Le roman national en Allemagne, Gustave Freytag

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Le roman national en Allemagne
Albert Réville

LE
ROMAN NATIONAL
EN ALLEMAGNE

M. GUSTAVE FREYTAG.

Die Ahnen (les Ancêtres) : I. Ingo vnd Ingraban. — II. Das Nest der Zaunkœnige (le Nid des Roitelets), par Gustave Freytag, 2 vol., 1872-1874.


I

Le nom du romancier allemand Gustave Freytag n’est pas inconnu en France. Né en 1816 dans une petite ville de Silésie, M. Freytag n’est pas seulement un romancier, il est de plus docteur en philosophie, journaliste et auteur dramatique très apprécié en Allemagne. Pour nous, son titre principal à notre estime littéraire, c’est son roman traduit par M. de Suckau en 1857 et intitulé Doit et Avoir[1]. C’est l’histoire d’un jeune Silésien appartenant par sa naissance à la classe des petits fonctionnaires de province et s’élevant peu à peu par le travail, la probité, le caractère, à une haute position commerciale. On le voit grandir moralement à travers les milieux divers où son étoile le pousse, commerçans de haute volée, commis rigides, nobles entendus ou ne connaissant rien aux affaires, juifs plus ou moins coquins, Polonais plus ou moins extravagans, et faisant une bonne fin, c’est-à-dire s’unissant à l’aimable sœur de son premier patron, et devenant ainsi l’associé d’une des premières maisons de commerce de Berlin. Ce roman intéresse, bien qu’il ait des longueurs et qu’on se noie çà et là dans des subtilités de sentiment et des minuties de description. Les traits par lesquels se distinguent les nombreux personnages du récit sont d’un dessin raide, presque hiératique, ce qui n’empêche pas qu’on éprouve quelque peine à les grouper tous distinctement dans sa mémoire. Malgré ces défauts, on doit reconnaître dans cet ouvrage la main d’un artiste et le coup d’œil d’un observateur. M. Freytag est réaliste, mais il choisit ses réalités et ne prétexte pas les exigences du réalisme pour nous promener au milieu des vilenies. Il est humoriste sans excès ; il nous initie à des existences, à des mœurs, à des intérêts, que nous ne connaissons guère. Une des choses par exemple qui étonnent le lecteur français de ces fidèles tableaux de mœurs allemandes, c’est le rôle fréquent de la susceptibilité dans les rapports des personnages entre eux et comme moyen d’amener de nouveaux incidens. Par momens, le romancier cède le pas à l’auteur dramatique, et c’est surtout alors qu’il est émouvant. L’inspiration morale du livre est saine, sans puritanisme comme sans indulgence pour le mal. En un mot, Doit et Avoir est une œuvre remarquable qui dépasse le menu fretin des innombrables productions que notre temps voit éclore sous le nom de romans, et dont les spécimens vraiment distingués sont presque aussi rares en Allemagne qu’en France.

Ce n’est que treize ans plus tard que M. Freytag a publié un nouveau roman, le Manuscrit perdu, qui nous offre un tableau fidèle de la vie privée des savans en Allemagne. Un professeur d’université, en examinant de vieux parchemins, découvre une liste d’objets précieux qu’un moine du couvent de Rossau déclare avoir déposés en lieu sûr, afin de les soustraire aux Suédois de Baner. Dans ce trésor est compris un manuscrit complet des Annales et des Histoires de Tacite, dont il ne nous reste, comme on sait, qu’environ la moitié. Transporté de joie, le professeur part pour Rossau à la recherche du manuscrit, dont la publication doit le couvrir de gloire. Après bien des alternatives d’espoir et de découragement, et toute sorte de péripéties gaies ou tristes, il trouve non pas le manuscrit qu’il cherchait et qui est irrévocablement perdu, mais une femme jeune et belle qu’il épouse, et qui le console de l’insuccès de ses recherches. Dans ce second roman de M. Freytag, la note humoristique est beaucoup plus accentuée que dans le premier.

En outre de ces deux romans et de ses productions dramatiques (Valentine, les Journalistes, etc.), le même auteur a composé une série de récits de moindre étendue, de moindre valeur aussi, dont les sujets sont empruntés à l’histoire de l’Allemagne au moyen âge et à l’époque de la réformation. Ces tableaux historiques forment comme un prélude de l’œuvre qui va nous occuper et qui se recommande à notre attention par un mérite très particulier. M. Freytag en effet a l’intention de faire, sous la forme du roman, une histoire épisodique de l’Allemagne depuis les anciens temps jusqu’à nos jours. Les trois récits qui ouvrent la série intitulée par lui les Ancêtres (Die Ahnen) roulent sur les destinées d’une famille dont les origines remontent jusqu’au IVe siècle de notre ère, et même plus haut encore. Le premier nous décrit l’état de la Germanie centrale au temps où Julien était césar dans les Gaules ; le second nous le montre à l’époque de l’invasion du christianisme sous la direction de saint Boniface ; le troisième se passe au XIe siècle, en pleine féodalité. Cependant il s’agit toujours de la descendance d’Ingo le Vandale, établie depuis le IVe siècle dans le pays de Thuringe, ou du moins à proximité, et l’auteur nous annonce son plan de poursuivre l’histoire de cette famille jusqu’à son dernier rejeton, « un jeune compagnon, nous dit-il, qui se promène aujourd’hui au soleil de l’Allemagne sans beaucoup se préoccuper des actions ni des souffrances de ses prédécesseurs. » C’est la Thuringe, le pays des petits duchés et des grandes forêts, qu’il a choisie pour théâtre, et ce choix nous semble très judicieux.

La Thuringe est bien le cœur de la patrie germanique, il n’est pas en Allemagne de pays plus allemand. La division du territoire en principautés enclavées les unes dans les autres, la beauté romantique des sites montagneux, l’abondance des souvenirs historiques et des légendes, la Wartburg qui a vu les miracles de sainte Elisabeth, les tournois des Minnesingers, le séjour de Luther et son duel avec Satan, Erfurt, le grand marché de la Germanie au moyen âge, Iéna, la célèbre et savante université, Eisenach, le berceau des Bach, tout fait de ce pays une Allemagne concentrée où se sont épanouies les qualités essentielles de l’esprit allemand, la simplicité, la bonhomie des manières, la poésie rêveuse, l’aptitude musicale, la grande érudition, sans être gâtées, comme en Bavière, par le mélange avec des superstitions grossières ou, comme en Prusse, par cette raideur empesée qui finira, si elle vient à s’étendre sur l’Allemagne entière, par rendre le Teuton insupportable.

Quant au mérite littéraire des trois nouveaux romans, nous n’hésitons pas à dire qu’il nous paraît très grand, surtout celui des deux premiers. Le genre du roman historique soulève en lui-même des objections qui nous paraissent très fortes. Depuis l’époque où Walter Scott faisait les délices d’innombrables lecteurs, on en a tellement abusé qu’il est en quelque sorte démodé. Cependant les progrès de l’archéologie, la connaissance plus intime que nous possédons aujourd’hui de la vie, des idées, des croyances des générations disparues, ont pu jusqu’à un certain point le rajeunir. M. Freytag, il est vrai, se défend d’avoir voulu composer sous forme de roman une histoire de la civilisation germanique. Il déclare qu’il n’a prétendu faire que de la poésie, et il ajoute cette remarque fort juste, que, « pour faire de la poésie avec les hommes du passé, il faut user d’un procédé analogue à celui qu’on emploie pour traduire une langue étrangère. » Le fait est qu’il y a beaucoup de poésie dans ses trois histoires, surtout dans les deux premières ; mais nous y constatons aussi beaucoup d’érudition habilement fondue dans la narration. On peut même dire que la poésie est ici en raison directe de la fidélité historique. Il est certain d’ailleurs qu’il faut autre chose que de l’érudition pour donner du charme à ce genre de composition. Le roman historique à la façon de Walter Scott ne manquait certainement pas de détails archéologiques ; mais c’était du bric-à-brac d’antiquaire plutôt qu’une représentation positive du moyen âge. Les meubles, les vêtemens, les armes, étaient peut-être irréprochables ; les sentimens, les raisonnemens, l’âme en un mot était toute moderne. Sans oublier que là, comme ailleurs, l’idéal est inaccessible, on est en droit d’exiger que le souffle général d’une telle œuvre, non les décors seulement et les accessoires, nous transportent dans le temps où les événemens racontés se passent. Il faut que l’auteur commence par se traduire lui-même dans la langue parlée et pensée à cette époque. C’est en ce sens que nous approuvons cette autre assertion du romancier allemand, que les temps reculés qu’il décrit sont mieux compris du poète que de l’historien. L’érudit et le poète doivent pourtant se prêter un mutuel secours ; autrement ce dernier ferait triste figure, le premier serait très ennuyeux, et, comme la réunion de ces deux qualités est rare, nous la signalons comme faisant le principal mérite des dernières œuvres de M. Freytag.

Sans qu’il puisse être question d’imitation servile, on y sent des réminiscences très habilement utilisées de Tacite, des frères Grimm, des Niebelungen et des chants héroïques de l’ancienne Allemagne. Le langage est archaïque, sans affectation, et la pensée l’est souvent plus encore que le langage. Nous retrouvons bien là la Germanie primitive, embellie, idéalisée, cela ne fait pour nous aucun doute, mais en somme très ressemblante à tout ce que l’on peut conjecturer d’après les données de l’histoire et de la légende. Nous y voyons des types qui se sont dégrossis, adoucis, civilisés, mais qui sont restés foncièrement identiques, et l’auteur a eu le bon goût de laisser entrevoir cette identité plutôt que de la mettre en relief en forçant la note. Sur ce point aussi, le premier des trois romans l’emporte sur les deux autres. Encore sensible dans le second, ce genre de mérite diminue dans le troisième, et il est à craindre qu’en se rapprochant des temps éclairés par la pleine lumière de l’histoire, les romans qui suivront, marqués par moins d’originalité, ne finissent par rentrer dans la catégorie des romans historiques ordinaires ; mais nous n’avons pas le droit de l’affirmer d’avance.

Pour l’espèce de trilogie qu’il s’agit ici d’apprécier, notre tâche est pour ainsi dire indiquée d’avance ; il faut la faire connaître en la résumant. Quelques fragmens, littéralement traduits, serviront à donner une idée plus nette de la manière de l’auteur. Nous commencerons donc par Ingo.


II

L’an 357, tandis que Julien gouvernait les Gaules avec le titre de césar, une guerre sanglante éclata entre les troupes de l’empire et le peuple belliqueux des Alemani qui occupaient la rive droite du Rhin depuis Confïnentes (Coblentz) jusqu’aux environs d’Augusta Rauracorum (Augst, canton de Bâle). Les soldats impériaux, commandés par le césar en personne et soutenus par de nombreux auxiliaires, franks, remportèrent sur les Alemani, non loin d’Argentoratum (Strasbourg), une victoire longuement disputée et rejetèrent les envahisseurs dans le Rhin, qu’ils passèrent après eux pour porter la guerre sur leur territoire. Les Alemani n’avaient cédé qu’après une résistance acharnée, et dans leurs rangs on avait remarqué particulièrement une petite troupe de Vandales, venus des bords de l’Oder, sous les ordres de leur jeune prince Ingo, fils du roi Ingbert. Dépossédé par son oncle de la royauté paternelle et réduit à errer depuis lors de lieux en lieux avec les quelques fidèles qui avaient voulu partager son exil, cet Ingo surtout s’était distingué par des prodiges de valeur. Avec ses Vandales, il avait longtemps tenu tête aux charges furieuses des vainqueurs arrivés près du Rhin et lui-même avait enlevé un étendard romain. Blessé, mais ayant échappé comme par miracle aux javelots et aux flèches qui l’avaient poursuivi dans le fleuve, il avait pu se dérober sur l’autre rive aux recherches de l’ennemi, et il avait été soigné par une devineresse ou prophétesse alemane qui lui avait prédit un avenir paisible, prospère, mais obscur, s’il abandonnait le trophée conquis par sa bravoure, tandis que, s’il le gardait, le dragon flamboyant fixé sur l’étendard consumerait un jour son bonheur et son corps. Tel était encore le prestige des armes romaines qu’on attribuait une vertu magique aux enseignes de l’empire. Ingo préféra la gloire à l’obscurité, la prophétesse brûla le tissu sur lequel était cousu le dragon polycéphale aux langues écarlates et lui remit les têtes symboliques soigneusement pliées et renfermées dans une poche en peau de loutre. Ingo, ignorant ce qu’étaient devenus ses Vandales, partit avec son redoutable talisman. Il savait que sa tête avait été mise à prix par le césar. Il se cacha dans les bois pour éviter les bandes romaines qui saccageaient le pays, et dut même se garer des Cattes, voisins des Alemani, intimidés par la victoire de Julien et sollicitant son alliance. C’est après six jours et six nuits de marche forcée qu’il arriva sur les terres d’un chef thuringien, vassal, mais en fait très indépendant du roi de Thuringe, à qui il ne devait qu’un tribut annuel de chevaux.

