Le Compagnon du tour de France/Tome I/Chapitre XIII

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Michel Lévy frères (Ip. 135-151).

CHAPITRE XIII.

La séance terminée, les Gavots se mirent à table. Le concours était voté, et le Corinthien était du nombre des concurrents élus. Cette nouvelle lui causa une émotion où la joie eut plus de part que le regret, il faut bien l’avouer. Quoique sincère dans son dévouement pour Pierre Huguenin, et dans ses vertueuses résolutions à l’égard de la Savinienne, son jeune cœur tressaillait, malgré lui, à l’idée de passer plusieurs mois auprès de celle qu’il aimait, et d’être absous, par la volonté du destin, de ce qui eût été un tort en d’autres circonstances. Il faut bien dire aussi que le Corinthien n’était pas sans avoir ressenti plus d’une fois déjà les chatouillements de l’ambition. Il avait trop de talent pour n’être pas un peu sensible à la gloire ; et si, dans un mouvement d’enthousiasme généreux, il revenait aux idées évangéliques dont l’avait nourri la pieuse Savinienne, bientôt après les séductions de l’art et de la renommée reprenaient leur empire naturel sur cette âme d’artiste et d’enfant, candide, ardente, et mobile comme les nuages légers d’un beau ciel au matin.

Il s’efforça de recevoir la nouvelle de son élection avec une résignation dédaigneuse. Mais, en dépit de lui-même, la gaieté communicative de ses compagnons ranimait peu à peu les roses de son teint, et l’aspect de la Savinienne remplissait son cœur d’un espoir plein d’agitations et de combats. Sa voix ne se mêla pas aux propos enjoués de la table ; mais il y avait dans sa gravité une expression de joie sérieuse et profonde, qui n’échappa point à Pierre. De temps en temps le regard de l’aimable Corinthien semblait demander grâce à son austère ami ; puis ses yeux se reportaient invinciblement vers la Savinienne, et un nuage de volupté passionnée les troublait aussitôt. — Prends garde à toi, mon enfant ! lui dit Pierre, tandis que le bruit des convives couvrait leurs voix. N’oublie pas que tout à l’heure tu voulais partir pour fuir le danger. Maintenant qu’il faut l’affronter, ne sois pas téméraire.

— Ne vois-tu pas que ma main tremble en soutenant mon verre ? répondit le Corinthien. Va, je suis plus à plaindre qu’à blâmer. Je sens le sort plus puissant que moi, et je prie Dieu qu’il me donne un peu de ta force pour me soutenir.

En ce moment plusieurs jeunes gens de la société rentrèrent d’une course qu’ils avaient été faire en ville, à la sortie de la séance. Ils racontèrent qu’ils avaient vu un grand repas de charpentiers Drilles dans un cabaret. En passant devant la porte, ils avaient jeté un regard dans leur salle et avaient remarqué des militaires attablés avec eux. Les chants de guerre des Dévorants étaient venus frapper leurs oreilles :

Gavot abominable,
Mille fois détestable,
Pour toi plus de pitié ! etc.

Alors un de ces jeunes Gavots, transporté d’indignation, s’avança jusque sur le seuil du cabaret, et écrivit sur la porte avec son crayon blanc : « Lâches ! lâches ! »

Cette action d’une bravoure insensée eut le destin étrange de n’être remarquée d’aucune des personnes qui étaient dans la salle. Les convives étaient apparemment trop absorbés par le plaisir de la table, et ceux qui les servaient trop affairés pour faire attention à ce qui se passait sous leurs yeux. Les autres Gavots n’attendirent pas que la téméraire inscription attirât les regards ; ils ne se donnèrent même pas le temps de l’effacer. Voyant que Marseillais-le-Résolu (c’était le nom de leur jeune confrère) allait se précipiter dans l’antre aux lions comme un martyr des premiers siècles, ils l’arrachèrent à une mort certaine en se jetant sur lui et en l’entraînant presque de force. Ils racontèrent ce qu’il avait fait, en donnant des éloges à son courage, mais en blâment son imprudence. Le Dignitaire se joignit à eux pour lui reprocher de n’avoir pas réprimé un mouvement de colère qui pourrait attirer sur la société de nouveaux désastres. — Fasse le ciel, dit-il, qu’il ne faille pas du sang pour effacer ce que vous venez d’écrire !

