pleurer tout son soûl.
Quelque auteur (il faut qu’il soit fou)
Ecrit que cette âme damnée
Dit au révérend maître Enée :
 « Allez vous faire tout à droit… »
Ce serait un vilain endroit
En mon livre, et cette parole
D’une ombre, tant soit-elle folle,
Est indigne à mon jugement ;
Je ne la crois donc nullement,

Et m’arrête à mon grand poète,
Qui dit que, l’incartade faite,
Elle courut en faire part.
A Sichaeus, le vieil pénard,
Qui lors possédait tout entière
Cette âme de soi meurtrière,
Qui l’aimait au petit doigt lors
Plus qu’Aeneas en tout son corps.
Aeneas demeura fort triste,
Et l’eût bien suivie à la piste,
Mais la vieille lui conseilla
De ne songer plus à cela,
Et, s’il pouvait même, d’en rire ;
Mais, quoi que la vieille pût dire,
Il ne trouva nullement bon
Le fier procédé de Didon,
Et pourtant, comme il était tendre,
Ses yeux furent vus eau répandre :
Je crois vous avoir déjà dit
Qu’il donnait des pleurs à crédit,
Et qu’il avait le don de larmes.
Il aperçut de loin des armes,
Et n’en fut pourtant pas surpris,
Ayant de la Sibylle appris
Que c’était le quartier des braves.
Quoiqu’ils eussent les faces hâves,
Il reconnut pourtant d’abord
Ceux d’entre eux dont, avant la mort,
Il avait eu la connaissance :
Ces enfants de dame Vaillance
Exerçaient encore en Enfer
Le métier de battre le fer ;
Ces âmes fières et cruelles
Ne parlaient là que de querelles,
Et faisaient chacun à leur tour
Des armes tout le long du jour,
Disons plutôt à chandelle,
Car là la nuit est éternelle,
Au moins un certain jour mêlé
Entre chien et loup appelé.

Parmi tous ces traîneurs d’épée
On lui fit voir Parthénopée,
Tydée, Adraste et maints aussi
Qui ne sont pas nommés ici.
Puis, d’entre les ombres troyennes,
Ses connaissances anciennes
Viennent à son cou se jeter ;
Quand de joie il les voit sauter,
Dieu sait si le Seigneur, de joie,
D’humides pleurs sa face noie.
Glaucus, l’ami de Sarpedon,
Les enfants d’Anténor, Médon,
Thersilocus et Polybète,
Idéus, qui là-bas fouette
Comme en son vivant il faisait,
Lorsque des chars il conduisait ;
Ces braves gens à notre Sire
Firent force contes pour rire,
Et tâchèrent de l’amuser,
Mais ils se firent refuser.
Ensuite aux Grecs, qui l’entrevirent,
Ses armes grande frayeur firent
Quelques-uns pourtant tinrent bon,
Les autres, de grande randon,
L’oeil effaré, la face blême,
Gagnèrent au pied, tout de même
Qu’alors qu’il brûla leurs vaisseaux,
Et fit le fendeur de naseaux.
La plupart d’eux dans leurs retraites,
Crièrent comme des chouettes ;
Aeneas en rit comme un fou,
Et fit après eux hou, hou, hou.
Puis il rencontra Déiphobe,
Au lieu d’habit, soutane ou robe,
N’ayant qu’un méchant caneçon.
Il avait méchante façon ;
Ses naseaux montraient sa cervelle,
Et sa tête, qu’il eut fort belle,
Etait lors comme un gros oignon.
Chaque bras n’était qu’un moignon,

Et ses temples, de sang souillées,
D’oreilles étaient dépouillées.
Aussitôt qu’il eut discerné
Ce prince si mal atourné,
Et qui lui montrait les postères
Afin de cacher ses misères :
"Mon cher Déiphobe, ah ! vraiment,
Te voilà bâti plaisamment !
Est-ce point qu’en Enfer on pince
Aussi bien sur la peau d’un prince
Que sur quelqu’autre moindre peau ?
Cela ne serait guère beau.
Je t’ai cru mort comme maints autres,
Dans la destruction des nôtres,
Et si bien mort que je t’ai fait
Un vain tombeau pour cet effet,
Auprès du rivage Rhétée,
Et dont la mémoire est restée."
Il se tut après qu’il eut dit.
Voici ce qu’on lui répondit :
"Je vous suis, mon seigneur et maître,
Obligé ce que l’on peut être.
Vous vous êtes bien acquitté !
Des devoirs de la piété,
Et vous ne devez jamais craindre
Que de vous l’on m’entende plaindre.
Je suis mort par la trahison
De la putain, dont un oison
Fit la mère fille de joie :
Ce fut Jupin qui, faisant l’oie,
Mit cette bonne dame à mal.
Or sa fille, étrange animal,
Garce à loup, fatale furie
A ma malheureuse patrie,
Et qui, par les mains d’un bourreau,
Doit finir au bout d’un cordeau,
Quand, par un trou de la muraille,
Le cheval à la riche taille
Entra dans Troie et nous perdit,
Cette adultère que j’ai dit,

Qui savait bien la manigance,
Sur une tour fit une danse,
Et, sous ombre de piété,
Par un flambeau dont la clarté
Servit aux ennemis de signe,
Nous trahit, la carogne insigne,
Se promettant que son cornard
Prendrait la chose en bonne part.
La nuit que j’étais auprès d’elle,
Voyez un peu quelle infidèle,
Me voyant de mes sens privé,
Sous ombre d’aller au privé,
Elle emporta mon cimeterre.
Puis elle courut à grande erre
Aux ennemis ouvrir mon huis.
Dieu sait, se voyant introduits,
Si ces faux vilains m’épargnèrent !
Vous voyez comme ils me traitèrent,
Et par là vous m’avouez bien
Que putain ne vaut jamais rien.
Mais vous, incomparable Enée,
Contez-moi votre destinée.
Est-ce fortune ou désespoir,
Qui vous met en ce pays noir ?
— Ce n’est, dit-il, ni l’un ni l’autre :
C’est pour parler au père nôtre.
L’ayant vu, je ne pense pas
Qu’on me renvoie aux pays bas,
Je me déplais parmi les ombres,
Et je hais les demeures sombres."
Cependant qu’il disait ceci,
L’aurore, au teint d’amant transi,
Du blondin Phébus la fourrière,
Avec sa blafarde lumière,
Dissipait le nuage épais,
Dont la nuit, noire comme geais,
Obscurcissait l’espace vide
Qui sépare la terre humide
D’avec la céleste maison.
La vieille eut, comme de raison,

