Le Mouvement et les arguments de Zénon d’Élée

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Le Mouvement et les arguments de Zénon d’Élée
Revue de métaphysique et de moralevolume 1 (p. 107-125).

le mouvement
et
les arguments de zénon d’élée


Les arguments de Zénon d’Élée contre la possibilité du mouvement ont reconquis dans ces dernières années l’attention des philosophes et même des mathématiciens. Ces subtilités dialectiques, vieilles de plus de deux mille ans, ont eu la singulière fortune de redevenir en quelque sorte actuelles, de susciter des critiques approfondies, voire de trouver des apologistes convaincus. C’est sans doute que l’examen plus attentif et plus impartial des textes a mis en lumière l’insuffisance des réfutations traditionnelles ; c’est aussi que la critique des concepts fondamentaux de la science nous apparaît de plus en plus comme l’œuvre principale sinon exclusive de la philosophie et comme la seule base solide sur laquelle celle-ci puisse asseoir une construction systématique.

Les arguments de Zénon rapportés par Aristote sont au nombre de quatre et peuvent se répartir en deux groupes. Au premier appartiennent la dichotomie et l’Achille ; la flèche et le stade forment le second. Dans le premier groupe d’arguments, le temps et l’espace sont supposés continus et divisibles à l’infini ; dans le second, ils sont l’un et l’autre considérés comme discontinus et composés d’éléments indivisibles. Cette distinction, que M. Renouvier a le premier mise en lumière, n’est pas indiquée par Aristote, mais elle ressort incontestablement du texte, pour peu qu’on le lise avec attention. Les deux premiers arguments postulent d’une manière évidente la divisibilité indéfinie de l’espace. Sans doute le temps n’y est pas explicitement considéré ; mais la conclusion n’est intelligible que s’il est comme l’espace indéfiniment divisible, et qu’à la division de l’un corresponde point par point celle de l’autre. Au rebours, les deux derniers arguments postulent immédiatement l’indivisibilité des éléments du temps et médiatement celle des éléments de l’espace. Ainsi considéré, l’ensemble de ces raisonnements constitue un véritable dilemme. Deux suppositions sont possibles sur la nature de la quantité continue, étendue ou durée : ou cette quantité est, comme nous sommes naturellement portés à l’admettre et comme les mathématiciens le supposent, effectivement divisible à l’infini, ou sa continuité n’est qu’apparente et elle est réellement un agrégat d’éléments indivisibles, un véritable nombre formé d’unités absolues. Or dans l’une et l’autre hypothèse le mouvement est impossible.

Il est vrai qu’entre les deux alternatives on pourrait à la rigueur concevoir un moyen terme. On pourrait accorder l’infinie divisibilité de l’espace et nier celle du temps, ou inversement. Zénon, autant que nous en pouvons décider par les textes qui nous sont parvenus, n’a pas prévu cette échappatoire. Peut-être jugeait-il une pareille attitude trop ouvertement illogique pour qu’on fût tenté de la prendre.

Voici comment Aristote formule la dichotomie : « Il n’y a pas de mouvement, car il faut que le mobile atteigne le milieu de son parcours avant d’atteindre la fin ».

Avant d’atteindre la moitié du parcours, le mobile devra atteindre la moitié de cette moitié, et cela à l’infini, l’espace étant supposé indéfiniment divisible et par suite tout intervalle entre deux points pouvant être partagé en deux moitiés. Tout déplacement a donc pour condition un déplacement antérieur, de telle sorte que, remontant du conditionné à ses conditions, on se trouve engagé dans une régression à l’infini. Dès lors la série des conditions ne saurait jamais être donnée, ni par suite le conditionné. Le mouvement est impossible parce qu’il ne peut commencer ; parce que, quelque déplacement que l’on considère, il en suppose de toute nécessité un précédent et ne saurait être véritablement premier.

Le mouvement ne peut commencer ; cela suffit-il bien à prouver qu’il est impossible. La dichotomie suppose qu’il s’accomplit entre deux points fixes : un point de départ et un point d’arrivée. Le mobile part du repos et revient au repos. C’est là après tout une hypothèse, et l’absurdité de la conclusion prouve peut-être seulement que cette hypothèse est illégitime. Une seule chose a été démontrée, l’impossibilité pour le mobile de passer du repos au mouvement. Pourquoi conclure que le mouvement n’est qu’une apparence ; l’apparence, c’est peut-être le repos. Peut-être tout mobile, quel qu’il soit, est-il constamment animé d’un mouvement actuel. Le mouvement ne peut commencer, mais il n’en a pas besoin. Il est universel et éternel.

Il semble que l’Achille ait été imaginé pour résoudre cette difficulté. Si tous les corps sont en mouvement, tout mouvement est relatif. Il n’est plus permis d’enfermer le mouvement entre deux limites immuables. Il n’y a plus de vitesse absolue, mais seulement des vitesses relatives ou des rapports de vitesse. Or ce dernier concept contient une contradiction analogue à celle que signalait la dichotomie ; le mouvement relatif est aussi absurde que le mouvement absolu : « Le plus lent ne sera jamais atteint par le plus rapide, car il faut auparavant que celui qui poursuit soit parvenu au point d’où est parti celui qui fuit, de sorte que le plus lent aura toujours nécessairement quelque avance. »

Ici encore l’événement présupposé, la rencontre des deux mobiles, nous apparaît comme impliquant une suite infinie de conditions. La seule différence est que cette suite, tout à l’heure régressive, devient maintenant progressive. Tout à l’heure le premier terme de la série reculait en quelque sorte à l’infini, ici c’est le dernier terme qui fuit sans cesse devant nous. Là nous ne pouvions trouver une condition vraiment initiale, ici nous poursuivons en vain la condition vraiment finale. Dans l’un et l’autre cas, l’impossibilité de supposer épuisée, la totalité des conditions démontre celle du conditionné.

