Le Déséquilibre du monde/Livre VII. Les alliances et les guerres

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Livre VI. Comment se réforme la mentalité d’un peuple Le déséquilibre du monde


Chapitre I. La valeur des alliances[modifier]

Parmi les hommes d’État ayant joué un rôle dans les événements contemporains, l’Histoire citera certainement le nom de M. Isvolsky, ambassadeur de Russie à Paris au moment de la guerre.

Avant d’être ambassadeur en France, il fut ministre des affaires étrangères et occupa des postes diplomatiques importants dans diverses capitales de l’Europe.

L’éminent homme d’État était un esprit très fin, très cultivé, connaissant admirablement l’art difficile de comprendre les hommes et de les manier. Il se trompa sans doute quelquefois ; mais l’Histoire ne cite guère de diplomates ne s’étant jamais trompés.

J’avais l’honneur de le compter parmi mes lecteurs assidus. Il entreprit même pendant son séjour à Paris, comme ambassadeur, la traduction russe de mon petit volume : Aphorismes du Temps Présent.

J’eus l’occasion, un jour, de lui proposer l’addition d’un aphorisme constatant qu’une alliance entre peuples s’évanouit dès que les intérêts de ces peuples viennent à diverger.

— N’écrivez pas cela, me dit l’ambassadeur avec un sourire ironique. C’est une vérité tellement confirmée par l’histoire qu’il serait vraiment inutile de la rappeler.


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La guerre et aussi la paix ont amplement justifié la judicieuse réflexion de l’illustre diplomate.

On le vit, notamment, quand l’Italie et la Roumanie, d’abord alliées à l’Allemagne, se tournèrent contre elle, le jour précis où leurs intérêts différèrent des intérêts germaniques.

On put constater encore la faible valeur des alliances lorsque nous fûmes abandonnés par la Russie, puis quand l’Autriche essaya vers la fin de la guerre, de se séparer de l’Allemagne.

L’action des intérêts qui amène la rupture des alliances se manifeste également dans leur genèse. Les États-Unis en fournirent un remarquable exemple lorsque sentant grandir les menaces de l’Allemagne ils sortirent de leur neutralité, bien que n’étant liés par aucun traité, pour nous aider à terminer la guerre.

Les journaux français faisaient preuve d’une naïveté un peu excessive quand ils répétaient sans trêve, durant la guerre, que l’Angleterre et l’Amérique s’étaient jointes à la France pour défendre la cause du droit et de la justice. Elles défendaient simplement leurs intérêts menacés. « C’est pour nous-mêmes, écrivait le Times, que nous avons tiré l’épée, afin de demeurer les maîtres de la mer et du commerce du monde. »

L’Allemagne abattue, il fallait empêcher la France de prédominer, et c’est pourquoi les gouvernants britanniques s’opposèrent, avec une énergie côtoyant la violence, à ce que les anciennes frontières du Rhin nous fussent rendues. Avec la même énergie, ils empêchèrent la formation de l’État tampon de Rhénanie qui eût rendu l’Allemagne moins dangereuse pour ses voisins.

Mêmes observations au sujet de l’Amérique, entrée en guerre, assuraient nos hommes d’État et nos journalistes, pour défendre le droit et la liberté.

Le 11 mars 1921, l’ambassadeur des États-Unis à Londres faisait justice de ces naïvetés quand il disait :

« Nombreux sont ceux qui demeurent convaincus que nous avons envoyé nos jeunes soldats au delà de l’Océan pour sauver la Grande-Bretagne, la France et l’Italie. Ce n’est pas vrai. Nous les avons envoyés uniquement pour sauver les États-Unis d’Amérique. »

Ces constatations diverses aboutissent toutes à montrer l’évidence de ce principe qu’une alliance est une association provisoire d’intérêts semblables ne survivant pas à leur divergence.


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Quand les ambitions ou les intérêts sont très forts, ils peuvent créer des alliances entre peuples n’ayant aucune sympathie les uns pour les autres. L’empereur Guillaume II rêva longtemps de s’allier avec la France qu’il aimait peu contre l’Angleterre qu’il aimait moins encore. On le sait notamment par la révélation d’une de ses conversations avec le roi Léopold de Belgique, publiée par le baron Van der Elst, ancien secrétaire général du ministre des affaires étrangères belge.


« Depuis de longues années, lui dit Guillaume, j’ai employé tous les moyens pour me rapprocher de la France et chaque fois que je lui ai amicalement tendu la main, elle a repoussé mes avances avec dédain. Tous mes projets se heurtent à l’opposition systématique du gouvernement et sont violemment combattus par la presse française qui les dénature et en prend prétexte pour m’injurier. J’avais rêvé d’une réconciliation avec la France. J’aurais voulu former avec elle, dans l’intérêt général, un bloc continental assez fort pour mettre un frein aux ambitions de l’Angleterre qui cherche à confisquer le monde à son profit. Et, au contraire, je vois la France prêcher la haine, la revanche, et préparer la guerre dans le dessein de nous anéantir. »


L’Angleterre qui commençait à fort redouter l’Allemagne, rivale grandissante, aurait bien volontiers traité avec elle, mais ses avances eurent peu de succès. L’Allemagne se croyait, d’ailleurs, très sûre de la neutralité britannique au début de la guerre.

On a souvent affirmé que si, en 1914, l’Angleterre avait déclaré immédiatement ses intentions, l’Allemagne n’aurait probablement pas déchaîné le conflit. Ce retard fut une des conséquences nécessaires de la politique traditionnelle anglaise. L’intérêt de se joindre à la France n’exista pour elle que quand l’Allemagne, contrairement à l’espérance des hommes d’État anglais, viola la neutralité belge et menaça Anvers.

Tous ces exemples, mettant en évidence les bases psychologiques d’une alliance, permettent de pressentir le sens réel de ce mot.

Avec l’évolution actuelle du monde et la mobilité des intérêts économiques, les alliances entre peuples ne représentent que l’association momentanée d’intérêts semblables et ne survivent pas à la disparition de cette communauté d’intérêts.


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Il ne faut pas oublier du reste, quand on parle d’alliances que, sauf dans les relations commerciales qui imposent l’honnêteté, sous peine de ne pouvoir se continuer, il n’existe aucune trace de moralité politique internationale. Les termes de droit et de justice constituent alors des expressions totalement dépourvues d’efficacité et qui n’ont jamais influencé la conduite.

