Le tambour du régiment/01

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Éditions Albert Lévesque (p. -21).


Sur les bords du lac Saint-Sacrement… le fort William-Henry (retranchements)


I



AU FORT WILLIAM-HENRY



AU pied de hautes montagnes dont les sommets dominent d’un côté l’Hudson et de l’autre le Saint-Laurent une belle nappe d’eau déverse dans le lac Champlain ses ondes limpides comme le cristal : c’est le lac Saint-Sacrement, appelé par les Indiens Harican.

Sur ses bords pittoresques et sauvages, se dressait en 1756 le fort William-Henry.

Cette forte structure, à quatre bastions irréguliers, était presque carrée de forme et entourée de digues et de remparts ; ces derniers consistaient en de solides billes de bois superposées à une certaine hauteur, dont les interstices étaient remplis de sable et de gravier et le sommet armé de chevaux de frise.

Une garnison assez nombreuse y demeurait même en temps de paix ; quelques militaires y avaient amené leurs femmes et leurs enfants, ce qui faisait de ce fort un véritable petit village.

On était dans la seconde semaine de mai, la journée avait été claire et douce, l’air attiédi de cette fin de printemps apportait des senteurs d’été… autour du lac, la verdure tendre du feuillage naissant se détachait sur le vert sombre des sapins et les pruniers sauvages étalaient déjà la toison blanche de leurs fleurs hâtives.

Un militaire à cheveux gris arpentait le bastion le plus rapproché du lac. Avisant un soldat qui passait, il dit :

— Avez-vous vu ma fillette ?

— Oui, capitaine ; Miss Georgette est allée faire une promenade sur le lac.

— Pas seule, sûrement ?

— La petite Miss Fairy Jamieson l’accompagne ; elles devaient prendre la barque à fond plat et ne pas s’éloigner trop du rivage.

— Quelle imprudence, tout de même ! Je vais au-devant d’elles !

L’officier partit à grand pas vers le chemin qui descendait en pente douce et ombragée vers le lac.

Il s’arrêta sous un gros merisier dont les bourgeons n’étaient pas encore tous transformés en feuilles, scrutant des yeux le rivage où plusieurs barques et canots étaient tirés sur le sable… Tout à coup, une pluie de petits bourgeons velus lui tombe sur la tête… il lève les yeux… deux fillettes sont juchées sur une branche et le regardent d’un air espiègle !

— Ah, gamines ! Je vous y prends cette fois !

Une fusée de rires lui répond… les enfants se laissent glisser jusqu’à terre et se jettent dans les bras du capitaine, qui les gronde, bougonnant :

— Allons, allons, remontez au fort, petites imprudentes ! Vous auriez pu vous faire prendre par les Indiens ou vous noyer dans le lac !

— Nous avons longé la rive, grand-père, et nous ne sommes pas restées longtemps sur l’eau, n’est-ce pas, Fairy ?

— Non, pas longtemps dit la petite, nous sommes revenues jouer sur la plage, puis nous avons grimpé dans le merisier pour faire une cueillette de petites « minous »… et puis vous êtes apparu dans le chemin…

— Oui, continua Georgette, et tu es arrêté juste au-dessous de notre branche… c’était trop tentant… il fallait te jouer un tour ! Tu n’es pas fâché pour vrai, dis grand-père ?

— Non, non, mais nous voici rendus. Allez ! C’est l’heure de votre souper !

Les enfants partirent en courant, et le capitaine Fisher retourna sur le bastion.

Il était encore là fumant sa pipe, une demi-heure plus tard, lorsque sa petite-fille vint le rejoindre.

— C’est l’été, hein, grand-père ? Nous pouvons rester dehors !

— Pas encore l’été, petite fille, mais une journée exceptionnelle pour la saison !

— Grand-père, il est arrivé des militaires aujourd’hui.

— Je sais ; il n’y a plus de place dans le fort, on va les installer un peu plus loin, dans les retranchements.

— Pourquoi en vient-il autant ?


« ah, gamines ! Je vous y prends cette fois ! »

— Parce qu’on craint une attaque contre le fort.

— Une attaque des sauvages ?

— Plutôt une attaque des Français… À Québec, l’on attend, je sais, des troupes de France !

— Dis, grand-père, je suis anglaise, n’est-ce pas ?

— Oui certes, petite ; ton père était Norman Henry Fisher, mon fils !

— Et maman ?