Vers la fin du souper, on parla de la pièce du concours. C’était un modèle de chaire à prêcher, qui devait réunir toutes les qualités de la science et toutes les beautés de l’art. Pierre, se soumettant à la décision adoptée, donna son avis sans morgue et sans affectation. Toute dissension était oubliée entre lui et ses compagnons : Les ambitieux qu’il avait froissés, n’ayant plus rien à craindre de son opposition, ne rougissaient pas de l’écouter ; car il raisonnait sur son art avec une incontestable supériorité. Déjà les Gavots se livraient à des rêves flatteurs ; on se croyait assuré de la victoire, et la belle chaire s’élevait comme un monument gigantesque dans les imaginations excitées par les fumées de la gloire, lorsque des coups violents ébranlèrent la porte de l’auberge. — Qui donc peut s’annoncer aussi brutalement ? dit le Dignitaire en se levant. Ce ne peut être un de nos frères.

— Ouvrons toujours, répondirent les compagnons, nous verrons bien si l’on entrera chez nous sans saluer.

— N’ouvrez pas, s’écria la servante, qui avait regardé par la fenêtre de l’étage supérieur ; ce ne sont pas des amis. Ils sont armés. Ils viennent avec de mauvaises intentions.

— Ce sont les charpentiers du père Soubise, dit un compagnon qui avait été regarder par la serrure ; ouvrons ! c’est une députation qui vient parlementer.

— Non, non ! dit la petite Manette, tout effrayée ; il y a de grands vilains hommes avec des moustaches ; ce sont des voleurs. Et elle courut se réfugier dans les bras de sa mère, qui pâlit et se pressa instinctivement derrière la chaise du Corinthien.

— Eh bien ! ouvrons toujours, s’écrièrent les compagnons ; si ce sont des ennemis, ils trouveront à qui parler.

— Un instant ! dit le Dignitaire ; courons prendre nos cannes pour les recevoir ; on ne sait ce qui peut arriver.

Les coups cessèrent d’ébranler la porte ; mais des voix menaçantes s’élevèrent dehors. Elles chantaient un verset de la sauvage chanson du seizième siècle :


Tous ces Gavots infâmes
Iront dans les enfers
Brûler dedans les flammes
Comme des Lucifers.


Les compagnons s’étaient levés en tumulte. Quelques-uns voulaient défendre la porte, qu’on cherchait de nouveau à enfoncer, tandis que d’autres rassembleraient les armes. Mais avant qu’on eût eu le temps de se reconnaître, une fenêtre fut brisée, la porte vola en éclats, et les charpentiers se précipitèrent dans la salle avec des cris affreux. Il y eut alors une scène de fureur et de confusion impossible à retracer. Chacun s’armait de ce qui lui tombait sous la main. Aux terribles cannes ferrées des Dévorants et aux sabres des soldats de la garnison, dont plusieurs s’étaient laissé attirer dans les rangs des Drilles à la suite d’une orgie, les Gavots opposèrent des tronçons de bouteilles dont ils frappaient les assaillants au visage, des tables sous lesquelles ils les renversaient, des broches dont ils se servaient comme de lances, et dont l’un des plus vigoureux colla son adversaire à la muraille. Leur défense était légitime ; elle fut opiniâtre et meurtrière. Pierre Huguenin s’était d’abord jeté entre les combattants, espérant faire entendre sa voix et empêcher le carnage. Mais il fut repoussé violemment, et dut bientôt songer à défendre sa vie et celle de ses frères. La Savinienne s’élança sur l’escalier de sa chambre, et le gravit avec la force et la rapidité d’une panthère, emportant ses deux enfants dans ses bras. Elle les poussa dans le grenier, leur montrant avec énergie un dégagement par lequel ils pouvaient fuir vers la grange et se mettre en sûreté. Puis elle revint, et, pleine d’indignation, de courage et de désespoir, elle redescendit l’escalier et se jeta dans la mêlée, croyant que la vue d’une femme désarmerait la fureur des assaillants. Mais ils ne voyaient plus rien et frappaient au hasard. Elle reçut un coup qui, sans doute, ne lui était pas destiné, et tomba ensanglantée dans les bras du Corinthien. Jusque-là ce jeune homme, consterné, s’était battu mollement. C’était la première fois qu’il prenait part à ces horribles drames, et il en ressentait un tel dégoût qu’il semblait chercher à se faire tuer plus qu’à se défendre. Quand il vit la Savinienne blessée, il devint furieux ; et, comme le jeune Renaud du Tasse, il fit voir que, s’il avait la beauté d’une femme, il avait la force et l’intrépidité d’un héros. L’insensé qui avait répandu quelques gouttes du précieux sang de la Mère le paya de tout le sien. Il tomba la figure fendue et la tête fracassée, pour ne jamais se relever.