Les objections vulgaires dirigées contre ces arguments sont d’une extrême faiblesse et prouvent simplement que les critiques n’ont rien entendu aux raisonnements qu’ils entreprennent de réfuter.

On fait remarquer par exemple que dans la dichotomie, les espaces que le mobile est asujetti à parcourir sont progressivement décroissants, que leur somme, par suite, est une somme finie, et que rien ne s’oppose à ce qu’un mobile animé d’une certaine vitesse les ait tous parcourus au bout d’un temps fini.

Mais quelle que soit l’étendue de ces espaces, le mobile ne peut parcourir le dernier avant d’avoir d’abord parcouru tous ceux qui précèdent. Leur somme est finie, mais cette somme finie ou non, le mobile doit la réaliser partie par partie. Il ne peut parcourir l’espace total qu’en parcourant successivement et en ajoutant les uns aux autres les espaces plus petits qui le constituent. Il en doit en quelque sorte effectuer l’addition. Mais comment le pourrait-il si la série ne commence pas, s’il n’y a pas un premier terme auquel il soit possible d’ajouter les suivants ?

L’Achille nous met en face d’une difficulté de même nature. En effet, les vitesses demeurant constantes, les avances successives du mobile le plus lent forment les termes d’une progression géométrique décroissante. Il est vrai qu’ici le premier terme est donné et même autant de termes qu’on voudra. L’addition peut commencer et se poursuivre, mais elle ne s’achèvera jamais. Jamais on n’aura ajouté à la somme des précédents le dernier terme de la série, pour cette raison bien simple que la série n’a pas de dernier terme. La progression, nous dit-on, représente en réalité une quantité finie que le mathématicien détermine. Soit ; mais le mathématicien n’a pas besoin pour cela d’effectuer réellement l’addition de tous les termes. Il emploie un raisonnement qui n’est pas à la portée du mobile ; il tourne la difficulté que celui-ci croit aborder de front. Il n’y a pour le mobile qu’un moyen d’obtenir la somme, c’est de réunir une à une toutes ses parties. Par suite, la sommation lui est impossible et le serait aussi au mathématicien s’il était obligé d’agir de même.

D’ailleurs est-il exact de prétendre que la suite indéfinie a réellement une somme finie ? Ne pouvant jamais être donnée tout entière, la suite n’a proprement pas la somme. Ce qui est vrai, c’est que si l’on prend un nombre suffisant de ses termes, on obtiendra une somme qui différera d’aussi peu que l’on voudra d’une certaine quantité finie. Telle est l’unique expression rigoureuse du fait mathématique ; toute autre est incorrecte et foncièrement absurde.


Une autre objection hasardée par Aristote et depuis constamment reproduite consiste à dire que Zénon considère exclusivement la divisibilité infinie de l’espace sans tenir compte de celle du temps. Celui-ci étant divisible comme celui-là, à chacun des intervalles que le mobile doit franchir correspond une durée proportionnelle. La totalité de ces durées est contenue dans un temps fini comme la totalité des intervalles est contenue dans un espace fini. Ce temps fini doit par suite suffire au mobile pour franchir la distance qui le sépare du but. Le mobile ne peut atteindre ce but avant d’avoir atteint successivement une infinité de positions intermédiaires, soit ; mais quand un certain temps se sera écoulé, toutes ces positions auront réellement été atteintes et dépassées. Si le mobile de Zénon n’arrive pas au terme de sa course, c’est que Zénon ne lui en donne pas le temps.

Répondre ainsi à Zénon, c’est ne pas comprendre sa pensée. Si, d’après lui, le mobile ne peut parcourir une suite infinie d’intervalles, ce n’est pas parce qu’il ne dispose que d’un temps fini, c’est simplement parce qu’il ne saurait atteindre le terme d’une série qui n’en a pas. La divisibilité du temps, parallèle à celle de l’espace, ne lève pas la difficulté. Elle vient la doubler, non la résoudre. Elle ne prouve rien, sinon que les arguments considérés pourraient tout aussi bien conclure contre la possibilité de la durée. Cela n’a rien qui doive surprendre, la durée n’étant mesurable ni même concevable que par le mouvement. D’ailleurs, quoique Zénon ne mentionne pas la divisibilité infinie du temps, il est clair qu’il la suppose. Sans elle, ses raisons perdent toute leur force. Supposons que l’espace seul soit divisible à l’infini et que le temps se compose d’instants indivisibles. Dans un de ces instants, le mobile devrait parcourir un intervalle fini divisible en parties distinctes. Ces parties, il ne les pourra parcourir successivement, car l’instant, supposé indivisible, se trouverait en fait divisé. Il les parcourra donc toutes à la fois. Il sera en même temps dans toutes ces parties, occupera simultanément le commencement, le milieu et la fin de l’intervalle considéré. Certes une telle conclusion est absurde en soi et montre que si l’espace est indéfiniment divisible, le temps doit l’être également. Admettons néanmoins qu’on s’y arrête ; les arguments de Zénon vont se trouver infirmés.

Il est, semble-t-il, un moyen infaillible de rendre vaine toute cette dialectique, c’est de rejeter la double hypothèse sur laquelle elle se fonde et de déclarer illusoire la continuité de l’espace et du temps. Si la ligne est une suite de points inétendus et le temps une suite d’instants sans durée, la dichotomie devra tôt ou tard prendre fin. Il y aura un instant où le point de départ et le point d’arrivée ne seront plus séparés par aucun intervalle, et le mobile passera de l’un à l’autre sans avoir d’abord à atteindre un point intermédiaire. L’Achille ne sera pas plus difficile à réfuter. L’avance du mobile le plus lent décroissant d’instant en instant se réduira tôt ou tard à un élément d’étendue et ne pourra plus décroître sans s’évanouir. Les difficultés précédentes se trouveront ainsi résolues.

