Politique coloniale de l’Angleterre/02

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POLITIQUE COLONIALE
DE L’ANGLETERRE.

II.
LE TERRITOIRE DE L’OREGON.

Les brillantes destinées que l’avenir garde aux îles et aux continens de la mer Pacifique dans le monde politique et commercial ne pouvaient échapper à la pénétration des hommes d’état de l’Angleterre. Déjà, dans l’Australasie, le flot de l’émigration habilement dirigé jette les fondemens de vingt colonies prospères. Mais c’est dans ses entreprises sur la côte occidentale de l’Amérique du Nord qu’il faut admirer le génie créateur et l’ambition active, persévérante de la Grande-Bretagne. Ces entreprises se rattachent à la politique suivie au Canada, et qui avait son principe dans la pensée, conçue par le gouvernement anglais, de fonder dans les vastes contrées voisines, au nord et à l’ouest, du territoire de l’Union, un puissant empire capable de contrebalancer les développemens énormes des États-Unis. Des obstacles de toutes sortes entravèrent pendant longtemps les efforts de l’Angleterre pour conquérir, transformer à son profit la colonie française établie sur les deux rives du Saint-Laurent ; il y avait néanmoins une population devenue presque indigène, habituée à obéir, et qui n’avait besoin que d’un régime plus libéral pour rivaliser de force et de prospérité avec les colonies anglaises du littoral de l’Atlantique ; le pays depuis long-temps exploré offrait tous les élémens d’une excellente colonisation. Il n’en était pas de même à l’ouest des grands lacs et des Montagnes Rocheuses ; des contrées immenses, inconnues, point de population qu’un petit nombre de tribus indiennes féroces et indisciplinables, une mer lointaine et jamais visitée. De plus grandes difficultés encore s’opposaient à la réalisation des desseins de l’Angleterre. Des titres incontestables à la possession du littoral et de l’intérieur de ce territoire interdisaient à l’Angleterre de l’occuper ouvertement et d’y appeler des colons, comme elle faisait pour le haut Canada. La ruse est venue à son aide ; elle a caché ses tentatives sous le masque des opérations d’une compagnie pour le commerce des fourrures. Toujours prudente, sachant être tour à tour timide et hardie, elle a commencé par reconnaître qu’elle n’avait et ne pouvait faire valoir aucune prétention sur le territoire de l’Oregon, car c’est de l’Oregon qu’il s’agit. Elle s’est faite humble et petite, mais bientôt les concessions qu’elle avait obtenues par surprise, elle les a érigées en titres, et les a considérées comme des droits acquis. Le jour est venu où elle a fièrement demandé de partager le pays où elle n’avait été admise que par une maladroite condescendance, et aujourd’hui enfin, cela ne lui suffisant plus, elle prétend demeurer maîtresse absolue, en droit comme en fait, des contrées dont elle a usurpé la domination au détriment de leurs véritables possesseurs, les États-Unis.

Entre la Californie et les établissemens russes, c’est-à-dire entre le 42° et le 54° 40′ de latitude nord[1], s’étend sur le littoral de la mer Pacifique, à l’ouest des Montagnes Rocheuses, le territoire de l’Oregon, ainsi appelé du nom donné par les Indiens à la rivière Columbia. La surface de cette contrée ne présente, dans une étendue de trois cents lieues de long sur deux cents de large, qu’une suite de fertiles vallées interrompues par des collines qui s’élèvent comme des gradins successifs des bords de l’Océan jusqu’aux Montagnes Rocheuses. On y distingue pourtant deux chaînes de montagnes presque parallèles qui partagent le territoire de l’Oregon en trois régions à peu près égales en superficie, mais différentes par le climat, la nature du sol et les productions ; toutes trois sont coupées du nord au sud et de l’est à l’ouest par la Columbia, dont le cours large et profond, grossi de mille affluens, est le seul moyen de pénétrer du côté des États-Unis à travers cette contrée montagneuse, dans laquelle la main de l’homme n’a pas encore tracé les voies de communication que lui a refusées la nature.

Le caractère le plus remarquable de ce pays est la douceur et l’égalité de la température. Quoique sous la même latitude, on ne connaît pas dans le territoire de l’Oregon les hivers rigoureux et les chaleurs étouffantes de l’été, non plus que les brusques et capricieux changemens atmosphériques de la vallée du Mississipi et du littoral de l’Atlantique. Cet heureux climat ne peut être comparé qu’à celui de nos belles provinces de l’intérieur et du midi de la France. Dans la région du littoral, les étés sont secs, mais l’ardeur du soleil est modérée par les brises de mer ; en revanche, il y pleut sans interruption depuis le mois d’octobre jusqu’au mois d’avril. Presque avec la même température, les conditions atmosphériques de la seconde région sont bien différentes ; à mesure que l’on approche des Montagnes Rocheuses, les pluies diminuent et finissent par disparaître, si l’on peut parler de la sorte, car elles ne durent dans toute l’année que quelques jours, au commencement de l’automne et du printemps. Le froid s’y fait à peine sentir, et, même dans les parties les plus élevées, la neige fond en tombant. Néanmoins, grace à d’abondantes rosées, la terre est humide et toujours couverte de verdure, et des vents légers rafraîchissent l’air durant les plus grandes chaleurs de l’été. Ce n’est qu’au pied des Montagnes Rocheuses que le climat devient plus rigoureux et que tout semble se mettre en harmonie avec le caractère grave et sévère de cette chaîne qui doit sa naissance aux feux souterrains ; sur ce sol aride, les bois et les pâturages sont rares, médiocres, ce qui forme un contraste plein de tristesse avec la riche et plantureuse végétation des deux versans.