Ce terrible acte expiatoire tourna contre le Corinthien tous les efforts des Dévorants. Jusque-là il semblait qu’on plaignît ou qu’on méprisât sa jeunesse et qu’on eût voulu l’épargner ; mais quand on le vit se dresser, les yeux ardents et les bras ensanglantés, entre la Mère évanouie et le cadavre étendu à ses pieds, il y eut un hourra général, et vingt bras furent levés pour l’anéantir. Pierre n’eut que le temps de se mettre devant lui et de lui faire un rempart de son corps. Il reçut plusieurs blessures, et tous deux allaient certainement périr accablée sous le nombre, lorsque la garde, attirée par le bruit, pénétra dans la maison, et à grand’peine sépara les combattants. Pierre, malgré le sang qu’il perdait, conserva toute sa force et toute sa présence d’esprit. Il emporta la Savinienne dans sa chambre ; et, l’ayant déposée sur son lit, il força le Corinthien, qui l’avait suivi, à se réfugier dans la grange pour se soustraire aux arrestations auxquelles on était en train de procéder. Il le cacha dans la paille, ramena les enfants transis d’effroi auprès de leur mère, et redescendit dans la salle avec assez de prestesse pour faire évader encore quelques compagnons de son Devoir. Les plus acharnés au combat avaient été saisis ; on les emmenait en prison. D’autres s’étaient dispersés à temps, laissant leurs ennemis aux prises avec la garde. Pierre avait d’abord l’intention de se livrer de lui-même à la force publique, afin de rendre hautement témoignage de son innocence et de celle de ses amis. Mais quand il vit la maison pleine de soldats, de morts et de blessés, il songea à l’abandon où se trouverait la Savinienne dans cette crise déplorable, et il se tint à l’écart jusqu’à ce que la garde se fût retirée emportant les morts et emmenant les prisonniers des deux partis, les uns à l’hôpital, les autres à la prison. Il ordonna alors à la servante de laver au plus vite le sang dont la maison était inondée, et il courut chercher un médecin pour la Savinienne ; mais ses courses furent inutiles. Il y avait eu assez de blessés à secourir et à transporter pour occuper tous les gens de l’art qu’on avait pu trouver. Il revint fort alarmé ; mais il retrouva la Savinienne debout comme la femme forte de la Bible. Elle avait lavé et pansé elle-même sa blessure, qui n’était pas grave heureusement, et qui ne laissa qu’une légère cicatrice à son front large et pur. Elle avait rassuré et couché ses enfants, et elle aidait sa servante à rétablir dans la maison l’ordre, cette fin sérieuse et sacrée vers laquelle tendent sans relâche et sans distraction tous les soins et toutes les forces de la femme du peuple. Son cœur était cependant tourmenté par de cruelles tortures ; elle ignorait ce que le Corinthien était devenu et lesquels de ses amis avaient péri. Elle songeait aux châtiments sans pitié que la loi allait faire peser peut-être sur les innocents comme sur les coupables ; et, en proie à ces angoisses, pâle comme la mort, le cœur serré, la main tremblante, elle travaillait, au milieu de la nuit, à rassembler les débris épars de ses pénates violés, de ses foyers dévastée, sans verser une larme, sans proférer une plainte.

