Le monde enchanté/Le Petit-Poucet
Pour les autres éditions de ce texte, voir Le Petit Poucet.
III.
CHARLES PERRAULT.
LE PETIT-POUCET.
Il était une fois un bûcheron et une bûcheronne qui avaient sept enfants, tous garçons ; l’aîné n’avait que dix ans, et le plus jeune n’en avait que sept. On s’étonnera que le bûcheron ait eu tant d’enfants en si peu de temps ; mais c’est que sa femme allait vite en besogne, et n’en faisait pas moins de deux à la fois.
Ils étaient fort pauvres, et leurs sept enfants les incommodaient beaucoup, parce qu’aucun d’eux ne pouvait encore gagner sa vie. Ce qui les chagrinait encore, c’est que le plus jeune était fort délicat et ne disait mot : prenant pour bêtise ce qui était une marque de la bonté de son esprit. Il était fort petit ; et, quand il vint au monde, il n’était guère plus grand que le pouce, ce qui fit qu’on l’appela le Petit-Poucet.
Ce pauvre enfant était le souffre-douleur de la maison, et on lui donnait toujours le tort. Cependant il était le plus fin et le plus avisé de tous ses frères, et, s’il parlait peu, il écoutait beaucoup.
Il vint une année très fâcheuse, et la famine fut si grande, que ces pauvres gens résolurent de se défaire de leurs enfants. Un soir que ces enfants étaient couchés, et que le bûcheron était auprès du feu avec sa femme, il lui dit, le cœur serré de douleur : « Tu vois bien que nous ne pouvons plus nourrir nos enfants ; je ne saurais les voir mourir de faim devant mes yeux, et je suis résolu de les mener perdre demain au bois, ce qui sera bien aisé ; car tandis qu’ils s’amuseront à fagoter, nous n’avons qu’à nous enfuir sans qu’ils nous voient. — Ah ! s’écria la bûcheronne, pourrais-tu toi-même mener perdre tes enfants ? » Son mari avait beau lui représenter leur grande pauvreté, elle ne pouvait y consentir ; elle était pauvre, mais elle était leur mère.
Cependant, ayant considéré quelle douleur ce lui serait de les voir mourir de faim, elle y consentit, et alla se coucher en pleurant.
Le Petit-Poucet ouït tout ce qu’ils dirent ; car, ayant entendu, dedans son lit, qu’ils parlaient d’affaires, il s’était levé doucement et s’était glissé sous l’escabelle de son père, pour les écouter sans être vu. Il alla se recoucher et ne dormit point du reste de la nuit, songeant à ce qu’il avait à faire. Il se leva de bon matin, et alla au bord d’un ruisseau, où il remplit ses poches de petits cailloux blancs, et ensuite revint à la maison. On partit, et le Petit-Poucet ne découvrit rien de tout ce qu’il savait à ses frères.
Ils allèrent dans une forêt fort épaisse, où, à dix pas de distance, on ne se voyait pas l’un l’autre. Le bûcheron se mit à couper du bois, et ses enfants à ramasser des broutilles, pour faire des fagots. Le père et la mère, les voyant occupés à travailler, s’éloignèrent d’eux insensiblement, et puis s’enfuirent tout à coup par un petit sentier détourné.
Lorsque ces enfants se virent seuls, ils se mirent à crier et à pleurer de toute leur force. Le Petit-Poucet les laissait crier, sachant bien par où il reviendrait à la maison, car en marchant il avait laissé tomber, le long du chemin, les petits cailloux blancs qu’il avait dans ses poches. Il leur dit donc : « Ne craignez point, mes frères ; mon père et ma mère nous ont laissés ici, mais je vous ramènerai bien au logis : suivez-moi seulement. »
Ils le suivirent, et il les mena jusqu’à leur maison par le même chemin qu’ils étaient venus dans la forêt. Ils n’osèrent d’abord entrer, mais ils se mirent tous contre la porte, pour écouter ce que disaient leur père et leur mère.