C’est une chose étrange que le long-temps qu’ont mis les nations d’Europe à découvrir, à reconnaître et à explorer les côtes et l’intérieur de cette partie du continent américain. Cependant à peine les Espagnols furent-ils devenus les maîtres du riche empire du Mexique, qu’ils pénétrèrent jusqu’à la mer Pacifique. Fernand Cortez, qui dirigea la première expédition, reconnut le golfe de Californie et le Rio Colorado. Mais bientôt les troubles et les dissensions des Espagnols dans cette partie du monde, et les embarras politiques de la cour de Madrid en Europe, arrêtèrent cette ardeur de découvertes, et ce ne fut qu’en 1543 que Bartolome Ferrelo poussa jusqu’au 43° de latitude nord. Un demi-siècle plus tard, Juan de Fuca découvrit et explora le détroit qui porte son nom, vers le 48° de latitude, et quelques années après Vizcaino visita de nouveau les côtes découvertes par Ferrelo.

Depuis lors jusque vers la fin du dernier siècle, la plus profonde obscurité enveloppa cette contrée. Cependant, en 1763, un Américain, Jonathan Carver du Connecticut, qui avait fait un long séjour au milieu des tribus indiennes du haut Mississipi, avait révélé l’existence d’une grande rivière, nommée Oregon, ou rivière de l’ouest, par les Indiens, à qui il en avait entendu parler, et qui se jetait, disait-il, dans la mer Pacifique, vers le prétendu détroit d’Anian. Ce fait passa presque inaperçu ; mais, par un concours singulier de circonstances, dans le même temps les Espagnols reprenaient l’idée de s’assurer la possession de la Californie et de toutes les côtes nord-ouest. Ce projet, qu’avaient inspiré à l’Espagne les craintes que faisaient naître les entreprises des Russes sur la côte la plus voisine du pôle, fut réalisé en partie par les établissemens formés en 1770 et dans les années suivantes à Monterey, vers le 36° de latitude, et dans la baie de San Francisco, aussi bien que par une suite d’expéditions maritimes. En 1774, Juan Perez, qui commandait la première, n’alla pas au-delà du 54°, mais il explora avec soin la côte jusqu’au 49°, et découvrit une baie considérable nommée par les naturels Nootka, et à laquelle il donna le nom de San Lorenzo, qu’elle n’a pas conservé. L’année suivante, don Bruno Heceta reconnut l’exactitude des découvertes de Juan de Fuca, que l’on mettait en doute, et signala l’embouchure de la large rivière dont Carver avait parlé. Dans le même temps, d’autres navires espagnols, sous le commandement de Bodega, remontaient jusqu’au 57° de latitude, et prenaient possession de toute la côte au nom du roi d’Espagne.

C’est ici qu’apparaissent deux nouveaux acteurs, l’Angleterre et les anciennes colonies d’Amérique devenues indépendantes, les États-Unis, qui par une bizarre rencontre semblaient s’être entendus pour explorer en concurrence, la première par terre et les autres par mer, le territoire de l’Oregon, mais dans un but purement commercial. Ainsi, tandis qu’en 1792 le capitaine Robert Gray, envoyé par des négocians de Boston, découvrait l’embouchure de l’Oregon et remontait jusqu’à une certaine distance cette rivière, à laquelle il donnait le nom de Columbia, que portait son navire, une expédition anglaise partait du Canada à la recherche de la rivière dont Carver avait signalé l’existence, et devait surtout examiner les avantages que pouvait offrir le pays qu’elle traversait au commerce des fourrures et des pelleteries.

Depuis plus d’un siècle, l’Angleterre était activement engagée dans cette branche du commerce transatlantique par la compagnie de la baie d’Hudson, dont l’établissement se rattache aux mauvais jours de la restauration anglaise, car ce fut une concession faite, au détriment des entreprises privées, par la prérogative royale à la cupidité et à la soif de spéculations mercantiles et commerciales qui dévorait les courtisans de Charles II. L’acte qui instituait cette compagnie lui donnait en toute propriété les mers, baies, détroits, lacs et rivières, et toutes les terres adjacentes à la baie d’Hudson qui n’étaient pas occupées par des sujets anglais ou par les sujets d’une autre puissance chrétienne. Pendant bien long-temps, grace à ce monopole exorbitant et à la prohibition des fourrures et des pelleteries du Canada, la compagnie de la baie d’Hudson prospéra ; bien que son existence n’eût pas été ratifiée par un acte du parlement, et que tous les sujets anglais eussent la liberté de s’établir et de faire le commerce sur le territoire immense qui lui avait été concédé, les difficultés inhérentes à ce genre de commerce et les obstacles qu’y mettaient les agens de la compagnie rendaient impossible toute concurrence sérieuse. Cet état de choses cessa quand le Canada fut devenu une possession britannique.