Grande peur que messire Enée
Ne causât toute la journée,
Et, partant, le temps limité,
Faute d’en avoir profité,
Ne se passât à ne rien faire :
"Ceci soit dit sans vous déplaire ;
Il ne fallait pas tant oser
Pour venir seulement jaser.
Finissez votre jaserie,
Et considérez, je vous prie,
Si c’est pour faire le piteux
Que nous sommes ici tous deux.
Ce chemin, qu’à droite on découvre,
Droit comme un fil conduit au Louvre
Qu’habite le seigneur Pluton ;
L’autre à la geôle, où maint glouton,
Pour avoir fait des cas atroces,
Est, par des bourreaux bien féroces,
Tourmenté le jour et la nuit."
La vieille ayant fait tant de bruit :
"O vieille patronne des gaupes,
Je rentre au royaume des taupes,
Ne fût-ce que pour ne voir pas
Votre visage de choucas."
Déiphobe, la chose dire,
Se mit habilement en fuite,
Car la vieille, qui s’échauffait,
Infailliblement le coiffait
De l’une et l’autre de ses pattes,
Sans doute aussi larges que plates.
Le chemin qui mène au manoir
Du roi d’Enfer, Pluton le noir,
Est celui des champs Elysées,
Où les âmes moralisées,
Ou, pour parler plus nettement,
De ceux qui bien moralement
Se sont gouvernés en ce monde,
Logent, sans trouver qui les gronde,
Sans y trouver de grands parleurs,
De créanciers, d’estocadeurs,

De faux mangeurs de patenôtres,
Gens qui font enrager les autres,
Dont ici-bas les gens de bien
A mon gré se passeraient bien.
Des cris, qui ne sont pas de joie,
Se font entendre en l’autre voie :
Aeneas, y jetant les yeux,
Vit un fort, ample et spacieux,
Qui, situé sur une roche,
Etait de difficile approche.
Des bastions de diamant
Le fortifiaient diablement.
Les Dieux du ciel auraient beau faire,
Ils n’y feraient que de l’eau claire,
Quand bien la charge, ils doubleraient
Aux tonnerres qu’ils tireraient.
Phlégéthon, un fleuve de soufre,
Court alentour, creux comme un gouffre,
Et roule à grand bruit du brasier,
Au lieu de sable et de gravier.
Une tour qui flanque la porte
Si haute (ou le diable m’emporte)
Qu’elle atteint au plancher d’Enfer,
Est toute d’acier et de fer ;
Tisiphone en est la portière,
Carogne aussi superbe et fière
Que le portier d’un favori.
La vilaine jamais n’a ri,
Et sans cesse, d’une massue,
Sur quelqu’un quelque grand coup rue ;
Elle n’a qu’un court hoqueton
Pour mieux jouer de son bâton,
Et sa chemise de sang teinte
D’une chaîne de fer est ceinte,
Faite en cordon de saint François,
Dont la méchante ; à chaque fois
Que quelque âme là-dedans entre,
Vous me la frotte dos et ventre,
Tant sont fâcheux les accidents
Et de la porte et du dedans !

Le bruit des grands coups qui se donnent,
Et des étrivières qui sonnent,
Se mêle avec les hurlements
De ceux qui sont dans les tourments.
Aeneas eut l’âme étonnée
Du bruit de la troupe damnée,
Et des grands cris qu’elle jetait ;
Il demanda ce que c’était.
La vieille lui répondit : "Sire,
Je m’en vais à peu près vous dire
Tout ce que j’en ai pu savoir.
Quand Hécaté me fit avoir,
Comme à sa servante ancienne,
Dans la forêt tartarienne,
Droit de chasse et de me chauffer
Et l’intendance de l’Enfer,
J’acquis de toute diablerie
La pratique et la théorie.
Le grand et petit Châtelet
N’ont rien de funeste et de laid,
Auprès de ce château terrible,
Aux gens de bien inaccessible.
Rhadamanthe, effroyable à voir
En soutane de bougran noir,
Sur un siège de fer préside,
Onc ne fut juge plus rigide :
Les commissaires d’aujourd’hui
Sont des moutons auprès de lui,
Quoiqu’en matières criminelles
Nous avons de doctes cervelles.
Quoiqu’il juge en dernier ressort,
Il ne juge personne à mort.
On ne voit que rouer, que pendre,
Qu’écorcher, que scier, que fendre ;
Ceux que l’on a précipités
Sont bientôt en haut reportés
Pour refaire autre culebute ;
Aux malheureux que l’on charcute
Revient une nouvelle peau
Pour les charcuter de nouveau

Là le feu, qui rien ne dévore,
Ayant brûlé, rebrûle encore.
Aussitôt que l’on est grillé,
Dans de l’eau froide on est mouillé,
Et puis l’on remet sur la braise
Où l’on se sèche tout à l’aise
Les bourreaux de ces malheureux
N’ont guère meilleur marché qu’eux :
L’impitoyable Tisiphone
D’un vilain serpent sur eux donne,
Et ce gros diable de serpent
Toujours leur donne un coup de dent.
Ses sœurs, aussi méchantes gouges,
Et de serpents et de fers rouges
Frappent infatigablement,
Hurlant sans cesse horriblement ;
Qui pis est, les méchantes raillent
A chaque horion qu’elles baillent.
Ce juge criminel d’Enfer,
Vrai cœur de bronze ou bien de fer,
En veut surtout aux chattemites,
Aux faux béats, aux hypocrites :
Quand il en attrape quelqu’un,
De leur chair il fait du petun,
Et ce petun le déconstipe,
N’en aurait-il pris qu’une pipe."
Comme la vieille caquetait
Et que le Troyen l’écoutait
Les portes du château s’ouvrirent,
Et le secret en découvrirent.
Lors la vieille : "Voyez un peu
Ces bêtes vomissant du feu ;
Elles sont les cinquante têtes
De la plus horrible des bêtes,
D’un grand hydre, la garnison
De cette infernale maison.
Remarquez bien de quelle sorte
Il défend le seuil de la porte,
Et, s’il manquait à son devoir,
Comment aurait-on le pouvoir

