Le pays Vaudois son âme et son visage/Texte entier

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Librairie F. Rouge & Cie (p. 3-31).

Vaud, l’un des cantons de la Confédération Helvétique, situé en bordure du lac Léman ; Vaudois, habitants du canton de Vaud…… c’est à peu près ce que disent les dictionnaires, ces distributeurs de science anguleuse et desséchée ; et combien de gens n’en savent pas davantage sur cette terre de soleil, d’équilibre et de liberté qu’est le pays vaudois !…


VISIONS GRECQUES


Le bateau d’Évian, en quittant la rive savoyarde, a commencé par s’enfoncer dans la brume de nacre qui est celle des beaux matins d’été. Mais comme le lac n’est pas large et la brume pas épaisse, bien vite est apparue la rive vaudoise aux collines accueillantes. Une ville a surgi, allongée aux flancs de ces collines dans un geste d’une nonchalance adorable : ville toute blanche dont les maisons s’étagent joliment comme pour recevoir les hommages du soleil à son débarquement, ville qui s’est d’ailleurs parée de verdure et qu’on dirait en tenue de fête. De la verdure, elle en a aux pieds et sur la tête ; et la Paix semble se promener dans ses rues.

L’archipel antique devait réserver aux navigateurs grecs des visions semblables quand ils approchaient des îles… Et n’est-ce pas, en effet, une entrée d’archipel qui s’esquisse vers Genève ? On dirait un bras de mer glissant entre des terres multiples ses flots satisfaits. Ce soir, quand les illuminations du couchant enchanteront l’horizon, l’illusion sera plus complète encore. De l’or en fusion tombera du ciel sur les eaux et les promontoires prendront de ces teintes richement violacées qui, dans la Méditerranée orientale, semblent, aux approches de la nuit, un reflet attardé de l’opulence byzantine.

Mais le voyageur n’a pas le temps de regarder ces choses. Le voyageur est très pressé. Il ne connaîtra ni la pointe exquise de Saint-Sulpice avec son clocher entouré de peupliers pensifs ni les profonds sous-bois de Sauvabelin aux aspects druidiques. Lausanne est pour lui l’une des plaques tournantes de l’Europe. Le voyageur pressé s’inquiète principalement d’obtenir une couchette dans le prochain train de luxe.

Et le Vaudois regarde sa hâte en souriant d’un petit air amusé parce que lui, il n’est pas pressé… Avec son joli accent spirituel et chantant, il dit en levant un peu les épaules : on

a bien le temps !

LAUSANNE


La capitale du pays de Vaud fut, tour à tour à travers les âges, une ville romaine et une ville épiscopale, un centre de plaisir et un centre d’affaires, une cité autonome et une cité captive. Ainsi se formèrent son particularisme pittoresque et cette âme intense qui l’imprègne d’un charme encore si perceptible malgré le modernisme de ses plus récentes transformations.

L’antique Losonium s’était installée plus bas dans la plaine, à la bifurcation des routes conduisant de Vevey à Besançon et de Genève à Avenches. Elle occupait une trentaine d’hectares entourés de villas. Dans la salle des Pas-perdus de l’Hôtel de Ville se voit encore une inscription relatant que le « curateur » d’alors, un certain Publius Clodius Primus de la tribu Cornélia implora au nom de ses administrés le Soleil et la Lune pour la « bonne conservation » (comme diraient les Vaudois d’aujourd’hui) de l’empereur Marc-Aurèle.

Probablement pillés et dispersés vers le ve siècle par les bandes barbares dont les passages répétés désolaient la contrée, les habitants de Losonium abandonnèrent un site trop exposé et ils allèrent se grouper sur les hauteurs voisines bizarrement escarpées et relativement faciles à défendre. Mais ce ne fut pas l’esprit guerrier qui les pénétra. Le christianisme progressait aux environs et bientôt se forma autour de la première cathédrale et des monastères qui lui firent escorte une puissance ecclésiastique incontestée. À vrai dire, il y eut là trois groupements d’abord distincts. D’un côté du ravin de gauche, des Burgundes avaient fait bloc ; d’où, croit-on, le nom de Bourg que perpétue une des principales rues du Lausanne actuel. Et au delà du ravin de droite une autre agglomération s’était placée sous l’invocation de Saint-Laurent. Entre ces sommets coulaient au fond des ravins deux ruisseaux vers lesquels tendirent les modestes industries naissantes. Le confluent marécageux de ces ruisseaux devait peu à peu être assaini et devenir le quartier de la Palud où s’éleva plus tard l’Hôtel de Ville.

Le Lausanne épiscopal ne fut jamais très peuplé ; sept mille habitants à peu près, ni très riche, car, longtemps après, en 1582 les revenus de la ville ne s’élevaient encore qu’à 47,877 francs. Mais les évêques possédaient, eux, des biens considérables et la cathédrale, de plus en plus somptueuse, dominait le réseau des petites rues étroites et mal pavées et la cohue pressée des petites maisons à un étage dont le seul luxe était le bout de jardin qui les agrémentait.

Vers l’an mil, Rodolphe iii, dernier roi de la Bourgogne transjurane, avait fait don du Comté de Vaud à l’évêque de Lausanne, Henri de Lenzburg. On constate que, dès 1125, les évêques étaient qualifiés de Princes de l’Empire et gouvernaient, en fait, de façon souveraine bien qu’« au nom de la Bienheureuse Vierge Marie » considérée comme propriétaire et dont ils affectaient de n’être que les administrateurs-délégués.

Dès cette époque aussi, les sujets commençaient bon gré mal gré d’arracher des franchises à leurs maîtres. En 1144, il y avait déjà un « Plait général », sorte d’assemblée des États formée de députés de la noblesse, du clergé et des bourgeois. Ces mandataires se réunissaient chaque an, les trois premiers jours du mois de mai, dans une auberge de la rue de Bourg et, si peu prestigieux que fut le cadre, le concours de ce pouvoir naissant était nécessaire à l’évêque pour édicter des lois ou battre monnaie.

