Le manoir mystérieux/Le Maître et son conseiller

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Imprimerie Bilodeau Montréal (p. 120-125).

CHAPITRE XVIII

LE MAÎTRE ET SON CONSEILLER


Rentré chez lui, M. Hocquart resta une couple d’heures plongé dans un morne silence. Deschesnaux n’osa pas lui adresser le premier la parole, préférant le laisser se calmer avant d’entamer de nouveau le sujet qui venait de le jeter dans cet abattement.

C’est l’amour qui pour un moment a pris le dessus sur l’ambition, pensa-t-il ; mais le jugement de la tête reprendra bien avant longtemps son empire accoutumé sur les caprices du cœur.

Quand il crut le moment opportun, il se donna l’occasion de passer et de repasser, sans faire semblant d’y mettre de préméditation, dans l’appartement où l’intendant, tantôt assis immobile dans un grand fauteuil, tantôt marchant à pas lents d’un bout de la salle à l’autre, était absorbé par ses mélancoliques pensées. Enfin, il arrêta son favori au passage et lui posa à brûle-point cette question :

— Eh bien ! Deschesnaux, êtes-vous content de votre dernière manœuvre ? Trouvez-vous que vous m’avez assez bien enveloppé, comme ça, dans le plus odieux tissu d’effrontés mensonges qui puisse s’inventer ?

Le rusé favori ne fut pas déconcerté par cette mordante apostrophe. Il n’était pas homme à perdre son sang-froid pour si peu. Il répondit d’un ton affectant l’attendrissement :

— J’ai la conscience de ne pas mériter l’aigreur qui semble percer contre moi dans les paroles blessantes que vous m’adressez, M. l’intendant ; mais je souffrirai ce reproche comme j’ai déjà souffert bien d’autres choses pour vous, étant persuadé, d’ailleurs, que c’est un sentiment noble, quoique mal raisonné, qui vous agite et vous les fait proférer. J’ai voulu empêcher que votre ennemi DuPlessis, que votre espoir d’avancement, M. de Beauharnais, ne pénétrassent dans un secret qu’il est de votre plus grand intérêt de ne point leur dévoiler, surtout dans les circonstances présentes ; or, si j’ai mal fait en agissant avec autant de dévouement envers celui dont le succès est ma suprême satisfaction, est-ce bien au moins à vous à me le reprocher d’une manière aussi sanglante ?

— Pardonnez à mon excitation du moment, répondit M. Hocquart, déjà à moitié désarmé par cette réplique habile. Cette tactique était peut-être la seule sage ; mais si vous saviez la violence qu’il m’a fallu faire aux sentiments les plus tendres de mon cœur pour m’y associer par mon silence !…

— Je comprends, M. l’intendant, toute la générosité de votre indignation passagère ; c’est une trop bonne marque de la noblesse de votre cœur pour que je ne la reconnaisse pas comme telle. Mais, après mûre réflexion, vous en viendrez infailliblement vous-même à la conclusion que cette tactique, comme vous voulez bien qualifier ma ligne de conduite, n’est pas moins propre à assurer le bonheur futur de celle que vous chérissez si justement, que le vôtre même.

— Je l’espère, Deschesnaux. Cependant avouons que nous jouons gros jeu en ce moment. Auparavant, on ignorait mon mariage, il est vrai, mais on pouvait l’apprendre sans m’accuser d’avoir menti pour le tenir secret ; tandis qu’à présent, si la chose devenait connue, on me considérerait comme un vil imposteur.

— Et c’est ce qu’il faut prévenir à tout prix, M. l’intendant.

— La chose est plus facile à dire qu’à faire, Deschesnaux. Vous avez entendu le gouverneur qui insistait pour que Joséphine fît acte de présence aux Trois-Rivières lors de son prochain voyage. Comment voulez-vous qu’elle s’y montre en public sans qu’il devienne connu qu’elle est ma femme ?

— Ce serait assez difficile, j’en conviens, monsieur ; mais ce qui est plus facile, c’est qu’elle ne se rende pas aux Trois-Rivières et qu’elle reste où elle est.

— Vous oseriez contrarier à ce point le gouverneur ? C’est pour le coup qu’il irait au fond du secret de toute l’affaire et nous afficherait tous les deux au mépris public et me ferait disgracier à la cour.

— Il y a un moyen de prévenir tout cela, M. l’intendant ; j’y ai déjà préparé le gouverneur et la marquise en leur faisant croire que madame… Hocquart, pour l’appeler par son vrai nom, entre nous, était indisposée. Il suffira, ma foi, qu’elle ne prenne pas de mieux d’ici à quelques jours ; c’est bien simple.

