Le Général de Ladmirault - Souvenirs d’un officier d’ordonnance

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Le Général de Ladmirault - Souvenirs d’un officier d’ordonnance
Revue des Deux Mondes4e période, tome 162 (p. 587-607).
LE
GÉNÉRAL DE LADMIRAULT[1]

SOUVENIRS D’UN OFFICIER D’ORDONNANCE

Le dimanche 14 août 1870, devant Metz, dans la plaine coupée par le ravin de Colombey, qui s’étend de Borny à Noisseville, le troisième corps de l’armée du Rhin soutenait, depuis deux heures, l’effort de la première armée allemande. Vers quatre heures du soir, lorsque, le dernier, il allait se mettre en mouvement pour passer, à son tour, comme le reste de l’armée, sur la rive gauche de la Moselle, tout à coup il s’était vu attaqué par le septième corps prussien que le premier vint bientôt soutenir. Moment solennel entre tous, où s’ouvrit la sanglante trilogie des batailles de Metz, quand, dans le grand soleil d’été, reparu depuis la veille, les soldats écœurés par l’humiliante retraite de cinq jours sous la pluie diluvienne, lassés de la longue attente qui, depuis le matin, les tenait immobiles, se dressèrent soudain, au bruit du canon, des sillons où ils étaient couchés, saluant d’une immense acclamation l’annonce du combat !

En un instant, il fut engagé sur toute la ligne, tout de suite acharné, d’abord à notre avantage, puis, à mesure qu’arrivaient les renforts ennemis, violemment disputé : maintenant, il semblait indécis. Le chef du troisième corps était le général Decaen, nommé depuis deux jours en remplacement du maréchal Bazaine, à qui l’Empereur, obéissant à la pression de l’opposition républicaine, avait cédé le commandement de l’armée : il venait d’être frappé mortellement.

Chacun, dans le rang, voyait clairement la position, en comprenait la gravité : toute l’armée défilant d’une rive à l’autre du fleuve, avec ses voitures et ses convois, sur les ponts de chevalets étroits, peu nombreux, ou à travers les rues de la ville encombrées ; les forts de Metz de ce côté, Queuleu, Saint-Julien, imparfaitement terminés, insuffisamment armés, à peine défendus, à la merci d’un coup de main ; et le troisième corps, seul, faisant tête à l’arrière-garde ! Une défaillance, et ce pouvait être un désastre.

Personne n’en admettait la pensée ; on tenait bon avec un entrain résolu : mais la masse des Allemands grossissait toujours. Tout à coup, vers cinq heures et demie du soir, à notre gauche, une canonnade éclate, vive, pressée, dont les coups redoublés se précipitent vers le front de bataille. Les têtes se tournent, les fusils, les sabres s’agitent, des cris s’élèvent et des applaudissemens : et le général de Clérembault, commandant la division de cavalerie du troisième corps, dont j’étais l’officier d’ordonnance, montrant la poussière du côté où tonne le canon, nous dit de sa voix toujours claire et joyeuse, malgré la balle qui vient de déformer sa plaque de la Légion d’honneur : « Ça va bien : ce doit être mon vieux Ladmirault qui débouche et qui fonce comme un sanglier. »

C’était lui, en effet. Il commandait le quatrième corps : son mouvement de retraite était commencé, déjà deux de ses divisions avaient franchi les ponts, quand il entendit le bruit de la bataille engagée derrière lui : aussitôt, sans attendre les ordres, sans en demander, il fit faire demi-tour, et, poussant en avant de lui son artillerie, accourut au combat. Ce jour-là, le général de Ladmirault sauva peut-être l’armée et la ville de Metz.

Je ne le connaissais que de nom : je n’avais jamais eu, dans ma carrière, l’occasion de le rencontrer. Et ce fut ainsi que, pour la première fois, prit possession de mon esprit, avec le prestige d’un chef de guerre, celui près de qui devaient bientôt s’écouler les dernières années de ma vie militaire.

Dès lors aussi, sa renommée s’accrut dans toute l’armée. Il avait marché au canon, et cela seul suffisait à le grandir. Déjà, en effet, le doute troublait les âmes : on discutait, on comparait les hommes : neuf jours plus tôt, ce troisième corps que le retour offensif du quatrième venait de soutenir si à propos, n’était-il pas resté, à Saint-Avold, prêt à marcher, frémissant d’impatience, immobile cependant jusqu’au soir par l’ordre de Bazaine, malgré le grondement tout voisin de la bataille engagée à Forbach, que son intervention eût sans doute transformée en victoire ! On se disait que Ladmirault ne nous eût pas infligé cette cruelle inaction : et, dans le besoin d’un chef, les cœurs allaient à lui.

Bientôt, les événemens justifièrent cette confiance. Le 16 août, le général de Ladmirault parut un moment le favori de la gloire. Je le vois encore, vers le milieu du jour, à la droite de cet illustre champ de bataille de Rezonville, où le triomphe fut dans nos mains. Le matin, nous avions débouché, joyeusement, dans la plaine, entre Saint-Marcel et Urcourt, venant au trot du château de Verne ville, dont le propriétaire, qui en portait le nom, était colonel d’un des régimens de notre division, et, par la plus cordiale hospitalité, nous avait, dans une courte halte, reposés des rudes fatigues de ces quarante-huit heures, presque constamment passées à cheval. On était gai, la journée s’annonçait belle, il semblait que la victoire fût dans l’air.

Cependant les heures s’écoulaient : demeurée sur le terrain, sans ordres, sans participer à l’action, mais exposée au feu continuel des batteries prussiennes, obligée de chercher par des évolutions répétées un abri qu’elle ne trouvait pas, notre cavalerie commençait à s’énerver, quand le général de Ladmirault passa devant nous, au pas, calme dans la grêle des obus, tenant de sa main droite sur le pommeau de sa selle sa canne à bec de corne, et suivant d’un tranquille regard la division Grenier qu’il venait de jeter, en un magnifique élan, vers le bois de Tronville.

Son état-major marchait derrière lui, rayonnant d’ardeur et de confiance : Protais, le peintre illustre des chasseurs « avant et après le combat, » était là, aide de camp volontaire, soldat autant qu’artiste, cherchant dans la fiévreuse émotion de la bataille l’inspiration de son pinceau. Un obus, en tuant le maréchal des logis Henry, qui portait le fanion du général, venait den briser la hampe : le capitaine de La Tour du Pin, l’un de ses aides de camp, l’avait relevé, et le portait à son tour. Il était mon ami : un instant, au milieu de cette plaine désormais historique, et parmi le tumulte des escadrons et des régimens, du canon et de la fusillade, nos chevaux, dans une courte rencontre, se trouvèrent côte à côte ; et lui, m’ayant reconnu, abandonnant les rênes, se pencha, le visage radieux, comme pour m’embrasser, en s’écriant : « Allons, il y aura encore de beaux jours pour la France ! » Accolade imprévue, dont le souvenir devait apparaître à nos cœurs, comme un prophétique avertissement, quand, huit mois plus tard, une intime fraternité d’armes nous rapprocha, dans un même dévouement, derrière le chef qui, ce jour-là, personnifia pour nous la victoire espérée !