Quand elle vit rentrer Pierre Huguenin, elle n’eut pas le courage de l’interroger ; mais elle lui sourit avec une sublime expression de joie qui semblait accepter les plus grands malheurs, en échange du salut d’un ami tel que lui. Il la prit par la main, et courut avec elle à la grange où il avait caché et renfermé le Corinthien. Durant cette retraite forcée, le désolé jeune homme, en proie à mille anxiétés, avait d’abord tenté de rentrer à tout risque dans la maison, pour savoir le sort de ses compagnons et surtout celui de la Mère. Mais l’émotion et la fatigue lui avaient ôté la force d’enfoncer les portes que Pierre, redoutant son imprudence, avait barricadées sur lui. Il était si accablé qu’il faillit s’évanouir en revoyant sa maîtresse et son ami hors de danger. On visita et on pansa ses blessures, qui étaient assez graves. On lui fit, avec des matelas et des couvertures, un lit improvisé dans une chambre qu’on lui improvisa de même, en superposant des bottes de paille dans la charpente de la grange. Il était urgent de le cacher ; car il était un des plus compromis dans l’affaire, et Pierre ni la Savinienne n’étaient d’avis de s’en remettre à l’intégrité de la justice pour distinguer les provoqués des agresseurs.

Quand Pierre eut songé à tout et épuisé le reste de ses forces, il en resta encore à la Savinienne pour le soigner, Lui aussi était blessé et affaibli, et surtout brisé dans le fond de son âme. Que ne devait pas souffrir, en effet, cette organisation toujours portée vers l’idéal, et rejetée sans cesse dans la plus brutale réalité ! Quand il fut seul, il se sentit désespéré, et, se souvenant des coups qu’il avait été forcé de porter, voyant se dresser devant lui tous les spectres de l’insomnie et de la fièvre, il désira mourir, et tordit ses mains dans l’excès d’une horrible douleur. Le sommeil vint enfin à son secours, et il resta plongé dans un accablement presque léthargique depuis le jour naissant jusqu’à la nuit.

La Savinienne se reposa à peine deux ou trois heures. Elle partagea sa sollicitude, tout le reste du jour, entre sa fille, que la peur avait rendue malade aussi, le Corinthien et l’Ami-du-trait.

Le Dignitaire et ceux des compagnons qui avaient su s’échapper à temps de la scène du combat, vinrent la voir et la rassurer. Plusieurs des blessés étaient hors de danger ; on lui cacha, tant qu’on put, l’agonie et la mort de quelques autres. Mais on craignait l’effet des poursuites judiciaires. On avait déjà fait sauver un compagnon qui, comme Amaury, avait donné la mort à un de ses ennemis, et on conseilla à Pierre de fuir aussi avec le Corinthien. Dès que ce dernier put marcher, c’est-à-dire la nuit suivante, Pierre le conduisit à la cabane du Vaudois, en attendant qu’il pût prendre la diligence et se rendre à Villepreux. Le bon charpentier le cacha dans sa soupente, et lui prodigua tous les soins de l’amitié. Il était devenu médecin lui-même, à ce qu’il prétendait, à force d’avoir eu affaire à des médecins. Il se mit en devoir de le médicamenter ; et Pierre, tranquillisé sur son compte, retourna à Blois, décidé à ne point abandonner ses frères captifs tant que ses démarches et son témoignage pourraient servir à leur justification et à leur délivrance.

Il revenait, aux premières lueurs du matin, le long des rives verdoyantes de la Loire, en proie à une grande tristesse, à un dégoût profond. Cette fatale nécessité de soutenir une guerre de parti acharnée contre des hommes du peuple, contre ces enfants du travail et de la pauvreté qu’il considérait pieusement comme ses frères, et qu’il eût voulu, au prix de sa vie, réconcilier et réunir en une seule famille, était pour lui un remords devant Dieu, un supplice, une honte vis-à-vis de lui-même. Et pourtant, que faire ? Avait-il à se reprocher d’avoir négligé quelque chose pour maintenir la paix ? Ne s’était-il pas livré au blâme de ses propres compagnons, en voulant leur prouver que les Dévorants étaient des hommes semblables à eux ! Et voilà que ces Dévorants avaient eu un nouvel accès de fureur, et que les Gavots, persécutés pour leur foi, étaient rejetés pour longtemps sans doute dans un fanatisme devenu nécessaire à la conservation de leur indépendance, dans une haine presque légitime après de tels outrages !

