Le diable est aux vaches/Pain noir, moustiques et temps durs

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V

Pain noir, moustiques et temps durs


Puis le Trois continua à vivre de la vie que menaient généralement vers 187…, les colonies mi-agricoles mi-industrielles, des régions tout récemment ouvertes à la hache du défricheur, à savoir : peu de culture ; juste assez de foin et pas toujours assez d’avoine pour le besoin des chevaux, surmenés tout l’hiver dans la forêt, au dur travail des chantiers. En été les colons les plus progressifs, comme le Père Pinette, de son vivant, faisaient à la maison un peu de beurre, qu’ils vendaient quinze sous la livre ; semaient dans les abatis beaucoup de sarrasin, destiné à être converti en gros lard pour les chantiers, ou à alimenter la famille. La galette et les petits pains de sarrasin, plats et minces, occupaient invariablement une large place dans le menu colon. Leur saveur était bien un peu amère, mais agréable tout de même — surtout quand ils étaient servis chauds, et qu’on avait du beurre à faire fondre dessus.

En hiver on faisait du bois carré ; des plançons de merisier et de frêne, en masse. Le marché les payait le haut prix, mais le transport était onéreux, vu les longues distances à parcourir pour atteindre le Grand-Tronc.

On coupait aussi, oh ! par milliers, des billots d’épinette de 13½ pieds, dont la vente, surtout pour le colon muni d’un billet de location pour son lot, fut considérée comme rémunératrice tant que les compagnies n’exigèrent pas les 16½ pieds, et la toise exécrée de 14 pouces[1], et tant que les colleurs[2] des compagnies ne furent pas remplacés par des skaileurs ou colleurs branchés[3].

Au printemps, écorçage de la pruche et vente du produit jusqu’à trente chelins la corde. Mais que de moustiques et de brûlots il fallait endurer pour cinq ou six piastres !

Tout l’été, fabrication du sâle (sel de potasse) tiré par l’évaporation des cendres lessivées, que l’on échangeait pour de la fleur[4] ou de la farine[5], et généralement livre pour livre.

Somme toute, peu de réel travail agricole mais en revanche beaucoup de labeur forestier, beaucoup de « comptes à crédit » chez les marchands, et en plus, trop souvent hélas ! des billets promissoires chez les usuriers de l’époque, et quelquefois des jugements au greffe de la petite ou de la grand’cour.


  1. Certaines compagnies marchandes exigeaient que le bois en grume, le « billot », mesurât 14 pouces de diamètre au petit bout. Si l’une des extrémités du billot avait moins de 14 pouces de diamètres il ne comptait plus que pour ½ ou ⅓ de billot. Pour recevoir le prix d’un billot de 14 pouces, il fallait en fournir deux ou même trois.
  2. Mesureurs de bois. De l’anglais « culler ».
  3. Mesureurs de bois licenciés. De l’anglais « scaler ».
  4. Farine de blé.
  5. Farine de sarrasin.