Le monde où l’on s’ennuie
comédie en 3 actes (27e éd.)
BELLAC
ROGER DE CÉRAN
PAUL RAYMOND
TOULONNIER
LE GÉNÉRAL DE BRIAIS
VIROT
FRANÇOIS
SAINT-RÉAULT
GAIAC
MELCHIOR DE BOINES
DES MILLETS
LA DUCHESSE DE REVILLE
MADAME DE LOUDAN
JEANNE RAYMOND
LUCY WATSON
SUZANNE DE VILLIERS
LA COMTESSE DE CÉRAN
MADAME ARRIÉGO
MADAME DE BOINES
MADAME DE SAINT-RÉAULT
Au château de Madame de Céran, à Saint-Germain.
ACTE I
Un salon carré avec porte au fond, ouvrant sur un autre grand salon. Portes aux premier et troisième plans. À gauche, entre les deux portes, un piano. Porte à droite au premier plan ; du même côté, plus haut, une grande baie avec vestibule vitré donnant sur le jardin ; à gauche, une table avec siège de chaque côté ; à droite, petite table et canapé, fauteuils, etc.
Scène I
cherchant au milieu des papiers qui encombrent la table.
Ça ne peut pas être là-dessus non plus ; ni là dedans : Revue Matérialiste… Revue des Cours… Journal des Savants…
Entre Lucy.
Eh bien, François, avez-vous trouvé cette lettre ?
Non, miss Lucy, pas encore.
Ouverte, sans enveloppe, un papier rose ?
Est-ce que le nom de miss Watson est dessus ?
Vous ai-je dit qu’elle était à moi ?
Mais…
Enfin vous n’avez rien trouvé ?
Pas encore, mais je chercherai, je demanderai…
Non, ne demandez pas, c’est inutile ! Seulement, comme je tiens à l’avoir, cherchez toujours. De l’endroit où vous nous avez remis les lettres ce matin jusqu’à ce salon. Elle ne peut pas être tombée autre part… Cherchez !… Cherchez !…
Elle sort.
Scène II
seul, revenant à la table. Cherchez ! Cherchez !… Revue Coloniale ! Revue Diplomatique ! Revue Archéologique…
Ah ! Voilà quelqu’un ! À François Madame de Céran…
lui prenant la main et bas Chut !… À François, gravement Madame la comtesse de Céran est-elle en ce moment au château ?
Oui, Monsieur !
Eh bien allez lui dire que Monsieur et Madame Paul…
Veuillez la prévenir que M. Raymond, sous-préfet d’Agenis, et Madame Raymond, arrivent de Paris et l’attendent au salon.
Et que…
{{Personnage|paul|c|de même. Chut ! A François
Allez, mon ami…
Oui, monsieur le sous-préfet.
A part
C’est les nouveaux mariés…
Haut.
Monsieur le sous-préfet veut-il se débarrasser ?…
Il prend les sacs et couvertures des arrivants et sort.
Ah çà ! Mais, Paul…
Pas de Paul, ici : M. Raymond.
Comment ? tu veux ?…
Pas de tu, ici : je t’ai dit.
Ah ! cette figure.,. Elle rit.
Pas de rire ici, je vous en prie.
Eh bien, Monsieur, vous me grondez ?
Elle se jette à son cou ; il se dégage avec effroi.
Malheureuse ! il ne manquerait plus que cela !
Ah ! tu m’ennuies …
Précisément ! Cette fois, tu tiens la note ! Ah çà ! Tu as donc oublié tout ce que je t’ai dit en chemin de fer ?
Je croyais que tu plaisantais, moi.
Plaisanter ! Ici ? Voyons, veux-tu être préfète, oui ou non ?
Oui, si ça te fait plaisir.
Eli bien ! observe-toi, je t’en prie, observe-toi. Je te dis encore toi parce que nous sommes seuls, mais tout à l’heure, devant le monde, ce sera : vous, tout le temps : vous ! La comtesse de Céran m’a fait l’honneur de m’inviter à lui présenter ma jeune femme et à passer quelques jours à son château de Saint-Germain. Or, le salon de madame de Céran est un des trois ou quatre salons les plus influents de Paris. Nous ne sommes pas ici pour nous amuser. Nous y entrons sous-préfet, il faut en sortir préfet. Tout dépend d’elle, de nous, de toi !
De moi ?… Comment, de moi !
Certainement. Le monde juge de l’homme par la femme. Et il a raison. Et c’est pourquoi sois sur tes gardes ! De la gravité sans hauteur, un sourire plein de pensées ; regarde bien, écoute beaucoup, parle peu ! Oh ! des compliments, par exemple, tant que tu voudras, et des citations aussi, cela fait bien, mais courtes, alors, et profondes : en philosophie, Hegel ; en littérature, Jean-Paul ; en politique…
Mais je ne parle pas politique.
Ici, toutes les femmes parlent politique.
Je n’y entends goutte.
Elles non plus, cela ne fait rien, va toujours ! Cite Pufendorff et Machiavel, comme si c’étaient des parents à toi, et le Concile de Trente, comme si tu l’avais présidé. Quant à tes distractions : la musique de chambre, un tour de jardin et le whist, voilà tout ce que je te permets. Avec cela, des robes montantes et les quelques mots de latin que je t’ai soufflés, et je veux qu’avant huit jours on dise de toi : « Eh ! eh ! cette petite madame Raymond, ce serait une femme de Ministre. » Et dans ce monde-ci, vois-tu, quand on dit d’une femme, c’est une femme de Ministre, le mari est bien près de l’être.
Comment, tu veux être Ministre ?
Dame ! pour ne pas me faire remarquer.
Mais puisque madame de Céran est de l’opposition, quelle place peux-tu en attendre ?
Candeur, va ! En ce qui concerne les places, mon enfant, il n’y n entre les conservateurs et les opposants qu’une nuance : c’est que les conservateurs les demandent et que les opposants les acceptent. Non, non, va ! c’est bien ici que se font, défont et surfont les réputations, les situations et les élections, où, sous couleur de littérature et beaux-arts, les malins font leur affaire : c’est ici la petite porte des ministères, l’antichambre des académies, le laboratoire du succès !
Miséricorde ! Qu’est-ce que ce monde-là ?
Ce monde-là, mon enfant, c’est un hôtel de Rambouillet en 1881 : un monde où l’on cause et où l’on pose, où le pédantisme tient lieu de science, la sentimentalité de sentiment et la préciosité de délicatesse ; où l’on ne dit jamais ce que l’on pense, et où l’on ne pense jamais ce que l’on dit ; où l’assiduité est une politique, l’amitié un calcul, et la galanterie même un moyen ; le monde où l’on avale sa canne dans l’antichambre et sa langue dans le salon, le monde sérieux, enfin !
Mais c’est le monde où l’on s’ennuie, cela.
Précisément !
Mais, si l’on s’y ennuie, quelle influence peut-il avoir ?
Quelle influence !., candeur ! candeur ! quelle influence, l’ennui, chez nous ? mais énorme !… mais considérable ! Le Français, vois-tu, a pour l’ennui une horreur poussée jusqu’à la vénération. Pour lui, l’ennui est un dieu terrible qui a pour culte la tenue. Il ne comprend le sérieux que sous cette forme. Je ne dis pas qu’il pratique, par exemple, mais il n’en croit que plus fermement, aimant mieux croire… que d’y aller voir. Oui, ce peuple gai, au fond, se méprise de l’être ; il a perdu sa loi dans le bon sens de son vieux rire ; ce peuple sceptique et bavard croit aux silencieux, ce peuple expansif et aimable s’en laisse imposer par la morgue pédante et la nullité prétentieuse des pontifes de la cravate blanche : en politique, comme en science, comme en art, comme en littérature, comme en tout ! Il les raille, ii les hait, il les fuit comme peste, mais ils ont seuls son admiration secrète et sa confiance absolue ! Quelle influence, l’ennui ? Ah ! ma chère enfant ! mais c’est-à-dire qu’il n’y a que deux sortes de gens au monde : ceux qui ne savent pas s’ennuyer et qui ne sont rien, et ceux qui savent s’ennuyer et qui sont tout… après ceux qui savent ennuyer les autres !
Et voilà où tu m’amènes, misérable !
Veux-tu être préfète, oui ou non ?
Oh ! D‘abord, je ne pourrai jamais…
Laisse donc ! ce n’est que huit jours à passer.
Huit jours ! sans parler, sans rire, sans t’embrasser.
Devant le monde, mais quand nous serons seuls… et puis dans les coins… tais-toi donc ! … ce sera charmant, au contraire : je te donnerai des rendez-vous… au jardin… partout… comme avant notre mariage… chez ton père, tu sais ?…
Ah ! c’est égal ! c’est égal !… Elle ouvre le piano et joue un air de la Fille de Madame Angot.
effrayé.
Eh bien ! eh bien ! qu’est-ce que tu fais là ?
C’est dans l’opérette d’hier.
Malheureuse ! voilà comme tu profites…
En baignoire, tous les deux, ah ! Paul, c’était si gentil !
Jeanne… Mais Jeanne !., si on venait… veux-tu bien ?… François paraît au fond. Trop tard ! Jeanne change son air d’opérette en symphonie de Beethoven ; à part.
Beethoven ! Bravo !
Il suit la mesure d’un air profond.
Ah ! il n’y a décidément de musique qu’au Conservatoire.
Scène III
.
Madame la comtesse prie monsieur le sous-préfet de l’attendre cinq minutes, elle est en conférence avec monsieur le baron Eriel de Saint-Réault.