Tous ces événemens ne se découvrent que peu à peu, à mesure qu’on avance dans le récit. Sur les confins de la Thuringe, Ingo dut parlementer d’abord avec un certain Wolf, gardien de la frontière pour le compte du chef Answald. Wolf reconnut tout de suite Ingo pour un Germain à la manière dont il marchait, « car, lui dit-il, tu marches la pointe du pied en dehors et en appuyant fortement sur les talons, tandis que les Romains font de petits pas en appuyant sur la plante des pieds comme des gens fatigués. »

Le seigneur Answald, à qui Wolf appartenait, était une manière de prince allemand primitif, très primitif même, en ce sens que sa cour, comme plus tard celle de nos rois mérovingiens, n’était autre chose qu’une cour de grande ferme. Il était suzerain d’un territoire peu étendu, mais fertile, adossé aux croupes du Thuringerwald qui regardent le sud-ouest. Il vivait là, au milieu d’une population adonnée à l’agriculture, entouré de plusieurs nobles qui le reconnaissaient comme leur, chef, dont quelques-uns même étaient à son service féodal pour un temps déterminé, participant lui-même aux travaux champêtres, tandis que « la princesse » sa femme et leur charmante fille Irmgard s’occupaient des soins domestiques avec le zèle, l’économie et la naïveté culinaire des ménagères allemandes de tous les temps. Ses deux seuls soucis, c’était d’une part la crainte que la guerre allumée entre les Alemani, ses voisins, et les Romains n’étendît ses ravages jusque sur son paisible domaine, de l’autre la défiance qu’il nourrissait à l’endroit des projets du roi de Thuringe, Visino, qui entretenait une troupe de cavaliers dans sa forteresse royale, et qui ne paraissait pas voir de très bon œil l’autonomie du territoire relevant directement de l’autorité de son vassal. Parmi les jeunes nobles attachés au service d’Answald par un engagement temporaire, nous distinguons Théodulf, parent de sa femme, amoureux de sa fille, et dont Gundrun, mère d’Irmgard, favorisait secrètement la flamme.

Ingo fut d’abord accueilli par Answald au nom des lois sacrées de l’hospitalité et ne révéla qu’à ce chef et à sa compagne son origine et sa dignité. Il se tut modestement sur la part héroïque qu’il avait prise à la dernière bataille. Mais il y eut le lendemain fête au village. Les jeunes gens se disputèrent les prix de l’adresse et de la vigueur. Ingo les surpassa tous et infligea spécialement à Théodulf l’humiliation d’une défaite, ce qui laissa le brave Answald assez indifférent, ce qui contraria sa digne moitié, mais ne déplut pas à leur fille. C’est par la démonstration de leur force physique que les jeunes gens de ce temps-là s’emparaient du cœur des jeunes filles. Un grand festin fut donné dans le hof ou demeure du chef. On y mangea, on y but, comme des Germains savaient manger et boire, c’est-à-dire solidement. On y dansa la « danse des épées, » sorte de ballet exécuté par la jeunesse guerrière. Le poète-chanteur Volkmar se présenta. Il était le chantre le plus goûté de ces fêtes. Toujours par monts et par vaux, c’est lui qui apportait les nouvelles des pays voisins, qui transmettait les messages, qui donnait de bons conseils et qui chantait les exploits passés ou récens des héros. Le sujet de ses chants cette fois fut la bataille que s’étaient livrée les Alemani et les Romains, ce fut la prouesse d’Ingo, fils d’Ingbert, qui avait vengé la défaite des Germains en enlevant aux soldats du césar leur étendard sacré[2]. Bientôt Volkmar, qui avait assisté à cette bataille, reconnut Ingo parmi les assistais et le désigna à l’assemblée, qui fit une ovation au jeune guerrier. Tous ces tableaux de mœurs antiques, encore très grossières, mais dominées par des principes de bravoure et de loyauté, sont d’un puissant effet.

Ce qui est charmant, ce sont les jeunes amours d’Irmgard et d’Ingo, qui s’avouent leur inclination naissante avec l’abandon de leur nature primitive, mais aussi avec cette chaste retenue qui avait frappé le regard de Tacite quand il étudia les mœurs germaines. Il nous faut traduire ce gracieux épisode.

« Le matin qui suivit la fête où Ingo avait reçu les hommages dus à sa bravoure, Irmgard se dirigea vers les bois à travers les prés couverts de rosée. Une brume blanche couvrait le sol et se suspendait aux arbres comme un manteau tissé par les esprits des eaux. La forme élancée de la jeune fille s’élevait au-dessus des vapeurs matinales, elle chantait, poussait des cris joyeux, les joues empourprées, ses longs cheveux épars, le cœur débordant de bonheur, et elle s’avançait à travers les ondulations de la brume, semblable à une déesse des champs. Elle avait entendu, elle avait vu ce que c’était que l’héroïsme quand il élève l’homme au-dessus des terreurs de la mort dans la société des grands dieux. Tous ses compatriotes s’étaient inclinés devant la valeur de celui qui lui plaisait secrètement et qui l’attirait plus que tout autre. Elle gravit le sentier montagneux jusqu’à un endroit où le toit paternel disparaissait sous la feuillée et s’arrêta seule entre bois et rochers. Au-dessous d’elle bruissait un torrent, sur sa tête planaient les nuages dorés du matin. Elle monta sur une pierre et chanta aux rochers et aux eaux bouillonnantes l’air du chanteur et les paroles qu’elle avait entendues dans la salle du festin. Elle répéta joyeusement ; ce qu’elle avait retenu de l’improvisation poétique de Volkmar, et, quand elle en vint au saut désespéré du héros dans le Rhin, elle se complut dans cette idée et elle chanta avec enthousiasme : — O vous, petits oiseaux des bois, sages messagers des dieux, et vous, petits sylphes cachés sous les fougères, écoutez encore une fois. — Et elle répéta les paroles. Et quand elle fut au moment où le héros disparaissait dans le fleuve, cette disparition l’attrista, et, comme elle était très sensible, son émotion s’épancha en de nouvelles paroles, et elle reprit la complainte du chanteur. La voix de la jeune fille vibrait claire et forte, accompagnée par le concert des oiseaux de la forêt et par le léger murmure d’une source voisine.

« Alors elle vit non loin d’elle une pierre rouler dans le torrent, elle regarda de ce côté et découvrit à ses pieds une forme humaine, enveloppée du tissu aérien des nixes et qui s’appuyait sur un tronc d’arbre. Le héros dont elle annonçait la gloire aux forêts était là, près d’elle, et, comme elle reculait effrayée, elle entendit sa voix suppliante : — Chante encore, jeune fille, et que j’entende de ta bouche ce qui me rend heureux. Le son qui sort de tes lèvres m’est plus doux que tout l’art de Volkmar. Lorsque le chanteur chantait et que la salle de ton père retentissait d’acclamations, c’est à toi que je pensais tout le temps, et ce qui surtout me rendait heureux et fier, c’était de pouvoir me dire que tu étais là et que tu entendais.

« — La peur que j’ai ressentie en t’apercevant a fait envoler les paroles, répondit Irmgard, — et elle tâcha de reprendre contenance quand elle le vit se rapprocher d’elle. — Je t’ai parlé naguère plus hardiment, reprit-elle en faisant allusion à un entretien qu’elle avait eu avec lui avant de savoir qui il était. Ne te moque pas de moi. Parmi nous, gens des forêts, la parole va tout droit, et nos pensées sont simples ; mais je suis triste à l’idée que tu entends pour la seconde fois de ma bouche ce que tu sais déjà. Si j’avais deviné qui tu étais, j’eusse mieux caché la bonne opinion que j’ai de toi, et maintenant je suis toute honteuse en pensant que tu m’épies.

« — Ne me cache pas tes bonnes intentions, Irmgard, dit le jeune homme d’un ton suppliant. Crois-moi, un banni n’entend pas souvent des paroles affectueuses sortir de la bouche d’une femme de cœur, lors même que le chanteur le loue et que son hôte boit en son honneur ; il n’en est pas moins sans famille, sans amis ; un homme considérable répugne à donner sa fille à celui.qui n’a rien, et le fugitif ne laisse pas de fils sur la terre pour raconter ses exploits. « Irmgard regardait fixement devant elle.

« — Mais toi, continua Ingo, souffre que je te dise le secret de mon âme. — Et il lui raconta ce que nous savons du charme fatal attaché aux têtes du dragon romain qu’il portait sur lui. — Depuis que je t’aime, ajouta-t-il, j’ai changé d’avis ; il me semble qu’il vaudrait mieux s’asseoir à tes côtés et chevaucher paisiblement dans la campagne que de chercher en compagnie des vautours le tumulte des combats. Mes idées, ont donc pris un tout autre tour, et le cœur me défaut à la pensée que je ne suis qu’un vagabond. Auparavant la destinée ne m’effrayait guère : je me fiais à mon bras et au dieu favorable qui peut-être un jour ramènera le banni dans sa vieille patrie ; mais maintenant je vois que je m’en vais comme ce surgeon de sapin que le torrent emporte. — Il montrait, en parlant ainsi, un jeune sapin que les eaux avaient déraciné et qui, avec sa mousse et sa motte de terre, flottait encore droit sur les tourbillons du torrent. — La motte se rapetisse, dit Ingo d’un ton sombre, la terre se détache par morceaux, il va disparaître entre les pierres. — Irmgard se leva et suivit d’un œil attentif la course du surgeon sauvage qui descendait la pente rapide en tourbillonnant, et qui ne tarda pas à disparaître presque entièrement dans la buée du torrent. — Il s’arrête, s’écria-t-elle tout à coup d’une voix joyeuse, et elle bondit jusqu’à l’endroit où le jeune arbre s’était accroché à un petit cap qui faisait saillie. — Vois-tu, dit-elle à Ingo, il va verdir sur notre rive, il se pourrait bien qu’il y prît racine.

« — Dis-moi, reprit Ingo ravi, en serais-tu bien aise ?

« Irmgard ne répondit pas.

« À ce moment, le soleil perça son enveloppe de nuages. Ses rayons tombaient d’aplomb sur la belle jeune fille, dont les cheveux brillaient comme de l’or sur sa tête et ses épaules. Les yeux baissés, les joues rosées, elle restait debout devant Ingo. Celui-ci, le cœur gonflé de joie et d’amour, s’approcha d’elle avec timidité. Irmgard restait immobile, comme fixée au sol. Elle fit un faible geste de défense et murmura d’un ton suppliant : — Le doux soleil nous voit ! — Mais lui l’embrassa tendrement et dit au soleil, qui souriait : — Salut, doux seigneur du jour, sois-nous gracieux et garde fidèlement ce que tu vois ! — Il l’embrassa de nouveau et sentit ses lèvres contre les siennes ; mais, comme il allait l’enlacer de ses bras, Irmgard leva la main, le regardant avec des yeux pleins de tendresse, les joues toutes pâles, et elle lui montra le haut des montagnes. Ingo obéit et remonta à pas précipités. Quand il se retourna pour voir où elle était allée, il la découvrit, toute baignée de lumière, agenouillée devant le petit arbre et levant au ciel des mains suppliantes. »

Sa situation dans la principauté d’Answald devint bientôt régulière. Le conseil des anciens de la peuplade convoqué chez le seigneur Answald et présidé par lui conféra à Ingo le droit de séjour, et il put se choisir un « dévoué. » Son choix tomba sur ce jeune Wolf qu’il avait rencontré sur la frontière et qui s’attacha à son nouveau maître avec cette complète abnégation qui faisait la valeur du lien féodal. Cependant il avait des ennemis. Dame Gundrun ne l’aimait pas et soupçonnait qu’il s’était passé quelque chose entre lui et sa fille. Théodulf, l’amant agréé par la mère, mais non par la fille, était jaloux, provocateur, sournois. Sintram, son oncle et son protecteur, avait été trouver le roi Visino dans son Kœnigsburg (château royal), et bientôt Volkmar, le chanteur, était revenu chez Answald avec un message du roi qui invitait Ingo à venir le voir.

Le roi Visino était un grossier compagnon, ambitieux, rusé, cupide et ivrogne. Retranché dans son burg, il faisait de la centralisation à sa manière, entretenait dans ce dessein une troupe de cavaliers qui ressemblaient fort à des bandits, et se croyait un profond politique parce qu’il recourait tout aussi bien, pour parvenir à ses fins, au mensonge et à la trahison qu’aux lances de ses soudards. Il avait épousé une superbe princesse burgunde, du nom de Gisèle, qui lui était de beaucoup supérieure par ses goûts déjà civilisés, qui n’aimait guère son rustre d’époux, et qui s’ennuyait. Les Burgundes en effet, beaucoup plus rapprochés de la civilisation romaine, en avaient déjà ressenti l’influence. Gisèle adolescente avait connu Ingo, très jeune encore, à la cour de son père et lui avait gardé un tendre souvenir. Quand elle apprit qu’il se trouvait chez Answald, elle brûla du désir de le revoir et appuya son mari dans son projet de le faire venir au Kœnigsburg. Celui-ci avait un autre martel en tête. Il n’aimait pas à savoir ce jeune guerrier, entreprenant et déjà célèbre, au milieu de vassaux mal soumis ; mais Ingo, que tant de liens charmans retenaient chez Answald et qui se défiait des intentions du roi, ne se pressait pas de venir. Lors d’une fête des moissons célébrée chez son hôte, un de ces jongleurs qui erraient de pays en pays en émerveillant les naïfs habitans des contrées germaines par leurs tours de passe-passe, leurs marionnettes grotesques et leurs singes déguisés en légionnaires romains, mais qui servaient aussi d’espions à la politique romaine, avait reconnu Ingo et semé sur sa route le bruit que sa tête était mise à prix par ordre du césar. La cupidité bien connue du roi Visino ne permettait pas de se fier à ses avances hospitalières. Ingo toutefois se déclara prêt à se rendre à sa cour dès qu’il pourrait le faire d’une manière conforme à son rang.