On sait que tant que dura la domination française sur les bords du Saint-Laurent, le commerce des fourrures et des pelleteries fut la principale et même la seule ressource du Canada. Le caractère léger et entreprenant de notre nation s’était façonné à merveille aux habitudes que demande ce genre de trafic et aux mœurs des sauvages avec lesquels il se faisait. Ce fut là même l’obstacle invincible contre lequel se brisèrent toutes les tentatives sérieuses du gouvernement français pour fonder dans le magnifique territoire que baigne le Saint-Laurent une colonie durable et prospère. Chaque année, on voyait, à une certaine époque, les coureurs des bois abandonner les villes et les bourgades, et remonter, sur de légers canots chargés d’armes, de munitions de guerre et d’objets d’échange, les innombrables cours d’eau qui coupent le haut Canada ; ils allaient à la poursuite des tribus indiennes. Les sauvages aimaient ces hardis aventuriers, qui, en échange des produits de leur chasse, les initiaient à de nouvelles jouissances. La communauté de goûts, de plaisirs, d’habitudes, effaçait les répugnances de races. Les Français passaient de longs mois au milieu des Indiens, partageant leur manière de vivre, adoptant leur costume et leurs mœurs, et prenant des femmes parmi eux. Les négocians anglais, que vexait le monopole de la compagnie de la baie d’Hudson, mirent cette race intelligente au service de leur expérience commerciale ; mais ils ne tardèrent pas à s’apercevoir que, malgré leur habileté et leurs capitaux, la compagnie empruntait du principe de l’association une force qui maintenait sa supériorité. Tant d’entreprises isolées ne pouvaient s’entendre entre elles, et, sans trop songer à la ruine de la compagnie, elles se faisaient une concurrence dangereuse. C’est ce qui décida les principaux intéressés dans le commerce des fourrures et des pelleteries à former une société, en 1783, sous le titre de compagnie du nord-ouest, et dès-lors la compagnie de la baie d’Hudson vit s’évanouir son antique prospérité.

Habilement dirigés, soutenus dans leur audace, les Canadiens obtinrent des résultats surprenans ; on en vit s’aventurer jusqu’à plus de douze cents lieues au-delà de Montréal. Cependant ces succès ne pouvaient satisfaire les négocians anglais. Le champ des spéculations était vaste, fécond, mais il pouvait s’épuiser ; ce n’était pas assez de jouir du présent, il fallait songer à l’avenir. Derrière les contrées parcourues par les coureurs des bois s’étendaient d’immenses solitudes inconnues ; la compagnie du nord-ouest entreprit de les faire explorer. Mackensie, qui était un de ses agens, fut mis à la tête d’une expédition, et chargé de sonder ce vaste territoire et de rechercher la rivière dont Carver avait appris l’existence. Ce hardi voyageur ne remplit qu’en partie sa mission. N’étant guidé par aucune notion précise, errant à l’aventure, il n’atteignit la mer Pacifique que cent cinquante lieues au nord de l’embouchure de la Columbia, dont il avait inutilement cherché les sources et le cours, et long-temps après l’exploration de Robert Gray. Ces faits sont évidens ; ils ressortent du récit de cette expédition, publié et écrit par Mackensie lui-même[2]. Cependant les Anglais, malgré ce témoignage formel, n’ont pas craint d’affirmer que Mackensie a le premier découvert et exploré le cours supérieur de la Columbia. Quelques mots suffiront pour faire justice de cette prétention.

Mackensie arriva, le 7 décembre 1792, à un lieu propice à l’hivernage qu’il projetait, situé, comme il le reconnut par des observations réitérées, sous le 59° 9′ de latitude nord, et le 117° 33′ 15″ de longitude à l’ouest de Greenwich. C’était sur les bords de la rivière de la Paix, qui prend sa source dans les Montagnes Rocheuses vers le 55° de latitude, coule du nord à l’est, et se jette dans la rivière de l’Esclave, sous le 59° de latitude ; par conséquent, tout le cours de cette rivière est à l’est des Montagnes Rocheuses. Il quitta ce lieu, le 9 mai 1793, remonta la rivière de la Paix, et se trouva le 17 du même mois en vue des Montagnes Rocheuses. Après les avoir traversées, il arriva, dit-il, sur les bords d’une rivière large et profonde qu’il essaya de descendre dans de grossiers canots construits à la hâte ; mais, découragé par les obstacles que présentait le lit de la rivière, il se décida à atteindre par terre la mer Pacifique. C’est ce qu’il fit en s’avançant à l’ouest et suivant une ligne droite, et il arriva sur les bords de la mer le 22 juillet 1793, vers le 52° 23′ 43″. Or, le livre de loch du navire de Robert Gray porte qu’il entra dans la Columbia le 11 mai 1792, c’est-à-dire un peu plus d’un an avant que Mackensie eût traversé les Montagnes Rocheuses. Voilà la question de la priorité de découverte résolue incontestablement en faveur du capitaine américain. Mais la rivière que Mackensie essaya de descendre vers le 56° de latitude était-elle la Columbia ? Cela n’est pas possible, car la source la plus septentrionale de la Columbia n’est pas au-dessus du 54°. De plus, cette source est éloignée de l’océan Pacifique d’au moins cent cinquante lieues, et il n’est pas probable que l’expédition de Mackensie eût pu traverser en dix-huit jours, du 4 au 22 juillet, une aussi vaste contrée, dans laquelle il est difficile de se frayer une route rapide et directe. Ainsi, il est évident que non-seulement Mackensie n’a pas aperçu la Columbia, mais même que cela lui était absolument impossible. On aurait tort d’ailleurs d’attribuer cette prétention à Mackensie, car il reconnaît de très bonne foi l’avantage obtenu sur lui par Robert Gray. Quoi qu’il en soit, les rapports du voyageur anglais donnèrent une nouvelle activité aux entreprises de la compagnie du nord-ouest, et ses postes les plus avancés furent portés jusqu’au voisinage des Montagnes Rocheuses.