D’entrer dedans sans dire gare,
Puisque le fleuve de Tartare
Dans le fond d’un gouffre, aussi creux
Qu’est distant de ces lieux affreux
Le ciel où Jupiter habite,
Comme un torrent se précipite,
Et puis, s’étant précipité,
En sort comme ressuscité ?
Epouvantable est la cascade,
Et qui pourrait d’une enjambade
La passer sans tomber dedans,
Prendrait le ciel avec les dents,
Et serait pure rêverie
De croire que, par galerie,
Un si large et profond fossé
Peut aisément être percé.
Là, les fiers enfants de la Terre,
Pour avoir fait au Ciel la guerre,
Sont cent pieds sous terre enfoncés,
Et puis aussitôt rehaussés.
Les Aloïdes, âmes fières,
S’entre-donnent les étrivières,
Et Salmonée est pétardé :
Ce brutal, sur un char bardé,
Moitié pétard, moitié fusée,
Par toute la Grèce abusée,
Ayant contrefait les éclairs
Et les canonnades des airs,
Dépensa tout son fait en poudre,
Le roi du ciel joua du foudre,
Et ce fanfaron abusé
Aux yeux de tous fut écrasé.
Là, le grand diable de Tytie,
Masse de chair fort mal bâtie,
Couvre de ses membres pesants
Un espace de neuf arpents :
Un furieux oiseau de proie
Sans cesse lui ronge le foie ;
Mais, quoiqu’incessamment rongé,
Il ne sera jamais mangé.

Ixion hurle sur sa roue ;
Pirithous perd ce qu’il joue,
Ce qui le fait bien enrager.
Tantale enrage de manger :
De mets friands sa table on couvre ;
Aussitôt que la bouche il ouvre
Pour en manger son chien de soûl,
Crac, ils s’en vont je ne sais où.
Sa faim croît, les viandes reviennent,
Sur leurs gardes elles se tiennent,
Et disparaissent de nouveau
Quand il pense en prendre un morceau,
Si bien qu’enragé, maigre et blême,
Il fait un éternel carême,
Quoiqu’il croie avec tant de plats
Etre toujours au mardi gras.
Près de lui sont les parasites,
Rongés lentement par des mites.
Ceux qui haïssent leurs parents,
Les pères et mères tyrans,
Les enfants qui battent leurs pères,
Rencontrent là des belles-mères :
Belle-mère est un animal
Qui plus qu’un diable fait du mal,
Et je croirais bien qu’un beau-père
Vaudrait bien une belle-mère,
Et je n’estime guère plus
Des beaux-frères, gendres et brus :
Qui le sait par expérience
A bien besoin de patience.
Maint compatriote de Loth
Souffre là pis que le fagot :
On lui lave de feux liquides
Ses infâmes hémorroïdes.
Mainte tribade au cul trop chaud
N’a là pour siège qu’un réchaud.
Les mangeuses de patenôtres,
Toujours en effroi pour les autres,
Pour elles en tranquillité,
Qui médisent par charité,

Disant que c’est blâmer le vice,
Endurent là pour tout supplice
D’être sans cesse à marmotter,
Sans qu’aucun les puisse noter,
Et ce tourment de n’être en vue
Mille fois pour une les tue.
Tous ceux qui par ambition
Professent la dévotion,
Et sont habillés à la prude,
Non pas pour la béatitude,
Mais pour l’estime ou pour le gain,
Ou pour tout prétexte vilain,
Sont condamnés, sans qu’on le voie,
De faire de leur peau courroie,
De plus, à vivre en gens de bien
Sans que personne en sache rien.
Le juge qui vend ses parties,
Outre qu’il est frotté d’orties,
On fait éclater à ses yeux
De beaux ducats, qui sont ses dieux.
Comme il pense emplir sa pochette,
On lui donne d’une baguette
Sur les doigts, dont le seing fatal
Selon l’argent fait bien ou mal.
Son corrupteur, qui ne vaut guère,
Est puni de même manière :
Quand un coup il a desserré,
Il en reçoit un bien serré,
Et l’autre reprend tout à l’heure
L’argent comptant dont on le leurre ;
En est-il saisi ? on lui prend.
Donne-t-il un coup ? on lui rend.
Tous deux sont frappés, tous deux frappent,
Tous deux perdent ce qu’ils attrapent ;
Ainsi leur tourment, sans cesser,
Est toujours à recommencer.
Celles qui commettent les crimes
De mêler des illégitimes
Avec leurs justes héritiers
Sont, avec les banqueroutiers,

Dans un feu jusqu’à la ceinture,
Se déchirant à coups d’injure.
Ceux qui d’une succession
Se mettent en possession
Sans en faire part à leurs frères
S’entre-donnent là des clystères
Où n’entre point du lénitif,
Mais du feu grégeois corrosif.
Les mauvais conseillers des princes,
Les désolateurs de provinces,
Les méchants ministres d’Etat,
Autant le malin que le fat,
Les factieux des grandes villes,
Les auteurs des guerres civiles,
Les uns sont tout vifs empalés,
Et les autres écartelés :
Qui, d’une potence est la branche ;
Qui, comme en Turquie, à la guanche ;
Qui, roué de coups de bâton ;
Qui, sent le gigot de mouton
Sur un gril comme une saucisse.
Enfin chacun a son supplice,
Les uns plus, les autres pas tant,
Selon que chacun est méchant.
Là Thésée est sur une chaise,
Ainsi que moi, mal à son aise,
Outre que son malheureux cul
Faute de chair est fort pointu,
La chaise mal faite et durette
De trois de ses pieds a disette
(Pour vous montrer que je puis bien
Changer un vers en moins de rien :
La chaise, aussi dure que roche,
N’a qu’un pied, et ce pied-là cloche ;
Le voici d’une autre façon,
Tant je suis un joli garçon :
La chaise branlante et très dure
N’a qu’un pied pour toute monture).
Elle trébuche à tout moment,
Il la redresse promptement ;

