Le Communisme jugé par l’histoire/Du communisme révolutionnaire

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CHAPITRE V.

Du communisme révolutionnaire : Robespierre, Babœuf.

Babœuf est, comme je l'ai dit, l'homme d’action de cette école. C’est lui qui a tenté, à l’aide d’une révolution sociale, et par l’instrument de la violence, d'en faire passer les principes dans la réalité. Il ne faut pas confondre les desseins de Babœuf avec ceux de Robespierre. Il y a entre ces deux personnages de notre révolution la même différence qu’entre Rousseau et Mably. Robespierre, c’est Rousseau investi de la dictature ; ce que l’un a pensé, l’autre a essayé de le faire. Or nous avons vu que Rousseau ne reconnaît pas la propriété pour un droit ; il en fait, comme Puffendorf et Montesquieu, une institution purement civile, à laquelle l’État peut imposer les limites qu’il juge convenables. Cette même idée, Robespierre essaya de la faire passer dans la constitution de 93, et on la reconnaîtra sans effort dans son projet de déclaration des droits de l’homme, dont l’article 6 est ainsi conçu : « La propriété est le droit qu’a chaque citoyen de jouir et de disposer de la portion de biens qui lui est garantie par la loi. » Cette définition, repoussée par la Convention elle-même et remplacée par une autre beaucoup plus exacte, est en quelque sorte la justification anticipée de l'article 7 : « La société est obligée de pourvoir à la subsistance de tous ses membres, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’exister à ceux qui sont hors d'état de travailler. » Avec cette disposition, qui n'est pas autre chose que le droit au travail et à laquelle il faut encore ajouter l'impôt progressif, très-clairement énoncé dans l’article 13, il est évident que la propriété n'est qu’un leurre, qu’en principe elle est détruite. Cependant, dans le fait, elle est conservée, mais sous la condition de ne pas faire tort à l’égalité ; on n’exige pas que tous se nourrissent au même râtelier, mais que la ration de chacun soit exactement semblable à celle de son voisin. L’égalité, non de droit, mais de fait, tel fut l'idéal de Robespierre, comme il avait été avant lui celui de Rousseau ; l’égalité, non pour elle-même, mais pour la liberté dont elle lui semblait être la première, sinon la seule condition. Par un de ces vertiges trop communs à notre espèce, et dont on trouve un autre exemple dans les bûchers allumés au nom de la charité, le moyen lui fit oublier la fin, et pour fonder la liberté il établit le règne de la terreur.

Ce que Robespierre entrevoyait dans l’avenir, ou si on le juge autrement (car la question n’est pas là), ce qui servait de prétexte à son atroce tyrannie, n’entre pour rien dans le système de Babœuf. Le conspirateur du Directoire ne pensait pas à la liberté, mais à l’égalité seule, et le seul moyen pour lui de rétablir, c’était la communauté. Aussi, l’ordre social qu’il tenta de fonder par l’insurrection et la violence est-il appelé la république des égaux, La charte de cette république, qui nous a été conservée[1], repose sur les mêmes principes et nous présente la même organisation que le Code de la nature de Morelly. C’est l’égalité poussée au point qu’il n’y a plus d’autres différences entre les hommes que celles de l’âge et du sexe ; c’est la communauté la plus absolue fondée sur la spoliation d’abord et ensuite sur la privation ; car tous les ressorts de l'activité humaine, l’amour de soi, l’ambition, la prévoyance, le dévouement de la famille y sont complètement étouffés, et les arts, qui font le charme et la consolation de la vie, y sont l’objet d’une sévère proscription : c’est la défiance de l’étranger poussée jusqu’à la folie et à la haine ; c’est le niveau du plus lourd despotisme pesant sur toutes les actions et sur toutes les facultés, atteignant l’âme aussi bien que le corps, le travail de la pensée comme celui des mains, écrasant tout ce qui s’élève et recommençant sous une autre forme, dans l'ordre moral, l’œuvre déjà accomplie sous Robespierre par le couteau de l'égalité. Du reste, ne cherchez ici aucune vue, aucune idée nouvelle, aucune application féconde des principes que nous connaissons déjà ; le seul trait qui sépare Babœuf de ses devanciers, c’est l’audace de l’exécution. Il distinguait, comme on le fait aussi aujourd’hui, entre la révolution politique et la révolution sociale, la constitution de 93 et celle qui doit nous donner l’égalité réelle, La première ne fut selon lui qu’une préparation à la seconde, et celle-ci, il était décidé à la fonder par tous les moyens, à faire table rase (ce sont les expressions mêmes d’un manifeste trouvé dans ses papiers) pour l’asseoir à la place de ce qui était. Il faut lire dans les pièces relatives à son procès le plan de l’insurrection qu’il préparait et dont rien n’approche, si ce n’est celle qui a éclaté il y a quelques mois sous l’excitation des mêmes doctrines[2]. Je me contenterai d’en extraire le passage suivant : « Il faut que, l’épée tirée, le fourreau soit jeté au loin ; il faut prévenir toute réflexion de la part du peuple ; il faut tout d’abord qu’il fasse des actes qui l’empêchent de rétrograder. Si quelques royalistes (sous ce nom on comprend tous ceux qui n’acceptent pas la république des égaux), si quelques royalistes voulaient faire résistance, qu’une colonne armée de torches ardentes se porte à l’instant sur le point qu’ils auraient choisi, qu’ils soient sommés de rendre les armes, ou qu’à l’instant les flammes vengent et la liberté et la souveraineté du peuple[3]. » Babœuf ne connaissait pas l'invention des allumettes chimiques[4].