En fait, cette solution a été proposée. L’ingénieux et profond auteur d’Infini et Quantité a développé avec une rare puissance de logique la doctrine du discontinu et l’a présentée en particulier comme la seule capable de rendre le mouvement intelligible. Nous n’exposerons pas ici les objections de toute espèce que peut soulever une semblable théorie. Nous nous bornerons à développer et à éclaircir les deux arguments que Zénon nous semble avoir expressément dirigés contre elle.

Le premier est la flèche. « Si toute chose est en repos ou en mouvement dans un espace égal à elle-même, et si le mobile est toujours dans l’instant, la flèche qui vole est immobile. » Telle est la traduction littérale du texte d’Aristote. Certains auteurs, notamment Zeller et M. Renouvier, croient devoir corriger le texte et supprimer ou en mouvement (ἤ κινεῖται). Nous pensons avec M. Brochard que cette correction est inutile et qu’elle ne ferait qu’affaiblir l’argument.

Les auteurs précités voient dans la première proposition une définition du repos. Cette interprétation nous semble contestable. Tout le monde admettra sans doute qu’un mobile est en repos quand il occupe pendant un temps fini un espace égal à lui-même ; mais est-il nécessairement en repos, s’il n’occupe cet espace qu’un seul instant ? Prendre cela pour accordé, c’est déclarer à l’avance que le mouvement est impossible ; c’est faire simplement une pétition de principe.

Peut-être, répliquera-t-on, Aristote néglige-t-il d’exprimer une condition qui s’entend d’elle-même et dont, en fait, il est tenu compte. Dans l’hypothèse du discontinu, l’instant n’est plus un zéro de temps comme dans l’hypothèse ordinaire. Puisqu’une durée n’est qu’un certain nombre d’instants, l’instant est une unité de durée, par suite une durée finie, ce qui rend l’argument irréprochable. Même si l’on accepte cette thèse, la correction proposée est au moins superflue. L’argument est au moins aussi correct si l’on respecte le texte. Il peut en effet se développer ainsi. Le mobile, qu’il soit en repos ou en mouvement, est toujours dans un espace égal à lui-même, d’ailleurs il occupe cet espace au moins un instant, c’est-à-dire un temps fini. Il est dans un espace égal à lui-même pendant un temps fini, donc, par définition, il est en repos.

Par malheur, les partisans du discontinu n’accorderont pas que l’instant soit une durée finie. M. Evellin déclare expressément que pour former un espace si petit qu’il soit, il faut au moins deux points, et que la plus courte durée se compose de deux instants. Cette doctrine, étrange à première vue, repose sur une raison très sérieuse. Le minimum de durée ne doit-il pas posséder la qualité essentielle de la durée. Cette qualité essentielle qui distingue la durée de toute autre quantité concevable, par exemple de l’étendue, n’est-ce pas que ses parties se succèdent. Or, pour qu’il y ait une succession, un avant et un après, ne faut-il pas au moins deux parties ? Il est vrai que la thèse contraire se réclame d’un principe non moins plausible. Dans toute quantité, la partie est, semble-t-il, nécessairement homogène au tout. Or, dans l’hypothèse d’un temps composé d’instants, l’instant est une partie de la durée. La question est certes difficile à décider ; mais rien ici ne nous oblige à le faire. Le sort de l’argument discuté ne nous paraît pas y être attaché. Voici comment, en effet, nous entendons cet argument : « Qu’il soit en repos ou en mouvement, le mobile est dans un lieu égal à lui-même. D’autre part, il est toujours dans l’instant ; mais dans l’instant le mouvement est impossible. Le mobile ne peut, dans l’instant où il est, quitter le lieu où il est. Donc, s’il n’y a que des instants sans intervalles qui les séparent, il restera éternellement en place. »

Mais, objecte M. Evellin, il n’est nullement contradictoire que le mobile occupe des positions différentes en des instants différents, et si le fait se produit, il y a mouvement. « Un mobile est-il à chaque instant dans un espace égal à lui-même ? — Personne ne peut le nier. — Un mobile, quand il est dans un espace égal à lui-même, est-il en repos ? — Tantôt en repos, tantôt en mouvement, selon qu’il a ou qu’il n’a pas été précédemment dans le même espace. — Que dire de la flèche qui vole ? — Puisqu’elle vole, vous supposez que d’étape en étape elle est toujours là où elle n’était point antérieurement, et, par la définition qu’on vient de donner du mouvement, vous déclarez vous-même qu’elle se meut. »

Le point faible de cette objection nous semble être la définition du mouvement, si autorisée qu’elle soit d’ailleurs. C’est à notre sens une définition ab effectu. L’existence d’un corps dans des lieux différents en des temps différents est un effet du mouvement et non le mouvement lui-même. Celui-ci considéré en soi est indéfinissable comme l’espace, le temps ou la quantité. Certes il est permis de définir le mouvement par le déplacement qui en est le résultat et le signe sensible, mais à la condition de ne pas identifier ces deux termes. Le mouvement n’est pas une succession de positions, c’est un devenir, un passage continu d’une position à une autre, et, comme tout devenir, il n’est possible que dans le temps. Il n’y a pas de contradiction à ce qu’un même point matériel occupe en deux instants consécutifs deux points contigus de l’espace. Non sans doute, puisque, par hypothèse, les deux instants sont distincts ; mais pour la même raison il n’y aurait pas plus de contradiction à ce qu’en ces deux instants le point considéré fût tour à tour sur la terre et dans la lune. Cela n’est pas contradictoire en soi. Soutiendra-t-on que c’est possible ?

