Le Compagnon du tour de France/Tome I/Avant-propos

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Michel Lévy frères (Ip. 5-12).

AVANT-PROPOS

Faire l’histoire des sociétés secrètes depuis l’antiquité jusqu’à nos jours serait une tâche bien utile, bien intéressante, mais qui dépasse nos forces. On l’a tenté plusieurs fois ; mais, quel que soit le mérite des divers travaux entrepris sur cette matière, ils n’ont pas encore jeté une bien grande clarté sur ces associations mystérieuses, où se sont élaborées tant de vérités importantes, mêlées à tant d’erreurs étranges.

Les sociétés secrètes ont été jusqu’ici une nécessité des empires. L’inégalité régnant dans ces empires, l’égalité a dû nécessairement chercher l’ombre et le mystère pour travailler à son œuvre divine. Quand la sainte philosophie du Christianisme était proscrite du sol romain, il fallait bien qu’elle se cachât dans les catacombes.

On peut dire qu’il ne se commet pas dans les sociétés humaines, une seule injustice, une seule violation du principe de l’égalité, qu’à l’instant même il n’y ait un germe de société secrète implanté aussi dans le monde, pour réparer cette injustice et punir cette violation de l’égalité. Quand les patriciens de Rome immolèrent Tibérius Gracchus, il prit une poignée de poussière et la jeta vers le ciel ; cette poussière jetée vers le ciel dut enfanter une société secrète, une société de vengeurs qui travailleraient dans l’ombre à l’œuvre que l’on proscrivait et que l’on martyrisait à la lumière du jour.

Comment tomba la république romaine, et comment tombent les empires, sinon parce qu’à la cité patente se substituent obscurément toutes sortes de cités secrètes, qui travaillent sourdement en elle et ruinent peu à peu ses fondements ? L’édifice social est encore debout et élève son dôme dans les airs, un observateurs superficiel le croirait durable et solide ; mais, palais ou temple, cet édifice, miné et lézardé, s’écroulera au premier souffle.

Les historiens ont trop été jusqu’ici cet observateur superficiel dont l’œil s’arrête à la surface des choses. Que de peines ils se donnent souvent pour parer des cadavres ! Que ne s’occupent-ils plutôt à percer le mystère de ce qui s’agit et vit dans ces cadavres, à étudier soigneusement ce qui, principe de mort aujourd’hui pour la société générale, sera demain principe de vie pour cette même société ! Il y a des instants, dans l’histoire des empires, où la société générale n’existe plus que nominalement, et où il n’y a réellement de vivant que les sectes cachées en son sein.

Un grand nombre d’associations secrètes n’ont qu’un but éphémère, et s’anéantissent presque aussitôt qu’elles sont formées, quand ce but est atteint ou qu’il paraît définitivement manqué. D’autres ont une persistance qui les fait durant pendant des siècles. Cette persistance, de même que cette durée passagère, dépendent du but que les adeptes se proposent. Mais, quel que soit ce but et lors même que le principe de l’association serait le plus large possible, la société secrète, précisément parce qu’elle est secrète et proscrite, doit nécessairement altérer elle-même la vérité de son principe. Il arrive nécessairement qu’elle répond à l’intolérance par l’intolérance, à l’égoïsme de la grande société par un égoïsme en sens contraire, à l’aveugle fanatisme qui repousse ses idées par un fanatisme également aveugle. De là, dans certaines sociétés secrètes que l’histoire a consacrées sans qu’elles soient encore véritablement jugées, l’ordre du Temple par exemple, un double caractère qui les a fait attribuer à l’esprit du mal ou au génie du bien, suivant l’aspect qu’il a plu aux écrivains de considérer.

Tel est le mal inhérent aux sociétés secrètes. Mais que les sociétés patentes et officielles cessent pourtant d’accuser amèrement leurs rivales de tous les malheurs qui leur arrivent : les sociétés secrètes sont le résultat nécessaire de l’imperfection de la société générale.