L’évêque avait bien une petite armée mais plutôt prête à la parade qu’à l’action. Cela l’incitait au dangereux expédient d’une entente conclue avec quelqu’un des seigneurs féodaux du voisinage dont il achetait la protection. Les comtes du Genevois, les ducs de Zähringen, les sires de Faucigny et enfin les comtes de Savoie furent les protecteurs successifs et intéressés de Lausanne. Ces derniers, plus solides ou plus obstinés, établirent leur influence à demeure et surent provoquer et appuyer en 1282 une insurrection du peuple lausannois contre le pouvoir épiscopal : peut-être les anti-cléricaux de l’époque que ce joug humiliait. Pourtant, pour l’époque, on doit reconnaître que les Lausannois vivaient relativement libres et heureux. Leur ville était d’ailleurs souvent visitée par de grands personnages qui y semaient de beaux deniers. C’est ainsi que le 20 octobre 1275 le pape Grégoire x dédia la cathédrale reconstruite en présence de Rodolphe de Habsbourg, qui y fut consacré empereur, et de trente-sept archevêques et évêques qu’accompagnaient un beau cortège de nobles et d’abbés. Autre période joyeuse, deux siècles plus tard, lorsqu’après la bataille de Grandson, le duc de Bourgogne vint établir son camp près de la ville où séjournait la duchesse Yolande de Savoie. Deux mois durant, princes et diplomates affluèrent. L’évêque d’alors n’était autre que le futur Jules ii.

« Cité » et « ville » étaient toujours séparées malgré l’enceinte commune. Un petit coup d’État municipal les souda l’une à l’autre (1481) et tout aussitôt, s’autorisant de diverses faveurs obtenues des empereurs, les bourgeois réclamèrent le titre et les privilèges de ville impériale et arborèrent l’aigle à deux têtes ! Le crépuscule du pouvoir ecclésiastique commençait.

Du reste, pour être restés si longtemps sous la juridiction de la mitre et de la crosse, les Lausannois n’en étaient point devenus sages. On les représente comme très fêtards et de mœurs relâchées. Ils aimaient les nopces et les festins. Recrutés parmi la jeunesse riche du pays, les chanoines eux-mêmes se montraient volontiers festoyeurs et batailleurs et l’on comprend le désespoir du pauvre saint Boniface qui, neuf ans évêque de Lausanne, s’en éloigna en la comparant à Babylone.

Une diplomatie avisée aurait pu tirer grand profit du voisinage de la Savoie et de Berne avec, entre elles, cette pomme de discorde qu’était Genève. Lausanne, en opposant les unes aux autres des ambitions jalouses se fût grandie à leurs dépens. Mais elle se jeta dans la gueule du loup en signant (1525) une déplorable alliance avec Berne et Fribourg. C’était le temps où les gentilshommes vaudois de tendances savoyardes s’unissaient en « chevaliers de la cuiller » ainsi nommés parce que, levant leurs cuillers, ils se juraient d’« avaler » Genève. Ce fut Lausanne qu’on avala. Cinq ans plus tard, sous prétexte de secourir Genève, les Bernois s’emparèrent de Lausanne et s’y établirent en despotes en lui imposant la Réforme.

La résignation avec laquelle les habitants se plièrent au double joug qui pesait sur eux les montre alors manquant d’ardeur sinon d’endurance. Il y avait pourtant en ce temps une « Abbaye » ou réunion de jeunes gens qui se livraient deux fois la semaine à des exercices guerriers. Par malheur cela finissait souvent en saturnales et ces garçons couraient la ville tout nus en chantant des chansons impudiques jusque vers certain quartier où les hétaïres, reconnaissables à des galons cousus sur la manche, vivaient parquées. La rigidité bernoise eut finalement raison de ces païennes effervescences. Une ère terne et grise commença. Les « Messieurs de Berne » se réservèrent toutes les fonctions rémunératrices. Il ne resta aux Lausannois que l’enseignement ou le pastorat. Ceux qui avaient de la « sortie » s’en allèrent au loin faire des affaires ou conduire des batailles. Et plus d’un y gagna fortune et gloire — et parfois les deux.

L’arrivée des réfugiés français chassés de leur pays par la révocation de l’Édit de Nantes fut le signal d’un réveil général. Le commerce, l’agriculture s’en trouvèrent grandement améliorés. Des industries naquirent. Partout l’esprit d’initiative se manifesta. Mais le patriotisme local continua de sommeiller ; la généreuse tentative du major Davel (1723) pour émanciper ses concitoyens et qu’il paya de sa vie n’eut point de lendemain. La chose est d’autant plus surprenante que le souvenir était encore proche des fallacieuses promesses faites par le gouvernement bernois lors de la « Guerre des Paysans ». Cinq mille Vaudois avaient naïvement prêté main forte à leurs maîtres et Lausanne n’en avait retiré aucun des avantages convenus. Cependant le peuple ne suivit pas Davel. Il fallait pour le décider l’élan donné par les voisins de France. Ce fut seulement le 24 janvier 1798 que le drapeau vert et blanc de la République Lémanique flotta sur Lausanne.

Les caractéristiques de la Lausanne moderne était déjà visibles au xviiie siècle. De tous les coins du monde on y venait séjourner. De jeunes Anglais et de jeunes Allemands y parachevaient leur éducation. Le célèbre docteur Tissot dont le roi de Pologne, l’électeur de Hanovre, le duc de Choiseul, le Sénat de Venise et l’empereur Joseph II se disputaient les services, se voyait débordé de consultations à donner. La société était devenue savante et policée ; à Mon-Repos, Voltaire avait fait jouer Zaïre. Haller et Gibbon contribuaient avec lui au prestige de la ville. Peu d’hôtels en dehors du fameux Lion d’Or. Mais il était de mode de loger chez l’habitant. Une liste des étrangers se trouvant à Lausanne en juillet 1773 nous signale la présence chez M. de Chandieu de la duchesse régnante de Wurtemberg, tandis que M. de Mézery héberge le prince d’Elbeuf, Mme de Brionne et plusieurs « milords ». Le baron de Manteuffell et le comte de Wedel « avec leurs gouverneurs » sont chez M. d’Arnay et chez M. le conseiller Polier on attend le prince de Carignan et sa fille. Il y a encore le duc de La Rochefoucauld, le chevalier Brugton « avec milady son épouse », la comtesse de Clermont-Tonnerre, l’évêque de Castres, le comte Razomovsky, une « chanoinesse » de Remiremont avec plusieurs gentilshommes », etc., etc. Quelques années plus tard vont venir Joseph II lui-même et le chevalier de Boufflers et Mme de Staël et Benjamin Constant, et La Harpe et Joseph de Maistre.