Un point mobile peut occuper dans l’espace une position quelconque, mais à la condition de l’avoir atteinte. Cette position est le terme d’un mouvement et c’est avant d’arriver à ce terme que le mobile a dû se mouvoir. M. Evellin, d’ailleurs, ne conteste pas cette affirmation. Il accorde en effet que le mobile se meut au point où il est, c’est-à-dire qu’un mobile qui dans un instant aura changé de place se meut dans l’instant actuel. Mais c’est là chez ce philosophe une concession purement verbale, car rien dans l’instant actuel ne différencie le mouvement du repos. Un mobile est-il en repos ou en mouvement ? Cela dépend des positions qu’il a antérieurement occupées. Cela dépend aussi, semble-t-il, de celle qu’il occupera tout à l’heure. Répondre ainsi, n’est-ce pas reconnaître que rien, à considérer l’instant actuel dans son indépendance et dans son isolement, ne permet de décider si un corps se meut ou non. Dans l’instant, repos et mouvement sont une même chose. Dès lors dire que le mobile se meut dans le lieu où il est, n’est-ce pas, au fond, ne rien dire du tout, puisque l’état actuel du mobile ne diffère par rien d’intrinsèque du repos le plus complet.

Cette conclusion apparaîtra plus clairement encore si, au lieu d’un seul mobile, nous considérons deux mobiles différents, l’un en repos et l’autre en mouvement. Tous deux occupent actuellement dans l’espace un lieu déterminé. Il est vrai que dans l’instant précédent le mobile A occupait déjà le lieu qu’il occupe et qu’il ne l’aura pas quitté dans l’instant qui va suivre. Au contraire, le mobile B occupait tout à l’heure une autre place et dans un instant en aura pris une nouvelle. Fort bien, mais, à l’instant précis où je les considère, en quoi l’état de l’un diffère-t-il de l’état de l’autre ? Y a-t-il deux manières différentes d’occuper une place ?

On essayera peut-être de répondre que le mobile en mouvement possède actuellement une tendance à passer du lieu qu’il occupe à un lieu contigu. Mais la tendance n’est pas le mouvement. Elle peut avoir le mouvement pour effet, elle ne saurait se confondre avec lui. Une tendance peut rencontrer un obstacle dans une tendance opposée. La tendance au mouvement reste parfois un temps très long sans produire aucun effet, et le mobile qu’elle anime demeure néanmoins dans le même lieu. Si la tendance au mouvement peut ainsi se rencontrer dans un corps en repos, si elle est compatible avec le repos effectif, elle ne saurait suffire à caractériser l’état de mouvement et à le différencier de son contraire.

Mais, objectera-t-on sans doute, ces difficultés ne sont nullement spéciales à la doctrine du discontinu. Que le temps soit une quantité continue ou qu’il se compose d’une suite discrète d’instants, il demeurera vrai que dans l’instant rien d’intrinsèque ne peut distinguer le mouvement du repos. Si cela suffit pour rendre le mouvement impossible, il l’est en tout état de cause. La flèche ne volera pas mieux dans la durée continue que dans le temps discontinu. Sans doute cette proposition : le mouvement est impossible dans l’instant, est indépendante en soi de toute supposition relative à la composition de la durée. Néanmoins elle n’a pas, dans les deux hypothèses possibles, des conséquences identiques. Si le temps est composé d’instants, le mobile est toujours dans l’instant. Or, le mouvement étant impossible dans l’instant, il ne peut jamais se mouvoir. Si au contraire l’instant n’est qu’une limite idéale qui partage en deux une durée continue, le mobile, s’il ne se meut pas dans l’instant, se mouvra dans la durée. Nous n’avons d’ailleurs plus le droit de le considérer dans l’instant sinon d’une manière abstraite et par une sorte de fiction. Il n’y a pas lieu de s’étonner si cette considération forcément incomplète ne permet pas de déterminer entièrement son état réel. Le mouvement qui implique la durée ne saurait se manifester dans l’instant, pas plus que la profondeur d’une figure ne se révèle dans sa projection. Cela ne prouve ni que la profondeur ni que le mouvement sont impossibles, mais seulement que le plan n’est pas l’espace, ni l’instant la durée. L’état d’un corps dans l’instant est de ce point de vue un état fictif, puisque, n’ayant pas de durée, il n’a pas de réalité. Au contraire, dans l’hypothèse du discontinu, l’état du corps dans l’instant est bien son état réel et complet, puisque, la durée n’étant qu’une suite d’instants, l’instant constitue nécessairement tout le réel de la durée.

Accordons cependant qu’un point mobile puisse à des instants consécutifs occuper des points contigus de l’espace réel, ce qui est l’hypothèse de M. Evellin. Zénon tient en réserve un dernier argument qui dans cette hypothèse même nous montrera une nouvelle contradiction. C’est l’argument connu sous le nom du stade. Cet argument passe généralement pour un sophisme grossier. Il n’est pas autre chose, en effet, si l’on suppose admise la double continuité de l’espace et du temps. Il est au contraire irréfutable si l’on fait l’hypothèse opposée et si, après M. Brochard, on voit dans les ὄγκοι d’Aristote les éléments indivisibles de l’étendue ou les points réels de M. Evellin. L’argument peut alors se résumer ainsi :

Concevons trois lignes droites horizontales formées de points contigus et disposées de façon que leurs points de même rang se trouvent situés sur une même verticale. Supposons que la première reste immobile tandis que les deux autres se meuvent en sens contraire de telle sorte que chacun de leurs points avance d’un rang d’un instant à l’autre, ce qui est, dans l’hypothèse, la plus grande vitesse concevable. Dans un instant, un point déterminé de la troisième passera sous un point unique de la première, mais il passera nécessairement sous deux points différents de la seconde. Comme d’ailleurs ces deux rencontres sont nécessairement successives, l’instant, indivisible par hypothèse, se trouvera divisé.