Si elle nous échappa, ce n’est pas le général de Ladmirault que la France en doit accuser. Il eût suffi que Bazaine, s’arrachant enfin au spectacle magnifique des formidables engagemens de son aile gauche, vînt là, à sa droite, vers le chemin qui monte à Mars-la-Tour, regarder ce que voyait le dernier des soldats : les divisions du quatrième corps, Grenier et de Gissey, touchant presque à la route de Verdun et, à deux pas en arrière, près de Saint-Marcel, la moitié du troisième, les divisions Aymard et Nayral, n’attendant qu’un signe pour courir à leur aide, mais retenues dans l’inaction, par un ordre formel, sous un feu inutilement meurtrier : puis, un peu plus tard, sur leur flanc, roulant comme un tourbillon furieux, la légendaire mêlée de cavalerie du plateau d’Yron, où le général Legrand tombait frappé d’un coup de pointe, en tête de ses régimens, et, tout près de là, sous la main, deux de nos brigades, l’une de chasseurs, l’autre de dragons, qui pouvaient, si un ordre supérieur les eût jetées à temps sur le plateau, y tomber d’un poids décisif, au lieu de n’y arriver, entraînées enfin par le général de Clérembault, que pour rencontrer la tourmente des escadrons confondus.

Bazaine aurait vu ce commencement de victoire et ces forces disponibles, prêtes à l’achever : alors, s’il l’eût voulu, d’un mol, il eût changé l’histoire. Car, le général de Ladmirault soutenu, le 10 août à quatre heures du soir, c’était, sans aucun doute possible, la route de Verdun occupée ; puis, dans l’irrésistible élan du succès, l’armée du prince Frédéric-Charles, encore inférieure en nombre à la nôtre et décimée par des pertes énormes, contrainte enfin à reculer, refoulée sur les défilés étroits par où elle s’était élevée de Gorze à Vionville, et payant chèrement sa marche, audacieuse. C’était la France délivrée, la Prusse arrêtée, l’Europe affranchie !

Quand, sur la plaine sanglante où demeuraient couchés près de 33000 hommes, la nuit fut tombée, longtemps encore traversée par les derniers éclats de la fusillade, il n’y eut, en apparence, ni vainqueurs, ni vaincus ; les régimens dressaient leur bivouac presque au lieu même où ils avaient combattu. Mais, dans les cœurs troublés, une surprise montait, douloureuse et inquiète, de l’évidente incurie du commandement suprême ; et, de nouveau, comme l’avant-veille à Borny, grandissait dans les esprits le nom de celui qu’on avait vu touchant au but et si près de saisir la victoire.

Le lendemain, toute l’armée croyait reprendre la bataille, pour s’ouvrir la route de Verdun. Elle y comptait et, d’avance, était prête aux derniers efforts, si le jour, en paraissant, ne lui montrait pas accomplie la défaite de l’ennemi. Un officier de l’état-major général, qui nous apportait le 16, vers huit heures du soir, l’ordre de nous établir pour la nuit autour de Saint-Marcel, et que j’interrogeais anxieusement, m’avait dit : « Je ne sais pas exactement où nous en sommes ; mais c’était ainsi le soir de Solférino. »

Hélas ! quand vint l’aube du 17, ce ne fut ni la bataille, ni la marche en avant, mais l’amère, l’écrasante déception de la retraite, de l’inexplicable retraite vers les positions de l’avant-veille ; et, le soir, après une marche pénible, dans la tristesse d’un désappointement si brusque et si incompris, l’armée adossée à cette fatale enceinte de Metz, qui semblait attirer son chef, comme l’abîme appelle le voyageur frappé de vertige : puis, le lendemain, le 18 août, cette gigantesque bataille de Saint-Privat, qui coûta plus de 20 000 hommes aux Allemands, plus de 12 C00 aux Français, et que Bazaine, retiré depuis midi au Ban-Saint-Martin, dans le camp retranché où il avait résolu d’enfermer la fortune de la France et sa plus belle armée, feignit jusqu’au bout d’ignorer ! En vain Ganrobert, Ladmirault, Lebœuf s’acharnèrent dans une lutte de dix heures : sans leur donner ni un ordre, ni un regard, le maréchal n’usa de son autorité que pour retenir sur les pentes de Plappeville toute la réserve d’artillerie, toute la garde impériale, dont l’entrée en ligne eût écrasé la gauche des Allemands, épuisée de son assaut meurtrier !

A la fin de la bataille, le général de Ladmirault m’apparut encore une fois, dans une inoubliable vision.

Il était huit heures : le soir descendait, magnifique, sur le plateau d’Amanvillers, au-delà duquel les incendies de Saint-Privat allumaient, parmi les tourbillons de fumée, des lueurs funèbres ; on voyait les bataillons ennemis, sombres dans le crépuscule, couvrir peu à peu les abords du village, tandis que roulait le grondement formidable, ininterrompu du canon et que les salves de la fusillade crépitaient, pareilles à un déchirement sans fin ; entre eux et nous, au loin, les troupes du sixième corps, débordées, écrasées de feux, paraissaient, dans leur déroute, comme une fourmilière en désordre ; plus près, les divisions du quatrième, le flanc droit découvert, se repliaient lentement : un moment, la Garde, que nous apercevions là-bas, sur le plateau du Gros-Chêne, en une masse profonde, s’était ébranlée vers la plaine ; et, de nos poitrines, un cri s’était élevé, d’espérance et de réconfort ; puis, plus rien, le mouvement s’était arrêté et la Garde reprenait sa position. C’était fini : notre division de cavalerie allait se trouver, en l’air, à la droite, de l’armée. Le général de Clérembault m’envoya rendre compte de la situation au maréchal Lebœuf, commandant du troisième corps, et prendre ses ordres.

Je le trouvai, entre la ferme de Leipsick et celle de Moscou, à côté de cet « Arbre mort » dont l’histoire a retenu le nom symbolique, à pied, comme tous ses officiers groupés près de lui, entre le général Manèque, son chef d’état-major, et le général Changarnier, depuis huit jours spectateur héroïque des combats où il n’avait pu trouver d’autre emploi de son ardeur.