Pierre n’était pas assez avancé (quoiqu’il le fût peut-être plus que les esprits les plus forts de cette époque) pour faire une distinction nette entre le principe et le fait. C’est une notion encore bien nouvelle pour nous, et dont l’habitude s’insinue difficilement dans nos esprits inquiets et troublés, que cette acceptation courageuse des faits, et cette foi persévérante aux principes, qui nous aide à vivre dans la pensée d’un avenir meilleur. On nous a si longtemps élevés dans la coutume de juger ce qui se doit par ce qui se fait, et ce qui se peut parce qui est, qu’à tout instant nous tombons dans le découragement en voyant le présent donner tant de démentis à nos espérances. C’est que nous ne comprenons pas encore suffisamment les lois de la vie dans l’humanité. Nous devrions étudier la société comme nous observons l’homme, dans son développement physiologique et moral. Ainsi les cris, les pleurs, l’absence de raison, les instincts sans mesure, la haine du frein et de la règle, tout ce qui caractérise l’enfance et l’adolescence de l’homme, ne sont-ce pas là autant de crises pénibles, mais inévitables, mais nécessaires à la floraison et à la maturité de ce germe qui grandit dans la souffrance comme tout ce qui s’enfante au sein de l’univers ? Pourquoi n’appliquerions-nous pas cette idée à l’humanité ? Pourquoi le présent nous ferait-il renoncer à notre idéal ? Pourquoi, puisque nous assistons à la manifestation de l’idée dans le monde, n’accepterions-nous pas ses défaillances, comme les savants observent sans effroi celles de la lumière dans les astres impérissables ? Mais enfants nous-mêmes, et ignorants que nous sommes, nous croyons souvent que l’enfant va périr parce qu’il se fait homme, que les soleils vont s’éteindre parce que leurs foyers se couvrent de nuages !

Si Pierre Huguenin avait pu se rendre bien compte du passé et de l’avenir du peuple, il ne se fût pas tant effrayé du présent où il le voyait engagé. Il se serait dit que le principe de fraternité et d’égalité, toujours en travail dans l’âme des opprimés, subissait en ce moment-là une crise nécessaire ; et que le compagnonnage, qui est une des formes essayées par l’instinct fraternel, devait alors sa conservation a ces luttes, à ces combats, à ce sang versé, à cet orgueil en délire. Dans un temps où l’esprit des classes éclairées n’avait pas encore songé à la plus importante des vérités, à la plus nécessaire des initiations, c’était la Providence qui conservait dans le peuple cet esprit d’association mystique et d’enthousiasme républicain, à travers les vanités de famille, les jalousies de métier, les préjugés de secte, et le brutal héroïsme de l’esprit de corps.

Le prolétaire philosophe se débattait en vain dans ce problème obscur de la notion du bien et du mal ; distinction fictive dans l’ordre abstrait, en présence de l’idée éternelle ; vraie seulement dans l’ordre des choses créées dans la manifestation temporaire. Il se laissait donc abattre sous les revers passagers ; et, dans son besoin de vérité et de justice, il se laissait aller à l’impiété de rougir de ses frères. Il était tout près de les haïr, de les abandonner, de porter ailleurs sa foi, son amour et son zèle. Mais à qui les consacrer désormais ? Infortuné, se disait-il à lui-même, qui voudrait de toi, flétri comme te voilà par la misère, enchaîné par l’esclavage du travail ? Ces classes éclairées, polies, vers lesquelles te portent souvent une secrète séduction et des rêves dangereux, pourrais-tu comprendre seulement leur langage, et pourraient-elles se faire à la rudesse du tien ? Sans doute, parmi cette jeunesse qui s’instruit aux écoles, ces industriels puissants et fiers qui luttent contre la noblesse et le clergé, ces braves militaires qui, dit-on, conspirent de toutes parts contre la tyrannie, il y a des volontés généreuses, des principes purs, des sentiments démocratiques ; et tandis que nous autres, malheureux aveugles, nous épuisons notre énergie dans des luttes criminelles contre notre propre race, ces agitateurs éclairés travaillent pour nous, conspirent pour nous, montent pour nous à l’échafaud ! Oui, c’est pour nous, c’est pour le peuple, c’est pour la liberté que meurent les Borie, les Berton, et tant d’autres dont le sang a naguère coulé sans que le peuple l’ait compris, sans que le peuple s’en soit ému ! Oh ! oui, ce sont là des héros, des martyrs ; et nous, peuple ingrat et stupide, nous n’avons pas arraché ces victimes à la main du bourreau, nous n’avons pas brisé les portes de leurs prisons, nous n’avons pas renversé leurs échafauds ! Mais où donc étions-nous, et que faisons-nous aujourd’hui que nous ne songeons point à les venger ?