Puis ce sera le flot des émigrés. Au plus fort de la Terreur on compta parmi les réfugiés un archevêque, deux évêques, cent-soixante prêtres, deux cents nobles et autant de négociants et d’artisans. On vit un jour, à l’Hôtel-de-Ville, dit la chronique, « trois duchesses mangeant à la gamelle ». Le séjour de ces ruinés fut une source de prospérité. « Lausanne est devenue une ville de commerce, écrit en 1797 le pasteur Bugnion de Saussure à son neveu, étudiant à Leipzig. Tous les jours s’élèvent de nouvelles maisons. Ce n’est plus qu’agent de change, papier sur la place, argent au 8%, transit de marchandises, comptoirs, bureaux, magasins, mouvement de gens qui rêvent en marchant, tenant en main un billet au porteur ou quelque lettre de change. Pour peu que cela continue, on pourra dire de nous comme de l’ancienne Genève : on y calcule et jamais on n’y rit. »

Non ! on ne dira pas cela. Les banques, petites et grandes, ont eu beau venir s’asseoir en rond autour de la place Saint-François, le rire n’en a pas fui pour cela. Leurs cotes et leurs bilans n’ont point faire taire les joyeux papotages. La gaîté qui règne en ce Forum lausannois dévale de là dans toutes les directions. Elle gagne les beaux quartiers d’Ouchy aussi bien que les rues abruptes par où l’on monte à l’assaut de la vieille ville. Elle grimpe les antiques escaliers taillés dans le roc et dont les rampes encore solides portent la trace d’une usure séculaire ; elle tourne autour de l’auguste cathédrale, du vieux château aux rudes murailles où siège le Conseil d’État, de l’ancienne académie où Sainte-Beuve aimait enseigner. Elle se répand vers Beaulieu couronné de casernes et vers Chailly semé de villas reposantes. On la retrouve partout, dans les cafés et les tea-rooms, le long des avenues ombragées, devant les étalages alléchants. Et partout, elle a les mêmes contours de malice tranquille, de philosophie souriante, de plein amour de la vie.

Demandez à cet homme de peine et à cet étudiant qui viennent de croiser leurs regards sur le Grand-Pont, demandez à ce radical avancé et à ce notoire réactionnaire qui conversent si amicalement, demandez à ce commerçant et à cet auteur dramatique qui déambulent de compagnie sur la pente du Petit-Chêne. Ils geignent tous un brin pour n’en pas perdre l’habitude et parce que cela ouvre l’appétit, mais ils sont bien d’accord, allez ! qu’à Lausanne il fait bon vivre… meilleur

qu’ailleurs.

DU HAUT DES PLÉIADES


Les Pléiades ?… un sommet quelconque dominant Vevey. Rien n’évoque au pied de ces hauteurs discrètes le spectacle réservé à qui les gravit. Non moins discret que la montagne, un petit chemin de fer s’y faufile par derrière de façon à ne point gâter le paysage et à le laisser se dérouler en brusque surprise sous les yeux du touriste. Et quel paysage ! ou mieux quels paysages ! Car ils sont plusieurs ; ils sont trois formant comme un merveilleux triptyque entre les panneaux duquel n’existerait aucune solution de continuité. À gauche, les Alpes avec la Dent du Midi, dont une tunique de neige azurée drape le corps rocheux ; au centre, le lac fuyant en un raccourci audacieux vers l’horizon qui se dégage ; à droite, une région ondulée où toutes les nuances du vert se marient harmonieusement ; et là-bas, dans le fond, courant de Genève à Neuchâtel, arrêtant le regard et la pensée, la grande ligne pure du Jura qui semble le symbole d’une destinée raisonnable et réfléchie.

Quelle ravissante complexité de lignes et de couleurs ! Quelle eurythmie entre le panorama et le passé qu’il évoque ! Travaux de la plaine et de la montagne, des eaux et des bois — vergers, pâturages, vignobles, terres arables — maisons isolées et villages compacts — pignons modernes et vieux murs respectés — pieuses églises et écoles progressistes,… ici demeure un peuple très ancien et pourtant très jeune dont l’homogénéité tient du prodige, car entouré de rivaux, longtemps asservi, visité par tant d’étrangers, possédant des biens convoités, il n’a eu pour instruments de résistance que sa santé physique et morale, sa raison si lucide et ses honnêtes intentions. Et il a résisté au point que, là-haut dans la montagne, se tiennent des frontières fictives que le germanisme n’a jamais pu franchir de langue ni de mentalité et qu’ici en bas, dans ce petit Monte-Carlo dont les façades de plâtre luisent au soleil, la fainéantise cosmopolite a pu déléguer trop souvent ses piètres représentants sans que leur corruption ait rien détruit ni rien atteint aux alentours.

Mais voici que, sous l’action des jeux de l’atmosphère, le décor semble s’animer. À la surface du lac les courants du Rhône ont tissé une moire merveilleuse ; l’ombre des nuages court rapide sur les bois et les prairies et des touches rutilantes se posent çà et là à la pointe d’un rocher ou sur le toit d’une maison. Partout on sent la vie. Seul immuable, le Jura s’allonge apaisé, calme, suggestif… Ô mystère de la ligne qui donne de l’éloquence au simple contour des monts lointains. Ce Jura, il est vrai, est plein d’histoire : frontière actuelle du Pays de Vaud, il constitua longtemps l’épine dorsale du royaume de

Bourgogne.

LE ROYAUME DE BOURGOGNE


Un gêneur… aussi les historiens en ont-ils fait le suicidé par persuasion. Personne n’en parle ; les livres de classe ne mentionnent guère son nom et les lettrés ont fini par oublier qu’il ait existé. Or le rôle qu’il a joué est de tout premier ordre. L’une des citadelles imprenables de la civilisation celto-romaine, il fait encore, sans qu’on veuille s’en apercevoir, figure de forteresse et les routes qu’il barre sont bien gardées.

À l’heure lointaine où il apparaît dans l’histoire, le royaume de Bourgogne s’étendait des Cévennes à l’Aar et des Vosges aux Alpes. Il englobait avec la Bourgogne française actuelle, la Franche-Comté, la vallée du Rhône, la Savoie et le canton de Vaud. Lyon se trouvait vers son centre, supplanté d’ailleurs en ce temps-là par Autun, l’une des capitales intellectuelles de la Gaule romaine et, bien que plusieurs fois ravagée par des bandes barbares, brillant encore d’un vif éclat. Ce domaine avait été celui des Éduens ; il l’était encore. On sait aujourd’hui quelle fausse image nous nous sommes faite longtemps de la « romanisation » de ces régions et combien la Gaule romaine était restée celte de race tout en acceptant de bon cœur la langue et la civilisation de Rome. Le terme de conquête souvent employé doit être pris ici dans le sens de simple soumission. Camille Jullian observe fort justement que, même en triplant les chiffres des contingents composant les « colonies militaires » établies en Gaule par les empereurs, on n’arrivera jamais à une proportion comparable, par exemple, à l’immigration actuelle dans les Amériques, c’est-à-dire qui ait pu modifier le sang et le caractère de la nation.