Depuis l’antique régime des castes jusqu’à notre siècle, où tout tend à l’abolition définitive de ce régime, les hommes ont constamment essayé de constituer la vraie cité. Mais la cité est toujours devenue caste, sous quelque forme qu’elle se manifestât dans le monde. Qui dit cité dit association, et qui dit association dit égalité ; car il n’y a pas d’autre principe qui puisse réunir deux hommes, que le principe de réciprocité ou d’égalité. Mais la cité, toujours créée en vue et au moyen du principe d’égalité, est toujours devenue oppressive et destructive de l’égalité. Ce fut une loi de nature, une condition d’existence pour toutes les associations du passé, que cet esprit de castes. Qu’importent les noms, qu’importe que la cité se soit appelée république, aristocratie, monarchie, Église, monachisme, bourgeoisie, corporation, suivant les lieux et les temps ! Tant que la société officielle ne sera pas construite en vue de l’égalité humaine, la société officielle sera caste ; et tant que la société officielle sera caste, la société officielle engendrera des sociétés secrètes. C’est à l’avenir de réaliser l’œuvre qui a germé si longtemps dans l’humanité et qui fermente si énergiquement aujourd’hui dans son sein ; car c’est à l’avenir de résumer dans une seule foi, dans une seule unité, diversifiée seulement dans sa forme multiple, toutes les notions éparses, toutes les manifestations incomplètes de l’éternelle vérité.

À côté du grand courant suivi par les principales idées religieuses et sociales, d’obscurs et minces ruisseaux se sont donc formés à l’infini sur chaque rive. De grandes vérités se sont agitées dans ce concours d’affluents tantôt repoussés, tantôt absorbés par la source-mère. L’idée devait prendre toutes les formes, toutes les directions, avant de se réunir à l’Océan autour duquel viendront s’asseoir les familles de la cité future.

Telle me paraît être la légitimation, dans le plan providentiel, des sociétés secrètes, si violemment anathématisées par les historiographes brevetés des diverses tyrannies qui ont pesé jusqu’ici sur la terre. On peut de cette façon les justifier en principe sans attaquer pour cela la société générale. Les idées régnantes ayant toujours engendré de nombreuses sectes, et la doctrine officielle ayant toujours tenté d’étouffer les doctrines particulières, il est évident que toute dissidence d’opinions, soit dans la foi, soit dans la politique, a dû se manifester en société secrète, en attendant le grand jour, ou l’anéantissement de l’oubli. De là, je le répète, cette multitude de ténébreux conciles, de conspirations avortées, de sciences occultes, de schismes et de mystères, dont les monuments sont encore enfouis pour la plupart dans un monde souterrain, s’ils n’y sont ensevelis à jamais. Leur découverte serait pourtant bien précieuse, sinon à cause de ces choses en elles-mêmes, du moins à cause du jour qu’en recevraient celles qui ont surnagé. La filiation qui s’établirait entre toutes les sociétés secrètes serait une clef nouvelle pour pénétrer dans les arcanes de l’histoire, et les grands principes de vérité y puiseraient une autorité immense. Mais il est bien difficile, j’en conviens, de rassembler les fils de ce vaste réseau. Nous avons de la peine même à établir la véritable parenté des sociétés contemporaines, telles que l’Illuminisme, la Maçonnerie et le Carbonarisme. Il en est d’autres qui règnent aujourd’hui dans toute leur vigueur sur une portion considérable de la société, et dont la généalogie sera plus incertaine encore. Je veux parler des associations d’ouvriers connues sous le nom générique de Compagnonnage.

Tout le monde sait qu’une grande partie de la classe ouvrière est constituée en diverses sociétés secrètes, non avouées par les lois, mais tolérées par la police, et qui prennent le titre de Devoirs. Devoir, en ce sens, est synonyme de Doctrine. La grande, sinon l’unique doctrine de ces associations, est celle du principe même d’association. Peut-être que dans l’origine ce principe, isolé aujourd’hui, était appuyé sur un corps d’axiomes religieux, de dogmes et de symboles inspirés par l’esprit des temps. Les différents rites de ces Devoirs remontent, en effet, selon les uns au moyen âge, selon d’autres à la plus haute antiquité. Le symbole du Temple de Salomon les domine pour la plupart, ainsi qu’on le voit aussi dans la Maçonnerie. Au reste, le besoin de se constituer en corps d’état et de maintenir les priviléges de l’industrie a pu, dans les temps les plus reculés, faire éclore ces associations fraternelles entre les ouvriers. Elles ont pu, par le même motif, se perpétuer à travers les âges, et se transmettre les unes aux autres un certain plan d’organisation. Mais la division des intérêts a amené des scissions, par conséquent des différences de forme. En outre, les institutions de ces sociétés ont subi l’influence des institutions contemporaines. Chez quelques-uns, néanmoins, certains textes de l’ancienne loi se sont conservés jusqu’à nous, et se retrouvent dans les nouveaux règlements. Ainsi le Devoir de Salomon prescrit, de par Salomon, à ses adeptes d’aller à la messe le dimanche. Plusieurs antiques Devoirs se sont perdus, au dire des Compagnons ; celui des tailleurs, par exemple. D’autres se sont formés depuis la Révolution française. Différents corps d’état, qui jusque-là ne s’étaient point constitués en société, ont adopté les titres, les coutumes et les signes des Devoirs anciens. Ceux-ci les ont repoussés et ne les acceptent pas tous encore, s’attribuant un droit exclusif à porter les glorieux insignes et les titres sacrés de leurs prédécesseurs. Le Compagnonnage confère à l’initié une noblesse dont il est aussitôt fier et jaloux jusqu’à l’excès. De là des guerres acharnées entre les Devoirs, toute une épopée de combats et de conquêtes, une sorte d’Église militante, un fanatisme plein de drames héroïques et de barbare poésie, des chants de guerre et d’amour, des souvenirs de gloire et des amitiés chevaleresques. Chaque Devoir a son Iliade et son Martyrologe.