A-t-il remis le cul sur elle,
Patatras, il choit de plus belle.
Phlégyas fait là des sermons ;
Outre qu’ils sont mauvais, fort longs,
Comme ceux qu’on fait au village,
Personne n’écoute, il enrage,
Il s’égosille de crier ;
Chacun a peur de s’ennuyer,
Et s’enfuit en faisant la moue.
Il pousse sa voix, il s’engoue,
Prônant à ces malicieux :
Soyez justes, craignez les Dieux.
Cette sentence est bonne et belle,
Mais en Enfer de quoi sert-elle ?
Faire là des sermons si beaux,
C’est donner des fleurs aux pourceaux.
Celui-ci vendit sa patrie,
Celui-là (voyez, je vous prie,
Le luxurieux animal)
Mit une propre fille à mal.
Certes, pour bien conter les choses
Qui dans cet Enfer sont encloses,
Pour en dire tous les tourments
Il me faudrait plus de cent ans,
Plus de cent langues éloquentes,
Comme des clairons éclatantes,
La voix comme un bruit de canons,
Et l’haleine des Aquilons."
La vieille, après cette hyperbole,
Pour un temps perdit la parole,
Et puis, ayant fait un hoquet,
Reprit en ces mots son caquet :
"Voilà, mon bon seigneur Enée,
Tout ce que de la gent damnée
Je vous dirai pour le présent.
Venez faire votre présent.
Je vois déjà les murs de fonte,
Comme un livre ancien raconte,
Que les Cyclopes ont bâtis,
Qui n’étaient pas des apprentis.

J’en discerne les hauts portiques,
Et les deux portes métalliques.
— Pour dire la chose en ami,
Je ne vois ni murs, ni demi, "
Dit Aeneas. La péronnelle
Lui dit : "Vous me la baillez belle
En ces lieux mal illuminés,
Qui voit la longueur de son nez
Se peut vanter de bonne vue ;
Puis les mortels ont la brelue.
Allons, allons, doublons le pas."
Le Troyen ne repartit pas,
Et se mit, comme elle, en la voie,
Sans que son oeil son chemin voie.
Mais la Sibylle le guida,
Si bien qu’au mur il aborda,
Où le bon seigneur fit en sorte
Qu’à tâtons il trouva la porte.
D’eau de puits il s’eau-bénita,
Et le rameau d’or présenta ;
Il pensait le donner lui-même
En main propre à la dame blême,
Et lui faire son compliment,
Mais un gros Suisse, arrogamment,
Lui dit qu’elle était empêchée.
La Sibylle en fut bien fâchée,
Et l’autre en eut bien du chagrin,
Car on leur eût donné leur vin.
Enfin ils eurent donc entrée
Dans la bienheureuse contrée,
Où Maron dit qu’il fait si bon
Que tout le pain est du bonbon,
C’est-à-dire est un pain de sucre ;
Où rien ne se fait pour le lucre,
Mais où les habitants gratis
Contentent tous leurs appétits.
Tous les faiseurs de mauvais contes,
Les faux marquis et les faux comtes,
Les sots de mauvais entretien,
Les hâbleurs, les diseurs de rien,

Les grands parleurs et les copistes,
Les fats qui contrefont les tristes,
Les plus importuns des humains ;
Ceux qui montrent leurs belles mains,
Ceux qui se disent sans mémoire,
S’imaginant qu’ils feront croire
Qu’ils en ont plus de jugement,
Ce que l’on croit pieusement ;
Ceux qui donnent des estocades,
Ceux qui disent qu’ils sont malades,
Et ne le sont que de l’esprit,
Comme on voit par leur appétit ;
Les femmes qui toujours demandent,
Les vieillards qui toujours gourmandent,
Ceux qui nous aiment malgré nous,
Les faux sages, les méchants fous,
Ceux qui content toujours leurs songes
Qui sont bien souvent des mensonges,
Ceux qui ne disent jamais mot,
Finesse ordinaire à tout sot
Qui de soi ne peut rien produire,
Et qui croit que par un sourire
Et par un silence affecté
Il couvre sa stupidité
Ou témoigne sa modestie
En ne chantant pas sa partie ;
Foin de ces chanteurs de tacet,
Soit en fauteuil, soit en placer
Soit en ruelle, soit en rue !
Un bon esprit n’est pas si grue
Qu’il ne soupçonne le revers
De ces esprits clos et couverts ;
Ceux de qui l’haleine est bien forte,
Ou bien, pour parler d’autre sorte,
Dont l’haleine sent les porreaux ;
Les hommes qui font trop les beaux,
Enfin tous ceux et toutes celles,
Tant les mâles que les femelles,
Qui font les vivants enrager,
Ne doivent nullement songer

A venir là troubler la fête.
Tout est civil, tout est honnête
En ce séjour des bienheureux :
S’il s’y rencontrait des fâcheux
Qui troublassent leur bande gaie,
On les paraferait de craie,
Ou comme des pestiférés
Seraient des autres séparés,
Et tôt après mis à la porte,
Où le portier ferait en sorte,
Les renvoyant bien bâtonnés,
Qu’ils n’y mettraient jamais leurs nez.
C’est un vrai pays de Cocaigne :
Dans du vin muscat on s’y baigne,
Et tout le monde y sait nager
Sur le dos, le ventre, et plonger.
On y contente son envie
Selon ce qu’on fut en sa vie ;
Le jeu seul est là défendu,
Car qui voudrait avoir perdu ?
Qui se plut à lutter y lutte,
Qui fut contestant y dispute ;
Un mangeur y mange son soûl,
Un buveur y boit comme un trou,
Un chasseur chasse, et rien ne manque,
Y tire qui veut à la blanque,
Et rencontre dans son billet
Quelque bijou qui n’est pas laid.
Enfin on danse, on rit, on raille,
On se repose, on fait gogaille,
On s’exerce à la course, au saut,
On lit des nouvelles d’en haut ;
Qui veut y ballotte à la paume,
Et même en ce plaisant royaume
Ils ont une lune, un soleil,
Ou quelque chose de pareil.
Le révérend signor Orphée,
La tête de laurier coiffée,
Y chante sur son guitaron
Des airs du renommé Guedron.