Bientôt la situation se compliqua. La petite troupe des Vandales demeurés fidèles à Ingo, ceux du moins qui avaient pu s’échapper de la grande bataille, finirent par le rejoindre. À leur tête était un vieux guerrier nommé Berthar, type du vassal dévoué corps et âme à son seigneur, longtemps précepteur et protecteur, désormais l’intime conseiller de celui qu’il reconnaissait pour son roi. D’abord Answald résolut de leur accorder aussi l’hospitalité ; mais les relations entre les nouveau-venus et les habitans de la principauté ne tardèrent pas à devenir difficiles. Il y avait des conflits de coutumes. Dame Gundrun, contrariée dans ses vues sur sa fille et dans ses idées de ménagère, Théodulf, plus jaloux que jamais, attisèrent le feu de la discorde. En Vain Irmgard et sa fidèle suivante Frida, dont Wolf était fort amoureux, firent de leur mieux pour l’éteindre. Le bonhomme Answald prit quelque temps le parti de ses hôtes, mais quand sa femme lui eut révélé l’amour d’Ingo pour sa fille, il se refroidit a leur égard et désira lui-même qu’ils partissent. Il n’admettait pas la possibilité d’un mariage entre sa riche héritière et ce détrôné, fort brave sans doute et de naissance illustre, mais qui n’avait ni sou ni maille. Le roi Visino lui faisait savoir qu’il ne voyait pas sans déplaisir ce rassemblement de guerriers nomades. Enfin Théodulf et Ingo, à la suite d’un différend de chasse, s’injurièrent et durent vider leur querelle en combat singulier. Théodulf, grièvement blessé, en revint à grand’peine, et, comme Irmgard refusait d’aller le soigner comme sa fiancée, Answald furieux dénonça l’hospitalité à Ingo.

Celui-ci savait déjà ce qu’il devait faire. Vers les sources de l’Idis, petit affluent du Mein, se trouvait un territoire peu étendu, mais boisé, fertile et propre à l’élève du bétail, dont les habitans avaient perdu leurs seigneurs. Inquiets de leur position isolée entre les Burgundes et les Thuringiens, ils désiraient s’inféoder à une race noble, étrangère qui les protégerait contre leurs ennemis[3]. Ingo et ses Vandales défilèrent donc fièrement pour aller s’établir en protecteurs et seigneurs de ce pays sans maîtres. Une partie de la population, devenue trop nombreuse pour le territoire restreint d’Answald, devait bientôt les y rejoindre ; mais auparavant, esclave de sa parole, Ingo voulait se présenter à la cour du roi Visino.

L’hiver était venu. La neige couvrait la terre de son blanc manteau. Le matin qui suivit le départ des Vandales, Ingo et Irmgard, amenés par un mystérieux pressentiment, se rencontrèrent une dernière fois à l’endroit où ils avaient échangé leurs premiers aveux.

« — Mon roi s’en va vers ses ennemis, dit tristement Irmgard, parce que ma famille a été inhospitalière pour lui. Cette pensée m’est amère, la vie m’est odieuse. Tu seras courroucé contre nous quand, dans la détresse, tu penseras à la maison de mes pères. — Partout où j’irai, c’est à toi que je penserai, s’écria Ingo ; c’est de toi que j’attends tout mon bonheur. Tu es ma bien-aimée, et ton cœur est fort. C’est pourquoi je remets entre tes mains le fil dont ma destinée dépend, comme l’a dit la prophétesse. — Il lui tendit un petit sac de peau de loutre, fermé de solides courroies. Irmgard regardait cet objet avec quelque effroi. — C’est là que le charme du dragon est renfermé, continua Ingo à voix basse, le secret de la victoire des Romains, comme le pensent nos vieux guerriers, et aussi mon sort à moi-même. Le Romain a répandu l’or dans le Kœnigsburg, il se peut donc que les gens du roi me dressent des embûches, S’ils me tuent, moi et mes compagnons, il net faut pas que le Romain retrouve ce qui lui assure la victoire. Garde-moi donc ce gage jusqu’à ce que je te le réclame ; si mes ennemis réussissaient dans leur dessein, tu porterais ce charme au tertre funéraire qu’ils élèveront sur mon corps, et tu l’enfouirais bien avant dans la terre pour qu’aucun étranger ne l’ait jamais.

« Irmgard prit le petit sac et le tint dans ses deux mains, tandis que ses larmes coulaient. — Tu deviens étranger au foyer de mes pères, mais tu n’en restes pas moins mon ami et mon hôte, Ingo, et tu habites là, tout près de mon cœur. C’est là que je veux garder ce que tu me confies, et je supplie les déesses du destin que ce gage me donne de participer à ton sort. Si j’étais née homme, je suivrais tes pas ; mais je m’assoirai solitaire, les lèvres closes, dans ma triste demeure, et je penserai à toi que seuls les autours verront, les oiseaux sauvages qui volent entre ciel et terre, — car, mon noble seigneur, tu erres sans trouver de repos entre des murs ennemis, sous le vent qui siffle et le grésil qui tombe.

« — Ne pleure pas, douce amie, reprit Ingo ; je ne crains pas que mes ennemis parviennent à me détruire. Si la froide neige tourbillonne, mon cœur est joyeux, parce que j’ai foi en toi. Nuit et jour, je ne pense qu’à une chose, au moyen de t’obtenir.

« — Celui que le père maudit, que la mère déteste, celui-là, leur enfant l’aime ; y a-t-il sur terre une plus grande douleur ? soupira Irmgard.

« Ingo l’entoura de ses bras et lui dit doucement : — Cache bien notre amour devant les autres, comme l’arbre cache sa force dans la terre quand l’été s’en va ! Maintenant le géant hiver fait rage autour de nous et la beauté des champs est recouverte d’un blanc linceul. Toi aussi, douce amie, porte paisiblement l’on manteau de glace. Quand les bourgeons s’ouvriront au renouveau, et que la jeune verdure germera sur la terre, regarde le soleil du printemps et écoute si tu entends le chant des cygnes sauvages traversant les airs.

« — Je dissimulerai et je persévérerai, répondit Irmgard d’une voix solennelle ; mais toi, si la tempête gronde sur ta tête, pense que je te plains, que je t’appelle, et, si le doux soleil te sourit, que je pleure à cause de toi. — Elle détacha un ruban de sa tunique et le noua autour du bras d’Ingo. — Ainsi je te lie à moi pour que tu saches que tu es à moi comme moi je suis à toi. — Puis elle se jeta à son cou et le tint pressé contre elle.

« On entendit dans le voisinage comme le cri rauque d’un oiseau de proie. — C’est le garde qui m’avertit qu’il faut nous séparer, dit Ingo. Bénis-moi, Irmgard, pour que mon voyage tourne bien pour toi et pour moi. — Il baissa la tête, Irmgard étendit les bras, remua les doigts et murmura la formule de bénédiction. Le jeune homme la serra encore une fois sur son cœur et disparut dans les sapins. Irmgard se retrouva seule entre bois et rochers ; autour d’elle, la neige tombait en floconnant. »

Ingo et ses Vandales arrivèrent au Kœnigsburg, dont ils admirèrent les murs élevés, les tours crénelées, les fossés profonds et les ponts-levis, innovation récente encore. L’accueil qui leur fut fait dénotait beaucoup d’empressement de la part de la reine Gisèle, peu de bienveillance chez le roi son époux, et un mauvais vouloir très marqué chez les gens du roi. Le fidèle Berthar remarqua toute sorte d’indices qui mirent en éveil sa prudence, et recommanda à son jeune prince d’être sur ses gardes. La précaution n’était pas inutile, car Ingo faillit être tué par une flèche partie on ne savait d’où. Cependant le roi Visino prenait goût à la compagnie d’Ingo, et la reine allait continuellement à la cuisine pour s’assurer qu’on préparait avec soin les viandes destinées à ses hôtes. Dans une partie de chasse, Ingo sauva le roi, qu’un taureau furieux allait éventrer. Aussi le roi se montra-t-il charmant pour lui dans le festin qui suivit la chasse. A table, il fut question des Romains, de leur manière de vivre, des merveilles de leurs cités. Ingo avait été une fois à Trêves. Ce qui l’avait le plus surpris, c’était d’y rencontrer des soldats qui se disaient Romains et qui avaient l’œil bleu et parlaient la langue des Germains. Mais le plus amusant de ces Teutons primitifs quand il développa ses idées sur la civilisation romaine, ce fut sans contredit le vieux Vandale Berthar, et il faut lui laisser la parole.

« — Pour moi, sire roi, dit-il, je ne donne pas grand’chose de la sagesse romaine, que d’autres vantent. J’ai été aussi dans les grands burgs de pierre que les Romains ont bâtis, et principalement quand mon seigneur Ingo m’envoya vers le sud par-delà le Danube à Augustaburg (Augsbourg), où maintenant les Souabes se sont établis. J’entrai péniblement par les murs ébréchés, et j’y vis beaucoup de niaiseries déplaisantes pour un homme de bon sens. Les maisons romaines sont tassées l’une contre l’autre comme des moutons en temps d’orage. Je n’en vis pas une où il y eût place pour une cour, pas même pour un fumier. Je voulus savoir où il y avait un fumier, vous comprenez ; j’interrogeai mon hôte : ah ! bien oui, ils n’ont pas plus de honte que des petits chiens. Je couchai dans une étrange loge, toute en pierre. Les murs et le pavé étaient glissans, peints de toute sorte de couleurs. Les braves Souabes y avaient mis un toit de chaume. Je vous assure que je ne fus pas à mon aise pendant la nuit entre ces pierres, et que je fus content quand au matin les hirondelles vinrent gazouiller sur la paille. Il avait plu pendant la nuit, et dans une flaque d’eau j’aperçus deux canards ; mais ce n’étaient pas des canards vivans, ils étaient comme qui dirait peints sur le pavé. Je m’avançai, je donnai un coup de hache sur le pavé, et je découvris que c’était un misérable petit ouvrage de petits cailloux sans nombre joints ensemble. Chaque caillou était cimenté dans le sol et à la surface aussi poli qu’une hache de pierre. C’est avec ces cailloux que l’on avait fait les deux oiseaux que nous appelons des canards. Et c’était un ouvrage auquel plusieurs hommes avaient dû travailler bien des jours, rien que pour polir ces cailloux durs. Cela me parut tout à fait stupide, et mon Souabe pensait comme moi.

« — Peut-être le canard est-il pour eux un oiseau sacré qu’ils ne voient pas souvent, interrompit Balda, un prud’homme de la suite de la reine. Il y a des oiseaux qu’on voit partout, et d’autres non.

« — C’est aussi ce que je me disais, reprit Berthar, mais mon hôte savait qu’ils aiment à faire des choses comme cela pour marcher dessus.

« Les assistans riaient. Balda ajouta : — Nos enfans ne font-ils pas de petits ours avec de la crotte et des fours avec du sable ? Les Romains sont devenus des enfans.

« — Tu dis vrai. Ils ont limé leurs cailloux pour faire des oiseaux, tandis que dans leurs forêts les guerriers souabes charpentaient leurs forts de bois… Et puis, quand ils veulent manger, ils s’étalent comme des femmes en mal d’enfant.

« — Ce que tu nous racontes au sujet des canards est inexact et ridicule, interjeta un certain Wolfgang, qui en voulait à Berthar. C’est l’art des Romains de savoir tout imiter avec des couleurs et des pierres, et pas seulement des oiseaux, mais aussi des lions et des guerriers qui combattent. Ils s’entendent à représenter les dieux et les héros de manière qu’on les croirait vivans. Ils font ainsi pour s’honorer eux-mêmes et pour conserver le souvenir de ce qu’ils représentent. « — Ils grattent les cailloux, repartit le vieux Vandale, mais c’est de notre sang que sortent les héros qui leur gagnent des batailles. Si c’est leur manière d’aimer le travail des esclaves, la nôtre est de commander aux esclaves. Je ne loue pas le héros qui s’engage à servir un esclave…

« — Cependant, dit Ingo, les sages reconnaissent que la puissance des Romains est devenue plus grande qu’autrefois. Ils se vantent qu’au temps de leurs pères il est venu dans leur empire un dieu nouveau qui leur procure la victoire.

« — Je sais depuis longtemps, dit le roi, qu’il y a un grand secret dans leur Christus. Et leur foi n’est point du tout fausse, car ils sont réellement plus souvent victorieux qu’autrefois. On entend dire toute sorte de choses là-dessus, et personne n’en sait le fin mot.

« — Ils ont très peu de dieux, déclara Berthar d’un ton grave, peut-être même n’en ont-ils qu’un, qui a trois noms. Le premier nom, c’est père, le second fils, et le troisième un.

« — Le troisième, c’est Diabolus, s’écria Wolfgang ; je sais cela, moi ; j’ai vécu moi-même en mon temps parmi les chrétiens, et je t’assure, sire roi, que leur charme est le plus puissant de tous. J’ai appris à connaître leur signe secret, et une conjuration qu’ils appellent Pater noster, souveraine contre toutes les maladies. » Et tout en parlant il fit respectueusement un signe de croix sur sa jarre de vin.

Interrompons un instant notre résumé pour relever dans ce curieux dialogue la mauvaise humeur du Germain barbare, surtout du Vandale, contre toute espèce de luxe ne servant qu’à flatter les yeux. Il y avait encore, semble-t-il, quelque chose de ce trait de la race dans les régimens du nord de l’Allemagne lors de la dernière invasion.

