Le tambour du régiment/03

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Éditions Albert Lévesque (p. 35-45).


III



VERS QUÉBEC



DU château-Richer à Québec, le chemin était meilleur, et l’habitant peu loquace qui conduisait le gros cheval de ferme le maintint à une bonne allure, ce qui permit de couvrir la distance de quatre lieues dans un peu plus d’une heure de route.

Montcalm, intéressé par le paysage nouveau qui se déroulait devant lui, n’oubliait pas, néanmoins, son jeune compagnon. L’abbé Buron lui avait dit que Daniel comprenait certains idiomes indiens et le général le questionna à ce sujet :

— Tu connais les sauvages, La Flèche ?

— Oui, monsieur.

— Tu pourrais dire « mon général » puisque tu es en train de devenir soldat !

— Oui, mon général, répéta Daniel, le regardant avec une figure épanouie de joie, j’en connais plusieurs ; j’ai souvent fait la chasse avec eux quand ils accompagnaient mon père dans ses excursions pour le gros gibier.

— Depuis quand es-tu orphelin ?

— Depuis deux mois, mons… mon général ; lorsque mon père est mort, je suis resté seul, ma mère ayant péri dans l’incendie de notre maison, quand j’étais petit.

— Et ton père était coureur de bois ?

— Il ne l’a pas toujours été ; je me rappelle notre jolie maison, les chambres avec de grands portraits suspendus aux murs… ma petite maman, si blonde, si mignonne… après le feu, tout changea pour moi, et mon père, découragé, devint coureur de bois ! Il m’amenait partout avec lui.

— Tu dois alors savoir mieux courir que lire ?

— Je sais lire aussi, dit La Flèche ; mon père lisait beaucoup ; il m’apprenait à lire, écrire, compter… avait même commencé à me faire faire un peu de latin… mais il devint malade et étrange pendant toute une année avant sa mort… il parlait toujours de ses livres brûlés et de ma pauvre maman… il connaissait bien les tribus indiennes !

— Lesquelles ?

— Les Abenaquis, les Iroquois (des démons, ceux-là) les Sioux, les Hurons… j’ai un bon ami parmi ces derniers !

— Comment l’appelles-tu ?

— Joseph Chatakoin.

— Chatakoin, répéta Montcalm, qui avait étudié à fond le plan de la Nouvelle France, n’y a-t-il pas un endroit de ce nom en ce pays ?

— Oui, et aussi un lac et une rivière ! Chat’ prétend que ce nom vient de ses ancêtres qui y demeuraient autrefois. Il dit que son nom signifie Petit-Cerf… moi, je l’appelle Chat’, c’est plus court !

— Bien entendu, toi tu choisiras toujours ce qui va le plus vite ! dit le général avec un sourire amusé ; ton ami est-il vieux ?

— Oh oui ! Il a bien trente ans !

— Quel vieillard ! Où l’as-tu connu ?

— Dans les grands bois de la Saint-Jean ; nous allions partir à la chasse et en quittant notre cabane nous avons rencontré deux Indiens qui s’en allaient par le même chemin.

— Hé, les gars rouges, dit mon père, venez-vous avec nous chasser l’orignal ?

— Es-tu seul avec le gosse, Visage-Pâle ? demanda le plus vieux.

— Oui. Qui es-tu ? Il me semble que je t’ai déjà vu ?

— Peut-être… Je suis Ouista dit Thaninhison et celui-ci est Chatakoin, un camarade.

— Partons ensemble, dit mon père, nous partagerons la chasse.

Nous voilà donc en route, tous les quatres… (mais pardon, mon général, je vous ennuie, sans doute !)

— Non, non, continue, dit Montcalm, sans prêter toutefois une grande attention à ce que disait son jeune compagnon.

— Pendant plusieurs jours tout se passa très bien ; nous n’avions pas encore vu d’orignaux, mais près de notre tente de branches (un bel abri que nous avaient construit les Indiens) il y avait déjà plusieurs chevreuils et même un renard…Un soir, Chat’s’était éloigné, mon père était à lire à la lueur du feu (c’était l’automne), lorsque Thaninhison, la Tête-Plate…

— La Tête-Plate ?

— C’est le nom de sa tribu… Thaninhison s’approcha du lit de sapin où je dormais, tira la couverture par-dessus ma tête et me jetant sur son épaule, s’enfuit dans le bois !

— Quel âge avais-tu donc ?

— Neuf ans, c’est l’année du feu… mon père, stupéfait, crut d’abord à un badinage, de la part d’Ouista, puis voyant qu’il ne revenait pas, il se lança à sa poursuite… mais la nuit noire l’empêchait de pouvoir suivre le fuyard :

— Chatakoin ! Chatakoin ! appela-t-il… Nulle réponse ! Petit-Cerf était disparu comme Thaninhison !