Les nobles fondateurs de Troie,
Marchant gravement à pas d’oie,
Barbe en pointe et chapeau pointu,
Y discourent de la vertu :
Ilus, Dardanus, Assarace,
Et cent autres de même race ;
Les uns font leurs chevaux trotter,
Les plus hardis les font sauter ;
D’autres font leurs chariots courre,
Et d’autres jouent à la mourre.
Les plus vieux et les plus sensés
Y parlent des siècles passés,
Ou bien font des contes pour rire.
Ceux qui font rage de la lyre,
J’entends les poètes divins,
Alors qu’ils sont entre deux vins,
Par défi se chantent des carmes,
Qui font rire ou verser des larmes,
Selon que ce qu’on a chanté
Rend triste ou met en gaieté.
Celui qui pour le peuple endure,
Que l’on relègue ou claquemure ;
Les Carons, qui font toujours bien,
Comme fait Deslandes-Payen ;
Les prélats, à droit comme à gauche,
Nets de toute sale débauche,
Et qui n’ont point eu de Laïs ;
Ceux qui sont morts pour leur pays ;
Les pauvres de vie inconnue,
De vertu rare, quoique nue ;
Les beaux esprits point médisants ;
Les peintres, nobles artisans,
Qui sont de leurs jours la merveille,
Y sont le laurier sur l’oreille,
Faisant bonne chère à leurs sens
Par mille plaisirs innocents ;
Enfin les hommes de mérite,
Dont la troupe est là fort petite
Aussi bien qu’en ce monde ici,
Sont là, sans peine et sans souci,

Et se réjouissent ensemble
De la façon que bon leur semble.
Aucuns dansent des tricotets :
Ce sont ceux qui furent coquets ;
Et quelques donzelles savantes
De ces galants sont les galantes.
Le plus souvent ils vont au cours
(Car on le tient là tous les jours),
Ou bien sur les molles herbettes
Font l’un contre l’autre à fleurettes,
Ou se donnent les violons,
Qui sont là rares, mais fort bons.
D’entr’eux tous, le rimeur Musée
Ayant la Sibylle avisée
(Peut-être qu’il la connaissait),
Lui demanda ce que cherchait
En ces bas lieux messire Enée.
La vieille, comme étant bien née,
La chose ne lui cela pas,
Et dit, le saluant bien bas :
"Nous cherchons en ce pays sombre
D’Anchise la vénérable ombre,
Non pas seulement pour le voir,
Mais pour essayer de savoir
Ce que madame Destinée
A la race de maître Enée
Veut faire de mal et de bien.
Ce bon prince, qui n’en sait rien,
Avec quelque raison espère
Qu’il saura le tout de son père,
Et d’être aidé de son conseil.
— Je crois qu’il se gratte au soleil,
C’est son exercice ordinaire,
Comme il est d’humeur solitaire,
Si vous l’agréez, volontiers,
Je m’offre de faire le tiers
Et de vous mener où je pense
Qu’est à présent Sa Révérence"
Voilà ce que Musaeus dit.
Maître Aeneas au mot le prit,

Et fit compliment au poète.
Ils parlèrent de la Gazette,
Car grand nouvelliste il était,
Et comme un diable contestait,
Quoique, dans les champs Elysées,
Les âmes bien civilisées
Ne contestent que rarement ;
Mais Aeneas adroitement,
S’étant aperçu de son vice,
Pensa lui rendre un bon office,
A ce qu’il voulut se rangea,
Dont quasi Musée enragea,
Car tout animal qui conteste
Contre qui lui cède tout, peste ;
Et c’est bien le pousser à bout
Que se taire et lui céder tout.
Marchant et faisant conférence,
Ils trouvèrent une éminence
D’où l’oeil pouvait aller bien loin.
Aeneas, n’ayant plus besoin
De ce bel esprit qui le mène,
Ou pour lui donner moins de peine,
Ou se sentant importuner,
Le fit sur ses pas retourner.
L’auteur retranché de leur troupe,
Ils grimpèrent sur une croupe,
Non sans avoir bien haleté :
La vieille en eut mal au côté.
Sur cette bosse de la terre,
Dieu sait comme ils firent la guerre,
S’entend à l’oeil, car autrement
Je parlerais peu nettement,
Et j’attirerais la critique
Qui daube sur qui mal s’explique.
Leurs yeux ayant leurs coups visés
Sur tous les objets opposés,
Ils découvrirent maître Anchise
Aux longs crins de sa tête grise ;
Il était dans un plaisant val,
Qui des âmes est l’arsenal :

Ce ne sont pas des âmes neuves,
Mais des âmes d’autres corps veuves,
Qui sur terre retourneront
Et d’autres corps habiteront
Parmi ces personnes en herbe
Qui ne sont pas encore en gerbe,
Le bon seigneur considérait
Celles dont grand bruit on ferait.
Aussitôt qu’il vit maître Enée,
Il dit d’une voix étonnée :
"Je t’ai bien longtemps attendu,
Mon fils, en ce pays perdu.
J’aurais douté de ta venue
Sans ta piété si connue ;
Mais j’en étais aussi certain
Que si je t’eusse eu dans la main.
J’eus peur de te voir dans Carthage
Enchevêtré d’un mariage,
Car, si le Destin n’a menti,
On te garde un meilleur parti.
Pour te parler en conscience,
Mille fois par impatience
J’ai crié d’un esprit mutin :
 « Maudit soit le fils de putain ! »
Il est vrai que le terme est rude,
Mais pardonne à ma promptitude.
C’est le vice de ma maison.
Quand on aime on est sans raison.
Viens donc, mon fils, que je t’embrasse,
Viens me baiser droit à la face ;
Viens, dis-je, sans plus différer."
Autant qu’une âme peut pleurer,
Du père de messire Enée
La barbe de pleurs fut baignée,
Et d’Anchise l’enfant gâté
Versa des pleurs en quantité,
Disant telle ou semblable chose :
"O de mes pleurs l’aimable cause,
Mon cher et bien-aimé papa,
Qui m’avez depuis pe à pa