Chercherons-nous un refuge dans l’une des hypothèses mixtes que nous avons signalées plus haut ? Dirons-nous que l’espace est continu, mais que le temps est une suite d’instants sans durée ? Nous avons déjà reconnu l’impossibilité du mouvement dans cette supposition. En effet, un temps fini étant un certain nombre d’instants, un mobile parcourant d’un mouvement uniforme une ligne continue, devra en un instant parcourir une fraction déterminée de cette ligne, c’est-à-dire une étendue divisible. Il lui faudra par suite, ou occuper simultanément tous les points de cette étendue et ainsi se diviser lui-même, ou les occuper successivement, ce qui introduira dans l’instant la succession et la durée. La supposition inverse ne semble pas plus acceptable. La ligne devient une série de points contigus, et le temps reste un continu divisible à l’infini. Faudra-t-il au mobile un certain temps pour passer du point où il est à celui qui le suit immédiatement ? Comme ce temps est divisible, on peut le supposer divisé en deux parties. Soient A et B les points considérés. Si quand la première partie du temps est écoulée, le mobile est encore en A, le mouvement n’a pas commencé et la portion de temps considérée doit être défalquée de la durée du mouvement. Si le mobile est déjà en B, le mouvement est achevé et la durée qui vient après ne lui appartient plus. Ainsi, quand nous assignons au mouvement une durée, si courte qu’elle soit, nous reconnaissons qu’elle est encore trop longue. La durée du mouvement ne saurait donc être que nulle. Ainsi le mobile passera en un temps nul d’un point donné à un point contigu. Mais, tous les points d’une ligne quelconque étant contigus les uns aux autres, le mobile pourra en un temps nul parcourir la ligne entière.

Faut-il donc nous résigner à ne voir dans le mouvement qu’une apparence dénuée de toute réalité objective ? Certes, par son double rapport au temps et à l’espace, le mouvement appartient au monde phénoménal et n’a rien à voir avec les problématiques noumènes. Il n’a pas d’autre objectivité que celle des corps dont il est un état. Mais cette objectivité, la seule qui nous soit concevable, le mouvement semble la posséder. Il nous apparaît comme réel au seul sens vraiment intelligible de ce terme. Sommes-nous en cela dans l’erreur, et n’est-il qu’une vaine illusion ?

Il serait difficile tout au moins de le considérer comme une illusion des sens. En effet, à proprement parler, il n’a rien de sensible. Le mouvement ne se voit ni ne se touche. Nos sens perçoivent un mobile dans ses positions successives, ils n’atteignent pas le mouvement lui-même. Il est facile de s’en convaincre si l’on considère les mouvements très lents. On ne voit pas croître un arbre, mais en mesurant sa hauteur à différentes époques on s’aperçoit qu’elle a varié. C’est en comparant après un intervalle plus ou moins long les grandeurs ou les positions des corps qu’on reconnaît qu’elles ont changé. Le mouvement se manifeste par ses effets. En tant que changement continu, il échappe à toute perception directe. Il est vrai que nous sommes avertis de nos propres mouvements par les sensations musculaires ; mais celles-ci, quelle que soit leur origine, sont, comme toutes les autres, de pures manières d’être subjectives. Seules l’expérience et l’habitude nous apprennent à les interpréter. Réduites à elles-mêmes et dégagées de toute association avec les données de la vue ou du tact, elles ne nous apprendraient rien de l’étendue, ni par suite du mouvement. Ainsi pas plus en nous-mêmes que hors de nous, celui-ci n’est l’objet d’une perception immédiate. On rapporte que Diogène le cynique, pour réfuter quelque disciple de Zénon, se contenta de marcher devant lui. Du raisonnement toujours faillible il croyait pouvoir en appeler à l’évidence sensible. Par malheur, dans l’espèce cette évidence n’existe pas. Le mouvement n’est jamais perçu, mais toujours inféré. L’idée que nous en avons ne vient pas du dehors, c’est une de ces notions que l’expérience n’explique pas parce qu’elles expliquent l’expérience.