Dans le moment que le bûcheron et la bûcheronne arrivèrent chez eux, le seigneur du village leur envoya dix écus, qu’il leur devait il y avait longtemps, et dont ils n’espéraient plus rien. Cela leur redonna la vie, car les pauvres gens mouraient de faim. Le bûcheron envoya sur l’heure sa femme à la boucherie. Comme il y avait longtemps qu’ils n’avaient mangé, elle acheta trois fois plus de viande qu’il n’en fallait pour le souper de deux personnes. Lorsqu’ils furent rassasiés, la bûcheronne dit : « Hélas ! où sont maintenant nos pauvres enfants ? Ils feraient bonne chère de ce qui nous reste là. Mais aussi, Guillaume, c’est toi qui les as voulu perdre ; j’avais bien dit que nous nous en repentirions. Que font-ils maintenant dans cette forêt ? Hélas ! mon Dieu, les loups les ont peut-être déjà mangés ! Tu es bien inhumain d’avoir perdu ainsi tes enfants ! »
Le bûcheron s’impatienta à la fin ; car elle redit plus de vingt fois qu’il s’en repentirait, et qu’elle l’avait bien dit. Il la menaça de la battre, si elle ne se taisait. Ce n’est pas que le bûcheron ne fût peut-être encore plus lâché que sa femme ; mais c’est qu’elle lui rompait la tête, et qu’il était de l’humeur de beaucoup d’autres gens qui aiment fort les femmes qui disent bien, mais qui trouvent très importunes celles qui ont toujours bien dit.
La bûcheronne était tout en pleurs : « Hélas ! où sont maintenant mes enfants, mes pauvres enfants ! » Elle le dit une fois si haut, que les enfants, qui étaient à la porte, l’ayant entendue, se mirent à crier tous ensemble : « Nous voilà, nous voilà ! » Elle courut vite leur ouvrir la porte, et leur dit en les embrassant : « Que je suis aise de vous revoir, mes chers enfants ! Vous êtes bien las, vous avez bien faim ; et toi, Pierrot, comme te voilà crotté ; viens que je te débarbouille. » Ce Pierrot était son fils aîné, qu’elle aimait plus que tous les autres, parce qu’il était un peu rousseau et qu’elle était un peu rousse.
Ils se mirent à table, et mangèrent d’un appétit qui faisait plaisir au père et à la mère, à qui ils racontaient la peur qu’ils avaient eue dans la forêt, en parlant presque toujours tous ensemble. Ces bonnes gens étaient ravis de revoir leurs enfants avec eux, et cette joie dura tant que les dix écus durèrent. Mais lorsque l’argent fut dépensé, ils retombèrent dans leur premier chagrin, et résolurent de les perdre encore, et, pour ne pas manquer le coup, de les mener plus loin que la première fois.
Ils ne purent parler de cela si secrètement qu’ils ne fussent entendus par le Petit-Poucet, qui fit son compte de sortir d’affaire comme il avait déjà fait ; mais, quoiqu’il se fût levé de grand matin pour aller ramasser des petits cailloux, il ne put en venir à bout, car il trouva la porte de la maison fermée à double tour. Il ne savait que faire, lorsque, la bûcheronne leur ayant donné à chacun un morceau de pain pour leur déjeuner, il songea qu’il pourrait se servir de son pain au lieu de cailloux, en le jetant par miettes le long des chemins où ils passeraient : il le serra donc dans sa poche.
Le père et la mère tes menèrent dans l’endroit de la forêt le plus épais et le plus obscur ; et, dès qu’ils y furent, ils gagnèrent un faux-fuyant, et les laissèrent là. Le Petit-Poucet ne s’en chagrina pas beaucoup, parce qu’il croyait retrouver aisément son chemin, par le moyen de son pain qu’il avait semé partout où il avait passé ; mais il fut bien surpris lorsqu’il ne put en retrouver une seule miette : les oiseaux étaient venus, qui avaient tout mangé.
Les voilà donc bien affligés ; car plus ils marchaient, plus ils s’égaraient et s’enfonçaient dans la forêt. La nuit vint, et il s’éleva un grand vent qui leur faisait des peurs épouvantables. Ils croyaient n’entendre de tous côtés que les hurlements de loups qui venaient à eux pour les manger. Ils n’osaient presque se parler, ni tourner la tête. Il survint une grosse pluie qui les perça jusqu’aux os ; ils glissaient à chaque pas, tombaient dans la boue, d’où ils se relevaient tout crottés, ne sachant que faire de leurs mains.
Le Petit-Poucet grimpa au haut d’un arbre, pour voir s’il ne découvrirait rien ; ayant tourné la tête de tous côtés, il vit une petite lueur comme d’une chandelle, mais qui était bien loin, par delà la forêt.