Pour en revenir à notre histoire, disons qu’Ingo crut pouvoir solliciter l’appui du roi en faveur de ses amours, que le roi ne se montra très désireux ni du mariage d’Irmgard avec Théodulf, ni de son mariage avec Ingo, mais que, tout compte fait, si Ingo ne lui demandait pas d’argent et s’il ne s’établissait pas sur le territoire d’Answald, il fermerait les yeux à la rigueur sur les entreprises que le jeune homme pourrait tenter pour en venir à ses fins. Le pauvre sire ne savait pas combien il lui eût importé au contraire que son hôte s’unît à la jeune fille qu’il aimait. La reine Gisèle avait senti renaître son ancienne inclination pour Ingo. Elle lui faisait des propositions insidieuses, lui insinuait qu’il serait pour son jeune fils le meilleur des précepteurs et des conseillers, qu’il devait s’établir à la cour de Thuringe, et s’élever au premier rang par son courage et ses exploits. Vers le même temps, le roi Visino avait été bien aise de se servir de la troupe vandale et de son chef contre une peuplade saxonne avec laquelle il avait des démêlés. Ingo lui avait été encore une fois d’un grand secours. Il était donc enchanté de son hôte ; mais arriva le Frank Harletto, allié des Romains et chargé par Julien de réclamer la personne d’Ingo, dont l’espionnage avait découvert le refuge. Le Frank apportait de magnifiques présens qui devaient payer l’extradition d’Ingo, et Visino, tenté par la cupidité, avait forte envie de consentir à ce honteux marché. il fallut pour l’en détourner toute l’énergie de Gisèle, et encore ne fut-ce qu’après une lutte formidable où Visino faillit périr que les Vandales, Ingo à leur tête, purent enfin partir pour cette vallée de l’Idis où ils devaient se fixer définitivement. Visino s’aperçut qu’il avait baissé dans l’estime de Gisèle et regretta qu’elle fût par sa naissance d’un rang si élevé. — Autrement, disait-il, je l’eusse volontiers battue pour reconquérir son amour.

Sur le domaine d’Answald, les émigrans faisaient aussi leurs préparatifs, et nous remarquons dans un nouveau chapitre une description très vivement peinte de cet exode qui fait penser à la fièvre d’émigration dont aujourd’hui le paysan allemand est souvent saisi. Les Vandales et les colons émigrés du territoire d’Answald se rejoignirent au pays d’espérance. L’alliance entre les cultivateurs anciens et nouveaux du sol et leurs nouveaux seigneurs fut conclue et scellée par des sacrifices solennels. Le burg d’Ingo s’éleva rapidement sur une colline aux contours escarpés. Un message symbolique d’Irmgard parvint au jeune prince, qui comprit qu’il n’y avait plus de temps à perdre pour arracher sa bien-aimée aux tortures d’un mariage forcé avec Théodulf, et par une nuit d’orage Irmgard, enlevée avec autant d’adresse que de bonheur, quitta la maison paternelle, qu’elle ne devait plus revoir. Le lendemain, elle était la femme de son doux héros.

Deux ans se passent. Irmgard est mère d’un enfant qu’elle berce sur le bouclier de son père. Ingo rêve de nouveaux combats. Le roi Visino vient de mourir en sortant d’un festin, Gisèle règne à sa place comme tutrice de son fils. Un jour qu’Irmgard baignait son enfant, non loin de son burg, dans une claire fontaine tout entourée de mousse, une femme à cheval, richement vêtue, aux traits beaux, mais fiers et sombres, parut tout à coup devant elle, et la jeune mère, en ce moment très peu vêtue, n’eut d’autre ressource que de cacher ses jambes nues dans la mousse et de ramener ses longs cheveux sur sa poitrine. L’inconnue lui parla rudement, comme à une femme méprisable. Ingo arriva à temps pour la protéger, prit sans cérémonie le manteau de la reine (car c’était elle) et le jeta sur les épaules d’Irmgard pour qu’elle pût décemment regagner sa demeure. Gisèle est venue tenter Ingo. Elle lui montre les Burgundes, les Thuringiens, les vassaux d’Answald, les Romains, prêts à se liguer contre lui. Une seule chose peut le sauver : qu’il se réfugie au Kœnigsburg, où Gisèle est libre et reine, et où il ne tardera pas à régner lui-même, comme il règne déjà sur un cœur que son image a toujours rempli. Le roi Visino est mort, mais nul ne sait au juste dans quelle mesure sa mort a été naturelle. Devant cette belle reine qui lui offre la sécurité, la richesse, la royauté, la gloire, Ingo reste un moment comme étourdi. Tout à coup d’en bas il entend la voix de son enfant. Ce doux son le rappelle à lui-même, et il proteste de son amour fidèle pour Irmgard. La reine furieuse lui déclare qu’elle ou lui est désormais de trop sur la terre, et, comme il demeure inébranlable, elle le quitte la rage dans le cœur.

Peu de temps après, Burgundes et Thuringiens envahissaient la vallée de l’Idis. Le burg d’Ingo était assiégé par une armée nombreuse à laquelle la reine semblait avoir communiqué ses fureurs. Ses Vandales, Berthar et lui-même firent des prodiges de valeur. Deux fois l’assaut fut repoussé. Le vieil Answald, accouru sur les lieux, essaya en vain de s’interposer. Il put encore arriver jusqu’à sa fille, qui se jeta dans ses bras en lui criant : Bénis-moi, mon père, embrasse ma mère ! et rentra précipitamment sous le toit où l’on venait de déposer son Ingo blessé à mort. Les assiégeans avaient réussi à mettre le feu à la forteresse de bois. Des combats épiques, rappelant la fin du Niebelungen-Nôt, se livrèrent encore sur le seuil de la demeure que les flammes dévoraient déjà. Wolf succomba en défendant son seigneur. Un terrible orage vint mêler son fracas aux horreurs de cette lutte désespérée. Quand enfin Gisèle pénétra dans la chambre reculée où l’on avait porté les blessés, elle aperçut le vieux Berthar étendu mort sur son bouclier au pied du lit de son maître bien-aimé, Irmgard inclinée sur ce lit tenant dans ses mains celles d’Ingo, tous deux frappés par la foudre. La prédiction de la prophétesse alemane était accomplie. Le dragon magique consumait Ingo et son bonheur. — Pourquoi les dieux n’ont-ils pas permis que ma place fût là ? — proféra Gisèle d’une voix farouche.

Cependant au plus fort de la mêlée Irmgard avait confié son enfant et le talisman à sa fidèle Frida. Celle-ci parvint à s’échapper avec son précieux fardeau. C’est tout ce qu’on en put savoir, car, malgré les recherches les plus actives de Théodulf et de la reine, personne ne put leur dire ce qu’était devenu le fils d’Ingo.


III

En racontant l’histoire d’Ingo, la plus originale des trois, nous n’avons pu donner qu’une très faible idée de ce qu’elle a d’étrange, d’agreste à la fois et de rude. Elle fait penser à chaque instant à ces grands bois peu fréquentés où, quand on s’y promène au printemps, on découvre sous les broussailles, au milieu des ronces, des fleurs d’une grâce rustique incomparable. Peut-être, au nom d’une archéologie sévère, aurait-on le droit de relever quelques anachronismes dans cette peinture de la vie germaine au IVe siècle de notre ère. Quand on sait ce qu’étaient ceux des Germains qui, tels que les Franks, arrivèrent encore païens sur les terres de l’empire, si différens des Goths et des Burgundes déjà chrétiens et moralement conquis par la civilisation, il est difficile de se représenter les Germains du centre vers l’an 360 aussi laborieux, aussi agricoles, aussi bons constructeurs, que nous les décrit M. Freytag. Tacite nous les montre au IIe siècle encore très apathiques pour tout ce qui n’était pas la chasse ou la guerre. Auraient-ils donc changé au point qu’on doive les reconnaître dans les scènes d’activité champêtre, régulière, paisible, qui se rencontrent dans Ingo ? il nous semble aussi qu’il y a chez plusieurs personnages du récit un sentiment de l’unité germanique qui jure avec l’état d’hostilité continuelle, acharnée, qui fut si longtemps l’état normal des peuplades germaines. Est-il bien sûr qu’un Germain du nord, malgré la parenté des idiomes, pût alors converser aisément avec des Germains du centre et du sud. Aujourd’hui un Poméranien et un Badois, parlant chacun son patois local, ont toutes les peines du monde à s’entendre, et l’on sait que dans une même région linguistique ce n’est pas la langue générale et dominante, ce sont les patois qui remontent le plus haut.

Ces questions, qu’il serait d’ailleurs difficile de résoudre avec certitude, ne détruisent pourtant pas l’impression de réalisme antique que l’on retire de ce livre singulier. L’auteur a pris soin de la fortifier par un judicieux emploi de son érudition. Les pièces de monnaie romaine que les femmes portent sur leur vêtement comme une parure, le balai mis en travers de la porte en guise de mauvais présage à l’adresse de l’amant qu’on veut évincer, le langage figuré des personnages qui, pour énoncer leurs idées, trouvent plus facilement des images que des raisonnemens, le rhythme lyrique auquel ils se laissent aller sans le vouloir lorsque l’émotion ou la passion les domine, une foule de détails dus aux recherches historiques de notre temps, mais habilement fondus dans le cours même du récit, tout concourt à relever cette saveur sui generis qu’aucun livre du même genre, du moins à notre connaissance, ne possède au même degré. Nous n’hésiterons donc pas à saluer dans Ingo une véritable œuvre d’art. Pourrons-nous en dire autant des deux romans qui lui font suite ? Nous allons résumer maintenant l’histoire d’Ingraban.

L’an 724 de notre ère, au temps où Grégoire II était pape et Charles Martel maître du grand empire frank, trois voyageurs à cheval cheminaient vers la région montagneuse qui s’étend sur les confins de la Franconie et de la Thuringe. Celui qui marchait en tête était un jeune Thuringien nommé Ingraban, et plus souvent par les gens de l’endroit Ingram, dernier rejeton d’une ancienne famille dont l’origine était légendaire, mais qui ne possédait qu’un petit domaine au pays de Thuringe. Il servait de guide aux deux autres, l’un d’âge mur, aux larges épaules, méditatif, l’air imposant, le second à peine sorti de l’adolescence, aux traits réguliers et délicats, d’une exquise douceur. On les eût pris pour deux marchands voyageant pour leurs affaires. En réalité, le plus âgé de ces deux cavaliers n’était autre que l’illustre Winfried, plus connu dans l’histoire sous le nom de saint Boniface, le grand apôtre de la Germanie ; l’autre était son neveu Gottfried, qui avait voulu s’associer à son œuvre missionnaire dans un pays où la semence de la foi chrétienne était déjà répandue, mais où la grossièreté des mœurs, l’attachement persistant d’un grand nombre à la vieille religion, le manque total de discipline et d’organisation, enfin les dévastations continuelles commises par les hordes slaves campées dans le voisinage compromettaient tristement le succès de la propagande. Le guide Ingraban était lui-même païen, ne savait guère ce que les deux voyageurs allaient faire dans son pays, et se montrait on ne peut plus revêche à leurs instructions religieuses ; mais il s’était engagé par serment à les protéger jusqu’au moment où ils seraient parvenus en pleine Thuringe, et rien au monde ne l’eût empêché de remplir son engagement. Arrivés au-dessus d’une vallée pittoresque connue sous le nom d’Idisthal, ils s’arrêtèrent pour passer la nuit sur un monticule où il semblait que la main des hommes eût jadis creusé le sol en fossés profonds. Du reste, le pays était désert. L’œil, de quelque côté qu’il se tournât, ne découvrait aucune habitation. Plusieurs invasions successives, Avares et Wendes avaient ravagé la vallée. C’est là pourtant que, selon la tradition locale, les ancêtres d’Ingraban avaient vécu jadis. A l’endroit où l’on disait que leur demeure s’était élevée autrefois, se dressait seul un grand arbre que le jeune guide saluait avec vénération, et qui plongeait par ses racines dans un terrain où l’on trouvait, dès qu’on remuait la surface, des débris carbonisés. Winfried et son jeune compagnon lui parurent commettre un sacrilège quand ils choisirent cet emplacement pour se livrer au sommeil et que le plus âgé enfonça sa hache dans le tronc du vieil arbre, comme pour défier les puissances ennemies qui pouvaient hanter ce lieu désolé. Quant à lui, il préféra dormir un peu plus haut, près d’une source qu’il aimait sans trop savoir pourquoi. Dans les brumes du soir qui s’élevaient d’un torrent coulant au fond du ravin, il croyait voir des formes divines qui se dessinaient légèrement et ondulaient gracieusement en lui envoyant des gestes caressans et des bénédictions mystérieuses.

Le lendemain, les trois voyageurs se remirent en route. Bientôt ils découvrirent que les Sorbes, tribu slave pillarde qui désolait cette région sans défense, avaient tout récemment passé par là. La belle métairie d’un Frank, dont la fille était chère à lngraban, avait été dévastée, son propriétaire tué, ses enfans enlevés, et avec eux leur sœur aînée, la bien-aimée du jeune guide. Aussi fit-il diligence pour mener ses voyageurs au village thuringien qu’ils devaient atteindre et qui était le sien, afin d’aviser promptement aux moyens de délivrer la jeune fille, s’il ne pouvait tirer vengeance de ses ravisseurs.