— Je vous demande pardon d’avoir troublé votre rêverie, dit en ce moment une voix inconnue à l’oreille de Pierre Huguenin. Mais il y a longtemps que je vous cherche, et il faut que je rompe la glace d’un seul coup, car le temps est précieux ; j’espère qu’il nous en faudra peu pour nous entendre.

Pierre, surpris de cet étrange préambule, regarda de la tête aux pieds la personne qui lui parlait ainsi. C’était un tout jeune homme, fort bien mis et d’une figure assez agréable. Il y avait dans sa manière d’être un mélange de bonhomie et de rudesse qui plaisait au premier abord. Il avait ou il affectait quelque chose de l’allure militaire sous son habit bourgeois ; sa parole était rapide, brève, décidée, et son demi-grasseyement annonçait un Parisien.

— Monsieur, répondit Pierre après l’avoir bien examiné, je crois que vous me prenez pour un autre ; car je n’ai pas du tout l’honneur de vous connaître.

— Eh bien ! moi, je vous connais, répliqua l’étranger, et je vous connais si bien que je lis à cette heure dans votre pensée, comme je vois le fond de cette eau limpide qui coule à nos pieds. Vous êtes soucieux, préoccupé au point que je vous suis pas à pas depuis un quart d’heure sans que vous m’ayez remarqué. Vous êtes en proie à un chagrin profond ; car votre visage en porte l’empreinte malgré vous. Voulez-vous que je vous dise à quoi vous songez ?

— Vous me feriez plaisir, dit en souriant Pierre, qui commençait à prendre ce jeune homme pour un fou.

— Pierre Huguenin, reprit l’étranger avec une assurance qui fit tressaillir notre héros, vous pensiez à l’inutilité de vos efforts, à l’endurcissement des cœurs sur lesquels vous voulez agir, à la force des obstacles qui paralysent votre énergie, votre zèle et vos grandes intentions.

Pierre fut si frappé de voir devant lui un homme qui semblait sortir de terre et refléter comme un miroir ses plus secrètes pensées, qu’il faillit croire à une apparition surnaturelle, et qu’il n’eut pas la force de répondre un seul mot, tant il se sentit troublé, presque effrayé de ce qu’il entendait.

— Mon pauvre Pierre, répondit l’étranger, vous avez raison d’être accablé et dégoûté du métier que vous faites de parler à des sourds, et d’agiter le flambeau de la vérité devant des aveugles. Vous ne tirerez jamais rien de ces âmes ineptes ; vous ne réformerez pas ces mœurs féroces. Vous êtes un homme supérieur, et pourtant vous ne ferez pas un tel miracle. Il n’y a rien à espérer de vos Compagnons.

— Qu’en savez-vous, vous qui me parlez avec tant d’assurance de ce que vous présumez et ne savez pas ? Connaissez-vous les ouvriers pour vous prononcer ainsi contre eux ? Êtes-vous des nôtres ? Portez-vous la même livrée que nous ?

— J’en porte une plus belle, repartit l’étranger ; c’est celle de serviteur de l’humanité.

— Vous devez être un serviteur très-occupé, dit Pierre en secouant la tête avec un peu de dédain ; car sa nouvelle connaissance commençait à lui inspirer plus de méfiance que de sympathie.

L’étranger, poursuivant son cours de divination, lui dit avec un sourire bienveillant : — Cher maître Huguenin, dans ce moment-ci vous vous demandez si je ne suis point un homme de la police, un agent provocateur.

Interdit de ce nouveau prodige, Pierre se mordit les lèvres. — Si j’ai cette pensée, répondit-il, n’êtes-vous pas tout préparé à en subir les conséquences, vous qui m’abordez d’une façon si étrange, vous que je ne connais pas ?…

— Pourquoi, reprit l’étranger, voulez-vous qu’une action aussi simple que celle de vous aborder sur un chemin cache des motifs mystérieux ? Êtes-vous donc de ces hommes qui tremblent au seul mot de conspiration, et qui prennent leur ombre pour un gendarme ?

— Je n’ai sujet de rien craindre, et je n’ai pas le caractère craintif, répondit Pierre.