Ce qui est exact de la domination de Rome l’est encore plus de celle des Barbares et notamment des Burgundes. Ces derniers, lorsque Aetius après les avoir vaincus en Belgique, les installa en Savoie, n’étaient plus que 80,000 environ. Ils ne pouvaient être beaucoup plus nombreux lorsque, quelques années plus tard (457 après J.-C.) ils furent « appelés dans la région de Lyon par les provinciaux désireux de se soustraire à l’impôt ». Voilà qui jette une vive lumière sur les relations entre Gallo-romains et Barbares ; il s’agissait bien, en somme, d’un gouvernement organisé par les seconds du consentement des premiers, lesquels trouvaient ce joug plus léger que celui des fonctionnaires impériaux, représentants peu scrupuleux d’un pouvoir endetté. Au reste ces gouvernants barbares se montraient fort respectueux des lois et coutumes romaines. Tels étaient les Wisigoths ; tels aussi, les Burgundes. Ces derniers étendirent peu à peu leur domination le long du Rhône. La figure de l’ancienne Bourgogne acheva de la sorte de se dessiner ; elle était occupée par des populations celtes sous un gouvernement burgunde qui avait reçu l’investiture romaine.

Soudain, sur la gauche, le péril franc se révéla brusquement, issu de la montée rapide de la puissance du roi Clovis. De 516 à 534 les successeurs de Clovis ne cessèrent de lutter contre les fils du roi Gondebaud. Et finalement l’ancienne dynastie vaincue fut remplacée par une dynastie franque. Clotaire devenu roi des Francs, après avoir réuni la Bourgogne à ses États l’en détacha bientôt au profit de son fils Gontran. Ce prince régna trente-trois ans ; il tenait sa cour à Chalon. Certaines fissures commençaient à se creuser dans l’unité bourguignonne. La Bourgogne transjurane (Savoie, Vaud) se distinguait de la Bourgogne cisjurane laquelle comprenait elle-même la Haute-Bourgogne (future Franche-Comté) et la Basse-Bourgogne (futur duché).

À Gontran succéda le fils de Brunehaut, Childebert ii déjà roi d’Austrasie et, dès lors, la portion occidentale du pays suivit les destins austrasiens. Cela ne lui valut pas d’ailleurs, d’être mieux protégée contre les Sarrasins qui, en 732, parvinrent jusqu’à Autun et à Sens et les dévastèrent. Mais cela conduisit à une sorte de longue éclipse dans l’histoire de la Bourgogne qui n’allait plus être qu’un « cercle » du vaste empire de Charlemagne.

En 843 tout à coup le traité de Verdun la ressuscitait, à peu près telle qu’elle était au temps du roi Gondebaud, avec ses annexes diverses. Ce royaume inopinément reconstitué faisait partie du patrimoine attribué à Lothaire et appelé de son nom, Lotharingie. Singulière suite d’États-tampons allant de la mer du Nord à l’Adriatique et destinée à amortir les conflits entre la France et l’Allemagne, ces éternels conflits voulus par la géographie et dont l’entreprise éphémère de Charlemagne venait de se montrer impuissante à préserver l’avenir.

La Lotharingie — on le conçoit rien qu’à la regarder sur la carte — n’était point faite pour vivre. Dès 855 Lothaire la dépeçait ; il donnait à son troisième fils, Charles, la Savoie, la Provence, Lyon et le Dauphiné avec le titre de roi de Provence. Un quart de siècle plus tard (879) il fallait pourvoir à la vacance du trône. Les prélats et les seigneurs bourguignons assemblés à Montaille élirent un nouveau souverain en la personne de Boson, comte de Vienne. Mais Boson mourut dès 887 et son héritage aussitôt se divisa. Aux mains des Capétiens allait se trouver pour longtemps le duché de Bourgogne, les ducs Capétiens étroitement associés à la vie française, se succéderaient régulièrement pendant près de quatre siècles. La Bourgogne transjurane s’émancipa. Elle se donna pour roi Rodolphe ier, fils de Conrad, comte d’Auxerre (888). Cette dynastie devait régner un peu plus de cent-vingt-cinq ans. Rodolphe ii refit partiellement l’unité en dépouillant le petit-fils de Boson de la Provence. Alors se trouva constitué sous le nom bizarre de « royaume d’Arles » un État riche et puissant qui s’étendait de la Méditerranée à l’Aar et couvrait tout l’est de la France. Malgré que les Hongrois d’un côté, les Sarrasins de l’autre, y exerçassent des ravages, le règne de Conrad le Pacifique (937-993) sembla consolider la couronne et lorsqu’en 993 Rodolphe iii fut proclamé à Lausanne, nul ne se fut avisé qu’il serait le dernier du nom. C’était un prince efféminé qui n’avait ni le goût du pouvoir ni le sentiment de ses devoirs. Sans enfants, il se laissa persuader de léguer ses États à l’empereur d’Allemagne Henri ii, fils de sa sœur (1016).

Vain titre qu’il eut fallu pouvoir revendiquer efficacement. Pendant plusieurs générations, les Allemands tentèrent inutilement d’y réussir. La résistance fut infatigable. Déjà du vivant de Rodolphe iii, les seigneurs de son royaume parlaient haut et fier ; quelques-uns étaient sur leurs terres plus puissants que le suzerain et, à sa mort, ils devinrent à peu près indépendants. C’étaient les comtes de Maurienne, de Provence, d’Albon ; les une ancêtres de la maison de Savoie ; les autres, tige des « Dauphins » du Viennois. C’était cet Othon-Guillaume, « comte de la Haute-Bourgogne » et si complètement maître chez lui que ses domaines allaient prendre le nom de « Franche-Comté ». Vassaux de ceux-là, les comtes de Forcalquier, les princes d’Orange, les barons des Baux s’émancipèrent à leur tour. Le féodalisme pénétrait tout le royaume d’Arles et en ébranlait les fondements, — situation d’ailleurs avantageuse pour l’empereur qui n’aurait, semble-t-il, qu’à opposer ces petits souverains locaux les uns aux autres. Et d’autant mieux que, dans le même temps, les rois Capétiens se trouvant fort occupés à lutter à l’ouest contre les prétentions anglaises devaient se désintéresser quelque peu de la vallée du Rhône, du moins renoncer à y intervenir énergiquement. Mais le germanisme ne gagna rien. Frédéric Barberousse (1157), Frédéric ii (1215) s’épuisèrent en vains efforts. Ils donnèrent le Pays de Vaud aux seigneurs de Zähringen, la région d’Arles aux seigneurs des Baux. Ces investitures furent sans effet. Ni les marchands marseillais, ni les hérétiques de Provence, tour à tour menacés ou flattés ne fournirent de point d’appui stable. Et le pape Innocent traqué par l’empereur ne trouvait pas de plus sûr abri que dans la ville de Lyon dont son ennemi se prétendait le souverain. Bientôt d’ailleurs le roi de France, Philippe le Bel réannexerait Lyon ; les diverses régions de la vallée du Rhône suivraient. Quand à la Savoie, ses ducs allaient contourner le lac Léman et étendre leur puissance jusqu’à Moudon, jusqu’à Romont. De 1263 à 1268 Thomas de Savoie s’empare de tout le Pays de Vaud et possède les rives du lac de Neuchâtel jusqu’à Morat.