L’histoire se compose surtout du récit des conquêtes effectuées par les peuples forts sur les peuples faibles, sans qu’il soit question d’aucun droit. Les chroniqueurs réservent d’ailleurs leur admiration aux conquérants que les idées de droit et de justice préoccupèrent fort peu. Frédéric II de Prusse fut qualifié de grand en raison surtout de la façon dont il dépouilla ses voisins de provinces sur lesquelles il n’avait aucun droit.

Il en fut de même dans tous les pays. Un discours prononcé à Dunkerque, par M. Poincaré, rappelle que quand cette ville parut devenir une concurrente dangereuse pour le commerce anglais, le gouvernement britannique essaya de la faire incendier par surprise. À deux reprises, en 1694 et 1695, il envoya une flotte de frégates et de brûlots pour tenter l’opération. Jean-Bart réussit à l’empêcher mais, plus tard, les Anglais parvinrent à raser les fortifications de la Vule et détruire Son port.

Alors, comme aujourd’hui, comme demain et comme plus tard encore, la seule loi morale régissant les relations entre peuples, reste celle du plus fort.


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Inutiles souvent, les traités d’alliance peuvent en outre devenir dangereux. Les querelles de l’Autriche avec la Serbie nous étaient profondément indifférentes. Seul notre traité avec la Russie nous entraîna dans une guerre effroyable. L’alliance franco-russe nous coûta 1.500.000 hommes, la ruine de plusieurs départements et un nombre immense de milliards.

Quand les intérêts d’un peuple sont évidents, nul besoin d’un traité d’alliance pour lui faire prendre parti dans le conflit. Les pays qui nous aidèrent le plus pendant la guerre, c’est-à-dire l’Angleterre et l’Amérique, furent justement ceux auxquels aucun pacte ne nous liait.


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Nous ne conclurons pas de ce qui précède que les alliances soient toujours inutiles. Elles peuvent avoir un effet moral précieux pour prévenir l’attaque d’un peuple fort contre un peuple faible. Comme nous le rappelions plus haut, si l’Allemagne avait supposé que l’Angleterre s’unirait à la France, elle n’eût sans doute pas déclenché la guerre. Un traité d’alliance bien net avec l’Angleterre, au lieu de promesses vagues, aurait donc probablement empêché la formidable conflagration.

De même pour le traité projeté au moment de la paix, entre la France, l’Angleterre et l’Amérique. Il eût été fort utile pour paralyser en Allemagne les projets de revanche.

Aucun peuple n’est assez fort actuellement pour vivre sans alliances morales, les seules possibles aujourd’hui parce que les autres sont sans efficacité comme nous l’avons montré. Avec qui la France doit-elle s’allier ?

C’est là un problème analogue à ceux posés par le sphinx de la légende antique et qu’il fallait résoudre sous peine de périr. De lui notre avenir dépend.

L’alliance avec les États-Unis, la plus désirable peut-être, a été repoussée par le Sénat américain. Depuis la fin de la guerre, les intérêts de l’Amérique ayant changé, ses idées ont également changé.

Un sentiment visiblement anti-européen conduisit au pouvoir le Président Harding et la propagande pro-allemande amena les États-Unis, qui d’abord n’y songeaient guère, à réclamer les sommes prêtées aux Alliés pendant la lutte commune.

Les journaux américains insinuent maintenant que si les États-Unis supportent de lourds impôts, c’est que leurs débiteurs alliés ne veulent pas les rembourser, ce qu’ils pourraient faire facilement en ne consacrant pas tout leur argent à des armements.

Le peuple américain est de plus en plus persuadé que ce sont les armements de la France qui empêchent le désarmement général. On entrevoit le moyen de pression politique que le gouvernement de Washington pourra exercer sur les gouvernements européens.

Il est possible que les États-Unis prétendent imposer des réductions d’armements à certaines nations européennes. L’Allemagne y compte fortement.

Cette nouvelle orientation de l’Amérique montre, une fois encore, combien est grande aujourd’hui la fragilité des alliances, Elle montre surtout qu’il ne faut plus espérer une alliance avec l’Amérique.


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Des alliances avec les puissances de second ou de troisième ordre : Tchéco-Slovaquie, Pologne, etc., sont peu souhaitables. Nous aurions beaucoup à donner et très peu à recevoir. On a vu déjà, par la demi-alliance polonaise, à quelles guerres contre la Russie soviétique nous faillîmes être entraînés.

Avec l’Italie une alliance serait bien incertaine. Divers journaux italiens n’ont pas hésité à réclamer la Corse, Nice, la Tunisie ou annoncer, comme le Giornale d’Italia, que l’Italie pourrait bien passer dans le camp allemand où elle était déjà avant la guerre.

Compter, à défaut d’alliance, sur l’illusoire protection de la Société des Nations, sur l’internationalisme socialiste ou sur les imbéciles discours des pacifistes serait fort imprudent. Les illusions de jadis ne sont plus permises aujourd’hui. Elles nous ont conduits jusqu’au bord de l’abîme où nous faillîmes sombrer.

Seuls en Europe, sans pouvoir espérer l’aide d’une Amérique lointaine, peu soucieuse de renouveler sa gigantesque entreprise, nous serions bien faibles.

L’Angleterre demeure actuellement la seule nation avec laquelle la France aurait un intérêt certain à contracter une alliance en raison de son effet moral.


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Pour rechercher les bases possibles d’une telle alliance il faut d’abord tenir compte des principes politiques traditionnels de l’Angleterre, puis de son état présent.

Les hommes d’État dirigeant les peuples stabilisés par un long passé se trouvent gouvernés eux-mêmes par un petit nombre de principes héréditaires, à travers les vicissitudes qui les enveloppent. Certains de ces principes sont, d’ailleurs, si fixes que des gouvernants issus de partis politiques opposés, les appliquent dès qu’ils arrivent au pouvoir.

L’Angleterre est la plus stabilisée des nations actuelles et c’est pourquoi sa politique reste invariable à travers le temps. Depuis l’époque de l’invincible Armada jusqu’à celle de Napoléon, l’empire britannique s’est toujours dressé contre toute puissance européenne qui paraissait grandir. La France semblant devenir trop forte en 1870, l’Angleterre applaudit au succès de l’Allemagne. En 1914, l’Allemagne se montrant trop puissante à son tour la Grande-Bretagne se mit à nos côtés.