L’orientaliste ?
Je ne sais pas, Monsieur ; c’est le savant dont le père avait tant de talent…
à part Et qui a tant de places. C’est bien cela. Haut. Ah ! monsieur de Saint-Réault est au château et madame de Saint-Réault aussi, sans doute ?
Oui, monsieur le sous-préfet, ainsi que la marquise de Loudan et Madame Arriégo ; mais ces dames sont en ce moment à Paris, au cours de monsieur Bellac, avec mademoiselle Suzanne de Villiers.
Et il n’y a pas d’autres personnes en résidence ici ?…
Il y a madame
de Bréville, la tante de madame.
Oh ! je ne parle ni de
, ni de miss Watson, ni de mademoiselle de Villiers qui sont de
la maison, mais des étrangers comme nous.
Non, monsieur le sous-préfet, c.’est tout.
Et on n’attend personne ?
Personne ?… si, monsieur le sous-préfet : monsieur Roger, le fils de madame la comtesse, arrive aujourd’hui même de sa mission scientifique en Orient ; on l’attend d’un moment à l’autre… Ah ! et puis monsieur Bellac, le professeur, qui, après son cours, va venir s’installer ici pour quelque temps ; du moins on l’espère. {{Personnage|paul|c} à part C’est donc pour cela qu’il y a tant de dames. Haut. C’est bien, merci.
Alors, monsieur le sous-préfet veut bien attendre ?
Oui, et dites à madame la comtesse de ne pas se presser.
Scène IV
Ouf ! quelle peur tu m’as faite avec ta musique !… mais tu t’en es bien tirée. Bravo ! changer Lecocq en Beethoven, ça c’est très fort !
Je suis si bête, n’est-ce pas ?…
Oh ! quo je sais bien que non ! Ah ça ! puisque nous avons encore cinq minutes, un mot sur les gens d’ici ; c’est prudent !
Ah ! bien, non !
Voyons, Jeanne, cinq minutes ! ces renseignements sont indispensables.
Alors, après chaque renseignement, tu m’embrasseras.
Eh bien, oui, voyons ! quelle enfant ! Ah ! ça ne sera pas long, va !., la mère, le fils, l’ami et les invités, — ni hommes, ni femmes, tous gens sérieux.
Eh bien, cela va être gai.
Rassure-toi ! il y en a deux qui ne le sont pas, sérieux, je te les ai gardés pour la fin.
Attends, paie-moi d’abord !
Elle compte sur ses doigts.
Madame de Céran, une ; son fils Roger, deux ; miss Lucy, trois ; deux Saint-Réault ; un Bellac ; une Loudan et une Arriégo, cela fait huit.
Elle tend la joue.
Huit quoi ?
Huit renseignements, donc ; allons paie…
Elle tend la joue.
Quelle enfant !… tiens ! tiens ! tiens !
Il l’embrasse coup sur coup.
Ah ! pas si vite ; détaille ! détaille !
après l’avoir embrassée plus lentement.
Là ! es-tu contente ?
Je peux attendre. Voyons les deux pas sérieux, maintenant !
D’abord
de Réville, la tante à succession, une jolie vieille qui a été une jolie
femme…
d’un air interrogateur.
Hem ?
On le dit. Un peu hurluberlu et forte en… propos, mais excellente, avec du bon sens, tu verras… Et enfin, pour le bouquet, Suzanne de Villiers. Oh ! celle-là pas sérieuse du tout, par exemple ; pas assez.
Enfin !
Une gamine de dix-huit ans, étourdie, bavarde, emballée, avec des audaces de tenue et de langage… oh ! mais… et dont l’histoire est tout un roman.
A la bonne heure ! nanan, cela ! Voyons !
C’est la fille d’une certaine veuve…
même jeu que plus haut.
Hem ?
Dame ! une veuve !… et de ce fou de Georges de Villicrs, un autre neveu de
qu’elle adorait. Une fille naturelle, par conséquent.
Naturelle ? oh ! mais c’est délicieux !
La mère est morte, le père est mort. La petite est restée seule à douze ans avec un héritage de viveur et une éducation toute pareille. Georges lui apprenait le javanais. La duchesse, qui en est folle, l’a amenée chez madame de Céran qui la déteste, et elle lui a fait donner Roger pour tuteur. On a bien essayé de la mettre au couvent, mais elle s’en est sauvée deux fois ; on l’a renvoyée une troisième, et la voilà ici ! Juge de l’effet dans la maison ! Un feu d’artifice dans la lune. — Ah ! j’ai bien fini, j’espère ; c’est gentil, ça ?
Si gentil que je le fais grâce des deux baisers que tu me dois…
désappointé
Ah !
Et que c’est moi qui te les donne. Elle l’embrasse.
Folle ! La porte au fond s’ouvre. Oh ! Saint-Réault et madame de Céran. Souffle-moi dans l’oeil !… Mon !… elle ne nous a pas vus ! Tiens-toi ! hum ! Tenez-vous !…
Scène V
sur la porte, causant sans les voir.
Mais non, mon ami ! pas au premier tour ! comprenez donc ! 15-8-15, au premier tour… Il y a ballottage au premier tour, par conséquent second tour ; c’est pourtant simple.
Simple ! simple ! Au second tour, puisque je n’ai que quatre voix de second tour, avec nos neuf voix du premier tour, cela ne nous fait que treize au second tour.
Et nos sept de premier tour, cela fait vingt au second tour ; comprenez donc !
Ah !
C’est si simple.
Mais !… je vous le répète, soignez Dalibert et ses libéraux. L’Académie est libérale dans ce moment-ci… Insistant.
dans ce moment-ci. Ils descendent on scène en causant.
Revel n’est-il pas aussi directeur de la Jeune École ?
Ah çà ! Revel n’est pas mort, que je sache ?…
Mais non.
Ni malade ? hein ?
Oh ! malade… il l’est toujours.
Eh bien, alors ?
Enfin, il faut être prêt, qui sait ?… Je vais m’en occuper.
Il y a quelque chose.
Ah ! mon cher monsieur Raymond, je vous oubliais, pardonnez-moi.
Oh ! Comtesse…
Madame Paul Raymond.
Soyez la bienvenue dans ma maison, Madame. Vous êtes ici chez une amie.
Les présentant à Saint-Réault et le leur présentant.
M. Paul Raymond, sous-préfet d’Agenis ; madame Paul Raymond ; monsieur le baron Eriel de Saint-Réault.
Je suis d’autant plus heureux de vous être présenté, monsieur le baron, que, bien jeune, j’ai eu l’honneur de connaître votre illustre père. À part. Il m’a collé à mon baccalauréat.
Fort heureux, monsieur le préfet, de cette coïncidence.
Moins que moi, monsieur le baron ; en tous cas, moins fier.
Vous trouverez ma maison peut-être un peu austère pour votre jeunesse, Madame ; ne vous en prenez qu’à votre mari si votre séjour ici comporte quelque monotonie, et dites-vous pour vous consoler que se résigner c’est obéir, et qu’en venant vous n’étiez pas libre.
En quoi donc, madame la comtesse ? Être libre, ce n’est pas faire ce que l’on veut, mais ce que l’on juge meilleur… a dit le philosophe Joubert.
Voilà un mot qui me rassure, mon enfant. Du reste, pour purement intellectuel que soit le mouvement de mon salon, il n’est pas sans attrait pour les esprits élevés. Et tenez, aujourd’hui, précisément, la soirée sera particulièrement intéressante. M. de Saint-Réault veut bien nous lire un extrait de son travail inédit sur Rama-Ravana et les légendes sanscrites.
Vraiment ! Oh ! Jeanne !…
Quel bonheur !
Après quoi, je crois pouvoir vous promettre quelque chose de M. Bellac.
Le professeur ?
Vous le connaissez ?
Quelle dame ne le connaît pas ? Oh ! mais cela va être charmant.
Une causerie intime, ad unum mundi, quelques mots seulement, mais du fruit rare, et enfin, pour terminer, la lecture d’une pièce inédite.
Oh ! en vers peut-être ?
Oui, le premier ouvrage d’un jeune poète inconnu qu’on me présente ce soir et dont l’oeuvre vient d’être admise au Théâtre-Français.
Voilà de ces bonnes fortunes que les délicats ne rencontrent que chez vous, Comtesse.
Toute cette littérature ne vous effraie pas un peu, Madame ?… Car enfin une soirée comme celle-là, c’est autant de perdu pour votre beauté.
Ce que le vulgaire appelle temps perdu est bien souvent du temps gagné, comme a dit M. de Tocqueville !
Elle est charmante !
Eh bien, Saint-Réault, où allez-vous donc ?
Au chemin de fer ; excusez-moi… Un télégramme… Je reviens dans dix minutes.
Décidément, il y a quelque chose…
Pardon !
Les journaux ?
M. de Saint-Réault les a pris ce matin, madame la comtesse. Ils sont dans sa chambre.
Si vous voulez, Comtesse !…
Il est d’aujourd’hui.
Volontiers… Je suis curieuse… Encore pardon.
Elle ouvre le journal et lit.
Bravo ! très bien ! continue ! Exquis le Joubert ! et le Tocqneville !… Ah ! ça…
Ce n’est pas de Tocqueville, c’est de moi.
Oh !
Revel très malade… Allons donc ! j’étais bien sûre !… Il ne perd pas de temps, Saint-Réault.