D’autres soucis assiégeaient Winfried ou Boniface, Comme nous l’avons dit, il y avait déjà des chrétiens et des embryons d’églises chrétiennes en Thuringe ; mais à peine arrivé sous le toit du prêtre Meginhard, qu’on appelait Memmo dans le pays, il en vit assez pour comprendre que l’œuvre était à peine ébaucbée. Memmo était un rustre dont un supérieur avisé pouvait à la rigueur tirer quelque parti, mais qui, livré à lui-même, sans direction, sans discipline, retombait très vite sous le poids d’une sensualité épaisse. Ses paroissiens ne voyaient guère en lui qu’une espèce de sorcier, sachant énoncer en latin, langue pour eux surnaturelle, des incantations ou des sorts qui semblaient l’emporter sur les vieilles formules par leur vertu curative ou préservatrice ; quant à l’influence morale de son enseignement, elle était nulle. Le gros Memmo, il faut le dire, ne prêchait pas d’exemple. Boniface le trouva en compagnie d’une servante joufflue qui lui faisait la cuisine et d’une jeune esclave sorbe, faite prisonnière dans un combat et qu’on lui avait envoyée en reconnaissance d’un service rendu, comme on lui eût donné une outre de vin ou une génisse. Le saint, qui ne plaisantait pas en matière de discipline, commença par renvoyer les deux femmes et administra lui-même à Memmo une flagellation qui dura une bonne partie de la nuit et à laquelle Memmo se soumit avec la plus entière humilité. Boniface alors lui annonça sa résolution de se fixer pour un temps assez long dans la Thuringe, dont il voulait que la conversion devînt une réalité, et de bâtir une véritable église chrétienne dans ce pays qui n’avait pas encore d’édifice religieux. Il apportait pour cela des reliques et des vases sacrés. En même temps il apprit que Memmo, naguère fait prisonnier par les Sorbes, avait dû sa délivrance au désir de Ratiz, chef de la peuplade slave, d’entrer en relations avec le grand chef des Franks, et à la promesse qu’il avait dû faire de communiquer ce désir à Boniface, dont le Sorbe connaissait le crédit auprès de l’illustre guerrier. Boniface voulut savoir au juste ce que signifiaient ces avances du chef barbare et chargea son neveu Gottfried de se rendre auprès de lui, en s’associant Ingraban, qui cette fois encore lui servirait de guide. Ses instructions lui enjoignaient de demander avant tout au chef des ravisseurs le renvoi des femmes et des enfans enlevés lors de sa récente expédition. Une superbe coupe de vermeil, artistement ouvragée, devait récompenser la bonne volonté de Ratiz.

Le jeune moine et le jeune Thuringien se rendirent donc au campement des Sorbes, qui ressemblait à s’y méprendre à un village cosaque d’aujourd’hui. Les négociations ne furent pas des plus faciles. Si les Thuringiens sortaient à peine de la barbarie, les Sorbes étaient encore de vrais sauvages. Ratiz, avec son titre de roi, n’était qu’un brigand chef de brigands, avec quelques visées ambitieuses et beaucoup de ruses. Lorsque, médiocrement confiant dans la capacité du jeune envoyé de Boniface, il l’eut mis à l’épreuve en lui faisant lire un parchemin sur lequel étaient écrites des phrases latines dont il ignorait lui-même le sens, il fit croire à son entourage qu’une formule trinitaire en latin, lue par le jeune homme, signifiait que le chef des Franks lui offrait son amitié. C’est avec peine qu’il accorda la permission de voir les captifs, et Ingraban eut la douleur d’apprendre que sa bien-aimée Walburge avait été choisie pour partager avec vingt autres la couche de son hideux vainqueur. Il put pourtant parler à la jeune esclave et lui remettre son couteau pour qu’elle eût moins de peine à s’acquitter des pénibles travaux qui lui étaient imposés. Ingraban voulut toutefois tâcher de la ramener sans la tenir de l’intervention de Gottfried, qu’il n’aimait pas. Il défia Ratiz en combat singulier, Ratiz refusa ; mais Ingraban dut accepter le « duel des pots, » genre ignoble de combat où celui qui succombait le premier aux vapeurs de l’ivresse perdait par cela même son enjeu. Ingraban engagea son cheval et perdit. La malheureuse Walburge), témoin de ce duel qui révoltait ses sentimens de chrétienne, — car elle comptait parmi les adeptes ferventes de la foi nouvelle, — ne put supporter l’idée qu’elle allait être livrée à l’odieux bandit et se fit, avec le couteau de son amant, une entaille sur la joue. Elle se fût même tuée dans son désespoir, si Gottfried ne lui eût arraché le couteau des mains. Ingraban, qui attribuait sa male chance à l’influence néfaste du moine, voulut tenter une dernière fois la fortune. Il joua Walburge aux dés. Sa propre personne servait d’enjeu. Il perdit encore, et devint ainsi l’esclave de Ratiz. Tout espoir semblait donc envolé pour la pauvre captive, lorsque Gottfried, en faisant un usage habile de la renommée du puissant chef des Franks et de la crainte qu’il inspirait à Ratiz, en posant le renvoi des captifs comme condition absolue de toute négociation, parvint à changer les idées du grossier personnage. Il échoua toutefois dans ses efforts pour délivrer aussi Ingraban. Le chef sorbe déclara qu’il était sa propriété, sa chose légitimement gagnée, et on lia le jeune Thuringien dans une espèce de cabane, en attendant l’heure de le sacrifier aux divinités de la peuplade.

Ne pouvant obtenir davantage, Gottfried reprit la route de la Thuringe, précédé des prisonnières et des enfans et assisté du serviteur d’Ingraban, un certain Wolfram, qui joue dans cette histoire un rôle tout semblable à celui de son presque homonyme dans celle d’Ingo, le rôle du serviteur entièrement, absolument dévoué à son maître, et dont la devise est wie der Herr, so der Knecht, le serviteur suit la fortune de son seigneur. A peine eut-il mis à peu près sur la bonne route le cortège qui s’avançait, bannière déployée et chantant des cantiques, qu’il fut saisi par l’impérieux besoin de retourner près d’Ingraban pour tâcher de le sauver ou de mourir avec lui. Par des miracles d’adresse et d’énergie, il parvint à opérer contre toute vraisemblance l’évasion de son maître, et ils purent s’enfuir de concert avec un autre prisonnier thuringien qui, à la faveur des ténèbres, se donna le plaisir, avant de quitter le village sorbe, d’y mettre le feu. Quand, ayant dépisté ceux qui les poursuivaient, les trois fugitifs aperçurent du haut d’une montagne les flammes qui dévoraient les huttes sorbes, Ingraban s’arrêta comme terrifié. Il n’était pourtant pas tendre de nature et ne connaissait guère la peur, c’étaient les demeures de ses ennemis détestés qui flambaient ; mais il avait une horreur instinctive des incendies, c’était chez lui comme une répulsion héréditaire.

Après un pénible voyage, troublé par les poursuites des bandes sorbes qui voulaient se venger et reprendre leurs prisonniers, Ingraban et ses deux compagnons, Gottfried et ses protégées un peu plus tard, atteignirent enfin le village thuringien. Walburge fut admirable de courage et de soins maternels pour les enfans, la robuste païenne Gertrude la seconda de son mieux, et Gottfried déploya une prudence, un dévoûment dont la source était pure comme sa foi mystique, mais auxquels se mêlait déjà un sentiment nouveau pour lui, dont il n’osait pas se rendre compte, et dont Walburge était l’objet.

Le comte Gerold venait d’arriver en Thuringe, envoyé par le duc Charles pour défendre ce pays menacé par les hordes pillardes. Le nouveau suzerain s’entendit avec Boniface pour que les intérêts de la politique franke et ceux de l’évangélisation de la contrée se prêtassent un mutuel appui. Boniface s’était fait reconnaître évêque de toute la région en vertu d’un bref du pape Grégoire. Sa prédication puissante, rehaussée par la déférence que lui témoignaient le comte et sa noble épouse, ainsi que par le prestige de ses insignes épiscopaux, faisait merveille et multipliait les conversions. Les offrandes pour la construction de l’église projetée affluaient de toutes parts. C’était à qui donnerait le plus. Boniface, à côté de l’église, avait organisé une école dont Memmo, surveillé de près, faisant de son mieux, et Gottfried étaient les directeurs, et à défaut d’un cloître régulier il avait réuni dans une sorte d’association de couture et de tissage, soumise à une discipline quasi-conventuelle, les filles et les femmes échappées à l’esclavage des Sorbes. Tout marchait à souhait de ce côté, et la païenne Gertrude elle-même n’avait pu résister à l’entraînement général. Elle avouait pourtant à Walburge que, tout en se trouvant très bien sous la houlette épiscopale, elle eût volontiers planté là toutes ces étrangetés pour aller danser et sauter au travers d’un feu nocturne avec un gars alerte et bien découplé. Walburge aurait voulu coudre une robe neuve pour Gottfried, qu’elle aimait comme un frère ; mais celui-ci dut, tout en pâlissant, refuser ce témoignage d’affection en lui apprenant qu’il était défendu aux membres de son ordre de porter des habits faits par des mains de femme. Quant à Walburge elle-même, son cœur était depuis longtemps à Ingraban, et elle ne comprenait pas très bien les discours de Boniface sur les mérites transcendans du célibat. La femme en elle ne pouvait céder tout à fait à la sainte, et quand Gottfried lui apprit qu’il attendait d’Angleterre une de ses sœurs qui avait pris le voile, renoncé au mariage, et qui devait apporter aux néophytes de Thuringe les trésors de son expérience et de sa foi éprouvée, Walburge se demanda naïvement pourquoi donc cette sœur se privait volontairement des joies de la famille. Avait-elle aussi une marque sur la joue, qu’elle s’astreignait à vivre toujours voilée ? C’est qu’en se regardant un jour dans le cristal d’une fontaine, la pauvre Walburge avait découvert qu’une cicatrice rouge à la joue ne flatte pas le visage d’une jeune fille.

Elle eut bientôt d’autres soucis. Les succès de Boniface n’empêchaient pas un certain nombre d’hommes du pays de persister dans les croyances consacrées par les siècles, et Ingraban surtout se faisait remarquer par son paganisme opiniâtre. Beaucoup de ces païens récalcitrans étaient ébranlés, se réservaient de se décider plus tard pour celui des dieux rivaux qui se montrerait le meilleur patron de ses adorateurs ; mais Ingraban avait fièrement déclaré qu’il resterait fidèle aux dieux, même vaincus, de ses ancêtres. Boniface et Gottfried lui inspiraient toujours plus d’antipathie, et lorsque l’évêque refusa de lui laisser Walburge et ses jeunes frères, qu’il aurait voulu abriter sous son toit, sans égard pour la dignité sacerdotale, malgré la présence du comte de Thuringe, qui assistait à cette scène, le fougueux Thuringien fondit sur Boniface l’épée à la main. Le comte courroucé donna l’ordre de l’arrêter. Il échappa à ceux qu’on avait chargés de le saisir et s’enfuit dans les bois ; mais son procès s’instruisit par contumace devant la justice comtale, et, s’il évita la peine capitale, ce fut pour être frappé de cette excommunication civile édictée par le vieux droit germain, qui interdisait à tout habitant de lui faire part de son feu et de son pain, et qui autorisait tout passant à lui courir sus et à le tuer comme un animal dangereux. Il était donc désormais plus qu’un paria, un outlaw, avec lequel nul ne devait plus avoir de rapport. Seul son écuyer Wolfram connaissait sa retraite au cœur de la forêt, et celui-ci confia à Walburge, qui s’informait avec angoisse de ce qu’était devenu l’ami de son cœur, qu’il avait ordre pour le lendemain de lui amener en secret deux chevaux. Son intention était d’aller, seul avec son écuyer, attaquer les Sorbes et périr dans un combat désespéré. Walburge frémit de douleur et d’effroi ; elle exigea du fidèle serviteur qu’il la menât près d’Ingraban. Elle se disait que son devoir l’appelait auprès du proscrit, quoi qu’il en pût coûter à sa réputation et à son bien-être ; mais qu’elle eut de peine à faire pénétrer de pareilles idées dans l’esprit de Boniface, sans l’aveu duquel toutefois elle n’eût osé partir ! Il commença par entrer dans une violente colère, il gronda, pria, tâcha de vaincre ce qui lui paraissait une décision insensée. Ce fut parce que l’évêque s’aperçut que la résolution de la jeune fille était inébranlable, bien plutôt que persuadé par ses raisonnemens ingénus, qu’il finit par céder, et ce fut en se disant avec un profond chagrin que Walburge, malgré tous ses mérites, était encore loin du royaume des cieux. Quelle ne fut donc pas sa douloureuse surprise lorsque, le même soir, le pur et doux Gottfried vint le prendre à part, s’agenouiller devant lui et lui faire la confession d’un secret qui lui déchirait l’âme, et que nul autre que son père en Dieu ne devait connaître !

Le lendemain, comme cela était convenu, Wolfram conduisit Walburge au rendez-vous qu’elle avait sollicité. Ici, nous laisserons M. Freytag raconter lui-même cette entrevue, la plus jolie scène de son second roman.

« Wolfram s’était écarté à la prière de Walburge, tout en se réservant de ne pas s’éloigner au point de ne pouvoir lui porter secours en cas de besoin. La jeune fille, à demi voilée, une corbeille à ses pieds, s’était assise contre l’arbre que son conducteur lui avait indiqué. Elle était seule, les mains jointes, regardant vers le ciel qu’elle ne voyait pas, que les branches et les feuilles lui cachaient. Le profond silence de la forêt n’était que rarement troublé par le cri d’un oiseau qui passait au-dessus…

« Tout à coup elle entendit un pas précipité, une voix l’appela par son nom, le proscrit accourait à travers les arbres. Il se jeta à ses pieds sur la mousse et lui prit les mains. — Tu es pourtant venue, lui dit-il, — et l’émotion joyeuse étouffait sa voix, — j’ai secrètement espéré que je te verrais encore une fois, et chaque jour j’allais et venais sur cette mousse comme si un enchantement m’eût retenu près de cet arbre. — Walburge lui touchait doucement les cheveux et les joues. — Que l’on visage est pâle ! lui dit-elle, que tes cheveux sont emmêlés et ton corps amaigri, pauvre ombre qui fuis le soleil ! La forêt t’en veut, tu as la mine désespérée et le regard farouche. — Il fait dur dans la forêt, et la solitude est terrible au proscrit, répondit Ingram, les racines lui blessent le pied, les branches lui arrachent les cheveux, et les corbeaux dans les hauteurs de l’air se demandent en croassant s’il ne leur servira pas bientôt de régal. Je ne sais pourtant pas si je dois beaucoup me réjouir de te voir ; tu viens d’auprès des prêtres et tu vas retourner chez eux pour leur annoncer l’agréable nouvelle que tu m’as trouvé misérable et désolé. — J’étais chez les prêtres, et je suis venue, répondit gravement Walburge, j’ai quitté la maison des chrétiens pour venir prendre soin, de toi, autant que je le puis ; j’ai quitté la société des hommes et j’ai choisi la forêt sauvage, si tu veux me garder près de toi.