Près d’eux, des mitrailleuses tiraient sans interruption ; en arrière, des lignes d’infanterie étaient couchées à plat ventre ; les obus passaient en sifflant, labouraient la terre, éclataient avec un fracas continu. La nuit tombait : devant nous, le soleil avait laissé sur l’horizon une large bande de feu, et des sillons lumineux, rayant à chaque instant l’obscurité naissante, marquaient la place des batteries allemandes ; l’ « Arbre mort » jetait vers le ciel ses bras tragiques et désolés.

Tandis qu’à cheval, le képi à la main, je m’acquittais de ma mission, et que les généraux, le visage tourné vers moi, écoutaient mon récit, un groupe de cavaliers parut près de nous, et s’arrêta devant le maréchal.

C’était le général de Ladmirault, suivi de son escorte. Je me tus aussitôt, et, demeuré dans la même posture, j’entendis ses courtes et poignantes paroles. Il dit la retraite du sixième corps, la sienne, et s’enquit si quelque secours pouvait lui être donné. Sa voix, dans le bruit des mitrailleuses, était tranquille et grave ; son visage, à cette heure funeste, calme, comme à Rezonville, quand il croyait marcher à la victoire. Le maréchal répondit à peine, montra le cercle menaçant des canons ennemis toujours en feu, la nuit accourant sur sa ligne de bataille ; alors, le général levant lentement sa canne et la laissant retomber, d’un geste épuisé, sur le garrot de son cheval, fit demi-tour et s’enfonça dans l’ombre, retournant vers les siens.

Ce furent d’inexprimables minutes. L’état-major m’avait oublié ; Changarnier s’en aperçut, prévint le général Manèque, et celui-ci, brusquement, m’ordonna d’aller dire au général de Clérembault d’évacuer rapidement le terrain, en écoulant ses régimens vers Metz par le chemin le plus court.

Deux jours plus tard, acheva de tomber sur nous la pierre de notre tombeau, un instant encore soulevée, au combat de Noisseville, dans un effort douloureux que l’inertie calculée de Bazaine rendit impuissant, puis refermée, plus pesante, sur notre lente, hideuse agonie de deux mois !

Les occasions me manquèrent alors de voir le général de Ladmirault ; son quartier de Plappeville était sur la rive gauche de la Moselle, loin de ce triste campement, établi sur la rive droite, sous les murs de Metz et le long de la route de Sarrebrück, où, dans la boue, dans la misère, la division de cavalerie du troisième corps, achevait de périr, livrant, par fournées, ses chevaux à l’abattoir.

Quand, après l’indicible journée du 29 octobre, le triste convoi qui conduisait les officiers en Allemagne fit halte à Mayence, où devaient être fixées nos destinations, je retrouvai le capitaine de La Tour du Pin : quelle rencontre et quelle étreinte, après celles de Rezonville !

Déjà, cependant, nous tournions nos pensées vers l’avenir. Dans le désastre, le mur qui, depuis le 20 août, nous séparait du monde, s’était écroulé. Pendant le siège, l’ennemi n’avait laissé venir à nous que le bruit des catastrophes, les nouvelles déprimantes, les récits mensongers ou troublans : Sedan, la révolution, la résistance anéantie, la France partagée entre l’invasion et l’anarchie. Bazaine n’avait pas su donner aux esprits inquiets d’autre aliment, ou ne l’avait pas voulu. Soudain, la patrie nous apparaissait en armes, convulsée par un effort gigantesque, Paris inviolé, la province debout ! Ce fut comme une revanche pour nos cœurs ulcérés. Quelles mains tenaient le drapeau ? nous ne le voulions pas savoir, mais seulement qu’il flottait encore, quand les nôtres étaient livrés. Ceux que n’a pas secoués, après l’horrible cauchemar, le sursaut de ce réveil imprévu n’en peuvent mesurer l’intense émotion.

Nos âmes s’y livraient avec une sorte d’orgueil, durant cette humiliante station au bureau de la place de Mayence, et, à défaut de confiance dans la victoire désormais impossible, l’espoir du moins surgissait en nous, des relèvemens futurs. Nous préludions ainsi aux entretiens de la captivité qui devaient marquer notre vie d’une si durable empreinte. Un petit livre en garde la trace, que liront encore avec fruit ceux qu’attire le côté philosophique de l’histoire : l’Armée française à Metz, par le capitaine de La Tour du Pin, composé pendant ces mois douloureux, publié dès l’été de 1871, et qui montre en de fortes pages quels horizons découvrait à nos esprits la cruelle, mais sincère méditation de notre infortune.

Ainsi que le général de Clérembault, le général de Ladmirault fut interné à Aix-la-Chapelle. Là, introduit par mon ami, je fus admis dans son intimité, et je reconnus, dans l’homme, le chef que j’avais admiré sur les champs de bataille. La vulgarité du cadre où l’enfermait avec nous l’égalité du malheur commun ne l’amoindrissait pas, et, comme le juste d’Horace, les ruines l’avaient frappé sans qu’il en parût troublé ; non qu’il ne fût durement meurtri d’une chute si profonde, mais parce que, chez ce vieux soldat d’Afrique et d’Italie, l’habitude de se gouverner lui-même était devenue comme sa propre nature.

Dans l’inaction forcée de cette vie stérile et diminuée, il conservait la calme sérénité qui m’avait tant frappé à Rezonville et à Saint-Privat, dans la joie du succès espéré et dans l’accablement de la défaite inévitable. Son visage reflétait son âme ; jamais physionomie ne répondit mieux au caractère. Ce n’était pas un imaginatif, ni un passionné, et nul n’était moins compliqué. C’était un simple et un modeste, un résolu et un soumis. En toute circonstance, il voyait promptement son devoir, parce qu’il le cherchait par la voie droite ; il l’accomplissait jusqu’au bout, l’entreprenant sans arrière-pensée, et, comme il n’attendait rien au-delà, il obéissait sans hésitation, sinon sans effort, aux hommes, quand ils avaient autorité sur lui, aux événemens, quand ils étaient plus forts que sa volonté : hier, à Bazaine, à la capitulation elle-même, malgré la secrète protestation de sa conscience.

De là, une extrême répugnance aux récriminations inutiles comme aux vaines discussions, et ce ne fut pas le moindre exemple qu’il offrit aux captifs d’Aix-la-Chapelle ramenés, sans cesse, dans l’oisiveté des longues journées, au souvenir amer de l’irréparable passé.