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Hallucinés par la crainte de perdre une alliance tenue pour nécessaire, nos gouvernants cédèrent depuis les débuts de la paix à toutes les exigences de l’Angleterre et facilitèrent ainsi l’établissement de son hégémonie en Europe.

Si la Grande-Bretagne n’avait pas besoin de la France, il serait fort inutile de rien lui demander. La mentalité de ses hommes d’État ne leur permet de donner quelque chose que sous la pression d’impérieuses nécessités.

Aujourd’hui, elle prend de tous côtés, entrave ses anciens alliés et semble médiocrement soucieuse de s’engager dans une nouvelle alliance.

Si elle persistait dans cette ligne de conduite, quelles en seront les conséquences ?

Supposons qu’à une époque connue seulement du destin mais inévitable, la tenace Allemagne, émergée de l’abîme, se croie assez forte pour prendre sa revanche et attaquer la France isolée. Que deviendrait l’Angleterre si nous étions vaincus ?

Sa destinée ne serait pas douteuse. Anvers et Calais tombés aux mains des Allemands, l’Angleterre perdrait immédiatement sa domination sur les mers. Facilement envahie elle deviendrait bientôt une simple colonie germanique.

L’alliance avec l’Allemagne, dont nous a plusieurs fois menacés M. Lloyd George, ne sauverait pas l’Angleterre d’un tel sort. L’Allemagne se retournerait vite contre son alliée d’un jour dès que la France serait vaincue, ne fût-ce que pour reprendre ses colonies.

Donc, sans faire intervenir d’autre facteur que l’intérêt, l’Empire britannique doit fatalement se résigner à contracter avec la France une alliance précise, dégagée de réticences afin d’ôter à l’Allemagne l’idée de recommencer la guerre.


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Une alliance avec l’Angleterre ne représente pas du tout une protection à solliciter, mais une affaire à discuter. Nos diplomates gagneraient à la traiter en commerçants se proposant un échange de valeurs égales. La fermeté courtoise devra remplacer la résignation craintive dont ils firent preuve pendant et depuis les négociations de la paix. Alors, malheureusement, nous avions contre nous l’idéalisme obscur du tout-puissant président Wilson et le réalisme nullement obscur du premier ministre anglais, préoccupé surtout d’agrandir l’empire britannique et de laisser la France assez faible pour qu’elle se sentît toujours sous la dépendance anglaise.

Il est évident qu’une alliance avec l’Angleterre ne doit pas hypothéquer trop lourdement l’avenir et nous lancer dans des guerres lointaines. Si elle accentuait une alliance avec le Japon et si ce dernier entrait en conflit avec les États-Unis, nous pourrions être engagés dans une nouvelle lutte plus funeste encore que celle dont nous sommes sortis. Il ne faut pas oublier, je l’ai rappelé plus haut, que notre alliance avec la Russie nous conduisit au formidable confit qui vient de ravager le monde. On ne doit pas oublier non plus que notre demi-alliance actuelle avec l’Angleterre faillit nous entraîner dans une guerre avec la Turquie.

Un traité d’alliance franco-anglais devrait donc spécifier nettement les buts et les limites réciproques des engagements souscrits. Son principal but serait d’empêcher une nouvelle conflagration européenne qui marquerait sûrement la fin de nos civilisations.

Ces réalités de l’heure présente dominent les vaines subtilités diplomatiques et les bavardages pacifistes. Plus que jamais, gouverner, c’est prévoir. L’imprévoyance nous a coûté quatre ans de guerre et la ruine de riches provinces. On ne recommence pas impunément une pareille aventure.


Chapitre II. Les luttes pour l’hégémonie et pour l’existence[modifier]

§ 1. – La lutte de l’Angleterre pour l’hégémonie[modifier]

Tous les grands peuples de l’Histoire ont visé à l’hégémonie.

Ce besoin est aussi intense aujourd’hui qu’aux époques de César et de Charles-Quint, mais il ne s’avoue plus. Les hommes d’État qui président à la destinée des peuples s’en prétendent affranchis.

Dans un de ses discours, le plus impérialiste des ministres de la Grande-Bretagne souhaitait « la création d’une fédération des peuples destinée à empêcher que l’ambition et la cupidité ne plongent jamais plus l’univers dans ce chaos de misère qui s’appelle la guerre ».

Bien que le sens des mots soit facilement transformé par les diplomates, il serait cependant vraiment difficile à ce ministre d’attribuer à des motifs autres que ceux qu’il critique, c’est-à-dire « l’ambition et la cupidité », les incessants agrandissements territoriaux de l’Angleterre depuis les débuts de la paix.

Cette discordance complète entre la conduite des hommes d’État et leurs discours résulte de causes psychologiques profondes. Les discours se réfèrent à un idéal individuel théorique plus ou moins lointain et non réalisable encore, alors que la conduite reflète uniquement les aspirations héréditaires du peuple que les gouvernants dirigent. Un homme d’État n’a d’influence qu’à la condition de rester le miroir des aspirations de sa race. Il pourra prêcher la fraternité et la solidarité, mais orientera sa politique d’après des principes totalement différents.

L’Angleterre étant une nation ayant toujours visé à s’agrandir, rien ne permet de supposer que sa mentalité traditionnelle collective ait changé.

La distinction que je viens de formuler entre les discours issus de l’âme consciente individuelle et la conduite dictée par l’âme inconsciente de la race domine la vie politique des peuples. Elle la domine surtout depuis les origines de la récente guerre.

Ne nous étonnons donc pas trop qu’après avoir cent fois répété dans leurs discours, durant le conflit, qu’ils luttaient contre le militarisme et le besoin d’hégémonie, les hommes d’État anglais aient agi d’une façon absolument contraire aux principes solennellement proclamés dès le lendemain de la paix, en essayant de substituer l’hégémonie anglaise à celle de l’Allemagne ;


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Jamais peuple ne manifesta un aussi violent désir de conquêtes. Après s’être approprié la flotte et les colonies allemandes, l’Angleterre proclama son protectorat sur l’Égypte, la Mésopotamie et la Perse, puis essaya de s’emparer de Constantinople et d’une partie de la Turquie par l’intermédiaire des Grecs.

Avec les divers pays qu’il s’est annexés : Mésopotamie, Palestine, Égypte, Afrique allemande, Cameroun, Togo, îles de la Sonde, etc., l’Empire mondial britannique étendu de l’Égypte au Cap et à l’Inde, comprend une grande portion de l’Asie et de l’Afrique, et couvre plus du quart de la surface de la terre.