Tandis que les sujets de la Grande-Bretagne faisaient ainsi de rapides progrès vers l’occupation de ces solitudes, les États-Unis étaient sortis des embarras de tout genre suscités par l’établissement du gouvernement fédéral. La politique et la prospérité du pays réclamaient de nouvelles voies commerciales. La cession de la Louisiane par la France avait livré aux pionniers américains les riches vallées du Mississipi et du Missouri ; mais le cours supérieur de ces deux fleuves, le pays qu’ils traversent, étaient inconnus. On ignorait complètement la topographie et la valeur de l’immense territoire qui séparait de la mer Pacifique les anciennes colonies anglaises. C’est alors que le congrès ordonna l’expédition de Lewis et Clarke. Jefferson, qui était alors président, en avait le premier conçu le projet ; il en dressa le plan et rédigea les instructions remises à ces courageux explorateurs. Ils devaient remonter le Missouri jusqu’à sa source dans les Montagnes Rocheuses, traverser cette chaîne, rechercher les sources et les affluens de la Columbia, et explorer le cours de cette rivière jusqu’à son embouchure. Cette mission fut remplie avec beaucoup de zèle et d’intrépidité par Lewis et Clarke. Leur journal de voyage, publié par les soins de Jefferson, renferme les renseignemens les plus curieux et les plus précis sur la géographie, les mœurs des tribus indiennes, les animaux, les plantes et les minéraux de ces contrées. Ils passèrent les Montagnes Rocheuses au commencement d’octobre 1805, descendirent dans des canots jusqu’à sa jonction la rivière Lewis, qui est une des branches les plus considérables de la Columbia, et suivirent le cours principal jusqu’à son embouchure, qu’ils atteignirent le 14 novembre. Ils élevèrent des cabanes sur le bord de la mer et sur la rive méridionale de la Columbia, et construisirent une espèce de fort pour se prémunir contre les agressions des Indiens. Après avoir passé l’hiver à explorer le pays environnant et à faire des observations scientifiques, ils se remirent en route pour retourner dans les États-Unis au commencement du printemps.

Les faits recueillis par Lewis et Clarke sur l’abondance et la beauté des fourrures qu’on pouvait se procurer aisément dans les contrées avoisinant les Montagnes Rocheuses, et les avantages que l’on retirerait de comptoirs d’échange avec les Indiens, éveillèrent l’attention des Américains, qui se livraient à ce commerce. Les premières tentatives de ce côté furent faites par une société de marchands de Saint-Louis, qui s’était formée, en 1808, sous le nom de compagnie de fourrures du Missouri. Elle était dirigée par un Espagnol fort entreprenant, Manuel Lisa, qui établit plusieurs comptoirs, non-seulement auprès des sources du Missouri, mais au-delà des Montagnes Rocheuses sur les bords de la rivière Lewis, que les attaques des Indiens et la difficulté de s’assurer des moyens de subsistance forcèrent d’abandonner en 1810.

Malheureusement de telles entreprises n’étaient pas en état de lutter contre la compagnie du nord-ouest qui, par des relations déjà anciennes avec les Indiens, s’était emparée de tout le commerce des pelleteries et des fourrures des grands lacs jusqu’aux Montagnes Rocheuses. C’était vainement que les Américains essayaient de lutter avec elle, car la compagnie de Saint-Louis pouvait à peine soutenir la concurrence sur les rives même du Missouri et dans le territoire des États-Unis. Alors se présenta un homme capable, non pas tant par sa fortune, qui était énorme, que par son génie, plein de ressources, de lutter avec la compagnie du nord-ouest, et qui résolut de conquérir au profit de ses compatriotes une industrie qui enrichissait les Anglais et les Canadiens.