Il leur donna d’autres leçons. La défaite et la captivité traînaient un cortège de misères. Autour des officiers français, rôdaient les dangereuses intrigues et les coupables tentations ; des adresses circulaient, dont on ignorait les auteurs, destinées, en vue du lendemain et de ses chances incertaines, à porter au souverain, frappé d’une double déchéance, des promesses de fidélité ; des ripostes indignées paraissaient aussitôt, exprimant au Gouvernement de la défense nationale, à Gambetta lui-même, une impuissante adhésion : les journaux belges accueillaient ces germes de discorde. Le général de Ladmirault, malgré son rang de commandant en chef, n’était pas allé au château de Wilhelmshöhe, où Napoléon III, captif, avait reçu la visite, autorisée par le roi de Prusse, des maréchaux prisonniers. Il avait compris que la politique dénaturerait bientôt ces démarches de convenance, et, tout à son deuil, le cœur encore soulevé des obscures négociations où Bazaine avait compromis l’armée de Metz avant de la livrer, comme il n’était la veille que soldat, il n’avait voulu, le lendemain, être que prisonnier de guerre. Désormais, les yeux tournés vers la France, il ne vit qu’elle et repoussa toutes les sollicitations, car il jugeait que, dépouillés de leurs armes, inutiles à la patrie, les vaincus n’avaient pour leur dignité d’autre refuge que le silence.

Inutiles à la patrie ! hélas, ce fut notre plus cruelle torture, pendant ces quatre mois, où, chaque jour, en nous apportant les nouvelles des combats désespérés, ranimait à la fois la colère et la douleur. Quelques-uns ne purent l’endurer, et, se croyant, par le péril national, affranchis de la parole donnée envers un ennemi qui cependant la respectait, ils s’évadèrent des villes ouvertes où les gardaient seules les lois de la guerre. Notre malheur en fut lourdement aggravé, et par la cruauté d’un tel désaccord parmi des compagnons d’armes, et par les mesures de rigueur ou d’injurieuse méfiance que le vainqueur se crut, dès lors, en droit de nous infliger. Le général de Ladmirault était le plus élevé en grade des officiers internés à Aix-la-Chapelle : dans la rupture des liens hiérarchiques, son autorité morale subsistait, car il personnifiait l’honneur, la loyauté et la discipline. Il blâma sévèrement les évasions et son attitude fut un frein pour les uns, pour les autres un réconfort, pour tous un exemple.

Ainsi s’affermissait davantage, au milieu des épreuves, le respectueux attachement qui, déjà, me rapprochait de lui. Sa bonté l’augmentait encore. Car il savait, avec une paternelle bienveillance, encourager les jeunes gens en les modérant, et si, par l’effet de son caractère autant que de son âge, il ne s’associait qu’avec réserve aux idées d’avenir dont l’ardeur nous agitait, il les accueillait, du moins, avec une sympathie qui en soutenait la généreuse inspiration. Nous devions, un an plus tard, René de La Tour du Pin et moi, faire, de cette tacite approbation, une large et féconde expérience.

Dès lors, une sorte de pressentiment, qu’il ne démentait pas, nous liait, tous deux, pour un lendemain ignoré, au service du général. Cette espérance se mêlait à nos adieux, le 12 mars 1871, lorsque, tout étant consommé, il nous fut permis de rentrer dans notre pays, non comme des exilés joyeux de la délivrance, mais comme des enfans tristement ramenés au foyer, que leur bras n’avait point sauvé de l’horrible profanation.

Nous revenions, cependant, malgré cette amertume, certains du devoir accompli, prêts à celui du lendemain, avides de travail et d’action patriotiques. Quel comble de douleur nous attendait, on le sait assez !

Trente ans ont passé, qui ont éteint les souvenirs, effacé les impressions, changé les hommes, les situations et les idées. La Commune n’est plus, pour beaucoup, qu’une discorde civile lointaine, passagère et oubliée. Mais le 18 mars 1871 ! Qui dira la poignante tristesse, la colère et la honte, quand, au soir de cette radieuse journée, où le ciel semblait verser sur le sol ravagé des promesses de renouveau, on apprit l’insurrection et sa victoire, les généraux massacrés, le gouvernement en fuite, et Paris, à peine délivré, offrant à ses vainqueurs debout à ses portes le spectacle des vaincus achevant de se déchirer ? Qui dira le sombre découragement, quand, au lieu du noble labeur attendu, les soldats, rendus la veille à la patrie, trouvèrent devant eux cette lugubre tache et durent reprendre, pour la plus néfaste des guerres, leurs armes à peine ressaisies ?

Il n’est point d’effort du temps ou des hommes capable, pour les survivans du passé, de vaincre l’histoire. Ceux qui, dans ces jours maudits, ont vu du même regard le drapeau rouge flottant sur le sommet de Belleville, au milieu des canonniers acharnés à leurs pièces, le drapeau tricolore porté à l’assaut de la butte par les petits troupiers de Reichshoffen et de Gravelotte, et, debout sur les forts de l’Est, les Prussiens, la lorgnette aux yeux, contemplant l’horrible scène en spectateurs satisfaits, ceux-là n’oublieront jamais !

Quand j’amassais ces souvenirs funèbres, le rêve d’Aix-la-Chapelle était accompli, par des événemens dont nous n’avions pas prévu la foudroyante rapidité. J’étais attaché à l’état-major particulier du général de Ladmirault et, pendant plus de quatre ans, jusqu’au terme de ma propre carrière, je ne devais plus, sauf une interruption de quelques mois, m’éloigner de sa personne.

M. Thiers, après le désarroi des premiers jours, avait, du néant, fait sortir une armée, reformant les régimens démoralisés qu’il avait, comme des épaves, ramenés de Paris à Versailles, appelant à lui les restes encore debout des légions improvisées pour la défense nationale, organisant, à mesure qu’ils arrivaient d’Allemagne, les prisonniers de Sedan et de Metz.

Le général de Ladmirault avait pris le commandement du premier corps. Son quartier général était au château de Rueil, grande demeure inhabitée, non loin de La Malmaison, près de la route de Paris à Saint-Germain, encore toute pleine des traces de la guerre : dans le parc, on montrait la place où s’était fait tuer le marquis de Coriolis à son poste de garde national. Ce fut là que je vins rejoindre mon nouveau chef, avec la permission du général de Galliffet, commandant alors la brigade de cavalerie qui couvrait, à Saint-Germain, les approches de Versailles, et dont j’étais, depuis le 20 mars, l’officier d’ordonnance.