Ainsi tout l’ancien territoire bourguignon demeure, malgré le testament de Rodolphe iii, obstinément attaché à la civilisation celto-romaine. Il pourra maintenant être dépecé, changer de maîtres, subir mille contraintes ; ses destins sont fixés ; rien ne les fera plier ni les Habsbourg, ni Charles le Téméraire, ni les Bernois.

N’avions-nous pas raison de comparer le royaume de Bourgogne à une rude forteresse et de demander pourquoi on le chassait de l’histoire ? Tant pis si sa silhouette contrarie certains enseignements à base dynastique. L’histoire ne se nourrit

que de vérité.

TROIS VAUDOIS D’AUJOURD’HUI


La force inspiratrice et nourricière d’un pays pourrait-elle mieux s’exprimer que par les reflets de la terre natale et de son génie qui chatoient à travers les œuvres de ses fils ? Ils sont beaucoup, les Vaudois dont les écrits ont honoré et honorent leur patrie ; ils sont plusieurs qui l’ont grandement illustrée. Chez presque tous, ces reflets sont abondants ; chez aucun, ils ne font complètement défaut.

Prenez, par exemple, les romans de Benjamin Vallotton. C’est déjà une jolie légion, homogène dans sa diversité et à laquelle la jeunesse de l’auteur promet un accroissement en effectifs et en renommée. Ils nous content des aventures ou mieux (car d’aventures il n’y a point) ils nous dessinent des silhouettes qui s’incrustent dans la mémoire. Tel M. Potterat[1], le brave commissaire de police de Lausanne qui « ne goûte pas les questions trop abruptes » et dont « la nature nuancée répugne aux affirmations absolues » parce qu’il sait que « dans l’état actuel de nos connaissances, il faut procéder par à peu près, user d’expressions flexibles, laisser cohabiter des constatations contradictoires en apparence et respecter par l’imprécision dilatoire de son verbe la complexité infinie de la vie ». Évidemment M. Potterat craint « les embêtements » ; il est proche parent de cet excellent campagnard, témoin cité en justice et auquel on demandait son opinion sur la véracité de l’accusé ; était-ce vraiment un menteur ?… « Oh là ! répondait-il, menteur ! c’est un bien gros mot ; il est seulement un peu économe de vérité ! » Potterat est de cet acabit dans une certaine mesure, mais il est aussi homme de devoir et sentimental par accès. Sa philosophie est instructive ; elle vaut un traité de science sociale. On le sent fabriqué d’une bonne étoffe vaudoise à trame alternée de gaîté et de résignation avec des fils d’élan et de flamme qui courent tout le long et des traits d’esprit qui tombent en semis sur l’étoffe, spontanés et copieux.

Un peu plus haut sur la montagne se tient le Sergent Bataillard[2], « beau type de paysan vaudois, à la figure régulièrement charpentée, soulignée par une moustache blonde, drue et courte, aux bras solides, à la poitrine large et bombée sous la chemise entr’ouverte » et l’on pourrait ajouter : beau type de soldat celte qui ne conçoit l’autorité qu’enveloppée d’intelligence et même aux jours de découragement où l’on croit que « tout va venir en bas » sait se tourner vers les idées simples, génératrices de calme.

Et voici, vers les sommets, l’admirable figure du pasteur Chardonnay, centre d’une trilogie puissamment dramatique[3] qui rappelle par moments Tolstoï. Chardonnay « un de ces hommes à prier quinze jours pour un catéchumène qui a mal tourné », un de ces hommes que la « conversation des gens du monde surprend sans défense » et dont « les yeux clairs qui traduisent toujours les nuances de la pensée s’étonnent drôlement que l’on puisse, des heures durant, s’attarder à tous les à-côtés de la vie ». Vallotton a écrit d’autres livres encore, notamment une monographie de village savoyard qui compte parmi les meilleurs échantillons de la littérature de guerre.[4] Mais il fixera difficilement l’image de son temps en des traits plus vigoureux et plus définitifs qu’il ne l’a fait dans cette trilogie dont les titres seuls semblent choisis pour révéler la beauté morale.

D’ailleurs, que soient en scène Potterat, Bataillard ou Chardonnay, cette littérature a des caractères communs ; elle est uniformément vraie, honnête et saine. On y sent trembler l’inquiétude celte qui demeure au fond de l’âme vaudoise mais on y sent aussi s’affirmer cette résolution de santé dont la race est comme imprégnée — et à tel degré que, lorsque ses écrivains ou ses artistes obliquent vers les snobismes contemporains, ils s’y enlisent aussitôt et s’y perdent.

Le pays vaudois se profile de même dans les œuvres musicales de Gustave Doret. Il y a dans ces harmonies de grands promontoires rocheux d’aspect inébranlable contre lesquels s’escrime par instant la violence de la bise et au pied desquels vient mourir doucement la fraîche verdure des mélodies populaires. Puis ce sont des traînées d’azur, des horizons ensoleillés où scintille une sensibilité artistique exquise. Et souvent les finales font songer à la longue ligne du Jura dessinant dans le ciel du soir la paix du destin.

Ce qui frappe et charme en tout ce qu’a écrit Gustave Doret, c’est le désintéressement avec lequel il répand autour de lui les richesses de son talent. Des détails surgissent de toutes parts dont d’autres se serviraient pour développer leur pensée, y insister, la mettre en valeur. Lui sème sa fortune sans autre souci que de parfaire l’idée centrale, d’en rendre le relief plus beau et plus saisissant. Il ne veut que traduire par des sons les aspirations qui hantent son esprit. Or ces aspirations sont admirablement humaines ; rien d’humain ne lui demeure étranger. Toutes nos passions se reflètent en lui mais toujours noblement exprimées et comme en mal perpétuel d’ascension.

Ose-t-on parler de l’homme ? Sa physionomie surprend et attire ; un masque de rigueur ascétique la protège contre l’intrus et l’on éprouve pourtant qu’une sorte de radium moral s’en dégage tout chargé d’altruisme.