Jean-Jacob Astor était né dans un petit village des environs de Heidelberg sur les bords du Rhin. Un concours de circonstances singulières l’amena, jeune encore, à Londres, à la fin de la guerre d’Amérique. Un de ses frères aînés s’était établi depuis plusieurs années dans les États-Unis. Astor profita de la paix, et s’embarqua, vers la fin de l’année 1783, pour le rejoindre à Baltimore, avec une petite pacotille de marchandises. En mettant le pied sur le continent américain, le hasard fit rencontrer à Astor un de ses compatriotes engagé dans le commerce des fourrures et des pelleteries, qui lui apprit l’importance et la pratique de ce commerce. L’imagination aventureuse d’Astor s’enflamma, et, au lieu d’aller rejoindre son frère, il suivit cette nouvelle connaissance à New-York, où il échangea contre des fourrures les marchandises qu’il avait apportées d’Angleterre. Il repartit aussitôt pour Londres, vendit avec un grand bénéfice ses fourrures, et retourna dans la même année aux États-Unis déterminé à s’y établir et à s’appliquer à ce trafic. Ses opérations, minimes d’abord, s’agrandirent bientôt à force de travail, d’économie et de probité, et en peu d’années il s’était assuré une position très avantageuse.

À son arrivée aux États-Unis, cette branche de commerce existait à peine. C’était du Canada que l’on tirait la plus grande partie des fourrures et des peaux de castor qui servaient à la consommation de l’Europe et même de la Chine. Dans les premiers temps, Astor, bien qu’il fût établi à New-York, était obligé d’aller chaque année à Montréal acheter les fourrures qu’il expédiait en Angleterre, car cette colonie ne pouvait faire de commerce qu’avec la métropole. Le traité de 1794 changea cet état de choses. Astor passa alors un contrat avec la compagnie du nord-ouest pour avoir le monopole du marché américain ce qui ne l’empêchait pas de faire des expéditions à l’étranger. Mais ce même traité avait rendu aux États-Unis Oswego, Niagara et quelques autres points importans qui, à cause du voisinage des grands lacs et des tribus indiennes, étaient des centres du commerce des fourrures. C’est alors que cet homme entreprenant résolut de déposséder les Anglais et les Canadiens d’une partie de ce commerce et de la faire passer dans les mains des Américains. D’abord il essaya de lutter avec les comptoirs des compagnies particulières établis sur la frontière des États-Unis. N’ayant pu y réussir, il forma le projet d’exploiter l’immense territoire en-deçà et au-delà des Montagnes Rocheuses parcouru par Lewis et Clarke, d’occuper tout le pays arrosé par la Columbia, de la Californie jusqu’aux établissemens russes, et de s’emparer du commerce des fourrures que les Anglais importaient en Chine, en faisant des îles Sandwich un grand entrepôt. Pour exécuter ce projet, qui reçut l’approbation du gouvernement fédéral et la promesse secrète d’un appui efficace, il fonda en 1809, à New-York, une société en commandite pour le commerce des fourrures et des pelleteries, au capital de 5 millions de francs. Cette somme avait été entièrement fournie par lui, car les directeurs et les actionnaires dont les signatures avaient figuré sur l’acte de société n’avaient fait que prêter leurs noms ; Astor avait voulu couvrir ses projets de la considération qui s’attache ordinairement aux compagnies. Sa première opération fut d’anéantir, avec le concours de plusieurs des actionnaires de la compagnie du nord-ouest, une société pour le commerce des fourrures, dont le siége était à Michilimakniac, et qui pouvait entraver l’exécution de ses plans. Il ne s’agissait de rien moins que de relier le territoire de l’Oregon avec les États-Unis par une ligne de postes et de comptoirs, et de couvrir tout le littoral de la mer Pacifique de forts et d’établissemens commerciaux.

En conséquence, un navire portant vingt canons et soixante hommes partit de New-York dans l’année 1810, doubla le cap Horn, et arriva au commencement du mois de mars 1811, à l’embouchure de la Columbia. Un établissement fortifié fut élevé à peu de distance de la mer, sur la rive sud de cette rivière, et reçut le nom d’Astoria. Des relations d’amitié furent aussitôt nouées avec les Indiens du voisinage ; des détachemens furent envoyés pour explorer l’intérieur du territoire et établir des postes sur tous les points importans. Dans le même temps, une expédition, forte de cent hommes éprouvés, était partie de Saint-Louis. Elle n’atteignit Astoria que dans les premiers mois de 1812, après des fatigues inouies ; elle avait traversé les Montagnes Rocheuses, institué des comptoirs d’échange, et formé des relations de bonne intelligence avec toutes les tribus indiennes qu’elle avait rencontrées.

Aussitôt que la compagnie du nord-ouest avait eu connaissance des projets d’Astor qui devaient lui causer tant de préjudice, elle avait fait partir une expédition destinée à devancer l’arrivée des Américains à l’embouchure de la Columbia ; mais cette tentative échoua. La compagnie s’adressa alors au gouvernement anglais, lui demandant d’intervenir au nom des intérêts britanniques, et il l’eût fait assurément sans la crainte de compliquer sa situation, déjà si difficile. Mais, dès que la guerre eut éclaté entre la Grande-Bretagne et les États-Unis, un navire de la compagnie du nord-ouest, suivi d’une frégate et d’un sloop envoyés par le gouvernement anglais, se présenta au commencement d’octobre 1813 devant Astoria, laissé sans défense par des malentendus et le naufrage des deux bâtimens destinés à le protéger, et le 16, l’agent à qui M. Astor avait confié la direction de cet établissement se hâta de le vendre, ainsi que les cinq postes sur la Columbia et ses affluens, avec tout ce qu’ils renfermaient, à la compagnie du sud-ouest, pour la somme de 40,000 dollars, qui ne représentaient pas la moitié de la valeur des fourrures qui y étaient entreposées. En récompense de sa trahison, il reçut une place dans la compagnie anglaise, et mit à son service tous les renseignemens qu’il possédait sur l’exploitation de cette contrée.