« — Walburge ! — s’écria le proscrit, qui se jeta de nouveau contre terre. Puis il l’entoura de ses bras, appuya sa tête contre sa bien-aimée et sanglota comme un enfant.

« Walburge lui prit la tête, déposa un baiser sur ses cheveux hérissés et lui dit d’un ton maternel : — Calme-toi, sauvage ; si ton sort est rude, je veux t’aider à le supporter. Moi aussi, j’ai grandi près de la sauvagerie, non loin des brigands de la frontière. Le courage patient est d’un grand secours aux opprimés. Assieds-toi devant moi, Ingram, et parlons raisonnablement comme jadis quand nous causions près du foyer de mon père. — Ingram obéit docilement, mais retint sa main. — Ne me presse pas ainsi la main, continua Walburge, j’ai à te confier quelque chose de pénible, une chose qui ne sort pas facilement de la bouche d’une jeune fille. — Mais Ingram l’interrompit. — Avant tout, écoute-moi, dit-il, — Il prit un caillou dans la mousse et le jeta derrière lui. — Voilà ce que je fais de ce qui nous séparait. Pardonne, Walburge, ce qui t’a choquée en moi, ne pense plus à ton esclavage chez les Sorbes, ni à ta délivrance par la main des étrangers, et, je t’en supplie, ne m’afflige pas de paroles sévères, car je suis si heureux à cette heure en te voyant devant moi, fidèle à notre amour, que je veux à peine songer à mon bannissement. Tu es plus chère à mon cœur que je ne saurais te le dire, et aujourd’hui que tu es venue me trouver, je ne puis que penser à toi et me réjouir de ta présence.

« Le voile qui cachait à moitié le visage de Walburge s’agita. — Regarde avant tout, Ingram, le visage que tu as aimé ; prudent est l’amoureux qui a d’abord bien considéré ce qu’il veut obtenir. — Elle rejeta le voile en arrière, une ligne rouge se dessinait sur sa joue gauche, la moitié de son visage ne ressemblait plus à l’autre. — Ce n’est plus cette Walburge dont jadis tu caressais les joues. — Ingram s’arrêta interdit. Elle le regarda avec angoisse, et, quand elle vit sa stupeur, elle ramena son voile sur sa joue blessée et se détourna pour cacher ses larmes.

« Ingram se rapprocha d’elle et toucha légèrement l’autre joue. — Laisse-moi embrasser celle-ci, lui dit-il tendrement ; j’ai eu peur, car la balafre sillonne douloureusement ton visage. Mais je sais que tu te l’es faite quand moi j’étais fou ; hommes et femmes t’honoreront pour une pareille blessure ! — Tu parles en honnête homme, Ingram ; pourtant je crains que désormais ma vue ne te soit pénible quand tu me compareras aux autres. Je suis fière, et, si je deviens ta femme, je veux être seule à t’avoir pour la vie et pour la mort. C’est mon droit. Je veux aussi te dire ce que j’ai sur le cœur. Quand j’étais encore comme les autres jeunes filles, j’espérais que tu serais mon mari, et, si je ne t’eusse pas épousé, j’aurais difficilement accepté tout autre homme qui m’eût désirée pour femme ; mais, il y a quelque temps, j’ai entendu une voix qui semblait parler au dedans de moi et me dire que je ferais mieux de me vouer à un autre maître, au Dieu du ciel, qui, lui aussi, a porté les marques de ses blessures. Ils ont mis sur ma tête un demi-voile. Dois-je la voiler entièrement ou non, voilà ce que je me demandais dans mes heures d’angoisse.

« Ingram bondit. — Les maudits prêtres ! s’écria-t-il, ils ont détourné ton cœur de moi. — C’est ce qu’ils n’ont pas fait, reprit vivement Walburge ; tu ne connais pas ceux que tu calomnies. Rassieds-toi et écoute-moi tranquillement, car entre nous deux la confiance doit être entière. Si tu étais heureux, je dissimulerais peut-être les sentimens de mon cœur, et, si tu me demandais à mon plus proche parent, ta recherche devrait durer longtemps, parce que, vu ma blessure, je me fierais difficilement à ta constance. Mais maintenant je vois que tu as besoin d’amitié, que ta vie est en grand danger ; l’inquiétude a été plus forte que moi, je suis venue pour que tu ne deviennes pas un sauvage parmi les bêtes fauves, et, si j’y puis quelque chose, pour que tu ne périsses pas dans la forêt. Je sais, tu sais aussi que dans la détresse je t’appartiens. — Elle ôta de nouveau son voile. — Tu dois me voir désormais telle que je suis, je ne cache plus mon visage devant toi.

« Ingram se rassit à ses côtés et l’entoura de ses bras. — Ne songe plus à mon salut ni à mon bonheur ; je n’en donne rien, si tu ne me dis pas ce que je veux entendre, que tu es venue parce que tu m’aimes. — Je veux être ta fiancée, dit Walburge à demi-voix, si tu veux être mon fiancé. « Il se releva joyeux. — Viens donc où brille le doux soleil pour que nous prononcions les paroles sacrées. — Cependant, lorsqu’il vit les yeux de Walburge attachés sur les siens avec une expression de tendresse ineffable, il changea de contenance, le chagrin envahit de nouveau son cœur, et il s’écarta. — En vérité, s’écria-t-il, je mérite bien de vivre avec les loups. N’allais-je pas condamner la fille de mon ami mort aux horreurs de la vie sauvage ? J’ai oublié ce que je suis… Je fus un guerrier, aujourd’hui je ne suis plus qu’une ombre maudite. Il est dur, Walburge, de devoir éviter partout le feu et la fumée, plus dur encore de fuir loin des yeux de tout passant, ou de s’attendre à un combat sans colère et sans haine, uniquement parce que l’autre frappe sur le proscrit comme sur un chien enragé. Ce qui est plus dur encore que le danger de la vie et le meurtre sans gloire dans l’épaisseur des bois, c’est de devoir se cacher comme un lâche et de vivre honteusement comme un monstre tapi sous les broussailles. Une pareille ignominie m’est insupportable, et le seul remède, c’est de finir promptement l’épée à la main. Walburge, si tu veux me prouver ton amour, va dire à celui qui fut mon serviteur qu’il m’amène un cheval sellé pour que j’aille chercher ma dernière vengeance. — Et, se jetant contre terre, il se cacha le visage dans la mousse.

« Walburge sentit son cœur battre d’angoisse, mais elle se contint pour remonter le courage du malheureux. Assise près de lui, elle relevait les boucles mêlées de sa chevelure. — Veux-tu donc faire comme si personne dans le pays ne songeait à toi ? On a vu plus d’un condamné obtenir sa grâce, quand la première colère était passée. Plusieurs ont regretté la sentence rendue contre toi. Le seigneur Winfried a intercédé pour toi près du comte.

« — Ne me dis pas cela pour me consoler, interrompit Ingram avec colère, cette intercession m’est odieuse, je déteste tout service que ce prêtre pourrait me rendre. Du premier jour que je l’ai vu, il a voulu disposer de moi comme d’un valet et se servir en sournois de toi comme de moi. Quand j’appris le jugement qui me frappait, j’eus meilleure opinion de lui, tout en le haïssant toujours. Je me disais qu’il avait après tout le sentiment viril de la vengeance ; mais sa compassion, je ne puis la supporter, je veux rester son ennemi.

« Walburge soupira : — Tu as beau l’injurier, il fait pourtant ce que sa foi lui ordonne, il fait du bien à ses ennemis. — Peut-être, chrétienne, viens-tu aussi me faire du bien selon ta foi, tout en me méprisant en toi-même. — Walburge lui donna un léger coup sur la tête. — Tu as la tête dure, dit-elle, et les pensées injustes. — Puis, l’embrassant sur le front, non-seulement, continua-t-elle, l’évêque a de bonnes intentions pour toi, mais aussi le nouveau comte frank te regrette, il a fait l’éloge de ton bras et dit qu’il n’aimerait pas à se passer de toi dans la prochaine campagne contre les Slaves. Sache, mon héros thuringien, que cet automne, après la moisson, il y aura une expédition contre les Wendes.

« Ingram releva la tête. — Ah ! voilà une bonne nouvelle, Walburge, lors même que je suis bien malheureux d’être exclu d’une si belle guerre. — Ecoute encore, poursuivit-elle, le grand-duc des Franks marche, dit-on, contre les Saxons et de toutes parts les guerriers s’apprêtent à de nouveaux, combats. — Tu me rends fou ; penses-tu que je survivrai à l’idée d’être banni loin de mes compagnons d’armes au moment où ils vont se couvrir de gloire ? — Je pense que tu dois combattre dans leurs rangs, et c’est aussi pour cela que je suis ici.

« Ingram étonné la regarda, un rayon d’espérance se glissa dans son âme. — Que peux-tu faire pour cela ? lui demanda-t-il. — Je n’en sais rien encore, répondit Walburge d’un ton décidé, néanmoins j’ai bon espoir pour toi. J’irai trouver le comte, et, s’il n’y peut rien, j’irai trouver le prince des Franks sur la terre étrangère, et je l’implorerai pour mon compatriote. J’irai, je supplierai, de cour en cour ; peut-être qu’ils me seront favorables, puisque ton épée leur fait besoin. — Fidèle amie ! dit Ingram ému. — Et pourtant, fou que tu es, tu veux m’en empêcher en refusant d’accepter mes offres. Comment une fille pourrait-elle parler pour toi devant les étrangers, si elle n’est pas ta fiancée ?

« Ingram leva la main. — Si je dois vivre, s’écria-t-il, et si je dois encore marcher le cœur libre à travers nos campagnes, alors je tâcherai de te prouver ma reconnaissance. — Walburge lui exposa son plan. Elle resterait quelque temps auprès de lui dans la solitude, puis elle retournerait dans sa métairie abandonnée pour y remettre tout en bon ordre. Elle tâcherait de lui procurer un abri où il pourrait attendre sa grâce. — Comment sortirons-nous de notre détresse, le bon Dieu seul le sait ; mais j’ai confiance en lui, et je le remercie de ce que je t’ai retrouvé dans les bois et éprouvé ton cœur. — Là-dessus elle baissa la tête et prononça un Pater. Ingram s’assit tranquille à ses côtés et écouta la prière qu’elle murmurait. Quand elle se rassit près de lui, les mains jointes et la bouche souriante, il lui prit doucement le bras et lui dit : — Viens, Walburge, viens où le soleil reluit. — La jeune fille se retourna de son côté. — Dis-moi, la cicatrice me rend-elle bien laide ? — Je ne la vois plus, répondit sérieusement Ingram. — Walburge soupira. — Peut-être t’y accoutumeras-tu ; mais arrête encore un peu. Tel que tu es, le soleil ne peut te voir ; il n’aime pas à percer des habits troués, et des cheveux en désordre ne vont pas à un fiancé. Passe d’abord ce surtout que j’ai cousu pour toi, et va à la source pour parer ta tête comme il convient. — Elle ouvrit sa corbeille et en tira une aiguille et du fil. — J’ai apporté bien des choses qu’on ne trouve pas dans les bois et dont on a besoin quand on veut plaire. Voici la chemise des fiançailles. Veux-tu la porter pour l’amour de moi ? Je l’ai cousue dans la douleur, lorsque j’étais encore bien souffrante. Vois-tu, tu ne vis plus pour toi tout seul, il te faut aussi penser à moi, et tu dois faire bien attention de me plaire toujours. — Elle le congédia ainsi pour quelque temps et raccommoda vivement le vêtement déchiré. Quand il revint, elle avait arrêté son dernier fil, elle enlevait les brins de mousse, puis elle l’aida à endosser son nouveau surtout. — Voilà comme tu me plais, lui dit-elle ; te voilà tout changé sous les arbres. Et maintenant, Ingram, je te suivrai partout où tu iras…

« Ils marchèrent en silence sur la mousse et arrivèrent près d’un rocher qu’on voyait au milieu des arbres. Un vieux tronc qui jadis s’élevait sur la cime était tombé. A sa place fleurissaient au soleil un fouillis d’herbes sauvages, des églantiers et des campanules. Tout à coup elle s’arrêta, et, s’efforçant de cacher son émotion sous un sourire : — Attention, Ingram, lui dit-elle, et apprends encore ceci. Je vais être ta fiancée depuis cette heure ; mais la fille de ton ami ne sera ta femme qu’au milieu de ses parens et quand mon oncle aura fait les invitations à la noce, car, bien que nous soyons seuls, il nous faut observer la décence. Jusque-là il y aura entre nous ce couteau dont tu m’as fait un jour présent. Pense au couteau, Ingram, lorsque tu ne vois pas ma joue. — C’est un fatal couteau, dit Ingram mécontent. — C’est un bon conseiller, reprit Walburge, — et, s’emparant de sa main, elle lui dit d’une voix suppliante : — Il te conseillera si bien que tu pourras toute ta vie respecter ta femme. « Ingram soupira, mais aussitôt il releva la tête et lui dit : — Tu penses comme il convient à ma femme.