Je sais ce que je voulais savoir, merci ! Je ne veux pas vous retenir, on va vous indiquer vos chambres. Nous dînons à six heures très précises ; la duchesse est fort exacte, vous le savez. À quatre heures, le consommé ; à cinq, la promenade, à six, le dîner.
Et tenez, quatre heures, la voici.
Scène VI
qui dispose son fauteuil et son panier à tapisserie, et d’une femme de chambre qui porte le consommé. Elle va s’asseoir dans le fauteuil préparé pour elle.
Ma chère tante, voulez-vous me permettre de vous présenter…
Attends un peu… Attends un peu… Là ! Me présenter qui donc ?…
Ce n’est pas Raymond, j’imagine ?… Il y a beau jour que je le connais.
Non, Duchesse ; mais madame Paul Raymond, sa femme, si vous le voulez bien.
Elle est jolie !… Elle est très jolie ! Avec ma petite Suzanne et Lucy, malgré ses lunettes, ça fera trois jolies femmes dans la maison… Ce ne sera, ma foi, pas trop. Elle boit. À jeanne. Et comment, charmante comme vous êtes, avez-vous épousé cet affreux républicain-là ?…
Oh ! Duchesse ! républicain, moi !
Ah ! vous l’avez été au moins.
Oh ! bien, comme tout le monde, quand j’étais petit. C’est la rougeole politique cela, Duchesse ; tout le monde l’a eue.
Ah ! ah ! la rougeole !… Il est drôle.
Et vous, êtes-vous un peu gaie aussi, mon enfant, voyons ?
Mon Dieu, madame la Duchesse, je ne suis pas ennemie d’une gaieté décente… et je…
Oui ; enfin, entre un pinson et vous, il y a une différence, je vois cela. Tant pis ! tant pis !… J’aime qu’on soit gaie, moi… Surtout à votre âge.
Tenez, ôtez-moi cela.
Voulez-vous conduire madame Raymond chez elle, Mademoiselle ?
Votre appartement est par ici, à côté du mien…
Merci, Madame.
Venez, mon ami.
Non ! votre mari, je l’ai mis par là, lui, de l’autre côté, avec nos laborieux ; entre le comte, mon fils et M. Bellac, dans ce pavillon que nous appelons ici, un peu prétentieusement peut-être, le pavillon des Muses.
François va vous y conduire ; j’ai pensé que vous seriez mieux là pour travailler.
Admirablement, Comtesse, et je vous remercie.
Aïe !
Allez, mon ami !
Tu viendras au moins m’aider à défaire mes malles.
Comment ?
Par les corridors, en haut.
Si tu crois que tu leur fais plaisir avec ta séparation de corps.
Je suis trop bonne.
Comment, est-ce que cet arrangement vous contrarie ?
Moi, madame la comtesse, mais pas le moins du monde. D’ailleurs, vous savez mieux que personne quid deceat, quid non.
Tout à fait charmante !
Scène VII
assise près de la table de gauche et travaillant à sa tapisserie.
Ah ! elle parle latin ! Allons ! allons ! elle ne déparera pas la collection.
Vous savez, ma tante, que Revel est au plus mal.
Il ne fait que cela, et puis qu’est-ce que cela me fait ?
s’asseyant Comment, mu tante ! mais Revel est un second Saint-Réault. Il occupe au moins quinze places. Celle de Directeur de la Jeune Ecole, entre autres, une situation qui mène à tout : voilà ce qu’il faudrait à Roger. Justement il revient aujourd’hui et j’ai le secrétaire du Ministre à dîner ce soir, vous le savez.
Oui, une nouvelle couche qui s’appelle toulonnier.
Ce soir, j’emporte la place.
Alors. tu veux en faire un maître d’école, de ton fils, à présent ?
Mais c’est le pied à l’étrier, ma tante, comprenez donc !
Il est vrai que tu l’as élevé comme un pion.
J’en ai fait un homme sérieux, ma tante.
Oh ! oui, parlons-en ! un homme de vingt-huit ans, qui n’a pas encore seulement… fait une bêtise, je le parierais ; si ce n’est pas honteux !
A trente ans, il sera de l’Institut, à trente-cinq à la Chambre.
Ah çà ! décidément, tu veux recommencer avec le fils ce que tu as fait avec le père ? <span class="personnage" style="color:V}
allant à la porte du jardin.
Comment, Lucy, vous vous en allez !
,
s’arrêtant, Pardon ! je ne vous avais pas vue.
Il y a pourtant un joli vers, il paraît : « L’honneur est le dieu !… »
,
reprenant son chemin, « Comme un dieu qui… »
Oui, enfin, C’est bien le même. Dix heures sonnent. Lucy arrive à la porte. Et vous vous en allez, néanmoins ?
,
se retournant. Oui, j’ai besoin de prendre l’air… J’ai la migraine ! Elle sort.
s’asseyant. Ah !…
{scène;">madame de céran
Ah ! par exemple, voilà qui devient curieux !
C’est encore un hasard !…
Encore un !… Ah ! mais non, cette fois ! Comment ? Toutes, alors, toutes !… excepté Suzanne !… Allons donc ! Il y a quelque chose !… Elle ne viendra pas. Je parierais qu’elle ne viendra pas. La porte du salon s’ouvre brusquement, laissant échapper un éclat de voix tragique, mais rapide et vague ; et Suzanne entre précipitamment comme si elle voulait rejoindre quelqu’un. La voilà !
Scène VII
,
se levant. Vous quittez le salon, Mademoiselle ?
,
voulant s’échapper. Oui, ma cousine !
Restez !
Mais, ma cousine…
Restez… et asseyez-vous ! Suzanne, se laissant tomber sur un tabouret de piano, sur lequel elle tourne à chaque réplique nouvelle du côté de la personne qui lui parle. Voilà !
Et pourquoi quittez-vous le salon, je vous prie ?
Mais, parce que ça m’ennuie ce qu’il récite là-dedans, le vieux monsieur.
Est-ce bien la raison ?
Je sors, parce que Lucy est sortie, s’il vous en faut une autre ?
Miss Watson, Mademoiselle…
Oh ! bien entendu !… C’est la perfection ! l’idéal, l’oiseau rare, miss Watson !…Elle peut tout faire… tandis que moi !…
Tandis que vous, Suzanne…
Ali ! laisse-moi lui parler. Tandis que vous, Mademoiselle, vous courez les chemins, seule…
Comme Lucy !
Vous vous habillez de la façon la plus extravagante.
Comme Lucy !
Vous accaparez monsieur Bellac, vous affectez de lui parler…
Comme Lucy !… Est-ce qu’elle ne lui parle pas, elle, Se tournant vers Roger. et à monsieur aussi ?
Oh ! mais en secret ! Vous me comprenez parfaitement.
Oh ! pour des secrets, on n’a pas besoin de se parler… on s’écrit… Regardant Roger et à mi-voix. en dissimulant son écriture !
Hein !
, bas, à
Ma tante !
,
bas. Chut !
Enfin !…
Enfin, Lucy parle à qui elle veut ; Lucy sort quand elle veut ; Lucy s’habille comme elle veut. Je veux faire ce que fait Lucy, puisqu’on l’aime tant, elle !
Et savez-vous pourquoi on l’aime, Mademoiselle ? C’est que, malgré une indépendance d’allures, conséquence de sa nationalité, elle est réservée, sérieuse, instruite…
,
se levant. Eh bien ! et moi ? Je n’ai donc pas été tout ça, moi ? Oui, pendant six mois, jusqu’aujourd’hui, jusqu’à ce soir, cinq heures, je m’appliquais, je me tenais à quatre, et j’étudiais, et autant qu’elle ! et j’en savais aussi long qu’elle ! Et l’objectif et le subjectif et tout cela ! Eh bien ! à quoi ça m’a-t-il servi ?… Est-ce qu’on m’aime mieux ?… Est-ce qu’on ne me traite pas toujours en petite fille ? Et tout le monde, oui, tout le monde ! … Regardant Roger de côté. Qui est-ce qui fait attention à moi, seulement ? Suzanne ! ah ! Suzanne ! Est-ce que ça compte, ça, Suzanne ! Et tout ça parce que je ne suis pas une vieille Anglaise !…
Suzanne !
Oui, défendez-la, vous ! Oh ! je sais bien comment il faut être pour vous plaire… . Allez !
Prenant le binocle de
et le mettant sur son nez.
Esthétique ! Schopenhauer ! Le nonmoi ! Et caetera !… Gnan :… gnan !… gnan !…
Faites-nous grâce de vos gamineries, Mademoiselle !
,
faisant une révérence Merci, ma cousine !
Oui, de vos gamineries !… Et les sottises que vous faites. .
Puisque je ne suis qu’une gamine, ce n’est pas étonnant que je fasse des sottises, S’animant. Eh bien ! oui, je fais des sottises !… et je le fais exprès, et j’en ferai encore !
Plus chez moi, je vous le garantis.
Oui, je suis sortie avec monsieur Bellac ; oui, j’ai parlé bas à monsieur Bellac ; oui, j’ai un secret avec monsieur Bellac !
Vous osez !…
Et il est plus savant que vous ! Et il est meilleur que vous ! Et je l’aime mieux que vous ! Oui, je l’aime, là ! Je l’aime !
Je veux croire que vous ne savez pas la gravité…
Si !si !Je sais la gravité ! si !
Alors, écoutez-moi ! Avant de faire la nouvelle sottise dont vous nous menacez, réfléchissez bien ! Le bruit, les coups de tête, le scandale, vous conviennent moins qu’à personne, mademoiselle de Villiers !
Ah ! mais, prends garde !