Autour du général de Ladmirault se retrouvaient d’anciens officiers de l’armée de Metz : le général Sagel, avec qui, dans la ferme de Bellecroix, j’avais, la veille de Borny, partagé une botte de paille ; son frère, le colonel, qui à Rezonville, allant chercher la division de Cissey pour la conduire à l’attaque du bois de Tronville, avait dit à son général : « J’arrive au-devant de vous, comme vous êtes venu au-devant de nous à l’Aima : nous prenons l’ennemi à revers, et votre action va être décisive ; » le commandant Pesme et le capitaine de La Tour du Pin, tous deux aides de camp, déjà attachés au général, à l’armée du Rhin, ainsi que les lieutenans Millet et de Pierrebourg, l’un hussard du 2", si cruellement décimé à la charge de Rezonville, l’autre, dragon, de la division Legrand ; puis les nouveaux officiers d’ordonnance destinés, avec eux et moi, à composer la maison militaire du futur gouverneur de Paris : Bassac, du 7e hussards, officier intrépide, qui, à Metz, avait commandé, dans les postes les plus périlleux, les éclaireurs du quatrième corps ; Guillaume de Champs, du 33e de ligne, cité à l’ordre de son régiment après Saint-Privat et dont le frère était mort glorieusement à Servigny ; enfin le lieutenant-colonel de cavalerie Bonie qui, fait prisonnier à Sedan, et bientôt échangé, avait été rendu par les Allemands à l’armée de Metz, où, le premier, il avait raconté le désastre du 1er septembre.

Nous avions souffert ensemble, les mêmes douleurs nous avaient acheminés aux mêmes espérances, et l’épouvantable guerre civile, en nous rapprochant encore, achevait de nous unir par des liens plus forts que l’ordinaire camaraderie.

Ainsi, dès le premier jour, s’établit entre nous une cordialité qui se perpétua, sans que rien vînt jamais la troubler, pendant plus de quatre années, dont la tradition se transmit par la suite, aux nouveaux venus, nommés à la place des partans[2], et qui demeure pour moi, aussi bien, j’en suis sûr, que pour mes compagnons, un cher et précieux souvenir.

Le général de Ladmirault montra, pendant ces sombres jours, les vertus dont, en traçant son caractère, j’ai essayé de donner une idée : et jamais, sans doute, elles ne furent plus méritoires. Car tout concourait à alourdir pour lui le fardeau du devoir : tout était fait pour énerver, lasser, décourager son habituelle patience. Ce n’était pas seulement la douloureuse prolongation de ce siège monstrueux, la tristesse des visites quotidiennes aux avant-postes de Puteaux, de Courbevoie, de Bécon, du pont de Neuilly, où la canonnade constante, meurtrière, tenait les grand’gardes en de continuelles alertes. Mais il y fallait ajouter les négociations ridicules ou odieuses, et les suspensions d’armes acceptées ou subies par le gouvernement, dont les insurgés profitaient pour se mieux fortifier, couverts par les bannières des francs-maçons déployées sur les remparts, que des ordres, venus de Versailles, obligeaient à respecter. Il y fallait ajouter surtout la perpétuelle ingérence de M. Thiers dans les opérations militaires où, non content de gouverner l’Assemblée nationale, de traiter avec l’Allemagne, de préparer l’emprunt libérateur, de réorganiser l’administration du pays, et de tisser, cependant, la trame de sa politique personnelle, il voulait, en outre, porter son infatigable activité et exercer ses vieilles prétentions à l’art de la guerre.

On parle beaucoup aujourd’hui de l’arrogance des généraux vis-à-vis du pouvoir civil ! A coup sûr, ce ne fut pas nos vieux chefs qu’on en put, alors, accuser : cette inclination naturelle, que j’ai signalée chez le général de Ladmirault, à accepter, en toutes choses, l’autorité légale, trouvait, ici, sa plus éclatante manifestation, et je crois bien que la même vertu, puisque c’en est une, se rencontrait chez le maréchal de Mac-Mahon. Quand le coupé de M. Thiers arrivait à Rueil, et que le petit homme d’Etat, levant ses pieds du coussin de velours où il les reposait, en descendait dans sa redingote napoléonienne, suivi du maréchal, qui se glissait modestement derrière lui, nul, assurément, à voir de quel air grave et respectueux le commandant du premier corps recevait au perron le chef du pouvoir exécutif, n’aurait pu surprendre, dans l’attitude de tous ces personnages, rien qui ressemblât à une suprématie du pouvoir militaire.

Spectateurs curieux de ces entrevues, nous en montrions souvent, je l’avoue, quelque impatience. Le général ne s’y associait jamais. Pourtant ce n’était pas de politique que M. Thiers venait l’entretenir, mais de plans d’attaque, de batteries à établir, de tranchées à creuser : et il fallait bien, quoiqu’on en eût quelquefois, en passer par où le voulait l’impérieux vieillard. Encore n’était-ce que demi-mal, quand la visite se terminait par quelque excursion au Mont-Valérien, ou à la batterie de Montretout, d’où M. Thiers prenait plaisir à voir lancer des obus, que les officiers d’artillerie faisaient tirer, pour éprouver son endurance militaire, le plus près possible de ses oreilles.

Mais les conseils de guerre tenus par le chef de l’Etat avaient, quelquefois, de plus graves conséquences. Il prêtait volontiers l’oreille à des émissaires parisiens, d’une autorité au moins douteuse, qui promettaient de lui livrer la nuit, par surprise, une porte de Paris, sur un signal convenu. Quelque improbable que parût le succès de ces entreprises hasardées, il s’y attachait avec une ténacité devant laquelle succombaient toutes les objections. Les généraux obéissaient ; et, alors, c’était, à dix heures du soir, tout le corps d’armée on mouvement, la Seine laborieusement franchie à Suresnes sur deux ponts de bateaux, puis l’invasion nocturne du bois de Boulogne, où les troupes s’avançaient jusqu’aux lacs, pour y attendre le fameux signal. La première fois, on vint dire, vers le milieu de la nuit, au général de Ladmirault, que le coup était manqué et qu’il fallait rentrer. La seconde, — car on répéta deux fois cette folle expédition, — on n’eut besoin de rien dire : notre camarade Bassac fut chargé d’aller en avant donner, près du rempart, le coup de sifflet qui devait prévenir les conjurés : il le donna, et il fut si bien entendu qu’une volée de mitraille y répondit aussitôt, venant s’abattre tout autour de nous. On rentra encore : et, pour rentrer, il fallait repasser les ponts, en de longues et interminables colonnes ; ce n’était que fort tard dans la matinée qu’on ramenait à leurs cantonnemens les soldats épuisés, mécontens et maugréant contre M. Thiers. Mais je ne me souviens pas d’avoir vu, dans aucune de ces épreuves, le général perdre un instant son calme sang-froid.