Il descendit de l’arbre, et, lorsqu’il fut à terre, il ne vit plus rien : cela le désola. Cependant, ayant marché quelque temps, avec ses frères, du côté qu’il avait vu la lumière, il la revit en sortant du bois.
Ils arrivèrent enfin à la maison où était cette chandelle, non sans bien des frayeurs : car souvent ils la perdaient de vue ; ce qui leur arrivait toutes les fois qu’ils descendaient dans quelques fonds. Ils heurtèrent à la porte, et une bonne femme vint leur ouvrir. Elle leur demanda ce qu’ils voulaient. Le Petit-Poucet lui dit qu’ils étaient de pauvres enfants qui s’étaient perdus dans la forêt, et qui demandaient à coucher par charité. Cette femme, les voyant tous si jolis, se mit à pleurer et leur dit : « Hélas ! mes pauvres enfants, où êtes-vous venus ! Savez-vous bien que c’est ici la maison d’un ogre qui mange les petits enfants ? — Hélas ! Madame, lui répondit le Petit-Poucet, qui tremblait de toute sa force aussi bien que ses frères, que ferons-nous ? Il est bien sûr que les loups de la forêt ne manqueront pas de nous manger cette nuit, si vous ne voulez pas nous retirer chez vous ; et cela étant, nous aimons mieux que ce soit monsieur qui nous mange ; peut-être qu’il aura pitié de nous, si vous voulez bien l’en prier. »
La femme de l’Ogre, qui crut qu’elle pourrait les cacher à son mari jusqu’au lendemain matin, les laissa entrer, et les mena se chauffer auprès d’un bon feu, car il y avait un mouton tout entier à la broche pour le souper de l’Ogre.
Comme ils commençaient à se réchauffer, ils entendirent heurter trois ou quatre grands coups à la porte : c’était l’Ogre qui revenait. Aussitôt sa femme les fit cacher sous le lit, et alla ouvrir la porte. L’Ogre demanda d’abord si le souper était prêt et si on avait tiré du vin, et aussitôt il se mit à table. Le mouton était encore tout sanglant, mais il ne lui en sembla que meilleur. Il flairait à droite et à gauche, disant qu’il sentait la chair fraîche. « Il faut, lui dit sa femme, que ce soit ce veau, que je viens d’habiller[1], que vous sentiez. — Je sens la chair fraîche, te dis-je encore une fois, reprit l’Ogre en regardant sa femme de travers ; et il y a ici quelque chose que je n’entends pas. » En disant ces mots, il se leva de table, et alla droit au lit.
« Ah ! dit-il, voilà donc comme tu veux me tromper, maudite femme ! Je ne sais à quoi il tient que je ne te mange aussi : bien t’en prend d’être une vieille bête. Voilà du gibier qui me vient à propos, pour traiter trois ogres de mes amis qui doivent me venir voir ces jours-ci. »
Il les tira de dessous le lit l’un après l’autre. Ces pauvres enfants se mirent à genoux, en lui demandant pardon ; mais ils avaient affaire au plus cruel de tous les ogres, qui, bien loin d’avoir de la pitié, les dévorait déjà des yeux, et disait à sa femme que ce seraient là de friands morceaux, lorsqu’elle leur aurait fait une bonne sauce.
Il alla prendre un grand couteau ; et, en approchant de ces pauvres enfants, il l’aiguisait sur une longue pierre, qu’il tenait à sa main gauche. Il en avait déjà empoigné un, lorsque sa femme lui dit : « Que voulez-vous faire à l’heure qu’il est ? N’aurez-vous pas assez de temps demain ? — Tais-toi, reprit l’Ogre, ils en seront plus mortifiés. — Mais vous avez encore tant de viande, reprit sa femme : voilà un veau, deux moutons et la moitié d’un cochon. — Tu as raison, dit l’Ogre ; donne-leur bien à souper, afin qu’ils ne maigrissent pas, et va les mener coucher. »
La bonne femme fut ravie de joie, et leur porta bien à souper ; mais ils ne purent manger, tant ils étaient saisis de peur. Pour l’Ogre, il se remit à boire, ravi d’avoir de quoi si bien régaler ses amis. Il but une douzaine de coups de plus qu’à l’ordinaire ; ce qui lui donna un peu dans la tête, et l’obligea de s’aller coucher.