« Tous deux s’avancèrent au soleil et prononcèrent devant l’astre radieux leurs noms et les paroles qui les unissaient l’un à l’autre pour la vie et la mort. Ingram, conformément à la coutume, voulait lui passer au bras le lien symbolique et cherchait quelque branche pliante pour en tenir lieu, quand elle lui dit à demi-voix : — J’ai caché dans ta poche le lien solide qui doit m’attacher à toi. — Ingram mit la main à la poche et en tira la courroie du couteau. — Et maintenant, mon beau guerrier, continua-t-elle, assieds-toi, pour que je prépare le repas de nos fiançailles ; c’est un honneur pour la fiancée, et elle y tient. A défaut d’autres convives, nous inviterons les petits oiseaux, s’ils veulent bien chanter pour nous leurs chansons joyeuses. — Elle lui montra un plat qu’elle avait apporté et lui coupa les bons morceaux comme à un malade… » Il nous faut suivre rapidement les deux amans dans la retraite qu’Ingram avait découverte au fond d’une grotte spacieuse, dont l’étroite entrée était masquée par des broussailles. Là il avoua à Walburge que sa confiance dans les dieux de son enfance était ébranlée. Ils l’avaient bien mal protégé dans ces derniers temps. Il n’avait plus de foi que dans la « dame du destin, » qui demeurait dans l’Idisthal et qui avait toujours secouru ses ancêtres. Il lui montra un petit sac en peau de loutre, qui remontait, lui dit-il, jusqu’à son premier ancêtre dont le nom était Ingo. Celui-ci, amoureux de la fille de son chef, avait tué son rival en combat singulier, et, comme lui, il avait dû s’enfuir loin des vivans. En route, sur les bords de l’Idis, il avait vu une loutre qui allait dévorer un beau cygne, il avait tué la loutre, et le cygne s’était transformé en une belle femme, la déesse du torrent, qui avait prononcé sur lui des incantations portant bonheur et lui avait remis un charme qui lui assurait la victoire et le don d’invisibilité. Muni de ce charme, il avait pu enlever sa bien-aimée et se construire une grande demeure au-dessus du torrent de sa protectrice. Là il avait vécu puissant et invincible ; mais un jour son fils tira le charme du bahut où il était déposé et alla se promener dans la forêt. Alors les ennemis d’Ingo pénétrèrent dans sa maison et la brûlèrent avec tous ceux qu’elle contenait. L’enfant seul échappa, et c’est de lui qu’Ingram descendait.

Walburge considérait le petit sac avec effroi. C’était pour elle un talisman diabolique ; mais ils furent interrompus dans leur dialogue par l’arrivée d’un chasseur d’ours, espèce de colosse velu, presque aussi farouche que son gibier, bon diable au fond et très indécis entre la superstition païenne et la nouvelle religion qui se recommandait par de grandes vertus magiques. Ce demi-sauvage leur apprit qu’il venait de surprendre les Sorbes en plein préparatif d’attaque soudaine contre le village thuringien d’Ingraban. A tout risque, celui-ci s’y rendit avec Walburge pour donner l’alarme à ses compatriotes. L’imminence du danger, le service rendu, le besoin qu’on avait d’un brave comme lui, firent que nul ne songea à se prévaloir contre lui de la sentence qui le frappait. Les mesures les plus nécessaires furent prises à temps. Pour la première fois, la cloche de la nouvelle église sonna dans le pays pour appeler les habitans à la défense commune, et cette invention du dieu des chrétiens parut on ne peut plus sensée à Ingraban. Des premiers à l’avant-garde, il courut en personne au-devant de Ratiz, qui s’avançait sur l’excellent cheval qu’il lui avait gagné. Un combat furieux s’engagea. Ingraban, démonté, allait être assommé par un coup de massue du chef sorbe, lorsque Gottfried, n’écoutant que son dévoûment, héroïque même pour l’amant aimé de Walburge, s’élança pour le secourir et reçut le coup mortel destiné à Ingram. Celui-ci put reprendre l’offensive, Ratiz s’enfuit devant lui, comptant sur son bon coursier ; mais, à la voix de son vrai maître, le cheval s’arrêta, et Ingraban put enfin tuer cet être malfaisant. Un parti de Sorbes avait pénétré dans le village par surprise, et leur premier soin avait été de mettre le feu à la métairie d’Ingram ; la mort de leur chef précipita leur défaite totale. Quand Ingram revint victorieux au village, sa maison était en flammes, la cloche sonnait toujours, et Gottfried avait expiré. Cette mort sublime acheva la conversion du jeune païen. Il comprit qu’il y avait un héroïsme supérieur encore à celui qu’il avait considéré jusqu’alors comme le seul digne de l’ambition d’un homme. Il alla donc se prosterner à son tour devant Boniface, qui, malgré sa douleur, étendit sur lui sa main protectrice. La nouvelle église inaugura le nouveau droit d’asile, et le comte accorda la grâce du proscrit en considération de ses grands services. Ingraban le suivit dans son expédition contre les Slaves, et se montra digne de sa réputation.

Le charme fatal n’en avait pas moins exercé sa funeste influence. La demeure d’Ingraban s’était écroulée dans les flammes, comme celle de son ancêtre Ingo. Pendant son absence, Walburge montra cette mystérieuse relique à Boniface, qui ne sut y voir autre chose qu’un engin diabolique et jeta au feu les têtes du dragon pour qu’il n’en restât rien. Ingraban, revenu de la guerre, épousa sa bien-aimée Walburge et alla fonder avec elle une autre seigneurie.

Trente ans plus tard, quand Boniface, vieilli, en lutte avec le pape, qui voulait scinder son immense diocèse, résolut, au péril de ses jours, de porter le flambeau de la foi chez les Frisons, encore très attachés à leurs croyances païennes, ce fut Ingraban qu’il choisit pour son compagnon et son défenseur dans cette dangereuse entreprise. Tous deux moururent martyrs de leur zèle. Le corps du saint fut rapporté à Fulda, et le tombeau d’Ingraban s’éleva sur les rivages de la Mer du Nord ; mais il devait à Walburge la Balafrée trois fils et trois filles qui perpétuèrent sa race au pays de Thuringe.

Voilà cette seconde histoire, qui ne nous fait pas encore réellement sortir de la Germanie primitive. On serait même tenté de croire que, sous le coup des invasions et des guerres incessantes, les Germains du VIIIe siècle sont moins civilisés encore que leurs ancêtres du IVe. L’intérêt historique dans ce second roman tourne surtout autour de Boniface et de ses travaux missionnaires. Le caractère de cet ardent apôtre est fidèlement reproduit. C’est bien le moine anglo-saxon de l’histoire, tout entier à son idée de conquête spirituelle, qu’il fonde surf alliance avec le pouvoir temporel frank, sur l’union dogmatique et rituelle avec Rome, et sur la rigueur disciplinaire. On reconnaît dans son ministère en Thuringe, tel qu’il nous est décrit dans Ingraban, le méticuleux ritualiste qui, tout en poursuivant ses grands desseins, écrivait tout exprès au pape pour qu’il lui indiquât le moment de l’année où les Germains pourraient en sûreté de conscience manger du lard cru. — Pas avant qu’il ne soit convenablement fumé, répondit le saint-siège, et ils doivent attendre au moins jusqu’après Pâques. — La chronologie est-elle rigoureusement observée ? C’est en 732 que, d’après l’histoire, le pape Grégoire III décerna le pallium à Boniface après les beaux succès qui avaient couronné ses travaux en Thuringe, et M. Freytag le représente usant dès 724, dans ce même pays, des droits épiscopaux les plus étendus. Il n’est pas non plus très conforme à l’histoire qu’une entente bien cordiale ait présidé aux rapports de Charles Martel et de Boniface. Au contraire celui-ci eut mainte fois à se plaindre de l’indifférence du puissant chef des Franks. Ni Charles, ni Pépin le Bref ne firent preuve d’une grande sympathie pour son œuvre ; ils le trouvaient imprudent et compromettant. Ce qui est beaucoup plus historique, c’est l’attitude à la fois très humble et peu soumise que prit à la fin Boniface vis-à-vis du siège romain. Passionné pour l’unité du culte et de la discipline, il avait en Germanie comme dans la Grande-Bretagne, sa patrie, préconisé la conformité absolue avec Borne, et il avait rencontré de ce chef une opposition violente parmi les évêques de son pays et de la Gaule franke ; mais il n’entendait pas que Rome lui disputât son droit de conquête spirituelle sur son grand diocèse germain. Au fond, et sans que la sincérité de son zèle apostolique en souffrît, il y avait chez lui un grand besoin de domination. En même temps que ses grandes vertus, ce côté humain de son caractère est indiqué discrètement dans l’histoire d’Ingraban. Les idées que se font les Germains qu’il convertit sur les titres que la nouvelle religion peut faire valoir sont aussi d’une grande vérité historique. La conversion des Franks à Tolbiac ne connut pas d’autres motifs. Ce n’est pas la catégorie du vrai ou du faux qui est en jeu, c’est uniquement celle de la puissance plus ou moins grande. On se fait chrétien parce qu’on a lieu de croire que le dieu chrétien, à lui tout seul, est plus fort que les dieux traditionnels. C’est tout au plus si quelques esprits d’élite comprennent, comme Ingraban, qu’il y a aussi dans la foi chrétienne un idéal nouveau et supérieur. Encore faut-il que des circonstances exceptionnelles le leur démontrent. Remarquons cependant que la conversion d’Ingraban n’est pas suffisamment motivée. La mort de Gottfried le décide en lui révélant l’héroïsme du dévoûment pur, sans calcul et sans espoir, cela est beau et naturel ; ce qui l’est moins, c’est l’ébranlement antérieur de sa foi païenne sous le coup des revers qui l’assaillent. Attaché de cœur comme il l’était aux poétiques superstitions de sa race, décidé à les conserver lors même que ses divinités chéries auraient le dessous dans la lutte, il n’est pas homme à se refroidir pour elles, parce que des chrétiens l’ont condamné et proscrit pour venger l’attentat dont il a menacé un prêtre. il y a là une lacune psychologique que le romancier n’a pas réussi à combler. En résumé, ce second roman nous paraît inférieur au premier, lors même que nous lui reconnaissons un mérite analogue, celui qui provient de ce mélange de sentimens humains d’une véritable délicatesse avec un état social dont nous avons de la peine à nous représenter la grossière simplicité. Le dévoûment radieux, l’abandon sans peur et sans reproche de la fiancée germaine à celui qu’elle a choisi pour « son homme, » ce trait que l’injustice seule pourrait dénier à la femme allemande des temps modernes, cette vertu de race qui unit à travers les âges la Germaine païenne à l’Allemande chrétienne brille d’un vif et pur éclat à côté de la sainteté ascétique des pieux convertisseurs du VIIIe siècle. C’est à ce point de vue que la scène de la rencontre de Walburge dans la forêt avec Ingraban nous a semblé le meilleur spécimen que nous pussions choisir du genre et de l’intérêt spécial du roman tout entier.


IV

Nous n’analyserons pas d’une manière aussi détaillée le troisième roman, intitulé le Nid des Roitelets. Le plus long des trois, il est aussi le moins remarquable. Ce n’est pas du tout qu’il soit sans valeur ou ennuyeux. Là aussi l’intérêt historique est réel. Nous sommes transportés au XIe siècle, en pleine féodalité germanique, et Dieu sait si elle est hérissée de complications et d’enchevêtremens ! Moines, seigneurs, bourgeois, évêques et rois se remuent là dedans comme de jeunes espiègles dans un même lit, chacun s’efforçant de tirer à soi toute la couverture. C’est tout au plus si la civilisation a fait quelques progrès sérieux. La guerre de tous contre tous est encore l’état normal. Le roman, malgré quelques longueurs, surtout au commencement, se lit jusqu’au bout, et plusieurs scènes dramatiques, d’une grande vérité morale, soutiennent l’attention. Si pourtant il ne vaut pas les deux précédens, serait-ce la faute de l’auteur ? Ne serait-ce pas plutôt celle du genre lui-même dont les défauts seront toujours plus sensibles à mesure qu’on se rapprochera des époques moins distantes de la nôtre ? On n’aura plus en effet le plaisir très réel de voir revivre sous des formes tantôt gracieuses, tantôt rudes, mais rendues vraisemblables par le judicieux usage d’une érudition de bon aloi, un état spirituel et social sur lequel nous n’avons que des données éparses et presque mystérieuses. Si le Nid des Roitelets eût paru seul, la renommée justement acquise par M. Freytag n’eût pas permis de le laisser passer avec indifférence, et on y retrouverait certainement plusieurs de ses qualités d’observateur et de peintre habile. Je doute cependant qu’il eût fait ce qu’on appelle sensation. Il y en a tant d’autres comme lui, qui le valent ou même qui valent mieux encore ! Cela rentre dans le genre de Walter Scott, avec un peu plus de réalisme historique, un peu moins de subtilité sentimentale, cela n’en diffère pas essentiellement. Il est toutefois une autre considération, sur laquelle nous reviendrons en finissant, et qui justifie l’attention proportionnelle que nous voulons aussi lui accorder.