Quand vint enfin la dernière et tragique semaine, il y fit un appel suprême, et ceux qui le virent de près, pendant ces hideuses journées, apprirent de lui, comment, dans l’accomplissement de la plus redoutable mission, l’énergie peut s’accorder avec la modération. Si d’autres, et M. Thiers lui-même, avaient compris, comme le général, l’œuvre terrible à laquelle les condamnait la nécessaire répression de la Commune vaincue, peut-être n’eût-elle pas laissé derrière elle ce sillon de haines inassouvies qui, après trente ans, creuse encore parmi nous sa trace profonde et menaçante. Le caractère complexe de l’insurrection parisienne l’avait frappé : les renseignemens que, chaque jour, nous apportaient à Rueil nos agens d’information lui en montraient les multiples caractères. Derrière les chefs, les responsables et les criminels, il discernait, dans cette foule de combattans, les inconsciens et les égarés, les misérables à qui la garde nationale donnait le pain quotidien, les illusionnés, aussi, — car il y en eut, — qui croyaient à leur bon droit ! Un jour, aux avant-postes de Courbevoie, comme nous croisions des soldats qui portaient un homme ensanglanté, le général s’arrêta, s’informa : « Mon général, c’est un insurgé, » dirent les troupiers ; alors, ce cadavre vivant, se soulevant sur sa civière, tendit vers nous son bras nu et, le regard fixe, d’une voix éteinte, prononça : « Les insurgés, c’est vous ! » Le convoi s’éloigna, mais la vision demeura dans nos âmes. Entre ces révoltés et la société légale, dont nous étions les défenseurs, l’abîme nous parut sans fond. Comment serait-il comblé ?

A l’heure où, au lever du jour, ayant passé la nuit en marche, nous entrions dans Paris par la porte de la Muette, ces pensées occupaient, comme les nôtres, l’esprit du général. On pressentait que, dans la sauvage agonie qui s’apprêtait, des drames allaient s’accomplir dont nul ne pourrait conjurer l’horreur : car il fallait vaincre, et ce serait, on le savait, au prix d’une lutte barbare : on disait les avenues minées, les dépôts de dynamite, accumulés pendant le siège, prêts pour l’explosion, les barricades dressées, de toutes parts, comme des forteresses. Quand on parle aujourd’hui de la semaine sanglante, on ne songe qu’aux victimes populaires : on en grossit le nombre pour enflammer les ressentimens : trente mille, dit-on, et le chiffre est devenu classique, bien loin pourtant de la vérité : car, après la lutte terminée, lorsqu’on eut enterré les cadavres, les rapports officiels adressés au gouverneur par le chef de la police municipale, donnèrent un total de sept mille morts. Mais les soldats ! on les oublie, il en est qui les accusent : or ils furent 6 500, tués ou blessés, pendant le siège et la bataille, atteints par les obus, tombés aux coins de toutes les rues, fauchés par le canon des barricades, frappés du haut des fenêtres, surpris la nuit, en faction devant les bivouacs ! Peut-être, exposés à ce feu constant, à ces embûches continuelles, eurent-ils parfois des élans de vengeance : c’est le fatal destin des guerres civiles. Qui les condamnera ? Qui pouvait les arrêter ?

Le général voulut du moins que, le combat suspendu, le corps à corps interrompu, il n’y eût plus de sang versé. Les prisonniers lui furent sacrés comme ceux de la guerre étrangère : soldat jusqu’au plein accomplissement de sa tâche austère, il refusa d’être bourreau, et ne se crut pas le droit d’être justicier. Dans toute la zone, conquise et occupée par son corps d’armée, de la place de l’Étoile à Montmartre et à Belleville, il n’y eut ni cours martiales, ni jugemens improvisés. Même il eût souhaité, songeant au lendemain, épargner au pays le déplorable fardeau de cette foule misérable, conduite aux prisons de Versailles, qui forma, bientôt, l’armée de la déportation, et conserva, pour l’avenir, le terrible amas de haine et de farouche espoir, rapporté plus tard par les survivans du bagne à la population parisienne. Je me souviens du geste désolé, par lequel il marqua sa muette horreur quand, parvenu sur la place de Belleville, il aperçut la multitude des captifs entassée dans l’église !

Et cependant, à cette heure, sur cette même place, on venait de lui dire le massacre des otages, les prêtres, les gendarmes, les gardes municipaux, fusillés la veille, à deux pas, dans l’enclos de la rue Haxo !

Mais son cœur était fermé aux colères vengeresses. Deux jours plus tôt, il avait, du sommet de Montmartre, contemplé l’incendie de Paris. Autour de nous, les cadavres épars attestaient le combat à peine terminé : au bas, sur les flancs de la butte, et jusque dans les rues lointaines, la fusillade claquait encore en éclats sinistres ; à nos pieds, un large fleuve de fumée, coupé par des torrens de feu, courait en un monstrueux tourbillon, des Tuileries à l’Hôtel de Ville : la cité paraissait tout entière prête à s’abîmer : et, dans la magnificence d’un horizon sans nuages, le soleil, cependant, descendait, glorieux et pacifique, derrière l’arc triomphal des Champs-Elysées. Le général de Ladmirault n’était ni un mystique, ni un exalté : son sang-froid, je l’ai dit, ne se démentait jamais : cependant, étrangement ému de ce spectacle prodigieux, il se tourna vers nous et, de sa voix grave : « Venez, Messieurs, dit-il, venez voir les prophéties s’accomplir ! »

Il faisait allusion aux prophéties qui, alors, comme à toutes les heures tragiques, hantaient les esprits, annonçant des catastrophes innomées : mais sa parole exprimait des idées plus profondes. Dans cette épouvante imprévue, vainqueurs et vaincus, également lamentables, lui apparaissaient domptés par une force surnaturelle : l’humaine répression révélait, devant cet excès de folie, sa fatale impuissance, et peut-être, pour panser la plaie, brutalement découverte, songeait-il, comme nous, à d’autres remèdes, dont le radieux sourire du printemps montrait au ciel la lointaine promesse.

Dieu disposait ainsi les cœurs. Six mois après, dans le salon du Louvre où nous recevions les visiteurs, le saint et vénérable directeur du cercle d’ouvriers du boulevard Montparnasse, Maurice Meignen, se rencontrait avec René de La Tour du Pin et moi, et, près de la fenêtre d’où nos regards apercevaient la ruine des Tuileries incendiées, il nous conviait au salut du peuple par l’amour et le dévouement. Tandis que sa parole ardente tombait en nos esprits préparés par tant et de si redoutables leçons, les souvenirs de Montmartre et de Belleville inclinaient sans doute aussi notre chef vers les mêmes pensées. Il comprit l’état de nos âmes, connut nos résolutions et les approuva par la liberté qu’il nous laissa. Quand, à la fin de 1871, l’Œuvre des cercles catholiques leur donna une forme définitive, le général de Ladmirault eut ainsi, indirectement, une part morale à sa fondation, et ce n’est pas aujourd’hui, pour ceux dont elle a rempli la vie, le moindre des liens qui les attachent à sa mémoire.