Eh ! Duchesse, il faut au moins qu’elle sache…
,
retenant ses larmes. Oh ! je sais !
Comment !
,
se jetant dans ses bras en pleurant. Oh ! ma tante !ma tante !
Suzanne, voyons, mon enfant !… A madame de Céran. Tu avais bien besoin de lever ce lièvre là, toi. A Suzanne. Voyons, qu’est-ce que tu sais ? Quoi ? Elle l’assied sur ses genoux.
,
pleurant en parlant. Oh ! quoi ? Je ne sais pas ; mais je sais bien qu’il y a quelque chose contre moi, allez… et il y a longtemps !
Qui est-ce qui t’a dit ?…
,
Oh ! personne… tout le monde… les gens qui vous regardent, qui chuchotent, qui se taisent quand vous entrez… qui vous embrassent, qui vous appellent : Pauvre petite ! — Si vous croyez que les enfants ne sentent pas cela !…
,
lui essuyant les yeux. Voyons, ma chérie, voyons…
Et au couvent donc ! Je voyais bien que je n’étais pas comme les autres, allez !… Oh ! si, je le voyais ! On me parlait toujours… de mon père, de ma mère… pourquoi ? puisque je n’en n’avais plus ! Et une fois, en récréation, je jouais avec une grande, je ne sais pas ce que je lui avais fait… elle était furieuse… et tout d’un coup, elle m’a appelée : « Mademoiselle l’illégitime » ! Elle ne savait pas ce que cela voulait dire, moi non plus ! — C’est sa mère qui avait dit cela devant elle. Elle me l’a avoué après… quand nous nous sommes raccommodées… Oh ! j’étais malheureuse ! Sanglotant. Nous avons cherché dans le dictionnaire. … mais nous n’avons rien trouvé… ou pas compris… Avec colère. Mais qu’est-ce que ça veut dire, enfin ?… Qu’est-ce que j’ai qui fait que je ne suis pas comme tout le monde ? que tout ce que je fais est mal ? Est-ce que c’est ma faute ?
,
l‘embrassant. Non, ma petite… Non, ma chérie…
Je regrette…
,
sanglotant. Eh bien ! alors, pourquoi me le reproche-t-on, si ce n’est pas ma faute ? Mais je suis à charge à tout le monde ici ! Je le sais bien ; je ne veux plus rester ; je veux m’en aller !… Personne ne m’aime ici, personne !
,
très agité. Pourquoi dites-vous cela, Suzanne ? Ce n’est pas bien ! tout le monde ici, au contraire… et moi…
,
se levant furieuse. Vous !
Oui, moi ! et je vous jure…
Vous ? ah ! tenez !… Laissez-moi, vous ! Je vous déteste ! je ne veux plus vous voir ! jamais !… Entendez-vous ? Elle va vers la porte du jardin.
Suzanne ! mais, Suzanne ! Où donc allez-vous ?
Où je vais ? Je vais me promener. Je vais où je veux, d’abord !
Pourquoi, maintenant ? Pourquoi sortez-vous ?
Pourquoi ? Elle descend vers lui. Pourquoi ? Dans les yeux. J’ai la migraine ! ! ! Tous se lèvent. Suzanne sort par la porte du jardin.
Scène VIII
,
très agité Eh bien ! ma tante, est-ce clair maintenant ?
,
se levant. De moins en moins !
C’est bien, je vais le voir !
Roger ! où vas-tu donc ?
Où je vais ? mais, faire ce que dit ma tante, savoir où ils en sont ! et je vous jure que si c’est vrai… si cet homme a osé !…
Si c’est vrai !… moi, je la chasse !
Eh bien ! si c’est vrai… moi je le tue ! Il sort par la porte du jardin.
Et si c’est vrai, moi, je les marie !… Seulement, ce n’est pas vrai… Enfin, nous allons voir ; viens ! Elle veut l’entraîner. — On entend applaudir très fort dans le salon. Bruit de chaises et de conversations.
,
hésitant. Mais !…
Hein ? Quoi ? Encore un joli vers ! Non, c’est la fin de l’acte ! Vite ! avant qu’ils n’arrivent !
Mais, mes invités ?
Eh ! tes invités ? Ils se rendormiront bien sans toi ! viens, viens ! Elles sortent. La porte du fond s’ouvre et laisse voir quelques personnes par groupes et Des Millets très entouré.
Très beau ! Grand art ! très élevé !
,
sur la porte du fond. Charmant, cet acte ! N’est-ce pas, général ?
,
en bâillant bruyamment. Charmant ! encore quatre !
s’esquive adroitement, gagne la porte du jardin et disparaît. La toile tombe.
ACTE III
Grande serre-salon éclairée au gaz. Pièce d’eau et jet d’eau, meubles, sièges, touffes d’arbustes et massifs de plantes, derrière lesquels on peut aisément se couler et se cacher.
Scène I
Elles entrent par le fond à droite, hésitent, regardent d’abord et à voix basse.
Personne ?
Personne.
Bon ! Elle descend en scène et s’arrêtant. Trois migraines !
Il est pourtant inouï que je sois forcée de laisser ainsi ce poète…
Ah ! bien, ton poète, il lit ses vers ! Un poète, vois-tu, pourvu que ça lise ses vers !…
Mais l’emportement de Roger m’a effrayée ! Jamais je ne l’ai vu ainsi, jamais ! Qu’est-ce que vous faites donc là, ma tante ?
J’arrête le jet d’eau, tu vois bien !
Pourquoi ?
C’est pour mieux entendre, mon enfant !
Il est au jardin, je ne sais où… qui la suit, qui la guette… Que va-t-il arriver ? Ah ! petite malheureuse !… Comment, duchesse, vous éteignez le gaz ?
Non, je le baisse.
Mais pourquoi ?
Mais pour mieux voir, mon enfant !
Pour ?…
Dame !… moins on nous verra, mieux nous verrons… Trois migraines !… Et un seul rendez-vous ! y comprends-tu quelque chose, toi ?
Ce que je ne comprends pas, moi, c’est que M. Bellac…
Et moi c’est que Suzanne…
Oh ! elle…
Elle ? Enfin nous allons voir ! Ils peuvent venir maintenant, tout est prêt.
Si Roger les trouve ici… ensemble, il est capable…
Bah !… bah ! il faut voir… il faut voir !…
Mais…
Chut !… entends-tu ?
Oui.
,
poussant madame de Céran vers le massif de droite, au premier plan. Il était temps !… Viens !
Comment, vous voulez écouter ?
,
cachée. Dame ! pour entendre, il n’y a encore que cela, tu sais ?… Tiens, dans ce coin-là, nous serons comme des rois de féerie. Nous sortirons quand il le faudra, sois tranquille, on est entré ?
,
cachée et regardant à travers les branches. Oui.
Lequel des deux ?
C’est elle…
Suzanne ?
Oui ! Avec étonnement. Non !
Comment, non ?
Non ! Pas décolletée… C’est une autre !
Une autre ?… Qui ?
Je ne distingue pas.
Mais viens donc, Paul !
La sous-préfète !
Encore !…
Scène II
Qu’est-ce que tu fais donc à cette porte, enfin ?
,
dans la coulisse, à droite. La prudence étant la mère de la sûreté, je nous mets prudemment en sûreté !
Comment ?
Comme ça… Bruit de porte qui crie.
,
effrayée. Hein ?
,
entrant. Très réussi !…
Qu’est-ce que c’est que cela ?
Ça ! c’est un indique-fuite que je viens d’installer… Oui, un morceau de bois… dans le gond de la porte… De cette façon, si quelqu’un, je ne dis pas quelque amoureux comme nous, ceci est invraisemblable dans cette enceinte, mais quelque évadé de tragédie se réfugiait de ce côté, par impossible… plus de danger ! Il pousse la porte, elle pousse un cri, et nous, par l’autre porte… Frtt !… hein ? Est-ce assez combiné ? Ah ! nous autres hommes d’Etat !… Et maintenant, Madame, que nous sommes à l’abri des regards indiscrets, je dépouille l’homme public, l’homme privé reparaît, et, donnant l’essor à des sentiments trop longtemps contenus, je vous permets de me tutoyer.
A la bonne heure, tu es gentil, ici !
Je suis gentil ici, parce que je suis tranquille ici ; mais, s’embrasser dans les corridors, comme tantôt, tu sais ?… quand tu es venue m’aider à défaire mes malles.
,
à part. C’étaient eux !
Ou comme ce soir, dans le jardin. …
,
à part. Encore eux !
Plus jamais cela ! Trop imprudent pour la maison… hein ? Quelle maison ! t’avais-je trompée ? Faut-il avoir envie d’être préfet pour venir s’ennuyer dans des bâilloirs pareils !
Hein ?
,
à madame de Céran. Écoute ça ! Écoute ça !
,
le faisant asseoir près d’elle. Viens là…
,
s’assoit, se relève et marchant avec agitation.
Non, mais quelle maison ! Et les maîtres, et les invités, et tout le monde ! Et Madame Arriégo ! Et le poète ! Et la marquise ! Et cette Anglaise en glace ! Et ce Roger en bois ! Il n’y a que
qui ait le sens commun…
,
à madame de Céran. Pour moi, ça !…
,
avec conviction. Mais le reste, ah !
Ça, c’est pour toi !
Mais, viens donc là !