Au rétablissement de la paix générale, Astoria, ou plutôt le Fort-George, car les Anglais lui avaient donné ce nom, fut rendu aux Américains en vertu de l’article 1er  du traité de Gand, qui stipulait la restitution immédiate de tout territoire, places et possessions quelconques pris par l’une ou l’autre des deux puissances. Malgré les pertes énormes que la non-réussite de ses projets avait occasionnées à M. Astor, il offrit au gouvernement américain de les reprendre et d’en poursuivre l’exécution avec son concours. Cette offre ne fut pas acceptée, et, au lieu de rentrer en possession de son établissement, il céda ses droits à la compagnie du nord-ouest pour une faible somme, car, dans l’intervalle qui s’était écoulé depuis la restitution, un incendie avait détruit Astoria. Les Américains disent que cet incendie fut allumé par les Indiens à l’instigation des Anglais. Ainsi la compagnie du nord-ouest demeura maîtresse sur les deux rives de la Columbia, et, grace à l’insouciance inexcusable du gouvernement des États-Unis, non-seulement elle ne restitua pas les postes créés dans l’intérieur du pays par les agens de M. Astor, comme cela découlait du traité, mais encore elle conserva un petit fort sur les bords de la mer, à peu de distance des ruines d’Astoria, et forma un établissement considérable, le fort Vancouver, sur la rive nord de la Columbia, à trente lieues environ au-dessus de son embouchure, dans une position importante.

Malheureusement pour la compagnie du nord-ouest, de si grands succès avaient réveillé la compagnie de la baie d’Hudson de sa longue inertie. Ne lui cédant dès-lors ni en ressources ni en activité, cette dernière lui fit désormais une concurrence dangereuse, et prétendit reprendre le monopole qui lui avait été autrefois concédé. Pendant plusieurs années, on vit les deux compagnies rivales se disputer l’empire de ces solitudes, et bien souvent elles en vinrent aux mains. Une telle lutte pouvait compromettre l’importance de ces nouvelles acquisitions de l’Angleterre. Le gouvernement le comprit, et en 1821 un acte du parlement réunit les deux compagnies en une seule, sous le titre de compagnie de fourrures de la baie d’Hudson, lui accorda le monopole de tout le commerce, dans les termes de la concession faite par Charles II, lui attribuant de plus la juridiction civile sur tout le pays occupé par elle.

Aujourd’hui cette compagnie a couvert le territoire de l’Oregon de comptoirs et de postes militaires, qui servent d’entrepôts et de lieux de ralliement aux Indiens et à ses agens. Le centre de l’administration est placé dans le fort Vancouver. Malgré le nom pompeux de fort, ce n’est à vrai dire qu’un carré long de 750 pieds sur 450 de large, entouré d’une palissade et d’un fossé, et dans l’intérieur duquel se trouvent les habitations des agens principaux de la compagnie et des ouvriers européens, au nombre de trente environ, attachés à l’établissement. À peu de distance sont situées les cabanes des cultivateurs de la ferme attenante au fort, qui n’a pas plus de 3,000 acres de bonne terre, et qui occupe environ 100 travailleurs, Canadiens et Iroquois. À six milles au-dessus du fort, on a établi une scierie desservie par une trentaine d’ouvriers, la plupart naturels des îles Sandwich. Presque tous les habitans de Vancouver sont mariés, ou ont pris une femme parmi les Indiens ; et comme ils ont tous de 2 à 5 esclaves, car l’esclavage existe dans toutes les tribus indiennes, on peut évaluer la population du fort à 800 ames. Il y règne le régime le plus sévère. Les hommes d’origine européenne, Canadiens ou Anglais, attachés au service de la compagnie, sont engagés pour cinq ans, au prix d’environ 400 francs par an. Ils reçoivent en outre par tête une ration de huit gallons de pommes de terre et huit saumons chaque semaine pendant l’hiver, en été des pois et du suif, mais jamais du pain ni de la viande. Le produit de la chasse et de la pêche de leurs esclaves leur appartient.