Jusqu’à la plus haute science
(Par exemple la chiromance)
Montré, non pas comme un pédant,
Toujours fâcheux, toujours grondant,
Et ne respirant que le lucre,
Mais en m’étant doux comme sucre,
Et sans m’avoir jamais battu,
Quoique je fusse un peu têtu ;
Je n’ai pas fait grande prouesse
En venant chercher Votre Altesse
Jusqu’au fond du royaume noir ;
Je n’ai rien fait que mon devoir,
Et j’aurais baissé d’un étage
S’il en eût fallu davantage.
Mais dépêchez-moi vitement :
Ma flotte peste assurément ;
Les plus retenus en colère,
Sans porter respect à ma mère,
M’appellent bâtard, vous, vieux fou.
La peste leur casse le cou !
Ou je les donne à mille diables !
Et mille autres pointes semblables,
Dont le sujet ou le suivant
Régale son maître souvent."
Après ces mots pleins de franchise
Il voulut embrasser Anchise,
Mais rien du tout il n’embrassa.
Par trois fois il recommença,
Et par trois fois à l’embrassade
L’ombre lui fit la pétarade,
Lui disant : "Tu ne me tiens pas,
Tu te lasses en vain les bras,
Je suis une ombre à ton service,
Et non pas un corps qu’on saisisse."
Maître Aeneas en fut confus
Comme quand on souffre un refus ;
Mais, après un moment de honte,
Le seigneur n’en fit pas grand conte.
Dans le fond du vallon était
Un bois que le vent agitait.

Le fleuve, ennemi de mémoire,
Passait auprès, donnant à boire
A plusieurs esprits altérés ;
Ils étaient ensemble serrés,
Car la multitude était grande.
On peut comparer cette bande
Aux abeilles, quand, dans un pré
De cent mille fleurs diapré,
Leur soûl de fleurs elles se donnent,
Et, picorant les fleurs, bourdonnent ;
Ainsi les âmes, dans Léthé,
Sans se faire civilité,
S’entre-faisaient choir dans le fleuve :
Tandis que quelqu’une s’abreuve,
L’autre, par le cul la choquant,
Prenait sa place en se moquant.
Enée, à cette multitude,
Ne fut pas sans inquiétude,
(Maron dit qu’il en eut horreur,
Mais je crois que c’est une erreur) ;
Il est vrai que, voyant la chose,
Volontiers il eût su la cause
De leur grande altération,
Et pourtant, par discrétion,
Il dissimula son envie ;
Anchise, qui fut en sa vie
Fin et rusé comme un Normand,
Le vit à ses yeux aisément.
Il lui dit : "Ceux que tu vois boire
Tâchent de perdre la mémoire
Dans la rivière de Léthé
D’avoir en d’autres corps été,
Afin qu’au monde retournées
Après un grand nombre d’années,
Des corps jadis abandonnés,
Comme de péchés pardonnés,
Elles perdent la souvenance.
— N’en déplaise à votre Eminence,
Ces esprits-là, dont vous parlez,
Sont du jour bien ensorcelés,

De le venir chercher sur terre,
Ou tant de maux leur font la guerre :
C’est folie ou stupidité,
Ou ce n’est pas la vérité."
A cette réponse incivile,
Anchise, sans croire à sa bile,
Lui dit d’un ton plus sérieux :
"Ne parle point, ou parle mieux.
Entre vous gens de l’autre monde,
Toujours en son sens on abonde ;
Ceci vous soit dit en passant"
Maître Aeneas, en rougissant,
Rentra bientôt en sa coquille ;
Et voici, de fil en aiguille,
Ce qu’ajouta son géniteur,
Gesticulant en orateur :
"Dame Nature est une mère
Qui produit, sans l’aide d’un père,
Ce grand nombre d’enfants divers
Qui peuplent le vaste univers,
Comme le ciel clair comme un verre,
Le soleil, la lune, la terre,
La mer, les bois, et caetera,
Id est tout ce qui vous plaira.
Or cette Madame Nature,
Qui sert à tout de nourriture,
Qui fait tout agir, tout mouvoir,
Sans qu’on le puisse apercevoir,
Est infuse par tout le monde ;
Selon qu’aux choses elle abonde,
Elle en accroît les qualités,
Les mesures, les quantités.
Lorsque de sa lumière interne
Un corps humain est la lanterne,
Cette lumière en ce corps fait
Plus grand ou plus petit effet :
Quand cette lumière est plus forte,
Lors l’esprit sur le corps l’emporte,
Et, quand le corps est le plus fort,
L’esprit y manque, et le corps dort.

L’esprit du corps fait une crasse
Qui facilement ne s’efface,
Et, quoiqu’il ait son corps laissé,
Il n’est pourtant pas décrassé
De cette crasse qui le mine,
Qu’il n’ait passé par l’étamine,
C’est-à-dire par les tourments
Qui durent un grand nombre d’ans.
Les esprits nets de leurs ordures,
Ayant souffert mille tortures,
Ayant été fort bien pendus,
Brûlés, sur la roue étendus,
La tête ou les côtes brisées,
Sont admis aux champs Elysées,
Où, par l’espace de mille ans,
A fine force de bon temps,
A force de vivre à leur aise,
Ainsi que l’or dans la fournaise,
On les met d’assez haut carat,
En tel agréable climat,
Pour être au monde renvoyées,
Outre qu’elles sont nettoyées
Dans la rivière de Léthé ;
D’avoir autre part habité,
Elles y perdent la mémoire.
Pour cela l’on les y fait boire
— Ma foi, je ne vous entends pas,
Dit à cela maître Aeneas ;
Et, dès la quatrième ligne,
Soit que je n’en sois pas trop digne,
Je n’ai rien du tout entendu,
Et c’est autant de bien perdu
Que vos rébus de Picardie.
Trouvez bon que je vous le die :
Ou mon père est beaucoup obscur,
Ou son fils a l’esprit bien dur.
— Tant pis, tu devais donc te taire.
Je pensais quelque honneur te faire
Devant la dame que voilà :
Je ne savais que trop cela."