Sa situation peut se résumer dans cette phrase prononcée par lord Curzon à la Chambre des Communes : « L’Angleterre, dans cette guerre, a tout gagné et même plus qu’elle ne s’était proposé. »

Jamais, en effet, la Grande-Bretagne n’avait rêvé une aussi prodigieuse puissance. Quelques semaines lui ont suffi pour s’adjuger tous les bénéfices de la lutte mondiale.


« L’Angleterre, écrit le savant historien Ferrero, fut saisie d’une sorte de délire de domination mondiale qui, après les ambitions allemandes, menace à son tour d’entraîner l’univers à sa perte… L’Angleterre est retombée dans l’erreur qui a causé la chute de Napoléon d’abord, et de l’Allemagne ensuite. Elle a cru que l’intérêt d’un seul peuple pouvait être la loi de l’univers. Elle tente d’improviser sur les ruines de la moitié de l’Asie une parodie coloniale de l’empire napoléonien ou de celui que les Allemands avaient essayé de fonder, mais avec une préparation bien plus solide. »


La volonté de l’Angleterre d’établir son hégémonie sur le monde ne se manifesta pas seulement par des conquêtes territoriales, mais aussi par ses impérieuses façons d’agir à l’égard de ses alliés.

Au moment où les bolchevistes étaient aux portes de Varsovie, elle n’hésita pas à barrer à Dantzig la seule route permettant à la France d’envoyer facilement des munitions aux Polonais chargés d’arrêter l’invasion. Elle nous obligea, par les hostilités des protégés anglais placés sur nos frontières, à dépenser beaucoup d’hommes et de millions en Syrie et ne cessa pendant quatre ans de s’opposer à nos réclamations de paiement.


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L’établissement de l’hégémonie britannique représente donc un des résultats principaux, quoique très imprévus, de la guerre mondiale.

Cette hégémonie a peu coûté à l’Angleterre. Sa situation financière est restée si prospère, que le budget de ses recettes dépasse maintenant celui de ses dépenses.

L’Europe ne s’est donc battue quatre ans contre l’hégémonie allemande que pour tomber sous l’hégémonie anglaise. Rien ne permet d’espérer que la seconde soit moins dure que la première.

On reprochait jadis à l’Allemagne d’essayer de justifier ses désirs d’hégémonie en affirmant avoir reçu du ciel la mission de civiliser le monde. Dans un discours prononcé à Sheffield, M. Lloyd George assurait à son tour que « la Providence a donné à la race anglaise la mission de civiliser une partie de l’univers. »

Il est regrettable que le célèbre ministre n’ait pas révélé par quelles voies mystérieuses il avait appris que Dieu accordait à l’Angleterre la mission d’abord attribuée à l’Allemagne.

Actuellement, les peuples suivent une marche absolument contraire aux idées formulées pendant les conférences de la paix. Nous voyons naître, en effet, dans les diverses parties du monde, deux ou trois centres d’hégémonie dont la formation et l’évolution semblent régies par la loi psychologique suivante :

Toute nation qui grandit tend à l’hégémonie, puis à la destruction des États rivaux dès qu’elle est devenue la plus forte.

En réalité, la principale cause de la dernière guerre fut une rivalité entre l’Allemagne et l’Angleterre pour la conquête de l’hégémonie en Europe. C’était avec l’Angleterre et non avec la France que l’empereur d’Allemagne rêvait la guerre.


Un peuple qui vise à la domination de l’univers voit bientôt se dresser contre lui des peuples aspirant, eux aussi, à l’hégémonie. On le voit de plus en plus aujourd’hui. Parallèlement à l’impérialisme anglais, croit très vite l’impérialisme des États-Unis qui rêvent déjà l’hégémonie sur l’Asie malgré l’opposition certaine de l’Angleterre et du Japon.

Aussi se hâtent-ils de constituer une flotte de guerre destinée à tenir tête au Japon qui, après avoir pris à la Chine le Chantoung, avec ses 30 millions d’habitants, cherche également à étendre sa domination sur la Sibérie orientale, la Mongolie, la Chine du Nord et les Philippines.


§ 2. – La lutte pour l’existence en Extrême-Orient[modifier]

Les luttes pour l’hégémonie en Europe furent surtout causées par l’ambition et auraient pu à la rigueur être évitées. Celle que nous voyons naître en Extrême-Orient constitue pour le Japon, en raison de l’excès grandissant chaque jour de sa population, une lutte nécessaire pour l’existence, que les discours de tous les congrès ne sauraient empêcher.

Cette perspective constitue un des éléments essentiels de la question dite du Pacifique. Elle inquiète fort les États-Unis puisque leur avenir en dépend.

Possédant, comme d’ailleurs tous les peuples de l’univers, une foi mystique dans les congrès, ils convoquèrent, pour résoudre le problème, une conférence à Washington. Le prétexte mis en avant fut la question des armements. Mais ce n’était nullement, en réalité, cet accessoire sujet qui préoccupait les esprits.

Le problème du Pacifique, malgré toutes les périphrases dont les orateurs l’enveloppèrent, consistait à trouver les moyens d’empêcher les Japonais de dominer l’Asie et surtout d’envoyer leurs immigrants aux États-Unis. Ne se mélangeant pas aux autres races, se multipliant avec une extrême rapidité, et travaillant à bien meilleur compte que les blancs, ils feraient à ces dernier une concurrence désastreuse.

Or, il se trouve que contrairement aux intérêts américains l’immigration est pour les Japonais une nécessité fatale. Ils ont tous les ans un excédent énorme d’habitants qui, ne trouvant plus de place sur leur propre sol et ne pouvant être expédiés en Chine déjà trop peuplée, voudraient envahir les États-Unis et les colonies anglaises.

Des lois draconiennes ont rendu jusqu’ici cet envahissement difficile. Les Japonais subirent ces lois, tant qu’ils n’étaient pas les plus forts. Mais maintenant ?

La Grande-Bretagne, qui avait un traité d’alliance avec le Japon et que la distance met à l’abri des invasions, ne verrait aucun inconvénient à l’expansion de la race jaune mais il en est tout autrement de ses Dominions : Canada, Australie, Nouvelle-Zélande, Afrique du Sud, etc. qui partagent absolument les sentiments des États-Unis et ne veulent à aucun prix accepter une immigration jaune.