L’idée du mouvement est intimement liée à celle de l’espace, et celle-ci ne saurait être conçue sans celle-là. L’espace est essentiellement la possibilité d’une infinité de corps géométriques distincts les uns des autres, mais coordonnés et soutenant les uns avec les autres certains rapports de position. Il est la forme même de l’extériorité, et sa détermination fondamentale est l’extériorité réciproque de ses parties. Toutefois cette extériorité entendue absolument se détruit elle-même. Si les parties de l’espace demeurent absolument indépendantes, si chacune se renferme rigoureusement en soi, les autres n’existent pas pour elle, ni elle pour les autres. Elles demeurent sans rapport réciproque d’aucune sorte. Elles ne constituent plus un espace, mais chacune devient un espace indépendant. Pour mieux dire, puisque les mêmes difficultés se reproduiront pour chacun de ces espaces particuliers, il n’y a pas d’espace du tout. Dira-t-on que le rapport réciproque des parties de l’espace n’existe que dans l’esprit qui le conçoit ? Cela est vrai en ce sens général que toute réalité n’est que pour et par l’esprit. Mais le rapport dont il s’agit ne saurait être une vue arbitraire et contingente du sujet comme l’hypothèse d’un théorème géométrique. Il est impliqué dans la conception même de l’espace et seul la rend possible. Or ce que l’esprit pense nécessairement dans un objet, par cela seul qu’il pense cet objet, appartient réellement à celui-ci comme sa détermination propre. Cette détermination est dans l’esprit parce qu’elle est d’abord dans l’objet qu’il pense, et c’est à lui qu’elle doit être immédiatement attribuée. Il faut donc que les parties de l’espace, quoi qu’extérieures ou mieux parce qu’extérieures, se mettent en rapport et dans un rapport qui ne soit plus purement négatif. Ce rapport à la fois positif et spatial ne peut être que l’intériorité. Les parties de l’espace seront donc intérieures les unes aux autres, et, par suite, chacune d’elles sera extérieure à elle-même. Cette extériorité à soi-même est d’abord virtuelle et constitue ce qu’on appelle la mobilité. Toute figure géométrique est mobile, et le géomètre la conçoit comme pouvant être transportée sans altération dans toutes les régions de l’espace. Mais la place d’un corps géométrique n’étant rien de différent du corps lui-même, dire que ce corps est mobile, n’est-ce pas dire qu’il peut se détacher de lui-même et se confondre avec tout autre corps de même figure et de même grandeur. En fait, pour le géomètre, toute figure est en un certain sens une et multiple. Elle représente en effet tour à tour une figure unique et une multiplicité indéfinie de figures égales superposées et confondues, mais pouvant au besoin être distinguées et même effectivement séparées.

On nous objectera peut-être que la mobilité n’appartient réellement qu’aux corps physiques, que l’expérience seule nous la fait connaître, et que, par une fiction, légitime seulement à la condition de ne pas être poussée à ses extrêmes conséquences, nous l’attribuons aux figures géométriques. Mais si le corps physique est mobile, n’est-ce pas uniquement en tant qu’étendu. Ce n’est point évidemment en tant que coloré ou résistant. Sa couleur, sa résistance et ses autres qualités sensibles ne participent au mouvement que par accident. Seule son étendue est véritablement mobile. Si elle ne l’était pas en soi et par essence, elle ne le deviendrait point par son union avec des qualités radicalement étrangères du mouvement. La mobilité géométrique prend dans l’expérience la forme de la mobilité physique, et pour concevoir la première, le géomètre doit, par un effort d’abstraction, la dégager de la seconde. Néanmoins la seconde n’est véritablement intelligible que par la première, et, en l’y ramenant, l’abstraction du géomètre ne fait que mettre en lumière sa condition essentielle.

Ainsi l’extériorité et l’intériorité s’impliquent réciproquement et ne peuvent se concevoir que l’une par l’autre. Elles ne peuvent cependant être immédiatement identifiées. Si l’une des deux est actuelle, l’autre ne saurait être que virtuelle. De l’une à l’autre il doit y avoir un passage. Deux figures égales peuvent être d’abord séparées puis confondues, mais non l’un et l’autre à la fois. Supposons-les d’abord séparées ; pour qu’elles arrivent à se confondre, il faudra que l’intervalle qui les sépare disparaisse. Mais cet intervalle nous est donné comme une quantité, il est plus ou moins grand et les figures sont plus ou moins éloignées. Si la suppression de cet intervalle se faisait d’un coup, s’il devait s’évanouir instantanément tout entier, il perdrait par cela même sa détermination quantitative. Il doit donc être supprimé par un processus continu qui est précisément le mouvement. Le mouvement est cette détermination de la figure par laquelle celle-ci se distingue de son lieu ou, si l’on préfère, se sépare en tant que mobile d’elle-même, en tant que lieu. Dans le mouvement, le lieu apparaît comme un accident de la figure, mais seulement en tant que lieu déterminé, non comme lieu en général. Il y a plus : on ne peut concevoir le lieu du mobile comme entièrement indéterminé, car cela équivaudrait à poser l’identité immédiate de toutes les figures égales. Il faut admettre un moyen terme entre la détermination univoque et l’indétermination absolue. Les lieux occupés par le mobile doivent être donnés les uns par les autres et se conditionner d’après une certaine loi. Ils doivent apparaître comme les déterminations particulières d’une même déterminabilité générale. Celle-ci, appartenant à l’espace, ne peut être qu’une figure. Pour le point, c’est la ligne qu’on appelle sa trajectoire.

Si donc le mouvement n’est pas précisément une donnée empirique, pas plus d’ailleurs que l’espace, il est au même titre que celui-ci un élément constitutif du concept d’un fait empirique en général. Aucun fait ne peut être posé si l’on nie le mouvement. En ce sens le mouvement est lui-même un fait, le plus général et le plus certain de tous. Nous ne pouvons, par suite, nous rallier aux conclusions de Zénon sans tomber par cela même dans un scepticisme universel. La seconde partie de son argumentation nous semble tout à fait inattaquable. D’ailleurs l’hypothèse contre laquelle elle est dirigée renferme dans son simple énoncé des difficultés à notre avis insurmontables. C’est donc dans les arguments de la première série, la dichotomie et l’Achille, que doit se cacher quelque paralogisme.