,
s’assoit et se relève, même jeu. Et la lecture, et la littérature ! et la candidature ! Ah ! la candidature Revel ! Un vieux malin, figure-toi, qui meurt… tous les soirs et qui ressuscite tous les matins avec une place de plus ! Il va pour s’asseoir et reprend. Et Saint-Réault ? Ah ! Saint-Réault ! Et les Ramas-Ravanas et tous les fouchtras de Bouddha !
,
indignée. Oh !
,
riant. Il est drôle !
Et l’autre, dis donc, le Bellac des dames, avec son amour platonique !
,
baissant les yeux. Il est bête !
,
s’asseyant. Tu trouves, toi ?. Se relevant avec fureur. Et la tragédie !… Oh ! la tragédie !…
Mais, Paul, qu’as-tu ?
Et ce vieux Philippe-Auguste avec son joli vers ! Mais tout le monde en a fait, des jolis vers… Ce n’est pas une raison pour les lire… Moi aussi j’en ai fait…
Toi ?
Oui, moi ! Quand j’étais étudiant et pas riche, j’en ai même vendu !…
A un éditeur.’
Non ; à un dentiste ! La Plomliéïde ou l’Art de plomber les dents. — Poème, trois cents vers !… Trente francs… Écoute-moi ça…
Oh ! non, par exemple !
« Muse, s’il est un mal, parmi les maux divers, Que le ciel en courroux épand sur l’univers, Dont le plus justement le bon goût s’effarouche, C’est celui dont le siège est placé dans la bouche !… »
,
voulant l’arrêter. Voyons, Paul !…
« Ah ! qu’arracher sa dent semble alors plein d’appas ! Imprudent ! Guéris-la, mais ne l’arrache pas ! Ah ! n’arrachez jamais, même une dent qui tombe ! Qui sait si, quelque jour, l’homme adroit qui la plombe N’aura pas conservé, soit en haut, soit en bas, Cet attrait au sourire et cette aide au repas. »
,
riant. Ah ! ah ! il est amusant !
Quel gamin tu fais ! Qui croirait cela à te voir au salon ! L’imitant. « Mon Dieu, monsieur le sénateur, le flot démocratique… les traités de 1815… » Ah ! ah ! ah !
Eh bien ! et toi, dis donc !… C’est toi qui vas bien, avec la maîtresse de la maison !
Hein ?
Mes compliments !
Mais, mon ami, je fais ce que tu m’as recommandé.
,
l’imitant. « Je fais ce que tu m’as recommandé ! » — Ah ! sainte-nitouche, avec sa petite voix ! Ah ! tu lui en fournis à la comtesse : du Joubert, et du latin, et du Tocqueville ! Et de ton cru encore !
Comment, de son cru !
Ça me raccommode avec elle, ça.
Ah ! je n’ai pas de remords, va !… Une femme qui nous loge aux deux bouts de la maison !
,
se levant. Si je la priais d’en sortir !
Tais-toi donc…
Et c’est de la méchanceté !… Si ! si !… J’en suis sûre… Une femme sait bien, n‘est-ce pas ? que des nouveaux mariés… ont tonjours quelque chose à se dire, enfin.
,
tendrement Oui, toujours.
Toujours, bien vrai ?… Toujours comme ça ?
As-tu une jolie voix ! Je l’écoutais tout à l’heure… en parlant des traités de 1815. Fine, douce, enveloppante… Ah ! la voix, c’est la musique du coeur, comme dit M. de Tocqueville.
Ah ! Paul !… Je ne veux pas que tu ries des choses sérieuses.
Ah ! bien, laisse-moi être un peu gai, je t’en prie ; je suis si heureux ici ! — Mon Dieu ! que ça m’est donc égal de ne pas être préfet à Carcassonne, dans ce moment-ci !
C’est toujours que cela m’est égal, à moi, Monsieur : voilà la différence !
Chère petite femme ! Il lui baise les mains.
, bas à
Mais, c’est d’une inconvenance…
,
de même. Je ne déteste pas ça, moi !
Ah ! c’est que j’ai un fort arriéré à combler, tu comprends, sans compter les avances à prendre. Quand serons-nous libres, à présent ? Chère enfant, tu ne sais pas combien je t’adore.
Si, je le sais… par moi…
Ma Jeanne !
Ah ! Paul ! Toujours comme ça, répète-le encore, toujours !
,
très près d’elle et tendrement. Toujours !
,
bas à la Duchesse. Mais, Duchesse !
,
de même. Ah ! ils sont mariés ! La porte crie. Paul et Jeanne se lèvent, effrayés.
et
Hein ?
On vient !
Fuyons ! Comme on dit dans les tragédies.
Vite, vite !…
Tu vois, hein ? mes précautions !
Déjà ! Quel malheur ! Ils s’échappant par le fond à gauche.
,
passant à gauche. Eh bien, c’est heureux qu’on les ait interrompus.
,
la suivant. Ma foi, je le regrette ! — Oui, mais c’est fini de rire, maintenant.
Scène III
Cette porte fait un bruit !
, bas à
Bellac !
,
de même. Bellac !
Mais on ne voit pas clair, ici.
C’était vrai !… Vous voyez, tout est vrai.
Tout ! non ! Il n’y en a encore que la moitié.
Ah ! l’autre n’est pas loin, allez !
En tous cas, ça ne peut être qu’un coup de tête, une imprudence de pensionnaire… Il n’est pas possible. La porte crie. La voilà !… Ah ! dame, le coeur me bat… Dans ces choses-là, on a beau être sûr, on n’est jamais certain… La vois-tu ?
,
regardant. Ah ! c’est elle !… Et tout à l’heure Roger, qui l’épie, va venir, lui aussi… Si nous nous montrions, Duchesse ?
Non… non… Maintenant, je veux savoir où ils en sont ; je veux on avoir le coeur net.
, regardant toujours.
Je meurs d’inquiétude… Décolletée… C’est cela, c’est bien elle…
Ah ! petite coquine !… Laisse-moi voir… Elle regarde à travers les feuilles, puis après un moment. Hein ?
Quoi donc ?
Regarde.
,
regardant Lucy !
Lucy.
Qu’est-ce que cela veut dire ?
Ah ! je ne sais pas encore, mais j’aime déjà mieux cela.
Scène IV
,
bas à Paul. Non !non !Paul !non !
,
de même. Si !… si !… laisse un instant, pour voir ! Ici, à cette heure-ci, ce ne peut être que des amoureux, je te dis… Dans cette maison !… Non !… Ce serait trop drôle…
Prends garde !
Chut !
Vous êtes là, M. Bellac ?
L’Anglaise !
Oui, Mademoiselle !
Et le professeur… L’Anglaise et le professeur : fable ! Quand je te disais ! Une intrigue !… Un rendez-vous ! Ah ! mais c’est moi qui ne m’en vais plus, par exemple !
Comment ?
Après cela, si tu veux t’en aller, toi ?
Ah !mais non ! Ils se cachent derrière un massif au fond gauche.
Vous êtes de ce côté ?
Par ici !… Je vous demande pardon… La serre est habituellement mieux éclairée… Je ne sais pourquoi, ce soir… II marche vers elle.
, bas à
Lucy !… Mais, alors, Suzanne ?… Je n’y suis plus !
,
de même. Attends un peu ; j’ai idée que nous allons y être.
Mais, M. Bellac, que signifie cette sorte de rendez-vous ? Et votre lettre de ce matin ?… Pourquoi m’écrire ?
Mais, pour vous parler, chère miss Lucy. Est-ce donc la première fois que nous nous isolons, pour échanger nos pensées ?
,
pouffant de rire, bas, à Jeanne. Oh !… échanger !… Je ne savais pas que cela s’appelait comme ça…
Entouré comme je le suis ici, quel autre moyen avais-je de vous parler, à vous seule ?
Quel autre ? Il fallait me donner le bras et sortir du salon avec moi, tout simplement. Je ne suis pas une jeune fille française, moi.
Mais, vous êtes en France.
En France comme ailleurs, je fais ce que je veux ; je n’ai pas besoin de secret, et encore moins de mystère. Vous déguisez votre écriture… Vous ne signez pas… Il n’est pas jusqu’à votre papier rose… Ah ! que vous êtes bien Français !. .
,
bas, à Jeanne. Né malin,
.
Et que vous êtes bien, vous, la muse austère de la science, la Polymnie superbe ! la Piéride froide et fière… Asseyez-vous donc !
Non ! non !… Et voyez comme toutes vos précautions ont tourné contre nous… J’ai perdu cette lettre.
,
un peu haut J’y suis !… Mouvement de Lucy vers la gauche.
Quoi ?
Vous n’avez pas entendu ?
Non !… Ah ! vous avez perdu ?…
Et que voulez-vous que pense celui ou celle qui l’aura trouvée ?
,
bas à madame de Céran. Y es-tu, maintenant ?
Il est vrai qu’il n’y avait plus d’enveloppe… parlant, plus d’adresse…
Ni mon écriture, ni ma signature… Vous voyez donc que j’ai bien fait. En tous cas, j’ai cru bien faire, chère miss Lucy, pardonnez à votre professeur, à votre ami. et… asseyez-vous, je vous en prie…
Non ! dites-moi ce que vous aviez à me dire en si grand secret, et rentrons.
,
la retenant. Attendez !… Pourquoi n’êtes-vous pas venue à mon cours, aujourd’hui ?
Parce que j’ai passé mon temps à chercher cette lettre, précisément. De quoi aviez-vous à me parler ?
Êtes-vous impatiente de me quitter ! Il lui donne un paquet de papiers attachés avec un ruban rose. Tenez !
Des épreuves !
,
ému. De mon livre.
,
émue aussi. De votre ?… Ah ! Bellac !