Leurs représentants se sont déjà catégoriquement prononcés sur ce point. « Parmi les droits des pays que nous représentons, a dit le premier ministre de l’Australie, se trouve celui de choisir leurs nationaux, et, par conséquent, d’éliminer les étrangers qui ne conviendraient pas. »

Le Japon actuel acceptera-t-il longtemps l’humiliante interdiction à laquelle il a dû jusqu’ici se soumettre tout en protestant ? La force seule pourrait l’y contraindre.

Or, le faible Japon de jadis est devenu une grande puissance traitant d’égale avec les plus redoutées. Il possède une flotte bientôt aussi importante que celle de l’Angleterre et qui, pendant la guerre, fit la police du Pacifique et rendit de grands services aux Alliés. Son représentant à Paris figura au Conseil Suprême qui dicta la paix.

L’ancien petit Japon est politiquement considérable aujourd’hui. Sans parler de sa conquête économique de la Chine, il s’est annexé le Chantoung, pays aussi étendu que la France, puis la Mandchourie, et bientôt sans doute, la Sibérie, le lac Baïkal et Vladivostok, régions riches en charbon et en pétrole. Aujourd’hui le Japon est le vrai maître de l’Asie.


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Il y a longtemps que, dans un grand ouvrage consacré à l’Orient, je prédisais le conflit fatal de la race blanche et de la race jaune.

Cette heure semble venue. Si les États-Unis ont actuellement la possibilité de se défendre contre l’invasion japonaise, c’est parce qu’ils furent obligés, pour venir au secours des alliés, de se constituer une armée et une flotte.

Grâce à ces armements et à l’appui moral des Dominions anglais, l’Amérique résiste à la pression japonaise. Mais cette pression grandit et elle voudrait trouver les moyens d’éviter une lutte qui serait évidemment beaucoup plus colossale et plus meurtrière que les précédentes. Ce serait la grande guerre des races. L’Inde, l’Égypte, la Chine y entreraient nécessairement à côté du Japon, afin de ne plus subir la suprématie des blancs.

On peut considérer comme très juste cette réflexion récente du premier ministre de l’Australie : « La scène des grands événements mondiaux va passer du continent européen aux eaux du Pacifique ».

Le Congrès de Washington réussit à reculer un peu l’échéance du grand conflit entre l’Amérique et l’Asie.

Cette échéance semblant inévitable, les gouvernants des États-Unis seront obligés de s’orienter vers une des branches du dilemme suivant :

Ou accepter l’invasion des jaunes, qui, en raison de leur inlassable fécondité, finiraient par transformer les États-Unis en colonies japonaises. Ou s’opposer au moyen d’une guerre à l’invasion.

Cette guerre colossale, dont chaque jour grandit la menace, n’aura plus, comme les anciens conflits, des ambitions, des rivalités dynastiques et des haines pour causes. Elle sera comparable à ces formidables luttes pour la vie qui, au cours des âges géologiques, présidèrent à la destruction et à la transformation des espèces.

Si le Congrès de Washington eut des résultats politiques médiocres, il servit du moins à démontrer une fois encore que, malgré les rêveries des pacifistes, la vie des peuples reste dominée par des lois naturelles que tous les progrès des civilisations demeurent impuissantes à faire disparaître.


Chapitre III. Le problème de la sécurité[modifier]

Le plus important des problèmes actuels, est évidemment celui de la sécurité. Les alliés ayant abandonné de plus en plus la France, elle est restée seule devant un ennemi obsédé par l’idée de revanche. Comment assurer sa sécurité.

Ces moyens sont peu nombreux. Il n’en est même en réalité qu’un seul reconnu efficace : l’occupation des villes bordant le Rhin. Dès qu’elles seraient abandonnées la tentative de revanche serait prochaine. Tous nos grands chefs militaires sont d’accord sur ce point.

L’avenir est écrit dans le présent. C’est pourquoi il ne faut jamais oublier ce qui nous attend si les Allemands envahissaient de nouveau le sol français.

La New York Tribune du 14 février 1923 rappelait leurs procédés en France et en Belgique :


« Ils commençaient par dépouiller les habitants, puis les forçaient à travailler et les déportaient comme esclaves en Allemagne. Ils volaient les machines, les meubles, les tableaux, incendiaient maisons, bibliothèques, églises, détruisaient le sol, emprisonnaient et tuaient en masse.

« Il doit rester beaucoup de témoins des rapines de Louvain et de Malines, de ces spécialistes du vol, agents de Bissing en Belgique, de ces ingénieurs et techniciens impitoyables qui surent si bien faire du nord de la France un désert pendant la retraite vers la ligne Hindenburg ».


Au cas d’une revanche germanique, ces méthodes se répéteraient sûrement. Aucune illusion sur ce point n’est possible. Une nouvelle agression allemande entraînerait la ruine totale de la France.

Les projets de l’Allemagne sont toujours ceux que formulait dans les termes suivants un ministre de la Guerre prussien, le général de Schellendorf.


« Entre la France et l’Allemagne, il ne peut s’agir que d’un duel à mort.

La question ne se résoudra que par la ruine de l’un de ces deux antagonistes. Nous annexerons le Danemark, la Hollande, la Suisse, la Livonie, Trieste et Venise, et le Nord de la France, de la Somme à la Loire. »


Ces ambitions – que défendaient depuis longtemps historiens et professeurs germaniques – renaîtraient infailliblement le jour où la France aurait renoncé aux seules garanties de paix sérieuses possédées aujourd’hui, c’est-à-dire l’occupation du Rhin. Inutile de s’illusionner sur ce point.

Le professeur Blondel rappelle à ce propos ce qu’a écrit Edouard Meyer, un des maîtres les plus réputés de l’Université de Berlin. « Il faut que nous mettions dans l’esprit de la jeunesse que la guerre qui ne nous a pas donné ce que nous espérions, sera nécessairement suivie un jour ou l’autre d’une série de guerres jusqu’à ce que le peuple allemand, ce peuple prédestiné, arrive dans le monde à la situation à laquelle il a droit. »

Cette idée inspire la plupart des professeurs des universités. « Une nouvelle guerre, disait il y a quelques mois au professeur Blondel le doyen de la Faculté de droit de Berlin, est inévitable… Nous retrouverons demain la situation que nous avions hier. »

Ces notions devraient être constamment présentes à l’esprit, car elles contiennent autant d’avenir que de passé. On les oublie cependant d’une prodigieuse façon. Il règne dans certains bureaux ministériels un pacifisme borné conduisant à vouloir créer l’oubli du passé, dans l’espoir, sans doute, de calmer les fureurs germaniques.