Voilà ce que lui dit Anchise,
Faisant une mine assez grise.
Tandis qu’il tenait ces discours,
Eux et lui s’approchaient toujours
Des bords de l’admirable fleuve
Où la troupe d’esprits s’abreuve.
Là, le vieillard reprit ainsi :
"Parmi la troupe que voici,
Je t’apprendrai, messire Enée,
De ton étrange destinée
En peu de mots le tu autem,
Les noms de tes neveux Item,
Je te dirai cent mille choses
Qui ne sont pas encore écloses,
Qu’autre ne te dirait jamais.
Je te conterai les beaux faits
De gens au poil comme à la plume,
Dont on fera plus d’un volume"
Cela dit, sur maître Aeneas,
A cause qu’il était bien las,
Il se mit à la chèvre morte,
A peu près de la même sorte
Qu’il fit au sortir d’Ilion,
Non pas se sauvant en lion,
Mais en âne, ne vous déplaise.
Etant là comme en une chaise,
Ayant toussé, mouché, craché,
Ayant bien fait de l’empêché,
Enfin il dénoua sa langue,
Et fit cette belle harangue :
"Vois-tu ce jeune jouvenceau
Vêtu d’un rouge drap d’Usseau,
Et qui tient en main une pique,
Bâton dont bien fort il se pique ?
C’est ton fils après ta mort né,
Lequel vaudra bien son aîné.
Cette vénérable personne
Portera d’Albe la couronne ;
Il sera nommé Silvius,
Très digne d’un nom en ius ;

Il mourra d’une ardeur d’urine,
Regretté de la gent latine.
Vois Capys, homme de valeur,
Mais il jouera de malheur,
Il fera la fausse monnoie,
Et jeune encore mourra de joie.
Auprès de lui, voilà Procas,
De qui l’on fera fort grand cas ;
Il mourra bien avant dans l’âge,
Empoisonné dans du fromage.
Voilà le brave Numitor,
Lequel vaudra son pesant d’or.
L’autre est Silvius, dit Enée,
Son âme royale et bien née
Ton beau nom renouvellera,
Tant homme d’honneur il sera.
Tous ceux-là, couronnés de chêne,
Qui se tiennent comme une chaîne,
Sont tes illustres descendants,
Lesquels feront bien les fendants :
En paix ils seront fort habiles,
Ils fonderont de belles villes
Pleines de force gens de bien.
De leurs noms je ne dirai rien ;
Ce n’est pas que je les ignore,
Mais sur pied n’étant pas encore,
Je ne serais pas bien sensé,
Ni toi pas beaucoup avancé.
Mais voici l’illustre Romule
Qui fut un bel homme de mule,
De plus, bel homme de cheval :
Il fera du bien et du mal,
Car il doit faire bâtir Rome,
Et tuer son frère, un brave homme ;
Son aïeul il rétablira,
Son père au ciel l’attirera.
Veux-tu savoir pourquoi son casque
A deux cornes à la fantasque ?
Je te le dirais, mais, ma foi,
Je ne sais pas très bien pourquoi.

Mais j’oubliais, quant à sa race,
Qu’il vient de droit fil d’Assarace.
O le brave fils de putain,
Que cet auteur du nom Romain !
Il fera mentir le proverbe.
La peste, qu’il sera superbe
De voir les gens de lui sortis
Faire enrager grands et petits !
Ainsi la vieille Bérécynte,
Grave comme une femme enceinte,
Vénérable comme un prélat
Qui prétend au cardinalat,
Par deux maîtres lions tirée,
Sur sa tête une tour carrée
Qui lui fait ployer le chignon,
Ses mains sèches sur le rognon,
Sur un char propre à faire entrée
Par la phrygienne contrée,
Va partout se glorifiant
Seule, à soi-même se riant
D’avoir, par sa vertu féconde,
Mis tant de déités au monde,
Plus de cent dieux, de compte fait,
Qu’elle a tous nourris de son lait.
O la succulente nourrice !
Mais j’aperçois de la milice
Le protomagister César :
Ah ! considérez-le bien, car
Le drôle, avec sa tête chauve,
Sera, pour le noir et le fauve,
Le plus fin chasseur des humains.
Il fera bouquer les Romains,
Eux qui font enrager les autres ;
Il sera la gloire des vôtres,
Et puis dans le ciel aura part,
Mais à beaux grands coups de poignard.
Ah ! le voici, le grand Auguste,
Vaillant, courtois, beau, sage et juste !
Dieu nous le devait, sur ma foi ;
En esprit déjà je le vois

Dedans Rome, aux Romains qui prône,
Assis sur un superbe trône ;
Mais ce n’est pas pour notre nez,
Oui bien pour ceux qui seront nés
Au temps de ce merveilleux homme,
Qui, sans sortir les pieds de Rome,
Assujettira sous ses lois,
D’un côté les fiers Rochelois,
De l’autre les faux Allobroges
(Je ne parle point de Limoges,
Car qui fait le plus, peut le moins) :
C’est ce grand héros dont les soins
Feront porter du Rhin au Gange
Sans port une lettre de change,
Et retourner d’un même train,
Si besoin est, du Gange au Rhin.
Hercule à la lourde massue,
Bacchus à la pique feuillue,
Par les rimailleurs tant vantés,
N’ont pas tant d’honneurs mérités.
Oh ! que l’homme qu’on voit bien faire
Sert à tous d’un bel exemplaire !
Ce vieillard à bonnet carré,
C’est Numa, des siens adoré
Pour plusieurs œuvres méritoires,
Des oraisons jaculatoires,
Des sacrifices solennels
Et de beaux parements d’autels
Dont il introduira l’usage.
Tullus, qui suit, n’est pas si sage,
Mais il est plus vaillant aussi ;
Et le vain Ancus, que voici,
Fait bien voir à sa mine fière
Qu’il aime fort le pied derrière.
Voilà les paillards de Tarquins
Aussi superbes que bouquins.
Voilà Brutus par trop sévère,
Bon citoyen, et mauvais père,
Mais, en gros, un brave Romain.
Ce vieillard, la hache à la main,