Mais sa réserve naturelle et celle de ses fonctions ne lui permettaient pas d’aller au-delà. Il fut, à cet égard, comme on dit aujourd’hui, d’une irréprochable correction.

Les charges, d’ailleurs, au lendemain de la Commune, ne manquaient pas à son activité et, par suite, à la nôtre. Nommé gouverneur de Paris, dès les premiers jours qui suivirent l’occupation de la ville, il porta son quartier général à l’Elysée, dont il fut ainsi, après l’Empire, le premier habitant, puis au Louvre, où il s’établit définitivement dans les anciens appartemens du général Fleury, qui donnaient, à la fois sur le quai, sur le Carrousel, et, à l’intérieur, sur la cour Caulaincourt. J’ignore si cette partie du palais a encore des hôtes, et quels ils sont : je n’y suis pas rentré. Je ne le désire point : j’aime mieux revoir toujours tel qu’il était alors, gardant, avec le mélange du luxe passé et de la simplicité présente, son aspect un peu improvisé, le cadre des souvenirs aimés, où m’apparaît tour à tour, dans la charmante intimité de la vie familiale et dans la régulière exactitude du labeur journalier, la figure douce et modeste, calme et réfléchie, de notre vieux général.

Quand il en prit le gouvernement, Paris était en état de siège : tous les pouvoirs furent entre ses mains. Je ne pense pas, d’ailleurs, qu’aucune autorité civile ait fait régner, sur les citoyens, une plus douce dictature. La principale manifestation de ce régime du sabre consistait en une promenade presque quotidienne que le général aimait à faire dans les quartiers du centre, accompagné de son état-major, pour donner à l’ordre rétabli la consécration de sa présence. La population accueillait ces visites avec une satisfaction universelle, et nul ne songeait, certes, à y voir une abusive démonstration. Les cuirassiers de l’escorte et les officiers d’ordonnance, seuls, je crois bien, s’en plaignaient tout bas : le commerce renaissant, la vie renouvelée encombraient les rues de camions et de voitures : le pavé glissait affreusement, et, tandis que le général, sur son gros cheval alezan, tenait le milieu de la chaussée, il arrivait souvent qu’un des cavaliers, obligé de prendre le côté de la rue, sentait son cheval s’abattre et s’effondrer sous lui. Ce fut la plus grande misère de l’état de siège, et elle n’atteignit que nous-mêmes.

Hors de là, il nous apportait, il est vrai, un travail assez lourd, puisque tout aboutissait à la signature du général. Le service de la presse et celui des théâtres constituaient à eux seuls, une charge sérieuse que le général m’avait confiée. Un fonctionnaire de la préfecture de police, M. Marseille, contrôleur des services extérieurs, venait chaque jour au Louvre : c’était un homme aimable, plein de sagesse et d’expérience, dont les jugemens s’inspiraient des sentimens les plus élevés ; il avait beaucoup vu, il connaissait à fond le journalisme parisien et ceux qui, alors, dans tous les partis, en étaient les représentans ; il parlait d’eux avec une philosophie toujours douce et courtoise. Tous les matins, il apportait le compte rendu de la presse, que j’analysais pour le général. Je ne sais si l’usage subsiste encore, chez les ministres, de ces comptes rendus quotidiens : je le souhaite pour eux, surtout si on a gardé la tradition des rédacteurs d’alors : rien n’était plus clair et plus complet à la fois.

Puis, c’étaient les autorisations pour la publication des journaux. Aussitôt après la Commune, tous ceux qu’elle avait supprimés, ou qui avaient suspendu leur publication, reparurent en foule ; il fallut, pour chacun d’eux, une autorisation spéciale ; je ne me souviens pas qu’on en ait refusé, et il y en avait de toutes les couleurs. Mais c’était un gros travail. Plus tard, ce furent les feuilles nouvelles ; on les laissait s’épanouir en foule. S’il y eut quelques interdictions, elles furent résolues par les ministres et seulement prononcées, sur leur ordre, par le général ; car, fidèle à ses habitudes de discipline, il en référait toujours au gouvernement, dans les cas difficiles : « C’est de la politique, disait-il, et, nous autres militaires, nous n’y entendons rien. »

Une fois, cependant, il prit sur lui de trancher directement une question qui touchait bien quelque peu à la politique. Le gouvernement du Quatre-Septembre avait, en principe, supprimé la censure des théâtres ; mais, en fait, les fonctionnaires de l’ancien régime avaient provisoirement conservé leurs fonctions. C’étaient, si je me souviens bien, MM. Hallays et de Forges. On fut bien heureux de les trouver, après la Commune, quand l’état de siège mit aux mains du gouverneur cette attribution nouvelle. Chaque jour, ils venaient au Louvre, avec la moisson quotidienne de pièces et de chansons, de chansons surtout, car tout, en France, finit, dit-on, par là, et, de fait, en cet été de 1871, où débordaient le besoin, peut-être aussi la joie de vivre, les cafés-concerts se hâtaient, partout, de relever leurs tréteaux. Les censeurs donnaient leur avis, et je proposais au général des conclusions, toujours acceptées. Nous n’étions pas bien sévères.

Un jour, au commencement de 1872, ces messieurs arrivèrent, plus préoccupés que de coutume, avec un gros manuscrit. C’était Rabagas. Ils réservaient leur opinion ; le général déciderait. Mis au courant, au premier mot, il voulut interdire la pièce, à cause des manifestations possibles. Je l’avais lue, j’osai lui demander de suspendre son jugement, et d’entendre au moins quelques scènes ; il consentit, je commençai la lecture ; au deuxième acte, il était vaincu. On joua Rabagas, au Vaudeville, sans manifestations, et avec un succès énorme.

Ce fut, je pense, notre plus grande audace. Hors de là, malgré l’état de siège, toutes les affaires importantes étaient soumises aux ministres et à M. Thiers. Le général n’était, en fait, que l’exécuteur de leurs décisions. Il y avait bien quelque difficulté, quand la politique du Président lui paraissait trop habile ou trop diverse pour sa simple droiture ; mais la souplesse et la séduction de l’homme d’Etat venaient bien vite à bout des répugnances ou des hésitations du soldat.