Comme exemple de cette inconcevable aberration, on peut citer la singulière histoire récemment arrivée à l’auteur d’un livre ayant pour titre : Si les Allemands avaient gagné la Guerre. L’écrivain y exposait leurs desseins d’après les publications germaniques les plus réputées. L’ouvrage avait obtenu d’illustres approbations, notamment celle du maréchal Lyautey.

Ne soupçonnant pas la mentalité à laquelle je viens de faire allusion, l’auteur envoya gratuitement trois cents exemplaires de son livre au bureau compétent du ministère de l’Instruction Publique pour qu’ils fussent distribués dans les bibliothèques municipales.

Contrairement à toute vraisemblance, l’ouvrage, dont l’utilité était évidente, fut catégoriquement refusé, en raison, disait la lettre de refus, « du ton énergique de l’ouvrage, si justifié qu’il puisse être ».

Voilà où en est notre œuvre de propagande défensive ! Elle se heurte à la lourde opposition d’obscurs bureaucrates dont l’aveuglement dépasse vraiment trop les limites permises.


***


Pendant que s’agitent, dans la Ruhr, les futures destinées de la France et aussi de l’Europe, les braves juristes de la Société des Nations prononcent des discours humanitaires auxquels ne croient ni les orateurs qui les prononcent ni les personnes qui les entendent.

Ces discours sont, du reste, enveloppés d’un nuage épais d’ennui. C’est pourquoi, sans doute, il m’arriva, certain soir, de m’endormir en les lisant. Je m’endormis et je rêvai.

Les hasards de mon rêve m’avaient transporté dans ces champs élyséens que le paganisme réservait aux ombres d’illustres personnages.

Le premier que je rencontrai fut le fondateur de l’unité allemande, prince de Bismarck. Mettant la main sur l’ombre de son sabre, il m’apostropha avec violence.

« Ne te vante pas trop de ton triomphe, fils maudit d’une race abhorrée. Ton pays possède, heureusement pour nous, un nombre suffisant de socialistes, de communistes et de philanthropes stupides pour que notre revanche soit certaine. Ce jour-là, mes successeurs ne répéteront pas la faute commise en 1875. Voyant alors la France renaître, je voulais l’écraser définitivement en m’emparant de ses plus riches provinces et lui imposant des conditions qui l’eussent ruinée pour un siècle. J’eus l’immense tort d’écouter les remontrances de souverains qui d’ailleurs n’auraient jamais pris les armes pour défendre la France. Comment ai-je pu commettre une telle faute ? »

Offusqué par ces propos discourtois, je m’éloignai et me dirigeai vers un groupe où il me semblait distinguer l’ombre du bon La Fontaine.

C’était bien lui, en effet. Il récitait à des auditeurs charmés une fable que j’ai retenue et que voici :

LE TIGRE ET LE CHASSEUR

Certain tigre, réputé pour sa férocité, rencontre, au coin d’un bois, un chasseur armé d’une solide carabine. Au moment où le chasseur mettait le tigre en joue, ce dernier, posant une timide patte sur son cœur, s’écria :

— Arrête, chasseur ! Les philanthropes viennent de proclamer que tous les êtres sont frères. Depuis longtemps, d’ailleurs, le tigre était l’ami de l’homme, dont il protégeait les prairies contre la gourmandise des méchants moutons. Les capitalistes seuls ont dressé l’homme contre le tigre. Unissons-nous, mon frère, comme le réclament les apôtres du désarmement, et nous jouirons d’un bonheur universel. Jette ton arme. Je rognerai aussitôt mes griffes.

Impressionné par cette harangue, le chasseur abaissa sa carabine, sans cependant la quitter. Devant ce demi-succès, le tigre continua ses adjurations et devint si persuasif que le chasseur lança son arme au loin. Interrompant alors brusquement ses philanthropiques propos, le tigre se précipita sur le chasseur et le dévora. Regardant ensuite, avec mépris, les restes de sa victime, il murmura :

L’imbécile !

Ce fut la seule oraison funèbre du trop sensible chasseur. En méritait-il une autre ?

Je me réveillai et, revenu sur terre, j’entrepris la lecture de quelques journaux anglais. Ils conseillaient charitablement à la France d’abandonner la Ruhr et de renoncer à des demandes de réparations, gênantes pour le commerce anglais. C’est le conseil que M. Lloyd George donne depuis longtemps à des alliés trop soumis à ses impérieuses suggestions.

L’occupation d’une portion du territoire ennemi est évidemment une opération coûteuse et désagréable. Il suffit de lire les articles consacrés par les Allemands à leurs projets de revanche pour comprendre à quel point elle était nécessaire.

Pendant longtemps la France et la Belgique n’auront pas d’autres moyens de se préserver de nouvelles invasions. Il reste impossible d’entrevoir une autre solution avant le jour où les idées barbares qui continuent à gouverner les peuples seront entièrement transformées.


Chapitre IV. Les formes futures des guerres et les illusions sur le désarmement[modifier]

L’obsédant problème du désarmement de l’Allemagne et des divers pays absorbe toujours l’attention de tous les gouvernements.

L’Allemagne reste si dangereuse qu’aucune nation n’ose réduire ses armées, bien qu’elles soient toutes écrasées sous le poids de ruineux budgets.

Alors que tous les peuples aspirent à la paix d’invincibles nécessités les condamnent à augmenter leurs armes.

Moins que toute autre, la France ne peut songer à désarmer. Elle ne l’aurait pu que si l’Angleterre et l’Amérique s’étaient engagées, comme le demandèrent inutilement nos gouvernants, à la soutenir en cas d’une nouvelle agression de l’Allemagne. Le simple effet moral de cette alliance eût suffi.

Ce projet ayant échoué, la France reste à peu près seule devant un ennemi séculaire qui ne dissimule pas son intense désir de revanche.

Jamais, d’ailleurs, l’Europe n’a été plus menacée de guerres qu’aujourd’hui. L’absurde dépeçage de l’Autriche et de la Turquie en petits États rivaux crée entre eux, je le répète, un régime de conflits permanents.

Tchéco-Slovaques, Roumains, Polonais, Hongrois, Serbes, Turcs, Grecs, etc., sont déjà en lutte ou prêts à y entrer.