L’Ogre avait sept filles, qui n’étaient encore que des enfants. Les petites ogresses avaient toutes le teint fort beau, parce qu’elles mangeaient de la chair fraîche, comme leur père ; mais elles avaient de petits yeux gris et tout ronds, le nez crochu, et une fort grande bouche, avec de longues dents fort aiguës et fort éloignées l’une de l’autre. Elles n’étaient pas encore fort méchantes ; mais elles promettaient beaucoup, car elles mordaient déjà les petits enfants pour en sucer le sang.
On les avait fait coucher de bonne heure, et elles étaient toutes sept dans un grand lit, ayant chacune une couronne d’or sur la tête. Il y avait dans la même chambre un autre lit de la même grandeur : ce fut dans ce lit que la femme de l’Ogre mit coucher les sept petits garçons ; après quoi, elle s’alla coucher auprès de son mari.
Le Petit-Poucet, qui avait remarqué que les filles de l’ogre avaient des couronnes d’or sur la tête, et qui craignait qu’il ne prît à l’Ogre quelque remords de ne les avoir pas égorgés dès le soir même, se leva vers le milieu de la nuit ; et, prenant les bonnets de ses frères et le sien, il alla tout doucement les mettre sur la tête des sept filles de l’Ogre, après leur avoir ôté leurs couronnes d’or, qu’il mit sur la tête de ses frères et sur la sienne, afin que l’Ogre les prît pour ses filles, et ses filles pour les garçons qu’il voulait égorger. La chose réussit comme il l'avait pensé ; car l’Ogre, s’étant éveillé sur le minuit, eut regret d’avoir différé au lendemain ce qu’il pouvait exécuter la veille. Il se jeta donc brusquement hors du lit, et prenant son grand couteau : « Allons voir, dit-il, comment se portent nos petits drôles ; n’en faisons pas à deux fois. »
Il monta donc à tâtons à la chambre de ses filles, et s’approcha du lit où étaient les petits garçons, qui dormaient tous, excepté le Petit-Poucet, qui eut bien peur lorsqu’il sentit la main de l’Ogre qui lui tâtait la tête, comme il avait tâté celle de tous ses frères. L’Ogre, qui sentit les couronnes d’or : « Vraiment, dit-il, j’allais faire là un bel ouvrage ; je vois bien que je bus trop hier au soir. » Il alla ensuite au lit de ses filles, où ayant senti les petits bonnets des garçons : « Ah ! les voilà, dit-il, nos gaillards ; travaillons hardiment. » En disant ces mots il coupa, sans balancer, la gorgea à ses sept filles. Fort content de cette expédition, il alla se recoucher auprès de sa femme.
Aussitôt que le Petit-Poucet entendit ronfler l’Ogre, il réveilla ses frères, et leur dit de s’habiller promptement et de le suivre. Ils descendirent doucement dans le jardin, et sautèrent par-dessus les murailles. Ils coururent presque toute la nuit, toujours en tremblant, et sans savoir où ils allaient.
L’Ogre, s’étant éveillé, dit à sa femme : « Va-t’en là-haut habiller ces petits drôles d’hier soir. » L’Ogresse fut fort étonnée de la bonté de son mari, ne se doutant point de la manière qu’il entendait qu’elle les habillât, et croyant qu’il lui ordonnait de les aller vêtir. Elle monta en haut, où elle fut bien épouvantée, lorsqu’elle aperçut ses sept filles égorgées et nageant dans leur sang…
Elle commença par s’évanouir, car c’est le premier expédient que trouvent presque toutes les femmes en pareilles rencontres. L’Ogre, craignant que sa femme ne fût trop longtemps à faire la besogne dont il l’avait chargée, monta en haut pour lui aider. Il ne fut pas moins étonné que sa femme lorsqu’il vit cet affreux spectacle. « Ah ! qu’ai-je fait là ! s’écria-t-il. Ils me le payeront, les malheureux, et tout à l’heure ! »
Il jeta aussitôt une potée d’eau dans le nez de sa femme ; et l’ayant fait revenir : « Donne-moi vite mes bottes de sept lieues, lui dit-il, afin que j’aille les attraper. » Il se mit en campagne ; et, après avoir couru de tous les côtés, enfin il entra dans le chemin où marchaient les pauvres enfants, qui n’étaient plus qu’à cent pas du logis de leur père. Ils virent l’Ogre qui allait de montagne en montagne, et qui traversait des rivières aussi aisément qu’il aurait fait le moindre ruisseau. Le Petit-Poucet, qui vit un rocher creux proche du lieu où ils étaient, y fit cacher ses frères, et s’y fourra aussi, regardant toujours ce que l’Ogre deviendrait. L’Ogre, qui se trouvait fort las du long chemin qu’il avait fait inutilement (car les bottes de sept lieues fatiguent fort leur homme), voulut se reposer ; et, par hasard, il alla s’asseoir sur la roche où les petits garçons s’étaient cachés.