— Ta mère, dame, elle était Bretonne, elle se nommait Yvonne Kermanouec… ça n’empêche pas que tu sois bien anglaise !

— Mais pourquoi, grand-père, m’a-t-on donné un nom français : Georgette ?

— Ah, ça, c’est toute une histoire ! Ta mère sauvée d’un naufrage (un grand vaisseau français qui sombra dans l’Atlantique) fut recueillie par un officier anglais qui habitait la Virginie. La famille de cet officier adopta ta mère, alors une jeune fille d’une quinzaine d’années, dont les parents avaient tous deux péri en mer. Ce fut là, trois ans plus tard, que mon fils épousa ta maman.

— Et moi, je suis née en Virginie ?

— Oui. Ton père avait là un ami d’enfance, un jeune Virginien qui s’appelait George Washington. Il fut ton parrain, et on te donna son nom… mais ta mère, à cause de sa naissance française, désira t’appeler Georgette au lieu de Géorgie… et, ma foi, ce nom te va bien, petite !

— Tant mieux… grand-père…

— Quoi donc ?

— C’est maman qui m’a appris le français ?

— Oui, elle te parlait dans sa langue, mais elle savait très bien la nôtre ! C’est étonnant que tu puisses te rappeler le français, depuis bientôt cinq ans que ta pauvre maman est avec le bon Dieu !

— Je ne le sais plus beaucoup… je le comprends, mais pour le parler… ça ne va pas ! Dis, grand-père, si on attaque le fort, où nous cacherons-nous, Fairy et moi ?

— Les parents de Fairy en auront soin ; toi, tu resteras sous la garde de Mistress Gruntle, la femme du sergent, et à l’intérieur du fort, il n’y aura rien à craindre.

— Grand-père, est-ce que les sauvages sont pour nous dans la guerre ?

— Très peu d’entr’eux. Nous ne comptons que sur les Delawares, du moins plusieurs tribus de cette nation. Je crois, d’après les renseignements reçus, qu’un petit groupe de ces derniers ont juré la mort des commandants français, pour venger deux de leurs chefs, tués par les soldats de Ticonderoga[1]… mais ce petit peloton n’est pas l’allié des Anglais, il agit seul. J’ai appris que les Sioux, les Ottawas et les Indiens du lac Supérieur se préparent à aller rencontrer à Montréal ou Québec, le nouveau général qui doit arriver de France.

— J’ai peur des sauvages, grand-père ! Ce sont eux qui ont tué mon papa !

— Tu es à l’abri, darling, ne crains rien, ces satanés peaux-rouges ne te toucheront pas ! Ton vieux grand-père est là ! fit le militaire, attirant sur ses genoux, l’enfant devenue tremblante.

Georgette Fisher était toute frêle et menue, ne paraissant guère avoir ses douze ans révolus. Une superbe chevelure blonde tombait sur ses épaules et par un contraste étrange ses yeux étaient bruns, presque noirs et l’arc de ses sourcils très foncé. De jolies fossettes se creusaient dans ses joues rosées et sa bouche rieuse découvrait une double rangée de dents petites et blanches comme des perles.

— Pourquoi, grand-père, dit-elle tout à coup, ne sommes-nous pas restés en Virginie ?

— J’ai été nommé à ce poste, petite. Tu étais orpheline, tu vivais chez moi, je n’ai pas voulu te laisser, surtout lorsque j’ai su que Mistress Gruntle, qui avait toujours eu soin de toi, devait suivre son mari ici. Nous étions en paix à ce moment ; d’ailleurs, j’ai toujours considéré que tu y serais en sûreté.

— Et toi, grand-père, vas-tu te battre ?

— Je défendrai le fort, au besoin, comme les autres, mais je n’anticipe rien de grave pour le moment.

— C’est toi qui va commander ?

— Non ; il y a le colonel Monroe, puis en second le colonel Young… mais ne songe plus à la guerre, chérie ! Voici l’heure d’aller te coucher… Embrasse-moi et va vite rejoindre Mistress Gruntle, je l’aperçois là-bas, elle te cherche sans doute…

Georgette embrassa le capitaine et courut rejoindre sa gardienne.

Le militaire la regarda partir, puis il resta songeur… Combien triste et tragique la mort des parents de Georgette ! Sa mère, enlevée par une fluxion de poitrine, son père, la même année, lâchement assassiné dans un guet-apens iroquois… le souvenir de cette tragédie étreignait toujours le cœur du brave capitaine Fisher.


  1. Carillon.