J’ai voulu que vous fussiez la seule à le connaître avant tous, la seule !
,
lui prenant les mains avec effusion. Ah !mon ami !mon ami !
,
retenant son rire. Oh ! non, ce cadeau d’amour, pff !…
Mouvement de
vers la gauche.
Qu’avez-vous ?
Non, rien… J’avais cru… Vous le lirez, ce livre où j’ai mis ma pensée, et vous nous trouverez en communion parfaite, j’en suis sûr… sauf sur un point… Oh ! celui-là !
Lequel ?
,
tendrement Est-il possible que vous ne croyiez pas à l’amour platonique, vous ?
Moi ? Oh ! pas du tout.
,
gracieusement. Eh bien !… Et nous, cependant ?
,
simplement Nous, c’est de l’amitié.
,
marivaudant Pardon ! c’est plus qui ! de l’amitié et mieux que de l’amour !
Alors, si c’est plus que l’un et mieux que l’autre, ce n’est ni l’un ni l’autre. Et maintenant, merci encore, merci mille fois ; mais rentrons, voulez-vous ? Elle va pour sortir.
,
la retenant toujours. Attendez !
Non ! non ! rentrons.
,
à Jeanne. Ça ne mord pas.
,
la retenant. Mais, attendez donc, de grâce ! Deux mots !.,… Deux mots ! Éclairez-moi, ou éclairez-vous !… La question en vaut la peine. Voyons, Lucy !…
,
s’animant et passant à droite. Voyons, Bellac ! Voyons, mon ami, votre amour platonique !… Philosophiquement, mais cela ne se soutient pas !
Permettez, cet amour est une amitié…,
Si c’est l’amitié, ce n’est plus l’amour !
Mais, le concept est double !
S’il est double, il n’est pas un !
Mais, il y a confusion !
S’il y a confusion, il n’y a plus caractère !… Et je vais plus loin !… Elle s’assied aussi.
,
à Jeanne. Ça a mordu !
Je nie que la confusion soit possible entre l’amour, qui a l’individuation pour base, et l’amitié, forme de la sympathie, c’est-à-dire d’un fait, où le moi devient, en quelque sorte, le non-moi. Je nie absolument, oh ! mais absolument !
,
bas à madame de Céran. J’ai bien souvent entendu parler d’amour, mais jamais comme cela.
Voyons, Lucy !…
Voyons, Bellac ! Oui ou non ? Le facteur principal…
Voyous, Lucy, un exemple. Supposons deux êtres quelconques — deux abstractions — deux entités —un homme quelconque -une femme quelconque, tous deux s’aimant, mais de l’amour vulgaire, physiologique, vous me comprenez ?
.
Parfaitement !
Je les suppose dans une situation comme celle-ci, seuls la nuit, ensemble, que va-t-il arriver ?
,
à madame de Céran. Je m’en doute, moi, et toi ?
Fatalement ! — suivez-moi bien ; — fatalement, il va se produire le phénomène que voici.
,
à Paul. Oh ! c’est amusant !…
Eh bien ! Madame ?
Tous deux, ou plus vraisemblablement, l’un des deux, le premier, l’homme…
,
à Jeanne. L’entité mâle !
Se rapprochera de celle qu’il croit aimer… Il s’approche d’elle.
,
se reculant un peu. Mais…
,
la retenant doucement. Non, non !… Vous allez voir ! Ils plongeront leurs regards dans leurs regards ; ils mêleront leurs souffles et leurs chevelures…
Mais, monsieur Bellac…
Et alors !… Et alors !… il se passera en leur moi… indépendamment de leur moi lui-même, une suite non interrompue d’actes inconscients, qui, par une sorte de progrès de processus lent, mais inéluctable, les jettera, si j’ose ainsi dire, à la fatalité d’un dénouement prévu où la volonté ne sera pour rien, l’intelligence pour rien, l’âme pour rien !
Permettez !… ce processus…
.
Attendez, attendez !… Supposons maintenant un autre couple et un autre amour, à la place de l’amour physiologique, l’amour psychologique ; à la place d’un couple quelconque, deux exceptions : vous me suivez toujours ?
.
Oui.
Eux aussi, assis l’un près de l’autre, se rapprocheront l’un de l’autre.
,
s’éloignant encore. Mais, alors, c’est la même chose !
,
la retenant toujours. Attendez donc ! Il y a une nuance. Laissez-moi vous faire voir la nuance. Eux aussi pourront plonger leurs yeux dans leurs yeux et mêler leurs chevelures…
Mais enfin ? Elle se lève.
,
la faisant rasseoir. Seulement !… Seulement !… Ce n’est plus leur beauté qu’ils contemplent, c’est leur âme ; ce n’est plus leurs voix qu’ils entendent, c’est la palpitation même de leur pensée ! Et lorsque enfin,. par un processus tout autre, quoique congénère, ils en seront arrivés, eux aussi, à ce point obscur et troublé où l’être s’ignore lui-même, sorte d’engourdissement délicieux du vouloir qui paraît être à la fois le summum et le terminus des félicités humaines, ils ne se réveilleront pas sur la terre, eux, mais en plein ciel, car leur amour à eux plane bien par delà les nuages orageux des passions communes dans le pur éther des idéalités sublimes ! Silence.
,
à Jeanne. Il l’embrassera !…
Lucy ! chère Lucy, me comprenez-vous ? Oh ! dites que vous me comprenez !
,
troublée. Mais !… Il me semble que les deux concepts…
Oh ! les concepts ! non, ils sont trop drôles !
,
toujours troublée. Les deux concepts… sont identiques !
Oh ! identiques…
,
avec passion. Identiques !… Oh ! Lucy, vous êtes cruelle !… Identiques ! ! ! Mais songez donc qu’ici tout est subjectif !
Subjectif !… Il faut que je fasse une folie !
,
tout à fait passionné. Subjectif ! Lucy ! comprenez-moi bien !
,
tout à fait émue. Mais, Bellac !… subjectif !…
,
à Paul. II ne l’embrassera pas !
Alors, c’est moi qui t’embrasse !
,
se défendant. Paul ! Paul ! Bruit de baisers.
se levant effrayés. Hein ?
,
étonnée, se levant aussi. Eh bien ! comment ? Ils s’embrassent ?
Quelqu’un ! Quelqu’un est là !…
Venez, venez ! prenez ma main !
.
On nous écoutait ! Oh ! Bellac, je vous le disais bien
Venez !
Mais, je suis horriblement compromise ! Elle sort par le fond à gauche.
,
la suivant. Je réparerai, chère miss, je réparerai !…
Scène V
.
Ah ! l’amour platonique ! Ah ! ah ! ah !
,
à part. Raymond !
Et le moi, et le processus, et le terminus ! Ah ! ah ! ah !
,
sortant à son tour de sa cachette, et à part. Ah ! mes coquins !… Attendez un peu ! Elle marche doucement vers eux.
Hein ? le joli Tartufe, avec ses déclarations à deux fins et à échappement, Imitant Bellac. « Mais, chère miss, le concept de l’amour est double. »
,
imitant Lucy. Mais, le facteur principal !
Voyons, Lucy !
Voyons, Bellac !
Mais, c’est une nuance ! Laissez-moi vous faire voir la nuance !
Mais, alors, c’est identique…
Identique ! O cruelle… Songez donc qu’ici tout est subjectif !
Oh ! Bellac ! subjectif ! Bruit de baisers que le duchesse fait claquer sur sa main. Paul et Jeanne, se levant, effrayés. Hein ?
Quelqu’un !
Pincés !
On nous écoutait.
,
l’entraînant Viens, viens !
,
en s’en allant. Ah ! Paul, peut-être aussi dans le commencement …
Je réparerai, cher ange, je réparerai !… Ils disparaissent par la gauche.
Scène VI
,
riant Ah ! ah ! ah ! mes drôles… Ils sont gentils… mais ils méritaient une leçon… Ah ! ah !… Je peux rire… maintenant… Ah ! ah !… dis donc, Lucy !… Elle va bien, ta bru ! Quand je te disais…Eh bien ! y es-tu, à présent ! Suzanne… ce rendez-vous… cette lettre ?…
Oui, c’était la lettre de Bellac à Lucy que Suzanne avait trouvée !
Et qu’elle prenait pour la lettre de Roger à Lucy. C’est pour cela qu’elle était si furieuse, la jalouse !
Jalouse ? Duchesse, vous ne voulez pas dire qu’elle aime mon fils ?
Ah ça ! est-ce que tu penserais encore à lui faire épouser l’autre, par hasard ?… Eh bien ! et le processus ?
L’autre ?… Non, certes…Mais Suzanne, jamais, ma tante, jamais !
Nous n’en sommes pas encore là… malheureusement… En attendant, va retrouver ta tragédie et ta candidature Revel. Va !… Moi je me charge de rattraper ton fils, et de lui faire rengainer son grand sabre. — Tout est bien qui finit bien… Ouf ! Ah ! c’est égal, je suis plus tranquille ! beaucoup de bruit pour pas grand’chose… Mais c’est fini ! fini ! fini ! Allons-nous-en ! Elles vont pour sortir à gauche. La porte de droite crie. toutes deux s’arrêtant. Hein ?
Encore ! — Ah çà ! mais, ta serre !… C’est les marronniers du Figaro, ta serre ! Ah ! bien, c’est joli !
Mais qui ça peut-il être encore ?
Qui ? Prise d’une idée. Ah ! A madame de Céran, la poussant vers la gauche. Rentre au salon, je te le dirai.