Comme il n’en pouvait plus de fatigue, il s’endormit, après s’être reposé quelque temps, et vint à ronfler si effroyablement, que les pauvres enfants n’eurent pas moins de peur que quand il tenait son grand couteau pour leur couper la gorge. Le Petit-Poucet en eut moins de peur, et dit à ses frères de s’enfuir promptement à la maison pendant que l’Ogre dormait bien fort, et qu’ils ne se missent point en peine de lui. Ils crurent son conseil, et gagnèrent vite la maison.
Le Petit-Poucet, s’étant approché de l’Ogre, lui tira doucement ses bottes, et les mit aussitôt. Les bottes étaient fort grandes et fort larges ; mais, comme elles étaient fées[2], elles avaient le don de s’agrandir et de s’apetisser selon la jambe de celui qui les chaussait ; de sorte qu’elles se trouvèrent aussi justes à ses pieds et à ses jambes que si elles eussent été faites pour lui.
Il alla droit à la maison de l’Ogre, où il trouva sa femme qui pleurait auprès de ses filles égorgées. « Votre mari, lui dit le Petit-Poucet, est en grand danger, car il a été pris par une troupe de voleurs, qui ont juré de le tuer, s’il ne leur donne tout son or et tout son argent. Dans le moment qu’ils lui tenaient le poignard sur la gorge, il m’a aperçu, et m’a prié de vous venir avertir de l’état où il est, et de vous dire de me donner tout ce qu’il a vaillant, sans en rien retenir, parce qu’autrement ils le tueront sans miséricorde. Comme la chose presse beaucoup, il a voulu que je prisse ses bottes de sept lieues que voilà, pour faire diligence, et aussi afin que vous ne croyiez pas que je sois un affronteur. »
La bonne femme, fort effrayée, lui donna aussitôt tout ce qu’elle avait ; car cet Ogre ne laissait pas d’être fort bon mari, quoiqu’il mangeât les petits enfants. Le Petit-Poucet, étant chargé de toutes les richesses de l’Ogre, s’en revint au logis de son père, où il fut reçu avec bien de la joie.
Il y a bien des gens qui ne demeurent pas d’accord sur cette dernière circonstance, et qui prétendent que le Petit-Poucet n’a jamais fait ce vol à l’Ogre ; qu’à la vérité il n’avait pas fait conscience de lui prendre ses bottes de sept lieues, parce qu’il ne s’en servait que pour courir après les petits enfants. Ces gens-là assurent le savoir de bonne part, et même pour avoir bu et mangé dans la maison du bûcheron. Ils assurent que, lorsque le Petit-Poucet eut chaussé les bottes de l’Ogre, il s’en alla à la cour, où il savait qu’on était fort en peine d’une armée qui était à deux cents lieues de là, et du succès d’une bataille qu’on avait donnée. Il alla, disent-ils, trouver le roi, et lui dit que, s’il le souhaitait, il lui rapporterait des nouvelles de l’armée avant la fin du jour. Le roi lui promit une grosse somme d’argent s’il en venait à bout. Le Petit-Poucet rapporta des nouvelles dès le soir même ; et cette première course l’ayant fait connaître, il gagnait tout ce qu’il voulait : car le roi le payait parfaitement pour porter ses ordres à l’armée, et une infinité de dames lui donnaient tout ce qu’il voulait, pour avoir des nouvelles de leurs amants, et ce fut là son plus grand gain.
Il se trouvait quelques femmes qui le chargeaient de lettres pour leurs maris ; mais elles le payaient si mal, et cela allait à si peu de choses, qu’il ne daignait pas mettre en ligne de compte ce qu’il gagnait de ce côté-là.
Après avoir fait pendant quelque temps le métier de courrier, et y avoir amassé beaucoup de bien, il revint chez son père, où il n’est pas possible d’imaginer la joie qu’on eut de le revoir. Il mit toute sa famille à l’aise. Il acheta des offices de nouvelle création pour son père et pour ses frères ; et par là il les établit tous, et fit parfaitement bien sa cour en même temps.