C’est Torquat. Cet autre est Camille.
Ceux qui les suivent à la file
Sont les Druses et Curiens,
Tous fort honnêtes citoyens.
Vois-tu ces deux qui s’entre-lorgnent,
Et d’intention s’entr’éborgnent ?
C’est le beau-père et le beau-fils
L’un d’eux se plaindra de Memphis,
L’un et l’autre grand capitaine,
Dedans je ne sais quelle plaine
Feront pions et chevaliers
S’entrechoquer comme béliers.
Tout beau, tout beau, valeureux sires,
De grâce refrénez vos ires !
Oh ! combien jasera l’écho
Aux environs de Monaco,
Quand l’un d’eux avec ses buccines,
De ces roches du ciel voisines
Descendra pour aller trouver
Son gendre, et le clou lui river !
Mais, auparavant qu’il lui rive,
Il faudra bien crier : Qui vive ?
Vous feriez mieux, beaux conquérants,
De finir tous vos différends.
Tout beau, tout beau, valeureux sires,
De grâce refrénez vos ires,
Au moins toi, qui te puis vanter
D’être parent de Jupiter.
Celui qui détruira Corinthe,
C’est cet homme à la face peinte,
Qui sur le nez porte un poireau.
Cet autre fera du tombeau
D’Achille une chaise percée,
Et de la Grèce terrassée
Tirera pleinement raison
D’Ilium pris en trahison.
Voilà Caton qui fut un drôle,
Cossus, franc Amadis de Gaule,
Serranus, grand homme de bien,
Gracchus qui ne lui cède en rien,

Les deux Scipions, en la guerre
Plus redoutés que le tonnerre ;
Le mangeur d’ail Fabricius,
Le temporiseur Fabius ;
Enfin, je ne sais combien d’autres
Issus de nous, ou bien des nôtres.
On voit en plusieurs nations
De très rares inventions :
Plusieurs en sculpture et peinture
Savent surpasser la nature,
Et maints autres arts curieux :
Plusieurs savent le cours des cieux,
Plusieurs font rage de la lyre,
Et de la danse, et du bien dire ;
Mais tout homme vraiment Romain
Doit de la tête et de la main
Aller droit dans le ministère,
Et s’il s’en acquitte au contraire,
Que…" Le vieillard tout court se tut,
Car à bon entendeur, salut !
Et puis il reprit de la sorte :
"Celui qui pour ses armes porte
En son grand et lourd bouclier,
De cuivre, de fer, ou d’acier,
Deux os de mort semés de larmes,
En français, baisez-moi, gendarmes,
Et ce qui suit de la chanson,
Ecrit autour de l’écusson,
C’est Marcel, qui seul en vaut mille,
A la brette un vrai Bouteville,
Autant à pied comme à cheval,
Qui rossera bien Annibal,
Et le mettra tout en bredouille,
Gagnera l’opime dépouille,
Et puis à la fin, comme un fou,
S’ira faire rompre le cou,
Et fera grand dépit à Rome."
Enée aperçut un jeune homme,
Beau comme un ange, ou comme deux,
Mais beaucoup triste et nébuleux :

"O Dieu, le beau visage à peindre !
Ce dit-il ; qu’a-t-il à se plaindre,
Cet Adonis, ce beau garçon ?
Est-ce un enfant de la façon
De Marcellus qui l’accompagne,
Ou quelque enfant futur d’Ascagne ?
Que lui veut ce troupeau dolent
Qui le considère en hurlant ?
Et d’où vient que d’une nuée
Sa tête est obscurifiée ? "
Anchise dit : "N’as-tu pas tort,
De réveiller le chat qui dort ?
Pourquoi veux-tu que je te fasse
Un conte à faire la grimace,
A faire pleurer comme un veau ?
Cet adorable jouvenceau,
Cette fleur trop tôt moissonnée,
Est un bien que la Destinée
Doit montrer au peuple romain,
Pour l’ôter presqu’au lendemain
O l’admirable personnage !
S’il ne meurt point en son jeune âge,
Son cœur ne fera pas un pli.
Onc n’en fut un plus accompli
A fronder et courir la bague,
Et bien manier une dague.
Ma foi, fût-ce défunt Marcel,
On n’en verra jamais un tel.
Oh ! que l’on fera de dépense
A sa mort, ainsi que je pense,
Et que l’on brûlera de bois
Mais ici me manque la voix,
Et l’affliction me suffoque."
Là-dessus il ôta sa toque,
Et fit à son intention
Profonde génuflexion,
Le visage dolent et blême ;
Maître Aeneas en fit de même,
Et la vieille Sibylle aussi
Humecta sa peau de roussi

Anchise, essuyant sa paupière,
Quitta cette triste matière.
Pour discourir de la vertu,
Il avait l’esprit fort pointu,
Et savait le pair et la praise
Pour la pointe et pour l’antithèse :
Il fit un discours sérieux
Sur la vertu de ses aïeux,
Incita son fils à les suivre ;
Il lui lut je ne sais quel livre,
Peut-être fût-ce un almanach ;
Dit plusieurs quatrains de Pibrac,
Et proféra maintes sentences,
Valant autant de remontrances ;
Cracha du grec et du latin,
Parla du peuple laurentin,
De Latinus et de sa fille,
Propre à régir une famille ;
Lui dit qu’il aurait des rivaux ;
Et puis, tant par monts que par vaux,
Ayant fait maintes promenades,
Finit par maintes embrassades,
Auxquelles son fils répondit
En cet endroit Virgile dit
(Puisqu’il le dit il le faut croire)
Que par une porte d’ivoire
(C’est la même chose qu’un huis)
Les songes faux sont introduits
Aux vivants durant la nuit morne ;
Et que par une autre de corne
(J’ai su tantôt de bonne part
Que c’était corne de cornard)
Les songes vrais montent sur terre
Vers ceux dont l’oeil le sommeil serre :
Or ce n’est pas par celle-là
Que maître Aeneas se coula ;
Ce fut par la porte d’ivoire.
Je n’ai point de peine à le croire,
Car qui ne donnerait crédit
A ce qu’un tel auteur a dit ?

Ayant retrouvé la lumière
Aeneas fit à la sorcière
Présent d’un demi-ducaton ;
Et puis, léger comme un faucon,
Alla retrouver à Caiète
La troupe troyenne inquiète.
On le reçut en bel arroi,
Chacun cria : Vive le roi !
Mais le seigneur, plein de furie,
Fit cesser la clabauderie,
Car il en était étourdi ;
Et puis le lendemain lundi
Les proues leurs ancres jetèrent,
Et devers la mer se tournèrent,
Et les poupes devers le port,
A je ne sais combien du bord