Gustave Doret a débuté de bonne heure dans la carrière musicale. On voulait faire de lui un médecin, mais, dès l’université, il s’échappait vers d’autres destinées. À dix-neuf ans, à la tête d’un orchestre et d’un chœur que son initiative avait suscités parmi ses camarades, il faisait exécuter dans une fête d’étudiants une pièce de sa composition. Puis ce fut le séjour à Berlin et ensuite à Paris, où Doret devint l’élève de Th. Dubois et de Massenet. À vingt-sept ans, il était chef d’orchestre des concerts d’Harcourt et dirigeait même ceux de la Société nationale de musique dont le Comité fermé aux étrangers s’ouvrit exceptionnellement pour lui. L’une des plus belles et des plus émouvantes parmi ses œuvres, les Sept Paroles du Christ avait déjà vu le jour et connu le succès. Puis ce seraient, au théâtre : Loys — les Armaillis, drame alpestre, — le Nain du Hasli, légende féerique — la Tisseuse d’orties, encore une légende ; car les Celtes affectionnent le merveilleux sans y croire et leur doute ailé aime à s’envoler dans le rêve.

Entre temps, des recueils de mélodies se succédaient. Doret contribuait ainsi par des chœurs et des pièces symphoniques à ces belles représentations du théâtre du Jorat, conçues et dirigées par son ami René Morax. La rénovation de l’art de plein air était faite pour le tenter. La fameuse Fête des Vignerons qui se célèbre à Vevey à de longs intervalles lui permit, en 1905, de déployer toutes les ressources de son imagination. Ainsi ce grand artiste a déjà touché à tous les genres et, chose plus rare, il y a réussi. Il se doit maintenant de faire école et d’aider à ce que le pays de Vaud et sa capitale deviennent le centre d’un grand mouvement musical.

Il ne semble pas, au premier abord, que la science et surtout la science médicale puissent grandement se nationaliser. Qu’un littérateur ou un artiste s’inspirent plus ou moins consciemment du pays dont ils émanent, la chose s’accepte aisément, mais un chirurgien !… Et pourtant, lorsqu’en novembre 1915, on a célébré le jubilé professoral de César Roux, le Dr Vuillet voulant lui rendre un juste hommage a, dès les premiers mots, parlé de « clinique vaudoise ».

Y a-t-il donc une façon vaudoise d’opérer ? Non, mais il y a une façon vaudoise de concevoir la carrière de chirurgien et de la suivre. Il y a aussi une façon vaudoise d’avoir du génie ; tel est le cas de César Roux.

Le génie de César Roux est comme un vaste paysage prodigieusement varié et uniformément lumineux dans lequel se cachent des multitudes de petites fleurs idéalistes tandis que s’affirment bien en vue toutes sortes de plantes populaires et utiles. Une ligne fataliste barre doucement l’horizon.

Et voilà une fois de plus le paysage vaudois photographié dans le cerveau d’un de ses fils — d’un de ceux sans doute qui l’aiment le mieux et se lassent le moins de le contempler. L’attachement de Roux à sa terre natale est émouvant. On dirait qu’il la remercie sans cesse et lui fait hommage de toutes les grandes choses qu’il a accomplies. On dirait que c’est d’elle qu’il a tiré son esprit primesautier, son dédain du convenu et des fausses renommées, son respect de la vie, son dévouement à ses semblables — et cette prédilection pour les francs, les courageux et les simples qui marque de tant de charme son abord et sa science de tant de grandeur.

Ce rural devenu prince du Savoir, n’a jamais rien sacrifié à la mise en scène opératoire et il a fui la spécialisation, marquant sa supériorité technique dans tous les domaines. Constamment « il s’est appliqué à faire de ses élèves de bons médecins-chirurgiens de campagne », connaissant à la fois leur métier et leur clientèle. Ainsi s’est-il attaché encore davantage par la notion des services rendus à ce pays vaudois dont il n’a jamais voulu s’éloigner et au sein duquel il figure plus

qu’un grand homme… presque une institution.

EN HIVER DANS LE PAYS D’EN-HAUT


La petite ville sommeillait ; le froid l’a réveillée ; la neige l’a mise debout ; l’arrivée des Anglais l’a remplie de joyeux tumulte. Grands et petits, blonds et bruns, maigres et gras, tous ont une pipe et l’air d’accomplir une chose rituelle, périodique et obligatoire ; une manière de ramadan alpestre pour la santé du corps. Voici une lune de miel de la Suisse allemande : un jeune ménage entreprenant fonçant en luge de toutes les hauteurs avoisinantes. On est toujours sûr de les rencontrer sur quelque pointe audacieuse se préparant au départ ou bien en bas, arrivant à fond de train au milieu d’un nuage de neige soulevée par leur glissade : lui, rouge et radieux ; elle, charmée dans son apeurement et poussant des petits cris de poule effarée. Des Hollandais sont là, calmes et carrés, puis des Genevois dédaigneux, puis des Français… Sur la piste des bobs un Anglais qui a entendu les Français crier : Attention ! et les Allemands : Achtung ! s’embrouille et hurle consciencieusement : Attentung !… Hommage inconscient à la Suisse bilingue.

Difficile d’étiqueter au point de vue national, le Tartarin qui est descendu ce matin du train. L’attirail le plus complexe l’escortait ; il apportait un véritable campement : piolets, alpenstocks, crochets, cordes, skis, luges, bâtons… De loin cet assemblage lui donnait un prestige à faire trembler la montagne, mais il suffisait de regarder ses chaussures pour voir qu’il n’y connaissait rien. Quant à la dame élégante qui portait deux pelisses et trois boas le premier jour, elle n’avait, le lendemain, qu’une pelisse et deux boas, le surlendemain qu’un boa ; dans deux jours, elle mettra une blouse de mousseline et ouvrira une ombrelle. Mais on voit que cela confond toutes ses idées sur la physique et la géographie. Comment se fait-il qu’il fasse beaucoup plus chaud à 1200 mètres qu’au bord du lac de Lucerne et que pas un grain de neige ne paraisse s’émouvoir de ce cuisant soleil. Elle n’y comprend rien du tout. En voilà une qui est acquise à la réforme de l’enseignement !… Ah ! ma chère, on nous apprend tant de choses qui ne sont pas vraies !