Les agens de la compagnie sont intéressés aux bénéfices. Les uns, placés à la tête des comptoirs, et ils sont en très petit nombre, ont droit à un quart d’action, ce qui représente un bénéfice net de 15 à 20,000 francs par an ; les autres, qui servent d’intermédiaires entre ceux-ci et les Indiens, n’ont qu’un huitième d’action. Les uns et les autres ne jouissent de cet intérêt dans les profits de la compagnie que viagèrement, et ne peuvent en disposer en aucune manière. Chaque année, les principaux agens se réunissent, à une époque déterminée, à l’établissement central d’York, sous la présidence du gouverneur de la compagnie, pour recevoir les ordres des directeurs de Londres, examiner les rapports des agens secondaires, discuter les plans d’exploration, déterminer le chiffre probable des dépenses et des produits, et s’entendre sur les ordres à donner aux trappeurs ; car, si la compagnie ne se fait aucun scrupule de détruire les animaux dans les districts de l’état de l’Union où elle peut pénétrer, elle veille très soigneusement à ce qu’on laisse les castors repeupler les cantons où sa domination est incontestée, et où leur nombre paraît diminuer : elle a fait même accepter, parmi les tribus indiennes qui lui sont soumises, une loi qui punit de mort le meurtre d’un castor au printemps ou dans l’automne. Dans le district de Columbia, le prix d’une peau de castor est à peu près de 10 francs. Chaque peau pèse environ une livre et demie, et la livre se vend, à Londres ou à New-York, 5 dollars, c’est-à-dire plus de 25 fr. ; et comme la compagnie achète les peaux de castor avec des marchandises sur lesquelles elle gagne au moins 50 pour 100, on peut juger de l’énormité de ses profits.

Chaque année, au printemps, un navire arrive de Londres à Vancouver chargé de gros draps, de toiles, d’objets grossiers de quincaillerie et de coutellerie qui servent aux échanges avec les Indiens, de tissus de coton et autres articles des fabriques anglaises qui se glissent, sans payer de droits, par des caravanes à travers les Montagnes Rocheuses, dans les états de l’ouest, où ils font concurrence aux produits des manufactures des états de la Nouvelle-Angleterre. Il apporte tous les articles nécessaires au gréement des navires de la compagnie qui parcourent la côte, de la Californie aux établissemens russes. Cette petite marine se compose, depuis quelques années, de deux bricks, d’un schooner, d’un sloop et d’un bateau à vapeur de 150 tonneaux muni de deux machines de la force de trente chevaux ; tous ces navires sont armés en guerre, et leur équipage est formé de marins anglais engagés pour cinq années au prix de 24 liv. st. par an (600 francs). Le navire de Londres dépose sa cargaison, prend un chargement de bois et de farine pour les îles Sandwich, et retourne, au mois d’août, prendre les fourrures et les peaux de castor qui ont été apportées au fort Vancouver des comptoirs situés à l’intérieur ou recueillies sur les côtes. On évalue ce chargement à plus de 2 millions de francs, et, si l’on y joint les bénéfices sur les marchandises introduites dans les États-Unis par contrebande, les profits faits sur les échanges avec les Indiens, et les revenus des établissemens de la baie d’Hudson, on ne sera pas surpris que les actions de la compagnie soient cotées, à la bourse de Londres, à 150 pour 100 au-dessus du taux primitif.

On s’étonnera sans doute que les Américains n’aient pas tourné de ce côté l’esprit d’entreprise qui les distingue, et qu’ils ne se soient pas appliqués à enlever à la compagnie de la baie d’Hudson le monopole d’un commerce qui a long-temps formé une des branches les plus lucratives de leurs importations en Chine. Ils l’ont tenté bien des fois, mais toujours sans succès. Les partis de chasseurs et de trappeurs qui, dans ces dernières années, ont osé s’aventurer au-delà des Montagnes Rocheuses (car les castors et les animaux à fourrure précieuse ont disparu presque entièrement du territoire des États-Unis) ont succombé sous les coups des Indiens, qui pourtant respectent les agens et les émissaires de la compagnie anglaise. Cependant, à côté même des opérations des Anglais, il y avait pour les Américains d’énormes profits à espérer. En 1829, un brick de New-York entra dans la Columbia, et en neuf mois de séjour il s’était procuré un chargement de fourrures et de peau de castors évalué à 96,000 dollars, près de 500,000 francs. Depuis lors, les agens de la compagnie de la baie d’Hudson ont pris des mesures pour éviter une aussi dangereuse concurrence, et ils ont soin que les Indiens livrent presque immédiatement les produits de leur chasse. Aujourd’hui les Américains sont obligés d’aller acheter sur les marchés de Québec et de Montréal les fourrures et les pelleteries nécessaires à la consommation intérieure, et ils y trouvent des conditions si désavantageuses, qu’ils ont entièrement abandonné ce genre d’importations en Chine, qui, de 142,000 dollars qu’il était en 1821, est descendu graduellement à 2,368 dollars en 1840.