Mais…
,
même jeu. Tu ne peux pas laisser éternellement tes invités ?…
,
cherchant à voir. En effet, mais qui donc ?…
, même jeu.
Puisque je te le dirai. Va vite, avant qu’on ne soit là… Tu ne pourrais plus…
C’est vrai ; d’ailleurs, je vais revenir pour le thé.
Pour le thé ! c’est cela. — Va, va ! et vite, et vite ! Madame de Céran sort par la gauche.
Scène VII
Qui ça peut être ? Mais Roger, qui épie Suzanne, ou Suzanne, qui épie Roger. Regardant à droite. Oui, Oui, c’est bien lui. — C’est mon Bartholo… Regardant à gauche. Et ma jalouse, maintenant, qui croit Roger avec Lucy, et qui voudrait bien voir un peu ce qui se passe. C’est cela. Troisième migraine. Mon compte y est !… Ah ! si le hasard ne fait pas quelque chose avec cela, c’est un grand maladroit !… Baissant doucement le gaz. Aidons-le un peu.
,
entrant en se cachant. Je savais bien qu’en faisant le tour de la serre, il finirait par y arriver. Je le gênais.
,
de même. Elle a fait le tour de la serre ; elle y est. — Je l’ai vue entrer. Enfin ! Je vais donc savoir à quoi m’en tenir.
Ils jouent à cache-cache !
,
écoutant. Il paraît qu’elle est en retard, son Anglaise !
,
de même. Ah ça ! Bellac n’est donc pas là ?…
Ils n’en finiront pas… à moins que je ne m’en mêle… Pst !…
Elle l’appelle !… Ali ! si j’osais, je prendrais sa place, puisqu’il n’est pas là. Le voilà bien, le moyen de savoir où ils en sont.
,
à part. Allons donc !… allons donc !… Pst !
Ma foi, ça durera ce que ça pourra… Puisqu’il ne vient pas, j’aurai toujours appris quelque chose… Pst !
Tiens !
,
à part. Il me prend pour Lucy… Oh ! que je voudrais savoir ce qu’il va lui dire.
,
à mi-voix. C’est vous ?
,
à mi-voix. Oui !… A part, résolument. Tant pis !…
,
à part. Elle me prend pour Bellac.
Oh ! bien… maintenant ! — Allez, mes enfants, allez !… Elle disparaît derrière les massifs du fond, à gauche.
Vous avez reçu ma lettre ?
à part, furieuse, lui parlant en face sans qu’il la voie ni l’entende. Oui, je l’ai reçue, ta lettre !… Oui, je l’ai reçue ! et tu ne t’en doutes guère. Haut, doucement. Mais, sans cela, serais-je à votre rendez-vous ?
,
à part. A votre !… Eh bien ! est-ce assez clair, cette fois ?… Ah ! malheureuse enfant !… Enfin, nous allons voir. Haut. J’avais si peur que vous ne vinssiez pas… ma chère.
,
à part. Ma chère !… Oh ! Haut. Vous m’avez pourtant bien vue sortir du salon tout à l’heure… mon cher.
,
à part. Ils en sont au moins à la familiarité !… Il n’y a pas à dire !… Il faut absolument que je sache… Haut. Pourquoi vous tenez-vous si loin de moi ? Il marche vers elle.
,
à part. Mais il va voir que je suis plus petite que Lucy. Elle s’assied. Ah ! comme ça…
Ne voulez-vous pas que j’aille m’asseoir auprès de vous ?
Je veux bien.
,
à part, allant vers elle . Oh ! elle veut bien !… Ce qui m’étonne, c’est qu’elle me prenne pour Bellac ; je n’ai pourtant ni sa voix, ni… Enfin, ça durera ce que ça pourra. — Profitons-en. — Il s’assied auprès d’elle en lui tournant le dos, et haut. Que vous êtes bonne d’être venue !… Vous m’aimez donc un peu, ma chère ?
,
qui lui tourne aussi le dos. Mais oui, mon cher.
,
se levant, à part Elle l’aime !… Oh ! le misérable !
Qu’est-ce qu’il a donc ?
,
retournant s’asseoir près d’elle. Eh bien ! alors, laissez-moi donc être auprès de vous comme les autres fois. Il lui prend les mains.
,
à part, indignée. Il lui prend la main !
,
à part, indigné. Elle se laisse parfaitement prendre les mains… C’est épouvantable !
,
de même Oh !
,
de même Vous tremblez ?…
C’est… c’est vous qui tremblez…
Non, non, c’est vous !… Est-ce que… A part. Nous allons voir… tant pis !… Haut. Est-ce que tu as peur ?
,
à part, furieuse, se levant. Tu !…
,
à part, respirant. Ils n’en sont que là ! Suzanne revient, après un geste de résolution, se rasseoir auprès de lui, sans mot dire.
,
terrifié, à part. Comment ?… Encore plus loin !… Mais alors !… Haut. Ah ! tu n’as pas peur ?…
Peur… avec toi ?…
,
à part. Avec !… Mais jusqu’où a-t-il poussé la séduction, le misérable ! Oh ! je le saurai ! je veux le savoir… Je le veux… je le dois… j’ai charge d’âme… Haut, avec décision. Eh bien !… en ce cas, voyons, si tu n’as pas peur, pourquoi me fuir ? Il l’attire à lui.
,
indignée Oh !
Pourquoi te détourner de moi ? Il passe son bras autour de sa taille.
,
même jeu. Oh !
Pourquoi me défendre ton visage ?… Il se penche sur elle.
,
bondissant sur ses pieds. Oh ! c’est trop fort !
Oui ! c’est trop fort !
Mais regardez-moi donc ! Suzanne ! Pas Lucy, Suzanne, entendez-vous ?
Et moi Roger ! pas Bellac, Roger ! entendez-vous ?
Bellac ?
Oh ! malheureuse enfant ! C’était donc vrai ?… Ah ! Suzanne ! Suzanne !… Que c’est mal !… Que vous me faites mal !… Enfin, il va venir, je l’attends !
Comment ? Qui ?
Mais vous ne comprenez donc pas que j’ai lu la lettre ?
La lettre !… C’est moi qui l’ai lue, votre lettre !
Ma lettre ? La lettre de Bellac !
De Bellac ?… De vous !…
De moi ?
De vous !… A Lucy !…
A Lucy ?… A vous ! à vous ! à vous !…
A Lucy !… à Lucy !… à Lucy !… qui l’avait perdue !
,
stupéfait. Perdue !
Ah ! j’étais là quand elle l’a réclamée au domestique !… Vous ne direz pas… Et je l’avais trouvée, moi !…
,
éclairé Trouvée !
Oui… oui… trouvée, et le rendez-vous… Et la migraine… et tout !… Je savais tout. Et j’ai voulu voir, et je suis venue… Et vous me preniez pour elle…
Moi ?
,
les larmes commençant à la gagner. Oui, vous ! Oui, vous !… Vous me preniez pour elle, et vous lui disiez que vous l’aimiez !… Si !… Si !… Alors, pourquoi m’avez-vous dit que vous ne l’aimiez pas ?… Oui !… à moi… tantôt… vous me l’avez dit, et que vous ne l’épousiez pas… Pourquoi l’avez-vous dit ? Il ne fallait pas me le dire. Épousez-la si vous voulez, cela m’est bien égal, mais il ne fallait pas me le dire !… Vous m’avez trompée… vous m’avez menti ! Ce n’est pas bien ! Puisque vous l’aimiez, il ne fallait pas… il fallait !… Se jetant dans ses bras. Ah ! ne l’épouse pas !… ne l’épouse pas !… ne l’épouse pas !…
Suzanne !… ô ma chère Suzanne ! que je suis heureux !…
Hein ?
Cette lettre, alors, tu l’as trouvée ? Elle n’est pas à toi ?
A moi ?
Eh bien ! ni à moi non plus… je te jure !
Mais…
Puisque je te le jure ! Elle est à Lucy !… à Bellac !… à d’autres !… Que nous importe ? Ah ! je comprends maintenant… Tu croyais… Oui… oui… Comme moi… Je comprends !… Ah !… chère enfant… ma chère Suzanne !… Que j’ai eu peur !,., mon Dieu ! que j’ai eu peur !
Mais de quoi ?
De quoi ? Oui, c’est vrai !… C’est absurde !… non !… non !… ne cherche pas… C’est odieux !.,, pardon, entends-tu ?… Je te demande pardon…
Alors, tu ne l’épouses pas ?
Mais, puisque je te dis…
Oh ! je n’entends rien à tout ça, moi… Dis seulement que tu ne l’épouses pas, et je te croirai…
Mais non !… mais non !… Qu’elle est enfant !… Voyons, ne pleure plus… essuie tes yeux, chère petite, chère Suzanne. Nous ne sommes plus fâchés… ne pleure donc plus.
,
au milieu. Je ne peux pas m’en empêcher.
Mais pourquoi ?
Mais je n’ai que toi, moi, Roger… Je ne veux pas que tu me quittes.
Te quitter ?
,
toujours pleurant. Je suis jalouse, tu sais bien… tu ne comprends pas ça, toi… non… non… Oh ! j’ai bien vu, ce soir, quand je voulais te faire enrager avec M. Bellac… Tu ne me regardais pas seulement. Cela t’est bien égal, M. Bellac.