Ainsi voilà un système qui s’introduit au nom de la liberté et qui aboutit au plus horrible esclavage ; qui appelle tous les hommes à la richesse, à la science, au bonheur, et qui ne leur offre que la pauvreté, l’ignorance, l’existence la plus aride et la plus bornée ; enfin, qui veut fonder la société sur le principe de la fraternité humaine, et qui commence par exciter au meurtre, au pillage et à l'incendie. Est-ce bien assez de contradictions, et l’histoire qui les rend sensibles à nos yeux, qui nous les montre tout à la fois en action et en paroles, peut-elle être accusée de partialité ? La vérité est que le communisme n’est pas un système, mais un nom qui recouvre des passions et des appétits ; voilà pourquoi il invoque indifféremment les principes les plus opposés. Dans l'antiquité il s’appuie sur la différence des races, sur l'inégalité naturelle des hommes, ou le droit de la guerre et de la force. Après la naissance du christianisme, il ne parle que de charité et d’amour. Sous l’empire de la philosophie et de la raison modernes, il se réclame surtout de la liberté. Ajoutons que le communisme de Babœuf est le seul conséquent ; car s’il est vrai que la propriété, injuste et spoliatrice par elle-même, est la mère de toutes les iniquités et de toutes les violences, la cause de toutes les douleurs qui déchirent l’humanité, la source impure de la corruption et des vices qui la rongent, pourquoi la souffrir un seul instant ? Pourquoi le bien de tous, les droits de tous, les droits de la justice, de la raison, de la pitié elle-même, seraient-ils sacrifiés plus longtemps à l'égoïsme de quelques-uns ? Puis il ne s’agit pas seulement de ceux qui prêchent cette théorie et du degré de logique ou de franchise qu’ils y apportent ; il faut penser aussi à ceux qui l’écoutent. Or pourquoi les masses, que vous montrez comme opprimées, dépouillées, exploitées par quelques-uns, et ravalées au niveau des bêtes de somme, condamnées au vice et à l’infamie autant qu’à la souffrance, garderaient-elles quelque ménagement pour leurs oppresseurs ? Ne serait-ce pas supposer que les riches les ont privées aussi de leur raison ? J’admire vraiment ces nouveaux apôtres du communisme qui, dans un langage plein de candeur et presque onctueux, nous assurent que leur triomphe sera l’œuvre de la persuasion, que les gentils et le peuple de Dieu, je veux dire les riches et les pauvres, seront également convertis, et à l’aspect de la Jérusalem nouvelle, de la céleste Icarie, se réuniront dans un éternel baiser de paix. Cette foi robuste et ces sentiments évangéliques, je veux bien les croire parfaitement sincères ; mais que nous importent les hommes ? Quel intérêt avons-nous à savoir s’ils sont bons ou méchants, clairvoyants ou aveugles, dissimulés ou convaincus ? Nous nous occupons de leurs systèmes et des effets qu’ils peuvent produire sur la société dont ils attaquent les bases. J’ajouterai, pour finir, que le communisme conséquent ne s’arrête pas à Babœuf. Babœuf voulait conserver la famille ; on dit que lui-même, dans son intérieur, en pratiquait toutes les vertus ; mais la famille repose sur des sentiments et sur des devoirs, plutôt que sur des relations matérielles. Elle a pour conditions, d’une part, l’autorité et le sacrifice ; de l'autre, la soumission et la reconnaissance, la génération morale, c’est-à-dire l'éducation, encore plus que la génération physique. Rien de tout cela ne peut exister dans un ordre social où le sacrifice est impossible par l’abolition de la propriété ; où l’autorité paternelle et la reconnaissance filiale sont supprimées par l’éducation commune. Le dernier mot du communisme est dans la Bible de la liberté, l'Assomption de la femme et d’autres œuvres de la même espèce.



  1. Copie des pièces saisies dans le local que Babœuf occupait lors de son arrestation, 3 vol. in-8. Imprimerie nationale, an V.
  2. On se rappellera que ces pages furent publiées pour la première fois en 1848, peu de temps après l’insurrection de juin.
  3. Recueil cité plus haut, t. I, p. 240.
  4. Allusion à une menace du citoyen Caussidière, préfet de police sous le gouvernement provisoire de la République de 1848. Cet étrange gardien de la sûreté publique faisait savoir à la ville de Paris que si elle n’acceptait pas franchement, avec toutes ses conséquences, la Révolution de Février, il lui suffirait d’une allumette chimique pour triompher de sa résistance.