Le pauvre skieur ne sait plus du tout comment il est monté là mais il sait encore bien moins comment il en redescendra. Les glissades d’hier avaient parfaitement réussi ; il avait passé plusieurs petits monticules et traversé sans encombre deux ornières gigantesques. Après cela, il se jugeait sûr de lui-même. Et, en effet, l’ascension a très convenablement progressé. Mais maintenant, du haut de cette colline, tout le paysage d’alentour se creuse d’une façon déplorable. Dieu que c’est haut ! Cela va être vertigineux, cette descente. On pourrait l’aborder très en biais mais il faudra tourner sur place, opération inquiétante surtout sur une pareille pente. Mieux vaut prendre son courage à deux skis et se laisser aller. Du regard, la victime examine les sites de chutes probables et son incertitude s’en accroît. Et puis, tout d’un coup, sur un faux mouvement, les skis se décident tout seuls et l’homme les suit, content et inquiet à la fois. Six secondes plus tard, il a culbuté dans la neige. Il est humilié vaguement mais apprécie le confort de cette culbute. La neige l’a reçu à la façon d’une « bergère » Louis XV, dont le coussin s’enfonce gentiment sous votre poids. Et comme elle est gaie, cette neige ! Elle a sauté sur lui sans le salir, presque sans le mouiller, accrochant à ses moustaches et aux mailles de son jersey de jolis diamants qui scintillent au soleil. Décidément, le ski est un plaisir divin. Notez que le cavalier jeté à terre ne choisit pas ce moment pour exalter les beautés de l’équitation…

Ce qu’on voit sur la route : un énorme traîneau à quatre places passe, traîné par des chevaux couverts de grelots aux tintements de cristal. Le traîneau est vide ; il ne contient que des manteaux, des plaids et un vaste panier qui flaire la mangeaille. Les convives sont attelés derrière, chacun sur sa luge ; il y en a quatorze ficelées l’une à l’autre et dessinant un long serpent d’articulation rudimentaire que secouent les méandres du chemin. Certes, ce n’est point esthétique, mais il paraît que le fun est excessif.

Voici les petits de l’école qui s’échappent à grands cris. Ils ont aux pieds de vieux patins ébréchés avec lesquels ils glissent, marchent, courent, sautent en une locomotion dont le caractère est indéfinissable mais la rapidité évidente. Et sur le train de bois ramené de la montagne à son chalet, un vieux paysan fait pour la dixième fois le compte de la prospérité que lui valent, cet hiver, ces bêtats d’étrangers pour lesquels il éprouve presque autant de considération que pour l’oie grasse destinée à être plumée par lui demain en vue du repas de Noël.

De quoi on parle ?… C’est bien simple ; d’une seule et unique personne, la Neige. Jamais femme n’a occupé à pareil degré l’esprit des hommes. Il faut vous dire qu’il y en a trente-six, des neiges. Seuls des skieurs pourraient les cataloguer convenablement. Vous autres, gens d’en-bas, vous croyez bonnement que la neige est une espèce de fleur blanche et fondante qui tombe un peu mollement et s’accumule en paquets ouatés sur les gens et les choses. Ce n’est pas cela du tout. Il s’agit d’une personne malicieuse qui complote avec le gel et le soleil une masse de trucs très décevants ; elle se fait tour à tour collante, craquante, poussiéreuse… elle n’est pas la même au pied d’un sapin et au pied d’un pommier, le long d’une haie et au bord d’un ruisseau. S’il a un peu dégelé, l’après-midi, puis regelé très fort la nuit, attendez-vous à de terribles farces. Au beau milieu d’une pente, vous trouverez tout à coup un miroir de glace sur lequel vos skis ne laisseront pas la plus imperceptible trace. Cette neige-là ne veut rien savoir. Insistez ; elle vous enverra en bas en deux temps trois mouvements. On comprend que les faits et gestes d’une pareille personne intéressent et troublent ses amants. Ils s’assemblent donc pour se dire leurs impressions, leurs méfiances et leurs espérances. Ils tapotent le baromètre, consultent le ciel étoilé et recherchent dans leur calendrier l’âge de la lune. Après quoi ils ne sont pas plus avancés qu’avant mais c’est plus fort qu’eux. Gens exclusifs, les patineurs font bande à part. Ils s’expliquent les uns aux autres pour quel motif absolument inattendu ils ont raté tantôt une figure très difficile qui leur est pourtant si familière !…

Bals costumés dans les hôtels. Une robe de chambre de Madame sert à Monsieur pour le transformer en pacha turc ou en nabab de fantaisie et Monsieur à son tour épingle artistement sur le dos de Madame aux fins de la rendre plus ou moins bohémienne une écharpe italienne achetée chez un boutiquier de l’endroit avec l’arrière-pensée d’en orner la cheminée de son fumoir. L’Anglais que voilà s’est simplement enveloppé d’un peignoir de bains croyant représenter ainsi une naïade mâle. La mère noble que voici a pensé donner beaucoup de style à sa robe de velours noir en l’agrémentant d’une fraise tuyautée où s’enferme son visage écarlate. Un grand monsieur sec et blond s’est fabriqué un costume de roi de carreau : deux découpures de calicot dont l’ajustage est sans prétentions lui composent une tunique où sont collés des carrés de toile rouge : un cercle de carton recouvert de papier doré forme sa couronne. Honni soit qui mal y pense ! Cet accoutrement lui suffira peut-être à conquérir la dame de cœur ! Et tous ces gens oxygénés à outrance par les journées passées dans la neige en contact avec la bise, étouffent sous ces vêtements inhabituels. Ils ont soif d’air et ouvrent les fenêtres de la salle de bal. Entre alors un courant glacial qui semble rendre plus grêles, s’il se peut, les ritournelles égrenées sans conviction par un orchestre en exil.

En haut, tout en haut, dans la région des cimes, il fait calme et pur. Les pics se détachent sur un azur intense et le contraste du soleil et de neige s’impose comme le symbole d’une nature irréelle. L’homme éprouve l’émotion d’une planète différente. Peu de skieurs ont poussé jusque-là ; de temps à autre deux sillons dont rien n’a contrarié le tracé indiquent le passage récent d’un être pensant. Mais on ne voit plus de ces espaces labourés, piétinés en tous sens, où la pauvre neige violée et durcie semble crier sa souffrance sous vos pas. Des bouquets de sapins majestueux s’élèvent sur les mamelons et parfois quelque petit bois de mélèzes jette dans le paysage sa note jaunâtre. Les chalets vus de cette hauteur, ont l’air de joujoux dispersés par la main d’un enfant. La solitude est complète. Poussez vos skis dans la neige, écoutez leur musique harmonieuse et jouissez pleinement d’une chose rare et délicate :

une oasis de poésie au milieu d’un sport rude.