Les amateurs des récits de cape et d’épée seraient satisfaits en lisant le Nid des Roitelets. Plus le roman avance, plus il est plein de plaies et de bosses. La descendance d’Ingo et d’Ingraban était devenue une famille nombreuse et puissante, bien qu’affaiblie par le partage continu des domaines et aussi par une dévotion héréditaire qui poussait chaque génération à son tour à donner de grands biens à l’église. A la suite d’une tragédie domestique, la coutume s’était établie de destiner au couvent ou au sacerdoce le fils aîné de la famille. Immo, le héros de cette nouvelle histoire, faisait son apprentissage comme novice dans le célèbre cloître de Herolsfeld, au confluent de la Geisa et de la Fulda. C’était à la fois une forteresse et un gros bourg que ce cloître. L’abbé avait les revenus et la puissance d’un prince. Les vastes possessions de l’ordre étaient disséminées depuis la Hesse jusqu’au pays bavarois. Des reliques, parmi lesquelles on citait celles de saint Meginhard (le Memmo d’Ingraban), attiraient de loin les pèlerins et leurs offrandes ; mais l’antique ferveur s’était bien relâchée. L’abbé était un épicurien, la plupart de ses moines des gaillards peu édifians, et si quelques-uns d’entre eux se montraient plus sévères, ce n’était point la piété, c’était l’ambition, la soif du pouvoir, le désir d’augmenter indéfiniment la richesse du couvent, qui les possédaient. Le cloître avait aussi à se défendre contre les envahissemens des seigneurs temporels, ses voisins, contre les empiétemens de l’archevêché d’Erfurt et même contre la politique des rois de Bavière, qui travaillaient à étendre leur suprématie sur toutes les autonomies locales.

Immo n’était parmi les moines qu’à contre-cœur. Sa mère, veuve et dévote très timorée, croyait son salut et celui de feu son époux intéressés à ce que son fils aîné reçût avec soumission la tonsure définitive ; mais d’instinct le descendant d’Ingo et d’Ingraban était un guerrier, la vie monastique lui répugnait profondément, il devait seulement à son séjour dans le cloître une instruction supérieure à celle de la plupart de ses compatriotes. C’est à travers toute sorte d’aventures qu’il en sort, qu’il s’éprend de la charmante Hildegarde, fille d’un comte voisin, blanche colombe issue, on ne sait trop par quel miracle, d’un loup rapace doublé de renard, et qu’il revient chez sa mère, qu’il désole en lui annonçant son intention de rentrer dans le monde. Ses six frères eux-mêmes, qu’on appelait dans le pays les Roitelets, parce que les moines, dans leur latin, eu égard à la puissance de la famille, les avaient surnommés Reguli, lui font froide mine, à l’exception du plus jeune. Le roi Henri de Bavière est en guerre avec un parent révolté. Immo, qui a trouvé dans un brave jeune paysan du nom de Brunico un écuyer fidèle, comme furent jadis Wolf et Wolfram ses ancêtres, se rend près du roi, fait des prodiges de valeur, encourt cependant la défiance de ce roi égoïste et soupçonneux, et, malgré de nouvelles prouesses, demeure l’objet de sa disgrâce. Sa position ne s’améliore pas lorsque, revenu d’une expédition lointaine contre les brigands de la Mer du Nord, il apprend que sa chère Hildegarde est condamnée par la politique royale à prendre le voile à Erfurt. Il l’enlève audacieusement, assisté par ses frères réconciliés avec lui ; il est blessé, fait prisonnier par les gens du roi, son procès s’instruit, et il faut toute sorte d’incidens plus romanesques les uns que les autres pour que justice lui soit rendue et qu’il rentre le front haut dans le castel de ses pères avec la perspective d’épouser son Hildegarde, qui ne demande pas mieux. Notons que la mère, malgré ses scrupules de dévote, finit par prendre le parti de son fils contre les moines et d’Hildegarde contre le roi. On doit signaler dans ce roman l’intention de faire ressortir le conflit grandissant, à mesure que l’Allemagne se forme et se civilise, entre l’esprit de Rome et le vieil esprit germain de la famille. Déjà dans Ingraban on voyait percer quelque chose de ce genre ; dans le Nid des Roitelets, l’antagonisme, s’il n’est pas encore formulé, est déjà à l’état aigu. Nous serions bien surpris, si, en se rapprochant du XVIe siècle, le romancier ne lui donnait pas des proportions qui expliqueront la rapide propagation de la réforme luthérienne dans les pays germaniques. Notons aussi le cachet d’égoïsme concentré, cynique dans sa naïveté même, qu’il lui plaît d’imprimer aux personnages qui, dans ses trois romans, représentent le pouvoir royal. Le roi Visino dans le premier, Ratiz dans le second, Henri de Bavière dans le troisième, sauf les différences tenant à la culture intellectuelle et au milieu social, sont coulés absolument dans le même moule. En sera-t-il toujours de même ? L’auteur de Doit et Avoir a des opinions très arrêtées sur les classes qui se partagent la population allemande. Les Slaves, dans Ingraban, ne sont pas traités avec plus d’indulgence que les Polonais dans le roman contemporain, et les sympathies de l’auteur sont évidemment pour le noble guerrier, à la condition qu’il soit loyal et généreux, pour le bourgeois industrieux et le paysan libre. Encore voit-on le moment où le noble lui-même devra céder le pas au tiers-état.

Le Nid des Roitelets est un tableau généralement fidèle de la mêlée tumultueuse d’intérêts et de prétentions avides qui s’appelle la féodalité. On serait tenté de reprocher à l’auteur une certaine gaucherie dans l’art de faire mouvoir ses nombreux types dans le cadre où il les renferme. On éprouve quelque peine à se reconnaître au milieu de tous ces noms propres et de tous ces caractères. Ceux-ci ne se soutiennent pas toujours comme l’exigerait la logique morale. Tous ces combats, tous ces coups d’épée, toutes ces scènes de pillage et de violence finissent par devenir monotones. Çà et là surgissent des doutes sur l’exactitude chronologique des détails. Est-il vraisemblable par exemple que, dès le commencement du XIe siècle, des tonnes de hareng salé remontaient le long des fleuves et même des rivières de second ordre jusqu’au cœur même de la Germanie ? L’art de conserver dans le sel ce prolifique poisson était en effet connu à cette époque ; mais ce n’est guère qu’au XIVe siècle qu’il fut assez perfectionné pour devenir une des grandes industries des pêcheurs du nord ; Enfin, tout en comprenant à merveille le conflit qui se déclare entre la tendresse maternelle et le principe ecclésiastique-monacal, il faut avouer que le changement qui survient sous ce rapport dans les idées de la mère d’Immo n’est pas plus expliqué que celui du païen Ingraban se détachant de ses dieux pour se rapprocher du christianisme. La conversion, des deux côtés, est racontée, mais psychologiquement elle n’est pas motivée.

Voici maintenant le mérite très spécial et très réel de ces trois romans, celui que nous tenons à relever en finissant. Tous les trois sont pénétrés d’un vif amour de la patrie allemande. Ni le Romain ni le Slave n’y sont flattés, cela est certain, mais il n’en pouvait être autrement, et il faut rendre cette justice à M. Freytag, que son bon goût l’a détourné de la ridicule manie d’un certain nombre de ses compatriotes, qui les pousse à chercher dans les siècles passés des alimens ou des justifications à leurs implacables rancunes contre la France. S’il avait voulu en chercher les occasions, il les aurait trouvées sans trop de peine. Son mérite, comme son droit, c’est d’élever un monument littéraire en l’honneur de son histoire nationale, et nous aurions mauvaise grâce à l’en blâmer. Que l’Allemagne sache enfin qu’on lui a menti quand on lui a représenté la France comme animée d’une basse jalousie pour ses gloires et ses vertus nationales, et si les derniers événemens ont laissé dans nos cœurs des ressentimens que nous saurons contenir, mais qu’il n’est pas en notre pouvoir de supprimer, c’est qu’elle s’est entêtée à vouloir fonder sa grandeur sur notre abaissement. Nous aussi, nous avons notre esprit de famille, et la pensée de nos frères arrachés malgré eux au foyer de la patrie n’est pas de celles qui s’oublient. Rachel pleure toujours ses enfans et ne veut pas qu’on la console. Cependant nous ne demandons pas mieux que de nous rencontrer pacifiquement avec nos adversaires sur les beaux terrains neutres que la science et la littérature nous offrent, à la seule condition que la neutralité soit scrupuleusement respectée de part et d’autre. Or ici cette condition est loyalement remplie.

Il ne nous en a donc pas coûté d’adresser au romancier allemand les éloges qu’il mérite et dont nos critiques démontrent la sincérité. Nous nous demanderons plutôt s’il ne serait pas à désirer qu’en France aussi le roman se mît au service de l’histoire de la patrie pour la populariser et la rendre chère aux enfans de notre vieille Gaule. Nous n’avons pas à répéter ce que nous avons dit sur les défauts inhérens au roman historique en tant qu’œuvre d’art. Ce qui nous guide dans l’expression d’un tel vœu, c’est bien moins un goût littéraire qu’une préoccupation patriotique. Le fait est que l’histoire de France est mal connue des Français eux-mêmes, dès que l’on descend au-dessous d’un certain niveau intellectuel. Là même où elle est censée connue, des préjugés de genres divers en obscurcissent le sens ou bien en dénaturent la physionomie réelle. Quel service rendrait au sentiment national le romancier qui saurait faire revivre les différentes périodes de cette histoire avec assez d’art pour remuer fortement les imaginations, assez d’exactitude scientifique pour les dépeindre sous leurs vraies couleurs ! Il devrait se tenir à égale distance de la tendance ultra-vertueuse, qui ennuie et qui est fausse, et de cette indulgence pour le vice qui dépare tant de nos meilleurs romans. L’antiquité celtique devrait servir de point de départ. On la connaît déjà assez pour en faire le cadre d’un récit plein de fraîcheur et de vie. Rien ne serait plus facile que de montrer l’identité foncière des Français modernes et de ces Gaulois si détestés, si souvent calomniés par les historiens romains. Il serait bon d’en finir avec l’exaltation superstitieuse de ce Jules César qui doit presque uniquement sa prodigieuse fortune au massacre systématique de plusieurs millions de nos ancêtres. Et quelles brillantes périodes s’échelonnent ensuite devant les yeux du romancier national de nos rêves ! Depuis l’époque où la Gaule romanisée devint la province la plus influente et la plus civilisée de l’empire entier, en passant par celle des invasions successives, toujours submergées par l’ascendant de la race envahie, puis par la période des croisades où la France la louée tient la tête de l’Occident, puis par celle des grandes luttes de la royauté et de la féodalité, où les communes, c’est-à-dire le vieux fonds national indigène, élèvent à la fois leurs cathédrales gothiques, leurs beffrois et leurs franchises, puis par la période des guerres anglaises terminées par l’apparition de la Velléda française, Jeanne la bonne Lorraine, par la renaissance avec François Ier, l’avènement de la tolérance avec Henri IV, le grand siècle littéraire, celui de la révolution philosophique et politique, — pour arriver enfin au nôtre, qui, hélas ! ne fait pas si belle figure, et qui aura pourtant aussi sa valeur et ses gloires, ne fût-ce que la gloire d’avoir tenu tête à des malheurs inouïs sans jamais perdre l’espérance, — quelle riche mine et quel autre pays pourrait offrir une pareille série de galeries historiques !

Recommandons bien à notre futur romancier d’être sévère vis-à-vis de lui-même et de l’érudition historique. Celle-ci doit être puisée aux meilleures sources. Il ne faudrait pas recommencer le volumineux roman de geste que compilait naguère le plus fécond, le plus amusant et le plus frivole des conteurs. Avouons-le, nous les avons tous lus, ces récits qui débordaient de verve et d’esprit, qui prétendaient naïvement nous apprendre l’histoire de France ; mais les relirons-nous ? et les donnerons-nous à lire ? Chez nous, l’art de faire un roman qui intéresse est plus répandu que partout ailleurs ; celui qui consiste à faire un roman vraiment bon est plus rare. Ailleurs on ne sait pas aussi bien que chez nous dramatiser les situations, proportionner les incidens, faire jaillir les étincelles du choc des caractères, en un mot organiser et distribuer l’œuvre d’art. C’est qu’avant tout nous sommes artistes et dramatistes. Ce qui nous manque trop souvent, c’est l’étude morale approfondie, le sens de la vie réelle, et, s’il s’agit d’histoire, l’érudition sans parti-pris et bien renseignée. Rien pourtant ne nous empêcherait d’unir ces deux ordres d’avantages. On travaille avec ardeur à développer l’instruction générale ; mais les programmes s’étendent tellement qu’il faut absolument songer à simplifier les méthodes et à diminuer la somme de temps nécessaire à l’acquisition des connaissances utiles. Or il n’en est pas de plus impérieusement commandée par notre situation que celle de notre histoire nationale. Le roman populaire bien compris, bien écrit, français avant tout, où l’art et l’histoire se prêteraient un mutuel concours pour intéresser en instruisant, suppléerait à bien des lacunes, et c’est pourquoi nous terminons cette appréciation d’une œuvre allemande en émettant le vœu que nous fassions aussi bien et, s’il se peut, mieux en France.


ALBERT REVILLE.


  1. Voyez, dans la Revue du 1er mars 1857, l’étude de M. Saint-René Taillandier sur le Roman de la vie domestique en Allemagne.
  2. C’est depuis Trajan que s’introduisit la coutume d’ajouter aux vexilla des cohortes un dragon à tête ou aux têtes métalliques et dont le corps, tissu d’une étoffe spéciale, se gonflait ou s’affaissait au vent de manière à imiter les mouvemens d’un être animé. De là sans doute les idées superstitieuses que les barbares attachaient à cet insigne militaire.
  3. Tout cela est strictement conforme à ce que nous savons aujourd’hui des vraies origines de la féodalité.