L’infinie divisibilité de l’étendue conduit Zénon à déclarer le mouvement impossible. N’en pourrait-on conclure plus directement l’impossibilité de l’étendue elle-même ? En fait, Zénon, d’après Simplicius, dirigeait contre l’existence de la quantité continue et divisible un argument comparable de tout point à la dichotomie. Il est vrai qu’il se proposait moins de contester la réalité de l’étendue que sa divisibilité. Au point de vue ontologique où se plaçait l’Éléate, celui de la réalité substantielle de l’étendue, son raisonnement est loin d’être sans valeur. On pourrait, par exemple, l’opposer à la théorie cartésienne de la matière. Toutefois les mathématiciens ne s’en sont jamais préoccupés. Jamais il n’a soulevé de controverses comparables à celles qu’a suscitées l’Achille. Il n’est guère de philosophes qui aient cru voir dans la divisibilité inhérente à l’étendue une contradiction intrinsèque, destructive de ce concept. C’est que, malgré les premières apparences, le cas de l’étendue et celui du mouvement sont loin d’être identiques. En réalité le second est beaucoup plus complexe et plus embarrassant que le premier. C’est ce que nous allons essayer de montrer. Concevons une droite limitée. Cette droite peut être divisée en deux parties qui l’une et l’autre sont homogènes à la droite primitive. Celles-ci à leur tour peuvent être partagées en deux, et cela indéfiniment. La somme de toutes les parties qu’on peut considérer dans la droite est donc infinie, et leur sommation ne saurait jamais être effectuée. En conclurons-nous que la droite totale ne peut être donnée ? Il est facile d’écarter une telle conclusion. Les parties de la droite sont innombrables et leur addition impossible ; sans doute, mais elle n’est nullement nécessaire pour que la droite soit donnée. Celle-ci existe d’abord tout entière, effectivement indivise. Nous la pouvons concevoir divisée et divisée selon une certaine loi ; mais les parties que la division nous donne ne préexistaient pas un tout. Il ne s’est pas constitué par leur juxtaposition. La division n’est pas ici une régression logique du conditionné à ses conditions. En un mot, le tout n’est pas donné par les parties, mais avant elles, et ce sont plutôt celles-ci qui existent par le tout.

La difficulté propre de la dichotomie et de l’Achille, c’est qu’on ne saurait, semble-t-il, appliquer au mouvement ni au temps les considérations qui valent pour l’étendue. Les parties de celle-ci sont toutes données ensemble ; les phases du mouvement et les époques de la durée n’existent que l’une après l’autre. Par suite, le tout qu’elles constituent ne peut être conçu comme préexistant à ses parties. Il semble être à leur égard toujours un conditionné. Entre elles et lui, le rapport inverse paraît inintelligible. Comment les parties pourraient-elles être dites exister par le tout, puisque le tout n’existe qu’après les parties ? C’est là, croyons-nous, que réside la véritable difficulté de la question et c’est pour ne pas l’avoir nettement aperçue que tant d’auteurs ont échoué dans leurs tentatives de réfutation.

Il semble qu’une quantité ne puisse être donnée que de deux manières : ou tout entière à la fois, ou par fractions successives. Pour le mouvement comme pour le temps, la première supposition est évidemment insoutenable et Zénon démontre qu’on ne saurait admettre la seconde. Mais est-il bien vrai qu’on n’en puisse concevoir une troisième ? Un examen attentif des deux hypothèses opposées, au delà de leur contradiction apparente, nous révèle leur foncière identité. En effet les parties que nous réunissons pour former un tout sont, prises en soi, des quantités achevées au même titre que ce tout. Ainsi les deux suppositions que nous avons distinguées enveloppent une affirmation commune. En les posant comme seules concevables, on affirme que la quantité nous est nécessairement donnée toute faite, toujours en acte et jamais en puissance. On s’interdit d’appliquer aux grandeurs la catégorie du devenir. On écarte d’avance la notion d’une quantité qui se fait, qui n’est donnée à proprement parler ni dans sa totalité ni par parties successives, mais seulement dans sa loi de formation et, pour ainsi dire, en germe ; qui se produit devant nous par un processus ininterrompu. Or l’espace que parcourt un mobile et le temps qu’il met à le parcourir sont précisément les quantités de cette nature, et le mouvement n’est autre chose que le devenir de ces quantités. Ainsi les raisonnements de Zénon se fondent en dernière analyse sur un postulat non exprimé, et ce postulat contient lui-même la négation implicite du mouvement. En résumé, les célèbres arguments éléatiques nous semblent reposer sur une pétition de principe.

Ce qui rend ces sophismes difficiles à réfuter, c’est qu’ils découlent d’une apparence en un certain sens inévitable et qui a sa raison d’être dans la constitution même de l’entendement. L’hypothèse qu’ils sous-entendent s’impose en efîet à celui-ci comme principe régulateur dans son usage mathématique. Les opérations mathématiques ne portent jamais que sur des quantités nettement définies, c’est-à-dire achevées. L’entendement tour à tour les compose et les décompose ; mais il ne les forme jamais que d’éléments préexistants et ne les résout jamais qu’en parties qu’elles contenaient déjà. Comment pourrait-il découvrir entre elles des rapports précis, en d’autres termes immuables, s’il ne les supposait elles-mêmes immuablement déterminées. Même lorsqu’il étudie la loi de leurs variations continues, il doit, au moins provisoirement, assigner à leurs accroissements des valeurs fixes. Il est impuissant à saisir la continuité comme telle. Il n’arrive à la concevoir et à la définir que d’une manière indirecte et négative. Ce n’est pour lui que l’indétermination des parties d’un tout sous le double rapport du nombre et de la grandeur. Il dénature ainsi la vraie notion du continu qui exclut précisément toute idée de composition et de parties. Mais il ne saurait faire autrement. Le rapport des parties au tout est sa catégorie fondamentale. Toutes les autres relations n’existent pour l’entendement mathématique qu’en tant qu’elles peuvent se réduire à celle-là et dans la mesure précise où elles s’y peuvent réduire. Aussi doit-il ignorer le mouvement, ou du moins n’en apercevoir que l’extérieur, le déplacement effectué. La définition qu’il en donnera, la seule qu’il en puisse donner, conformément à sa nature et à ses fins, ouvrira nécessairement la voie aux sophismes éléatiques. Cette définition, sans être précisément inexacte, est radicalement insuffisante. Elle n’exprime pas la véritable essence du mouvement et paraît plutôt la dissimuler. C’est que cette essence n’est pas saisissable à l’entendement proprement dit. L’idée du mouvement est une notion rationnelle qui contient la synthèse de deux déterminations opposées. Le mouvement n’est pas une simple suite de positions, mais le passage continu à une position nouvelle. C’est un devenir, et tout devenir contient à la fois l’être et le non-être. Dans l’espèce, les deux termes opposés se déterminent plus particulièrement comme intériorité et extériorité. Or nous avons fait voir plus haut que l’unité de ces deux termes et la condition indispensable de leur opposition elle-même est que celle-ci perd toute signification dès qu’on prétend la séparer de celle-là.