Lui ! Mais je voulais le tuer !…
Le tuer !… Elle lui saute au cou. Oh ! que tu es gentil !… Tu croyais donc.’…
Tais-toi… ne. parlons plus de cela… c’est fini… c’est oublié, rien ne s’est passé !… Recommençons tout ! A mon arrivée, à la tienne, tantôt… Bonjour, Suzanne, bonjour, ma chérie… Comme il y a longtemps que je ne t’ai vue !… Viens là… viens près de moi… comme tantôt. Il s’assied et la fait asseoir tout près de lui.
Ah ! Roger, comme tu es bon maintenant ! Comme tu me dis des choses !… Tu m’aimes mieux qu’elle, alors, bien vrai ?
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s’animant peu à peu. T’aimer ? Mais est-ce que ce n’est pas mon devoir de t’aimer ?… mon devoir de parent, de tuteur ?… mon devoir d’honnête homme enfin ? T’aimer ! Tiens, quand j’ai lu cette lettre… je ne sais ce qui s’est passé en moi… Ah ! c’est là que j’ai compris quelle affection sérieuse… Oh ! oui, je t’aime, chère enfant, chère pureté, et plus que je ne le pensais moi-même, et je veux que tu le saches., . Très tendre. N’est-ce pas que tu le sais ?… N’est-ce pas que tu le sens que je t’aime bien… ma chère petite Suzanne ?…
,
un peu étonnée. Oui… Roger…
Tu me regardes… Je t’étonne… je ne te convainc pas… Je suis si peu habitué aux expansions tendres, si gauche aux caresses… Je ne sais pas dire ces choses-là… moi… L’éducation du coeur se fait par les mères, et tu connais la mienne… Elle a fait de moi un piocheur, un savant. La science a rempli ma vie… Tu en as été le seul repos, le seul sourire, la seule jeunesse !… Tu n’as que moi, dis-tu ? Eh bien ! et moi, chère petite, qu’ai-je eu à aimer que toi, que toi seule… et je ne le sentais pas, non !… Tu m’as pris comme les enfants vous prennent, sans qu’ils le sachent et qu’on s’en doute : par l’expansion puissante de leur être, par l’obsession de leur grâce, par la séduction de leur faiblesse, par tout ce qui fait que l’on aime, parce que l’on se donne et que l’on se soumet à ce que l’on protège. J’étais ton maître, mais ton élève aussi. Pendant que j’ouvrais ton esprit à la pensée, tu ouvrais mon âme à la tendresse… Je t’apprenais à lire… tu m’apprenais à aimer. C’est sur tes petits doigts roses, c’est sur la soie d’or de tes cheveux d’enfant que mon coeur ignorant a épelé ses premiers baisers… Tu y es entrée, toute petite, dans ce coeur où tu as grandi et que tu remplis maintenant tout entier, entends-tu ? ton entier. Silence. Eh bien ! es-tu rassurée ?
,
émue, se levant, et à voix basse. Allons-nous-en !
,
étonné Pourquoi ? Où ?
,
très troublée. Autre part…
Mais pourquoi ?
,
de même. Il fait sombre !
Mais, tout à l’heure !…
Ah ! tout à l’heure… je n’avais pas vu.
Non, reste !… reste !… Où serons-nous mieux qu’ici ?… J’ai tant de choses encore… J’ai le coeur si plein… Je ne sais pas pourquoi je te dis tout cela… c’est vrai… mais c’est si bon de te le dire… Ah ! Suzanne… reste encore., ma chère Suzanne… Il la retient.
,
voulant se dégager. Non… non… je vous en prie…
,
étonné. Vous ?… Tu ne me tutoies plus !…
,
toujours plus troublée. Je… je vous en prie !…
Mais, tout à l’heure…
Oui, mais plus maintenant…
,
Mais pourquoi ?
Je ne sais pas… je…
Eh bien !… encore !… Tu pleures… Je t’ai fait du chagrin ?
Non… oh !… non…
Alors… je t’ai offensée sans le vouloir… J’ai…
Non… non… Je ne sais pas… Je ne comprends pas… Je suis… Allons-nous-en, je vous en prie…
Suzanne… Mais je ne comprends pas non plus… je ne devine pas. .
{{scène|VIII}
paraissant.
Et savez-vous pourquoi ? C’est que vous n’y voyez clair ni l’un ni l’autre. Elle tourne le gaz. la scène s’éclaire. Voilà !
Ma tante !…
Ah ! chers petits, que vous me rendez heureuse !… Allons, embrasse ta femme, toi !
,
stupéfait d’abord. Ma femme !… Suzanne ! Il regarde sa tante, il regarde Suzanne ; puis avec un cri. Ah ! c’est vrai… je l’aime !…
,
avec joie. Allons donc !… El d’un qui voit clair… A Suzanne. Eh bien… et toi ?
les yeux baissés. Ah ! ma tante !…
Tu y voyais déjà, toi, il paraît… Les femmes ont toujours l’oeil plus vif… Hein ? Quelle belle invention que le gaz… Tout va bien ?… Il n’y a plus que ta mère…
Comment ?
Ah ! dame, ça sera dur… La voilà !… Les voilà tous ! toute la tragédie !… Pas un mot… Laisse-moi faire… Je m’en charge !… Mais qu’est-ce qui se passe donc là-bas ?
Scène IX
Grande nouvelle, ma tante !
Quoi donc ?
Revel est mort !
Tu badines !…
C’est dans les journaux du soir. Voyez ! Elle lui tend un journal.
Allons donc !… Elle prend le journal et lit.
,
au poète. Très beau ! Superbe !
Très belle oeuvre ! Et si élevée !
Très remarquable ! Il y a un joli vers !
Oh ! général !
Si ! si !., un très joli vers ! Le… Comment dites-vous cela ? Le… « L’honneur est maintenant semblable à un dieu qui n’aurait plus un seul autel. » Très joli vers !
,
à Jeanne. Un peu long !
,
tenant un journal et à Lucy. Il est mort à six heures.
,
à sa femme. Il tient un journal. Oui ! à six heures— Oh ! j’ai la parole de M. Toulonnier.
,
à Lucy. Toulonnier m’a promis formellement…
, à
Toulonnier est tout à nous !
Au fait, où est-il donc, votre Toulonnier ?
On vient de lui remettre une dépêche.
,
à part. Confirmative !… c’est bien cela… Mais pourquoi ?… Le voyant entrer. Ah ! enfin !…
C’est lui !Ah !ah ! Toulonnier descend en scène. — On l’entoure.
Mon cher secrétaire général !
Mon cher Toulonnier !
Eh bien ! cette dépêche ?
Il s’agit de ce pauvre Revel, n’est-ce pas ?
,
embarrassé. De Revel, oui.
Eh bien ! qu’est-ce qu’elle dit ?
,
regardant Toulonnier. Elle dit qu’il n’est pas mort, parbleu !…
montrant les journaux. Mais les journaux ?
Ils se seront trompés !
Oh !
Pour une fois ! A Toulonnier. N’est-ce pas ?
,
avec ménagement. En effet, il n’est pas mort !
,
se laissant tomber sur un siège, Encore !
Et on l’a même nommé quelque chose de plus, je le parierais !
Commandeur de la Légion d’honneur.
,
bondissant sur ses pieds. Toujours !
,
montrant son télégramme. Ce sera demain à l’Officiel… Voyez !… Douloureusement, à Saint-Réault. Je prends bien part…
,
regardant Toulonnier, à part. Il le savait en venant ici ; il est très fort. Haut. Et moi aussi, j’ai une grande nouvelle à vous annoncer.
Ah ! On se tourne vers la duchesse.
J’en ai même deux.
Comment ?
,
Deux ? Et lesquelles, Duchesse ?
Lesquelles ?
D’abord le mariage de notre amie miss Lucy Watson avec M. le professeur Bellac.
Avec Bellac ? Comment ?
,
bas. Duchesse !
Ah !… il faut réparer !
Rép… Ah ! mais, avec bonheur ! Ah ! Lucy !
,
étonnée. Pardon, Madame…
,
bas. Ah ! il faut réparer, mon enfant !
,
de même. Il ne peut y avoir réparation ; il n’y a pas faute, Madame, et vous avez tort de dire : «II faut ».
Comment ?
Mes sentiments étant d’accord avec ma volonté. Elle tend la main à Bellac.
Ah ! Lucy.
Allons, tant mieux !… Et d’un !
Ah ! Lucy ! vous êtes heureuse entre toutes les femmes.
Et seconde nouvelle !
Encore un mariage ?
Encore un, oui !
Mais, c’est la fête d’Hyménée !
Le mariage de mon cher neveu, Roger de Céran…
Duchesse !
Avec une fille que j’aime de tout mon coeur…
Ma tante !
Ma légataire universelle !…
Votre…
L’héritière de mes biens et de mon nom !… ma fille adoptive enfin, mademoiselle Suzanne de Villiers de Réville.
Ah ! ma mère !…
Mais, Duchesse !
Trouves-en une plus riche et de meilleure famille, toi !
Je ne dis pas. Cependant…
Songe, Roger…
Je l’aime, ma mère !
Et de deux ! Il me reste…
Ah ! venez donc un peu ici, vous… Comment allez-vous réparer, vous ?
Ah ! Duchesse, c’était vous ?
Ah ! Madame, vous avez entendu ?…
la duchesse Oui, petite masque, oui, j’ai entendu.
Oh !
Mais, comme vous n’avez pas dit trop de mal de moi, je vous pardonne. Vous serez préfet, allons !
Ah ! Duchesse.
Ah ! Madame !… La reconnaissance, a dit Saint-Evre-mont…
Oh ! Maintenant ce n’est plus la peine !…