Dès que parut le jour, mon pauvre papa se mit à arpenter la forêt en tous sens, m’appelant à grands cris, faisant retentir le grand bois de ses appels désespérés… la journée entière se passa ainsi… À la brunante, mon père revint tristement à notre cabane… elle était déserte,… Découragé, il alluma le feu et s’assit sur un tas de bois, épuisé de fatigue et de chagrin… un léger bruissement dans les branches lui fit soudain lever les yeux… À quelques pas il aperçut Chatakoin qui me portait sur son dos ! J’agitai les bras sans parler (Chat’ m’avait commandé le silence) un instant plus tard mon père me serrait sur son cœur !

— Rentrons, dit Petit-Cerf, le gosse a froid, et il faut que je te parle !

— J’ai faim aussi ! m’écriai-je.

— Viens, viens, tu vas manger et te réchauffer cher petit rescapé… dit mon père, et toi aussi Chatakoin tu as sans doute faim ?

— Tu l’as dit ! Je cours depuis la nuit dernière pour ramener ton gosse !

— Viens manger, mon brave, dit mon père, et tu vas me raconter ce qui est arrivé (mais mon histoire est trop longue, mon général, je…)

— Parle, parle, gamin ; que raconta ton Petit-Cerf ?

— Il dit que Thaninhison voulait me voler pour me vendre aux tribus Delawares, les amis des Anglais ; ils avaient disait-il, des bourgades non loin du lac Harican que les Français appellent Lac Saint-Sacrement… il voulait se venger de mon père, qui autrefois, l’avait empêché de scalper un prisonnier (mon père ne l’avait pas reconnu mais le sauvage s’en souvenait bien !)

— Et toi, tu as dû avoir bien peur ?

— Pas trop… je me disais : quand le vieux dormira je me sauverai, je cours bien plus vite que lui ! Mais, rendus à une petite hutte, il me jeta par terre et m’attacha les jambes.

— Alors…

— Alors, je voulus appeler, mais il leva un fanal et me montra sa hache…

— Si tu cries, dit-il, j’ai mon tomahawk !…

— Ma foi, je n’ai pas crié ! Puis, il s’est couché par terre après avoir bu de la boisson de sa gourde… je n’étais pas trop chaudement couché sur la terre froide, mais j’ai dû dormir assez longtemps ; j’ouvris les yeux… Thaninhison dormait dans un coin de la hutte… une branche me frôlant la figure me fit lever les yeux… il faisait jour… je vis une petite ouverture dans le toit de la cabane et la bonne figure de Petit-Cerf qui me regardait ! J’ouvrais la bouche pour crier : Chat’! Mais il mit un doigt sur ses lèvres… je compris ! Au moyen d’une ficelle, il laissa glisser son couteau jusqu’à moi ; je le saisis et je coupai mes liens ! Sans bruit, je rampai vers la sortie… Chat’ eut juste le temps de me prendre dans ses bras, lorsque Thaninhison s’éveilla…

— Il devait être furieux ! dit le général.

— Oui ! Je pense qu’il se demandait comment j’avais pu lui échapper ! Mais avant qu’il pût me saisir, Chat’ m’emportait… Vers midi, nous étions encore assez loin de notre cabane, quand soudain, voilà Thaninhison qui fonce sur nous ! Chat’ me pousse de côté et se lance sur la Tête-Plate ; ils luttent, ils sont comme soudés ensemble et se roulent tour à tour l’un sur l’autre… mais enfin, Chat’ est vainqueur ! L’autre, blessé, reste écrasé au pied d’un arbre tandis que Petit-Cerf me prend sur son dos et me ramène ! Depuis ce temps il est resté mon ami, et c’est lui qui m’a appris l’abénaquis et le huron.

— Où est-il maintenant ? demanda Montcalm.

— Il est parti pour un fort qui s’appelle William-Henry, où il doit avoir des informations importantes, m’a-t-il dit.

Le général, avait écouté assez distraitement


L’Indien leva son fanal et dit : « Si tu cries, j’ai mon tomahawk ! » … ma foi, je n’ai pas crié !

la longue histoire de son jeune compagnon,

mais à ses dernières paroles, il devint attentif :

— Sais-tu où le retrouver ton Petit-Cerf ?

— Mon général, je sais qu’il devait venir à Québec, et s’arrêter avant son grand voyage, chez des cousins à Lorette.

— C’est bien, nous en reparlerons… mais quel est donc ce bruit étourdissant ?

— C’est la grande chute !

— Quelle chute ?

— Le Sault Montmorency !… Regardez, nous le voyons d’ici ! On arrêta la voiture ; Montcalm contempla la splendide cataracte, vit le site aux hauteurs majestueuses, regarda les côtes de Lévis, le rocher escarpé de Québec… il fut émerveillé !

— « Quel superbe pays ! s’écria-t-il, quelle merveilleuse position stratégique pour une forteresse ! »

Daniel n’était pas venu à Québec depuis son enfance ; il se sentait très fier d’y rentrer en compagnie du grand général de l’armée française, et avec la perspective de devenir bientôt un soldat de Royal-Roussillon.