Cette idée du mouvement, quelques difficultés que présente sa détermination rigoureuse, n’est pas tout à fait étrangère au sens commun. Si la définition vulgaire ne l’exprime pas, néanmoins elle la présuppose et n’a véritablement de sens que par elle. D’ailleurs le mouvement n’est-il pas communément regardé comme un état du mobile. C’est donc qu’il est tenu pour autre chose qu’une simple succession de positions. Être tour à tour dans plusieurs lieux, cela ne saurait proprement s’appeler un état. Un état est une dénomination intrinsèque qui doit convenir à l’objet en quelque lieu qu’il soit et quelque relation qu’il soutienne avec les autres objets. C’est bien ainsi qu’il faut considérer le mouvement de même que la direction et la vitesse qui en sont les déterminations essentielles. Autrement le principe de l’inertie sur lequel repose la Mécanique tout entière ne présenterait plus aucun sens. Si la vitesse n’est rien d’intrinsèque et d’inhérent au mobile, comment pourrait-elle se conserver. Elle se réduit alors en effet à un simple rapport mathématique. Or la persistance d’un tel rapport peut sans doute être conçue et constatée a posteriori. Mais elle ne saurait être posée a priori, fût-ce à titre de simple hypothèse. La poser ainsi serait admettre implicitement qu’un rapport, qui n’existe que par ses termes, peut néanmoins préexister à ses termes. Comment concevoir comme constante, c’est-à-dire au fond comme actuellement donnée, une relation quelconque entre un espace qui n’existe pas et un temps encore à venir.

Une fois comprise la vraie nature du mouvement, il est facile, croyons-nous, d’opposer aux arguments de Zénon une réfutation directe. Ce philosophe décompose le déplacement total du mobile (déplacement absolu ou relatif) en un nombre infiniment croissant de déplacements plus petits. Il considère ceux-ci comme autant d’événements distincts qui concourent à produire un événement final et dont chacun est à l’égard de celui-ci une indispensable condition. Comme la série de ces événements particuliers constitutifs de l’événement final, étant infinie, ne saurait jamais être donnée tout entière, il se croit en droit de conclure que celui-ci ne saurait jamais avoir lieu. Mais les déplacements partiels que Zénon considère ne sont nullement les véritables conditions de l’événement final. Quoiqu’ils doivent se produire avant lui, il n’est pas vrai qu’il en dépende. Il leur est coordonné, mais non subordonné. Il a comme eux sa raison d’être directe et immédiate dans l’état supposé du mobile, dans la vitesse dont nous le concevons animé. Avec elle et par elle sont données toutes les positions que le mobile prendra successivement, et toutes le sont au même titre. Leur ordre de succession dans le temps n’est nullement un ordre de dépendance logique. Logiquement elles sont toutes posées à la fois avec le mouvement lui-même. Peu importe dès lors qu’elles soient en nombre indéfini. Ni le mobile, ni l’esprit qui le considère ne sont en effet tenus de les nombrer. Elles n’introduisent dans le mouvement aucune division réelle. Elles n’y marquent point des phases intrinsèquement distinctes. Le mouvement total n’est pas une suite de mouvements partiels qui se succéderaient les uns aux autres. Il est un et continu, et la continuité exclut toute division véritable. Celles qu’il nous plaît d’y considérer lui sont tout extérieures, elles n’ont aucun fondement dans sa constitution propre ; elles n’existent que par une vue subjective et arbitraire de l’esprit. C’est même pour cela qu’il est possible de les multiplier à l’infini ; car, si dans la nature du continu il n’est rien qui les motive, rien non plus n’y vient faire obstacle. Leur infinité apparente est la suite et la marque certaine de leur foncière inanité.

Ainsi la dichotomie et l’Achille nous semblent être de véritables sophismes ; mais de ces sophismes auxquels l’esprit humain est presque inévitablement entraîné tant qu’il néglige de soumettre à une critique rigoureuse les notions et les principes fondamentaux du savoir. Comme les démonstrations de Parménide, ils ont leur fondement dans l’exclusivisme de l’Entendement qui érige les conditions formelles de ses opérations en lois absolues des choses. Ils nous montrent où conduit logiquement cet exclusivisme et, par là, nous amènent à nous en affranchir. De toute manière ils nous obligent à réfléchir et à pousser jusqu’au bout l’analyse de nos idées. C’est là ce qui constitue leur importance historique. Par là s’explique l’intérêt qu’ils ont de tout temps excité chez les plus éminents penseurs et l’attention toute particulière que leur ont accordée les philosophes contemporains.

Georges Noël.