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Les démocraties héritières des monarchies militaires de l’Allemagne seront-elles moins belliqueuses que ces dernières ? La psychologie et l’histoire ne permettent pas de l’espérer. Un des conseillers les plus réputés du nouveau président des États-Unis, le docteur Butler, a justement fait remarquer que dans l’ancienne Grèce, quand le peuple était appelé à voter la paix ou la guerre, il votait toujours pour la guerre. C’est, suivant l’auteur, une conséquence des lois régissant la psychologie des foules, et il ajoute :

« L’aphorisme : « Ce sont les gouvernements qui « forcent les peuples à la guerre malgré leur volonté », ne tient pas une minute devant la réalité des faits. Nous pouvons être assurés que si, pendant la dernière semaine de juillet 1914, les peuples d’Allemagne et d’Autriche avaient été consultés, par voie de referendum, sur la guerre ou la paix, ils auraient voté avec une majorité écrasante pour la guerre. »


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L’insistance des Alliés à réclamer le désarmement de l’Allemagne, c’est-à-dire la destruction des mitrailleuses et des canons qui lui restent encore, dérive sans doute de cette conviction arrêtée que l’Allemagne deviendrait inoffensive par la destruction de son matériel de guerre.

Cette conviction est fort illusoire.

Avec ou sans canons, l’Allemagne se trouve actuellement, d’après l’opinion de tous les militaires, hors d’état de recommencer immédiatement la guerre.

Il en sera tout autrement dans quelques années, alors même qu’elle ne posséderait pas un seul canon,


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Cette conclusion résulte des progrès réalisés chaque jour dans l’armement. Ils conduisent de plus en plus à cette notion fondamentale que les prochaines luttes des peuples seront surtout des luttes aériennes, dans lesquelles les frontières, les armées, les canons ne joueront qu’un faible rôle.

Les résultats atteints aujourd’hui par la fabrication des explosifs sont tels que leur puissance destructive devient formidable. Il suffira alors d’avions commerciaux pour transporter des torpilles chargées de ces explosifs au-dessus des villes afin de les détruire. Capable de tout anéantir dans un rayon qui dépasse déjà cent mètres, une seule torpille détruirait une rue entière avec ses habitants.

Le but des nouvelles guerres ne sera plus sans doute d’attaquer des armées, mais de détruire les grandes villes avec leurs habitants. Ces nouvelles guerres, beaucoup moins longues que celles du passé, seront bien autrement meurtrières.

Le futur matériel militaire aura l’avantage d’être peu coûteux, puisqu’il se composerait simplement d’avions commerciaux transportant des explosifs et des bombes incendiaires au lieu de marchandises.


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Pour montrer au lecteur que les vues précédentes ne sont pas de simples vues de l’esprit, je suis obligé d’ouvrir une parenthèse.

J’ai déjà rappelé qu’il y a une quinzaine d’années, je fondai avec mon ami Dastre, professeur à la Sorbonne, un déjeuner hebdomadaire où des hommes réputés de chaque profession viennent exposer leurs vues sur les grands problèmes de chaque jour.

Parmi nos convives habituels, figurent d’illustres généraux et des hommes d’État éminents. Nous avons passé des heures captivantes à écouter les généraux Mangin et de Maud’huy nous expliquer les péripéties de la guerre ; l’amiral Fournier, l’évolution de la marine ; des hommes politiques comme Briand et Barthou, les grandes questions sociales. Les personnalités diverses que le Congrès de la Paix amena à Paris : Venizelos, Take Jonesco, Benès, Bratiano et bien d’autres, sont venues également nous exposer leurs idées.

Comme président du déjeuner, je choisis les sujets mis en discussion.

Le jour où furent provoqués les avis de nos éminents convives sur le désarmement de l’Allemagne et sur les prochaines guerres, j’avais reçu la visite d’un des grands chefs de notre aviation militaire, qui m’expliqua le rôle capital de l’aviation dans les futurs conflits. Suivant lui, les grandes armées si coûteuses devenaient inutiles et seraient avantageusement remplacées par une petite phalange de dix mille spécialistes dirigeant une flotte d’avions.

Trois généraux assistant, ce matin-là, à notre déjeuner, j’en profitai pour les prier de donner leur opinion.

Tout en reconnaissant la grande importance de l’aviation, son rôle fut un peu contesté. Le général Gascouin, commandant l’artillerie du 1er corps, remarqua qu’étant donné la surface considérable des capitales actuelles, et l’impossibilité pour les avions de préciser les points de chute de chaque projectile, on ne pourrait détruire qu’une partie restreinte des villes attaquées. Le général Mangin fit observer – et ce fut également l’avis du général de Maud’huy – que les avions étant relativement peu dangereux pour les troupes, en raison de la mobilité et de la dissémination des hommes, il serait toujours possible d’envoyer une armée exercer des représailles sur les villes ennemies. Daniel Berthelot ajouta que des destructions aussi meurtrières auraient une répercussion morale dont on ne saurait prévoir les conséquences. Il lui semblait d’ailleurs évident que, dans les prochains conflits, l’attaque aurait, au moins au début, une grande supériorité sur la défense.


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On arrive facilement, d’après les publications germaniques, à se faire une idée assez nette de la façon dont les Allemands comprennent une future guerre. Leurs projets peuvent être synthétisés dans la forme suivante.

Vers l’an 19…, un lecteur est assis dans un café de Francfort méditant sur la destinée de l’Allemagne. Tout à coup, la porte s’ouvre et un porteur de journaux entre en criant « demandez La Gazette de Francfort ». On y lisait :

« L’heure de la revanche attendue si longtemps a enfin sonné. Londres et Paris n’existent plus. Édifices et maisons sont détruits, leurs habitants écrasés ou brûlés vifs. Le petit nombre des survivants errent dans les campagnes en poussant d’affreux hurlements de désespérés. Ces nouvelles feront tressaillir d’allégresse tous les cœurs allemands.

« Voici quelques détails sur la préparation de l’opération :

« Les deux mille avions chargés d’explosifs et de bombes incendiaires envoyés sur Londres et Paris, furent fabriqués dans divers pays, en Russie notamment, comme avions de commerce. Nos chimistes avaient découvert le moyen de préparer des explosifs, inoffensifs quand leurs éléments sont séparés et ne pouvant, par conséquent, attirer l’attention.

« Ayant projeté, dans un profond secret, la destruction de Londres et de Paris, il fallait songer à éviter les représailles. Grâce à notre service d’espionnage, tous les centres d’aviation nous étant connus, nous pûmes, en même temps que se réalisait la destruction des deux grandes capitales, incendier les dépôts d’avions ennemis.