Je ne sais quelle concession, faite à propos d’une affaire parisienne, aux exigences de la gauche, ayant ainsi ému le général plus fortement que de coutume, il lit atteler et courut à Versailles pour offrir sa démission. Je l’accompagnais. Quand il arriva, le conseil terminait sa séance ; il était tard, le déjeuner attendait. M. Thiers vint, de sa petite marche rapide, au-devant du général, le couvrit de gentillesses, l’entraîna par le bras, et le força, quoiqu’il eût pris son repas, d’assister au sien, me faisant asseoir de l’autre côté ; quelques visiteurs étaient là, comme nous, en spectateurs ; et ce fut un feu roulant, M. Thiers parlant sans discontinuer, de sa voix grêle et claire, prenant à témoin Mme Thiers, et M. Barthélémy Saint-Hilaire, et les secrétaires, racontant les courses de Longchamps, qui, pour la première fois depuis la guerre et la Commune, avaient eu lieu la veille, auxquelles il avait assisté et où, disait-il, avec une fierté mutine, « il y avait autant de monde que sous l’Empire, » vantant alors la prospérité renaissante, l’ordre et la paix rétablis, et puis, comme entraîné par un mouvement du cœur, se tournant vers le gouverneur et le remerciant de les assurer si bien, avec tant de tact, de sagesse et de fermeté : « Ses services étaient inappréciables, on ne pourrait jamais s’en passer. » Le déjeuner fini, ce fut un flot d’arrivans, des ambassadeurs, des ministres, des députés. Il n’y eut plus moyen de saisir le Président. Le général y renonça ; décidément, on ne pouvait pas lutter avec ce diable d’homme ! Il partit, reconduit jusqu’au seuil par M. Thiers, ravi de son succès, et qui le comblait de prévenances. En voiture, il se mit à rire de la comédie qu’il avait subie et me répéta son mot favori : « Vous voyez bien, nous n’entendons rien à la politique ! »

Cette parole, il nous la redit avec une inquiète gravité, le 24 mai 1873, quand le maréchal de Mac-Mahon accepta la succession de M. Thiers : non qu’il ne ressentît, de son élévation, comme toute l’armée, une réelle et très sincère satisfaction, mais parce qu’avec son fin bon sens et sa modeste sincérité, jugeant les hommes de guerre imparfaitement préparés aux difficultés du gouvernement, il en redoutait, pour son vieux compagnon d’armes, les embarras et les amertumes.

Le grand événement du 24 mai marqua, dans la vie du Louvre, une période nouvelle. La situation militaire du général fut accrue : à ses fonctions de gouverneur s’ajouta le commandement en chef de l’armée de Paris, jusque-là exercé par le maréchal. La politique eut, de moins en moins, place en ses occupations : il fut tout à sa responsabilité militaire.

Sans doute, les espérances qui firent battre tant de cœurs, en cette année 1873, agitèrent le sien, comme les nôtres. Il souhaitait, en son âme de patriote, que le rétablissement de l’antique monarchie replaçât la France dans sa voie traditionnelle, et lui rendît sa grandeur et son prestige. Autour de lui, les vœux étaient ardens. Mais pas un instant il ne se départit de sa réserve coutumière. Dans son entourage, les conversations étaient vives, passionnées ; il laissait dire, parlait peu, et attendait, prêt, comme toujours, à obéir, en tout ce qui n’appartenait pas à sa propre initiative. Quand le dernier espoir fut brisé, il eut seulement, comme au soir de Saint-Privat, un geste désolé, puis reprit aussitôt son ordinaire sérénité et la ponctuelle régularité de ses habitudes militaires.

Sa vie de famille était, dès lors, son meilleur délassement. Il nous y admettait avec une cordiale simplicité et le souvenir de cette intimité éclaire d’un rayon très doux ces belles années de notre vie, où nous croyions encore, dans un viril enthousiasme, monter vers la régénération ardemment espérée.

Le général recevait peu et seulement autant qu’il convenait à sa position. Hors de là, c’était, au Louvre, un cercle de parens et d’amis. Mme de Ladmirault l’animait de sa vive et brillante nature ; ses deux filles l’ornaient des grâces de l’enfance et de la jeunesse, l’une bientôt, hélas ! moissonnée dans la fleur de son âge et de sa beauté[3], l’autre, en qui le général semblait revivre, et dont le charme et la bonté exerçaient autour d’elle une aimable et bienfaisante influence[4].

Heureux temps, où, sous la paternelle autorité du vieux soldat, qui s’acheminait ainsi, dans la paix d’une belle conscience, vers le terme de sa route, nous donnions à la grande œuvre, de plus en plus maîtresse de notre vie, tout ce que nous laissait de loisirs et de forces le souci du métier, auquel je pensais encore demeurer, comme les autres, longtemps attaché !

Cependant la parole et l’activité publique m’avaient saisi, presque à mon insu. Le rétablissement progressif de l’ordre normal, rompu par les événemens de 1871, rendait désormais impossible ma double carrière. Il fallut opter. Le général le comprit comme moi, et me permit de quitter à la fois son service et l’armée, avec des paroles de regret et d’encouragement, qui furent, à cette heure décisive, ma force et mon honneur.

Quatre ans plus tard, alors jeté dans le feu des luttes parlementaires, il me fut donné, à Montmorillon, devant un auditoire populaire, d’élever la voix pour la cause de Dieu, sous la présidence de mon général que l’inexorable limite d’âge venait de ramener à son foyer, tandis que la respectueuse confiance de ses concitoyens marquait sa place au Sénat. Ce jour-là, une fierté de soldat fit battre mon cœur d’une émotion attendrie, qui s’accrut encore le soir, lorsqu’il m’accueillit, au milieu des siens, dans sa patriarcale demeure de la Fouchardière, où il nous sembla, un moment, retrouver le Louvre d’autrefois.

Depuis, emporté par le torrent de la vie, je ne revis plus qu’à de rares intervalles mon chef vénéré.

Puisse aujourd’hui l’hommage que j’ai voulu lui rendre, par ces quelques pages, acquitter, en quelque manière, envers sa mémoire, ma dette de reconnaissance !


A. DE MUN.

  1. Ces pages sont destinées à servir de préface à l’ouvrage qui doit paraître très prochainement, sous ce titre : le Général de Ladmirault. 1808-1898, par Jacques de La Fay, où, sous ce pseudonyme, déjà connu par les biographies d’autres hommes de guerre de notre temps, un écrivain distingué a retracé, avec son talent habituel, les services et les vertus d’un de ceux dont la mémoire mérite le mieux d’être honorée.
  2. Ce furent MM. Je Cossé-Brissac, de Polignac, des Cars et de La Rochebroouard, ce dernier gendre du général et officier d’infanterie territoriale.
  3. Madame la vicomtesse de Fontenay.
  4. Madame la comtesse de La Rochebrochard.