M. Lautier a publié à Avignon, en 1838, un poëme épique très-bien conduit sur les persécutions au sein desquelles le Devoir des cordonniers s’est maintenu triomphant. Il y a de fort beaux vers dans ce poëme ; ce qui n’empêche pas le barde prolétaire de faire des bottes excellentes, et de chausser ses lecteurs à leur grande satisfaction.

Il y aurait toute une littérature nouvelle à créer avec les véritables mœurs populaires, si peu connues des autres classes. Cette littérature commence au sein même du peuple ; elle en sortira brillante avant qu’il soit peu de temps. C’est là que se retrempera la muse romantique, muse éminemment révolutionnaire, et qui, depuis son apparition dans les lettres, cherche sa voie et sa famille. C’est dans la race forte qu’elle trouvera la jeunesse intellectuelle dont elle a besoin pour prendre sa volée.

L’auteur du conte qu’on va lire n’a pas la prétention d’avoir fait cette découverte. S’il est du nombre de ceux qui l’ont pressentie, il n’en est guère plus avancé pour cela, car il ne se sent ni assez jeune ni assez fort pour donner l’élan à la littérature populaire sérieuse, telle qu’il la conçoit. Il a essayé de colorer son tableau d’un reflet qui se laisse voir, mais qui ne se laisse guère saisir par les mains débiles. En traçant cette esquisse, il s’est convaincu d’une vérité dont il avait depuis longtemps le sentiment : c’est que, dans les arts, le plus simple est ce qu’il y a de plus grand à tenter, de plus difficile à atteindre.

Quelque peu de mérite et d’importance qu’il attribue à ce roman, l’auteur croit devoir rappeler qu’il en a puisé l’idée dans un des livres les plus intéressants qu’il ait rencontrés depuis longtemps. C’est un petit in-18, intitulé le Livre du Compagnonnage, et publié récemment par Avignonnais-la-Vertu, compagnon menuisier. Cet ouvrage, que le National a extrait presque textuellement, sans le nommer, dans un feuilleton rempli de détails neufs et curieux, renferme tout ce que l’initié au Compagnonnage pouvait révéler sans trahir les secrets de la Doctrine. Il a été composé naïvement et sans art, sous l’empire des idées les plus saines et les plus droites. Le but de celui qui l’a écrit n’était pas d’amuser les oisifs ; il en a un bien autrement sérieux. Depuis dix ans son âme s’est vouée à une seule idée, celle de réconcilier tous les Devoirs entre eux, de faire cesser les coutumes barbares, les jalousies, les vanités, les batailles. Peu sensible à la poésie des combats, doué d’un zèle apostolique, persévérant, actif, infatigable, dominé et comme assailli à toute heure par le sentiment de la fraternité humaine, il a essayé de faire comprendre à ses frères, les compagnons du Tour de France, la beauté de l’idéal éclos dans son cœur. Après avoir écrit son livre, il est parti pour faire un pèlerinage de cinq cents lieues, durant lequel il a répandu son idée et son sentiment parmi tous les ouvriers qu’il a pu toucher et convaincre. Sa mission évangélique n’a pas été sans succès. Sur tous les points de la France il a éveillé des sympathies et noué des relations amicales avec les plus intelligents adeptes des diverses sociétés industrielles. Étranger à la politique, et poursuivant sans mystère la plus haute des entreprises, il a pris pour tâche de réaliser la devise de saint Jean : Aimons-nous les uns les autres.

C’est sous l’empire du même sentiment que le Compagnon du Tour de France a été écrit, ou pour mieux dire essayé. Quelques journaux trop bienveillants pour l’auteur, et mal informés sans doute, ont annoncé, à la place de ce roman, un ouvrage complet, un travail étendu et important. L’auteur d’André et de Mauprat se récuse. La tâche d’écrire l’histoire moderne du prolétaire est trop forte pour lui, et il renvoie l’honneur de l’entreprise aux hommes graves qui voulaient l’en investir.