« Pour éviter une invasion militaire sur notre sol, les troupes allemandes furent expédiées à la frontière, en même temps que les avions destructeurs. »

La Gazette de Francfort, parue à quatre heures, ajoutait :

« Nos avions, retournés à leurs dépôts pour renouveler les provisions d’explosifs, sont revenus achever la destruction totale de Londres et de Paris. Une dépêche, expédiée par télégraphie sans fil à toutes les stations de France et d’Angleterre, fait savoir qu’une grande ville sera détruite chaque jour, dans le cas où, en raison de leur extrême dureté, nos conditions de paix ne seraient pas acceptées, Si les gouvernements anglais et français les acceptent, – et comment parviendraient-ils à éviter cette acceptation ? – on pourra dire que la plus meurtrière et la plus destructive des guerres de l’histoire n’aura duré que vingt-quatre heures. »


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Il est impossible de dire quelles armes inédites fournira la science de demain. Que les guerres deviennent de plus en plus meurtrières n’est pas discutable. Que l’Allemagne souhaite une revanche semble aussi évident. Elle a perdu son capital matériel, mais non son capital mental, c’est-à-dire les capacités techniques qui furent les bases de sa puissance économique.

L’Allemagne a toujours été en guerre avec ses voisins depuis les origine de son histoire. Est-il probable qu’un pays de soixante millions d’hommes, paiera tous les ans pendant une quarantaine d’années un tribut à ses vainqueurs ?

Dans une interview récente, l’illustre maréchal Foch faisait remarquer qu’il est toujours facile de fabriquer des canons et des aéroplanes. « La Marne, continuait-il, est un tour de force qu’on ne demande pas deux fois. La Meuse est indéfendable. Si nous n’étions pas sur le Rhin, je n’aurais pas dormi tranquille une seule nuit depuis l’armistice. »

Si le gouvernement anglais avait réussi à nous empêcher d’y rester, suivant son intention énergiquement exprimée pendant les discussions de la conférence de la paix, notre situation serait bientôt devenue extrêmement dangereuse. Elle l’est suffisamment déjà.


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On a beaucoup discuté sur les différences de mentalité entre les Français d’il y a un siècle et ceux d’aujourd’hui. Une distinction fondamentale les sépare. Il y a cent ans, nous sortions vaincus de la plus glorieuse épopée de l’Histoire, mais l’avenir ne nous menaçait pas. Aujourd’hui, la France sort victorieuse d’une nouvelle lutte, mais son avenir est chargé de telles menaces qu’elle a perdu le repos. Cet état mental pèse lourdement sur ses destinées.

La préoccupation des hommes d’État doit être, on ne le répétera jamais assez, de résoudre au moins le problème de la sécurité, puisque celui des réparations semble dépasser leurs efforts. Pour y réussir, l’action sera plus efficace que les discours.

En donnant à. l’homme des pouvoirs supérieurs parfois à ceux dont le paganisme antique avait doté ses dieux, la science moderne ne lui a pas donné aussi la sagesse sans laquelle les puissances nouvelles deviennent destructives. Et c’est pourquoi les civilisations issues de la science sont menacées de périr sous l’action même des forces nouvelles qui les firent naître.

Nous ignorons si nos civilisations échapperont à la destruction dont elles sont menacées par les guerres de revanche au dehors, parles luttes sociales au dedans.

Si elles peuvent se soustraire à la ruine que certains hommes d’État assurent prochaine, ce sera surtout parce que les nations et leurs maîtres auront fini par accepter comme élément de conduite, certains principes plusieurs fois rappelés dans cet ouvrage et qu’on peut résumer de la façon suivante :

1° L’Évolution actuelle du monde, a mis les peuples dans une interdépendance si étroite que les dommages subis par l’un d’eux atteignent bientôt tous les autres. Ils ont donc tout intérêt à s’aider ou tout au moins à se supporter,

2° Les nécessités économiques et psychologiques dirigeant la vie des peuples derrière le chaos des apparences ayant la rigidité des lois physiques, toutes les tentatives des hallucinés pour transformer violemment une société ne peuvent que la détruire.


Le jour où ces vérités, purement rationnelles aujourd’hui, seront descendues dans le cycle des sentiments où s’élabore les actions, une paix durable pourra régner. Alors, mais seulement alors, le monde cessera d’être un enfer de ruines et de désolation.


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Disserter plus longuement sur un ténébreux avenir alors que l’heure présente, est si incertaine, serait inutile.

Nous ne savons rien des jours qui vont naître mais il n’est pas téméraire d’affirmer que dans l’Évolution prochaine du monde, les idées joueront le rôle prépondérant qu’elles exercèrent toujours. Si nous connaissions celles des hommes de demain, leur destinée possible pourrait être prévue. Mais les idées nouvelles issues de la grande guerre restent en voie de formation.

La génération survivant au grand conflit, n’a pas encore acquis une mentalité dont on puisse préciser nettement les contours. Préoccupée surtout des réalités, elle ne prétend pas découvrir le sens véritable de la vie vainement cherché par les philosophes, mais profiter des heures si brèves que la destinée accorde à tous les êtres.

Les théories politiques et religieuses qui préoccupaient tant les hommes d’hier semblent un peu indifférentes à ceux d’aujourd’hui. Il semble cependant que tous les despotismes, qu’ils viennent des dieux, des rois ou des multitudes, leur apparaissent insupportables.


***


Quelles que soient les réalités poursuivies par les générations nouvelles, leur sort dépendra, je le répète, des idées directrices dont elles subiront l’empreinte alors même qu’elles ne s’en apercevraient pas.

Depuis le jour où l’homme se dégagea de l’animalité primitive, le rôle des idées domina toujours. De leurs conséquences est tissée la trame de l’histoire. Elles furent les créatrices des divinités adorées sous des noms divers et dont les peuples ne se passèrent jamais.

C’est sur des idées que s’édifièrent les grandes civilisations avec leurs institutions, leurs croyances et leurs arts. Du choix de l’idéal qui mène un peuple, dépend sa grandeur ou sa décadence.

Nous ignorons les idéals qui gouverneront demain les peuples et c’est pourquoi leur avenir reste illisible encore. Ce fut toujours une tâche redoutable pour un peuple de changer ses idées et les dieux qui les incarnent. Rome périt pour n’avoir pas su résoudre ce grand problème.


FIN