— Vous êtes un esprit fertile en expédients, Deschesnaux. C’est réellement bien trouvé, ce prétexte. Si vous me mettez parfois dans l’embarras, il est juste de reconnaître aussi que vous savez m’aider habilement à en sortir.

— C’est que, M. l’intendant, le dévouement est ingénieux à se rendre utile. C’est le seul mérite que j’ose réclamer.

— Et je ne suis pas assez aveugle pour le méconnaître, Deschesnaux. Mais, pendant que j’y pense, avez-vous entendu la marquise quand elle m’a dit que le gouverneur s’attendait à être rappelé en France avant longtemps ?

— Oui, j’ai saisi cela, en prêtant une oreille attentive à votre conversation tout en causant avec M. de Beauharnais. C’est une perspective d’avancement qui vous arrive à propos. Vous voyez que j’ai eu cent fois raison de manœuvrer comme je l’ai fait pour vous sauver de l’humiliation, de la disgrâce, en un mot, d’une perte aussi complète qu’imminente.

— Je n’en doute plus, mon dévoué ami. Cependant, il faudra pourtant que, tôt ou tard, tout éclate, tout soit connu ; c’est alors que le contrecoup sera redoutable, terrible.

— Bah ! si tous les jours ont leur pleine, on saura apporter à chacun, son remède. Je m’explique. Je suppose que M. de Beauharnais, conseillé par la marquise, vous recommande à la cour comme son successeur, et que vous soyez nommé son remplaçant ; vous n’êtes pas encore obligé d’épouser de suite mademoiselle de Beauharnais. Vous gardez votre emploi et la laissez attendre après l’union recherchée, sous un prétexte ou un autre. Elle passe en France avec sa puissante et orgueilleuse protectrice, qui, par dépit contre vous, tâche de lui trouver quelque noble pour époux, et y réussit probablement. Dans tous les cas, une fois que vous êtes débarrassé des deux, vous pouvez être certain qu’elles ne prendront pas la peine de repasser les mers pour venir médire ici de vous. Sans tambour ni trompette, vous reconnaissez Mme Hocquart pour votre épouse. Personne ici ne trouvera à y redire ; et quant à la famille du gouverneur, si elle vient à l’apprendre, elle est trop fière pour se vanter d’avoir vu mademoiselle de Beauharnais dédaignée par vous. Vous jouissez alors paisiblement du bonheur que vous aviez rêvé, et vous le faites partager à celle que vous avez associée à votre sort. D’ailleurs, si je ne me trompe pas, vous n’avez jamais donné ouvertement à entendre que vous auriez l’intention d’épouser Mlle de Beauharnais.

— Non, c’est vrai ; mais il n’en est pas moins certain qu’elle croit que je l’aime, et que la marquise est sous la même impression, bien que je ne l’aie jamais dit ni à l’une ni à l’autre. Après l’intérêt qu’elles m’ont porté, et le service qu’elles m’auraient rendu en employant leur influence en ma faveur, ce serait mal les récompenser. Si au moins je pouvais garder leur estime tout en réalisant les espérances que vous faites briller à mes yeux.

— Soyez convaincu d’une chose, M. l’intendant, ou plutôt notre prochain gouverneur : c’est que les égards de madame de Beauharnais et les airs d’affection de sa protégée pour vous, ont un but plus intéressé, plus égoïste que votre nature généreuse ne se l’imagine. Pensez-vous que si elles ne s’attendaient pas à vous voir un jour gouverneur du Canada, comblé des faveurs de la cour, peut-être anobli, elles vous entoureraient d’autant d’attentions délicates et affectueuses qu’elles le font ?

— Vous avez peut-être raison, Deschesnaux. Dans tous les cas, ce qui me consolerait de les avoir désappointées, c’est, comme vous le faisiez remarquer il y a un instant, la pensée qu’une personne aussi distinguée et aussi puissamment protégée que l’est Mlle de Beauharnais, ne saurait manquer de trouver n’importe où des partis fort avantageux.

Deschesnaux venait de remporter un nouveau triomphe d’influence sur son maître par son habilité peu scrupuleuse. Il vit qu’il en avait dit assez pour le moment, et prétexta la nécessité de sortir pour une affaire qui l’appelait à la basse-ville. M. Hocquart le laissa partir, après lui avoir recommandé de lui amener Théodorus, avec lequel il désirait avoir une entrevue à la veillée.

Ce Théodorus n’était autre que le docteur Degarde, que Deschesnaux avait pris secrètement à son service. M. Hocquart avait la superstition de croire à l’astrologie, et Deschesnaux, qui avait découvert ce faible en lui, se servait depuis quelque temps, pour l’exploiter, du docteur Degarde, auquel il avait fait prendre le nom de Théodorus, et qu’il tenait autant que possible soustrait aux regards du public.