— Mettez-vous donc à l’aise avec moi, reprit l’étranger, car vous voyez en moi un homme qui voyage pour étudier et connaître les hommes. Pénétré d’un ardent amour de l’humanité, j’étends à toutes les classes de la société l’ardeur de mes investigations ; et, dans toutes, je recherche les âmes nobles, les esprits éclairés. Quand je les rencontre sur mon chemin, j’éprouve donc le besoin de fraterniser avec elles.

— Ainsi, dit Pierre en souriant, vous exercez la profession de philanthrope ! Mais si vous procédez seulement comme vous venez de le dire, ce n’est pas une profession aussi utile que je la concevais ; car si vous ne recherchez que l’élite des hommes, ces gens-là n’ayant pas besoin d’être réformés, il en résulte qu’en les fréquentant sur votre passage vous voyagez absolument pour votre plaisir. À votre place, je croirais mieux employer mon temps en recherchant les hommes égarés, les esprits incultes, afin de les redresser ou de les instruire.

— Je vois que vous méritez votre réputation, reprit l’étranger en riant à son tour ; vous êtes un homme de raisonnement et de logique, et avec vous il faut prendre garde à tout ce qu’on dit.

— Oh ! ne croyez pas, dit Pierre avec douceur, que j’aie la prétention de discuter avec vous ; non, non, monsieur : quand j’interroge, c’est pour m’instruire.

— Eh bien, mon ami, sachez que je répands ma sollicitude sur tous les hommes. À ceux-ci le respect, à ceux-là la compassion ; à tous le dévouement et la fraternité. Mais ne vous semble-t-il pas que, dans le temps où nous vivons, ayant à lutter contre la tyrannie et la corruption qu’elle entraîne, contre l’esprit prêtre et le fanatisme qu’il excite, le plus pressé est de rassembler les capacités et de s’entendre avec elles pour préparer l’œuvre du libéralisme ?

— Je ne présume pas, dit Pierre en souriant, que vous veniez à moi pour cela. J’ai tout à apprendre, rien à enseigner.

— Je vais vous prouver que vous pouvez être très-favorable à mes vues régénératrices. Vous connaissez l’élément populaire au sein duquel vous vivez, tout en vous en détachant par votre supériorité intellectuelle. Vous pouvez me donner de bonnes idées, sur les moyens de répandre la lumière et de propager les saines doctrines politiques sur ce terrain-là.

— Ce sont là des questions que je voudrais vous adresser. Est-il possible que vous attendiez après moi pour entamer une mission si vaste et si difficile ? Oh ! vous voulez me railler ! Vous savez bien qu’un pauvre ouvrier ne peut vous ouvrir aucun chemin vers ce but immense, et que tout au plus il y marcherait en tremblant à la suite des gens éclairés qui voudraient le guider.

— Je commence à voir que, malgré votre excessive modestie, nous nous entendons assez bien. Je parlerai donc plus clairement. Si vous voulez vous associer au grand œuvre de la délivrance physique et morale des peuples, des hommes sympathiques vous tendront les bras ; et, au lieu de vous laisser dans le rang obscur où vous semblez vous retrancher, on facilitera le noble essor, on trouvera le haut emploi de vos énergiques facultés. Durant le peu de jours que je viens de passer à Blois, j’ai assez bien employé mon temps. Je connais déjà tout ce qu’on peut attendre de vous. J’ai noué autour de vous des relations que vous connaîtrez bientôt ; je vous ai déjà vu, déjà observé. Je sais que vous joignez à un courage intrépide un esprit de conciliation qui malheureusement doit échouer dans les luttes obscures où vous êtes engagé, mais qui rendra d’immenses services à la patrie, quand vous serez entré dans une voie plus large, plus féconde et plus digne de vous. Je ne veux pas vous en dire davantage maintenant. Vous ne pourriez pas m’accorder l’entière confiance à laquelle je prétends et que je saurai conquérir bientôt. D’ailleurs nous voici dans la ville, et il est très-important pour moi de n’être pas vu avec vous. Je ne vous recommande qu’une chose : c’est de vous informer de moi auprès des personnes dont voici le nom, et de vouloir bien vous trouver au rendez-vous indiqué sur cette carte. Elle vous servira de laissez-passer. Vous y viendrez avec certaines précautions que l’on vous indiquera, et vous serez libre de nous amener ceux de vos amis dont vous pouvez répondre comme de vous-même. Adieu, et au revoir.

L’étranger serra vivement la main de l’ouvrier, et s’éloigna d’un pas rapide.