LE THÉÂTRE DU JORAT


Au-dessus de Lausanne s’étend une région élevée, âpre de climat, grandiose d’aspect, composée de collines que drapent des forêts sombres ; çà et là, des villages bien portants entourés de vergers sont installés dans les grands replis primitifs de cette puissante nature ; c’est le Jorat. Point d’industrie ; rien que le travail des prés et des bois : une population un peu particulière, assez clairsemée, habituée à l’espace et au silence, idéaliste à ses heures et n’oubliant pas ses traditions et le culte de son passé. Aussi lorsqu’en 1903 on célébra dans les villes et les bourgs le centenaire de l’entrée du canton de Vaud dans la Confédération Helvétique, Mézières, le petit chef-lieu du Jorat ne voulut pas se contenter de quelques lampions, d’un bal, de vingt-cinq fusées et de trois harangues. Non, les gens de Mézières entendirent se payer la représentation d’un drame écrit exprès pour eux, s’il vous plaît, et évoquant quelque épisode de leur histoire. René Morax leur donna La Dîme. De cette audacieuse tentative dont le succès dépassa toute attente, deux choses naquirent : le théâtre du Jorat et son répertoire. Car René Morax ne fut pas seulement l’inspirateur de l’édifice qui s’éleva bientôt sur le plateau de Mézières parmi les pommiers rustiques ; il composa, pour être jouées dans cet édifice, une série de pièces d’une admirable pureté de lignes et limpidité de conception. La Nuit des Quatre-temps, Henriette, Aliénor, fournissent dans des genres extrêmement différents une triple preuve de tout ce que peut refermer de beauté vivante l’étude des émotions et des passions essentielles de l’âme humaine envisagées sous l’angle des caractéristiques locales. René Morax avait d’ailleurs des idées très précises en matière dramatique. Il répudiait le plein air et la scène ouverte sur la campagne, avantages un peu factices dont on a sans doute assez vite épuisé les ressources. « Un théâtre, dit-il, doit être clos comme le sont les temples. » Seul un temple clos permet « l’intensité d’expression » qui est « l’essence de l’art moderne ».

Car ce théâtre du Jorat a ceci d’étrange et de charmant qu’il est tout à la fois très moderne et très antique. Il épuise les progrès réalisés dans l’art du décor et de l’éclairage, car la lumière électrique bien modulée doit désormais « accompagner le drame de sa musique silencieuse ». Il se défend résolument d’être « une chaire de morale » et veut que le peuple se retrouve en lui « dans son réalisme et sa poésie ». Mais il va rechercher le chœur grec et le rétablit dans ses droits. Morax en a tiré de surprenants effets. Comme pour mieux marquer d’ailleurs à quel point cet art moderne est proche de l’antique, l’Orphée de Gluck a été représenté à Mézières en 1911 avec une rare perfection et ceux qui étaient présents ont conservé dans leur mémoire l’empreinte d’une joie artistique inégalée. Puis Morax reprit possession de la scène avec son Tell : Tell écrit par un suisse du xxe siècle qui apporte à dessiner le relief de cette primitive figure une simplicité réfléchie et voulue.

Le théâtre de Mézières ne se distingue point extérieurement des fermes voisines. C’est un ensemble de bâtiments de bois aux larges toits écrasés couverts de tuiles rouges et dont rien n’accuse du dehors la destination artistique. La salle a trente mètres de long et contient onze cents places en amphithéâtre disposées sur un plan très incliné. La salle est séparée de la scène par un vaste proscenium avec perrons destiné aux évolutions du chœur. La scène a dix mètres d’ouverture au rideau et plus de vingt-cinq mètres à la toile du fond ; ainsi est respecté le principe nouveau que cette dernière dimension doit s’élever à près du triple de la première. Tout prêt pour son inauguration qui eut lieu le 7 mai 1906, le théâtre, avec ses décors et sa scène équipée avait coûté environ 90,000 francs. La Société destinée à l’exploiter était au capital de 45,000 francs divisé en parts de 25 francs. Le terrain était loué par le syndic au nom de la commune à raison de 150 francs l’an. Le gouvernement versait 2000 francs de subvention. Que voilà des chiffres modestes et que de belles choses on pouvait faire hier — et on pourrait faire encore aujourd’hui — avec peu d’argent ; à condition que ce peu d’argent soit multiplié par le vouloir

et l’idéal.

PAR LES VILLES ET LA CAMPAGNE


Le soleil vient d’émerger de la crête alpestre et ses premiers rayons encore froids ont couru d’un bout à l’autre du pays de Vaud portant l’heureuse annonce de la chaleur prochaine. Ils ont averti tout d’abord la région du Jura : les bois de Ballaigues où, sur les dalles usées des voies romaines, les roues des chars ont laissé l’empreinte de leurs cahots, les Aiguilles de Baulmes découpant sur le vide leur corniche ébréchée, les pentes du Chasseron sur lesquelles, les années passées, roulait souvent l’écho du canon d’Alsace.

Puis la plaine, à son tour, a reçu les flèches d’or. Elles se sont accrochées d’abord aux sommets aigus des tours féodales. Sur les collines oblongues qui leur servent de piédestaux, Orbe, Avenches ont semblé se dresser pour accueillir le message de l’astre bienfaiteur ; toutes deux chargées d’ans et de renom, Orbe « aux sept églises », où les fils de l’empereur Lothaire s’assemblèrent pour partager leurs États, où Nicolas de Joux retint, avec une poignée d’hommes, l’assaut furieux de 5 à 6000 Bernois ; Avenches, bien plus ancienne encore, protégée des empereurs, où séjourna Vespasien et que dominait le temple d’Aventia, protectrice de la cité, Avenches avec son enceinte flanquée de 80 tours et percée de portes à voûtes « sous lesquelles les chars passaient en suscitant l’écho »[5], Avenches qui sommeille déchue mais encore baignée, semble-t-il, « dans une atmosphère d’épopée ». Puis c’est Yverdon aux grandes avenues ombreuses encadrant son clocher compliqué, ses gros donjons, ses prairies semées de roseaux où les vagues du lac se faufilent en maraude ; c’est Morges, bien rangée sur la rive autour de son arsenal à figure débonnaire, avec son petit port vétuste ouvrant en face du Mont-Blanc ; c’est Vevey où, tous les quinze à vingt ans, la « louable compagnie des Vignerons » tient ses fameuses assises en l’honneur de saint Urbain, son patron et de Bacchus son inspirateur, parmi des pompes et des liesses dont l’éclat n’a cessé de croître. Les rayons annonciateurs ont encore éveillé Moudon, la vieille cité pittoresque ; ils ont enfilé la longue vallée de la Broie et finalement pénétré dans celle de la Sarine : la première, droite, ordonnée, presque géométrique dans l’étalage de sa richesse, la seconde tourmentée, capricieuse, confuse, pleine de cachettes et de pièges…

Le voyage des messagers a pris fin. Après la lumière, la chaleur se répand. La nature s’est mise debout ; l’homme reprend son travail……

  1. Propos du commissaire Potterat -- M. Potterat se marie -- Ce qu’en pense Potterat. Rouge & Cie éditeurs, Lausanne.
  2. Le sergent Bataillard, Rouge & Cie éditeurs, Lausanne.
  3. La moisson est grande. -- Il y a peu d’ouvriers. -- Leurs œuvres les suivent, Rouge & Cie éditeurs, Lausanne.
  4. Ceux de Barivier, Rouge & Cie éditeurs, Lausanne.
  5. G. de Reynold, Cités et Pays Suisse.