De la sorte, les Américains, par le fait de l’occupation de la compagnie de la baie d’Hudson, se trouvent en quelque sorte exclus du territoire de l’Oregon. C’est à peine s’il a été permis à quelques missionnaires méthodistes de s’y établir. Dispersés sur ce vaste territoire, ils ont formé çà et là des centres de culture et de défrichement qui ne demanderaient qu’un peu d’encouragement de la part du gouvernement des États-Unis pour devenir le noyau d’importantes colonies agricoles. Aujourd’hui ces intrépides apôtres de la civilisation chrétienne sont réduits à jeter dans l’esprit des Indiens qui les entourent quelques germes de christianisme. Les résultats qu’ils ont obtenus prouvent que leurs efforts pour convertir ces populations peuvent être un jour couronnés de succès. Malheureusement les Indiens semblent condamnés à disparaître bientôt de la surface du sol qui appartenait à leurs pères. L’intempérance et les maladies les déciment avec une effrayante rapidité. C’est à peine si aujourd’hui on compterait vingt mille Indiens dans tout le territoire de l’Oregon ; mais, si petit que soit ce nombre, leurs anciens exploits ont laissé dans l’esprit des Américains des sentimens de crainte et de terreur qui ne sont que trop fondés. Si les lumières du christianisme n’adoucissaient leurs mœurs féroces, ces tribus seraient encore pendant long-temps un obstacle au défrichement des contrées qui s’étendent des Montagnes Rocheuses jusqu’à la mer Pacifique. Contenus aujourd’hui par le respect qu’a su leur inspirer la compagnie de la baie d’Hudson, ils portent leurs dévastations sur les rives du haut Missouri et de l’Arkansas, et cette direction donnée aux incursions des Indiens n’est pas un des moindres motifs de la jalousie avec laquelle les Américains considèrent l’occupation du territoire de l’Oregon par une compagnie anglaise. En effet, il a toujours été dans la politique de l’Angleterre de tenir à sa disposition les tribus indiennes pour s’en faire un terrible instrument de guerre, autrefois contre les établissemens français du Mississipi et du Canada, depuis contre les États-Unis. On connaît la fameuse protestation de lord Chatham. Dans les négociations du traité de Gand, les Américains proposèrent, comme ils l’avaient déjà fait bien des fois, de convenir réciproquement de la neutralité perpétuelle des Indiens. L’Angleterre refusa, et depuis elle n’a pas cessé, dans la prévision d’une rupture plus ou moins prochaine, de les entretenir dans un état d’hostilité à l’égard des Américains, qui, de leur côté, les ont toujours considérés comme des ennemis qu’il fallait, non pas gagner ou civiliser, mais anéantir.

Si hautement exprimées et si sincères que soient les craintes qu’inspirent les Indiens, elles ne sont cependant qu’un prétexte, elles ne servent qu’à couvrir le mécontentement profond causé aux Américains par l’établissement des Anglais dans une contrée si voisine de l’Union, et qu’ils s’étaient accoutumés à regarder comme leur propriété. En effet, les progrès de l’Angleterre dans l’Amérique du Nord sont de nature à inspirer aux Américains des craintes bien autrement sérieuses que les dévastations des Indiens. Il est évident que le territoire de l’Oregon ne suffit pas à l’ambition de l’Angleterre, qui aspire à devenir maîtresse absolue dans la mer Pacifique. Pour n’avoir pas à redouter la concurrence de la Russie sur les marchés de fourrures de la Chine, la compagnie de la baie d’Hudson vient de prendre à bail pour dix ans, moyennant un loyer de 150,000 francs par année, tous les établissemens russes de l’Amérique du Nord. Il est impossible de ne pas reconnaître dans cette opération, qui veut paraître purement mercantile, la main du gouvernement anglais. Suivant sa tactique accoutumée, l’Angleterre se fait humble aujourd’hui pour gagner par surprise ce que la force et une guerre heureuse ne lui auraient peut-être pas donné. Dans dix ans, si elle n’est pas en état d’imposer sa volonté, elle renouvellera le bail ; les sacrifices ne lui coûteront pas, et un jour, quand sa domination sera fondée sur l’habitude, elle se proclamera maîtresse : les prétextes ne lui manqueront pas assurément.

Tandis qu’au nord elle écarte toute rivalité commerciale et s’apprête à établir son empire, elle tente au sud de s’introduire dans la Californie. Ce pays n’a pas, il est vrai, de riches fourrures, ses produits se réduisent à du suif et à des peaux de bœufs ; mais, outre que la Californie peut devenir un jour un important débouché, elle possède la plus magnifique rade de la mer Pacifique, et, en attendant que la baie de San Francisco devienne dans cet océan ce que sont dans l’Atlantique Québec et Halifax, c’est-à-dire un arsenal militaire et maritime, des négocians anglais établissent, sous le patronage du gouvernement, des comptoirs sur les points les plus importans du littoral, car c’est toujours à l’abri du commerce que se glisse la domination anglaise. La possession de la Californie compléterait, pour l’Angleterre, un magnifique empire ; par là, elle contiendrait les développemens du commerce américain dans la mer Pacifique, et contrebalancerait au dedans les progrès de la race anglo-américaine qui marche rapidement vers la conquête des anciennes possessions espagnoles dans l’Amérique centrale. Certes, ce n’est pas elle qui doute de la réalisation de la prophétie de Jefferson, et au besoin ce qui s’est passé dans le Texas depuis vingt ans dissiperait toute inquiétude à cet égard.

Les Américains ont donc de justes motifs de s’effrayer de ces desseins, qui menacent autant leur puissance que leur prospérité commerciale et dont l’occupation du territoire de l’Oregon est le plus éclatant indice. Ce n’est pas d’aujourd’hui que les hommes d’état de l’Union ont jugé nécessaire de mettre un terme aux progrès de l’Angleterre sur le domaine des États-Unis. Dès 1824, M. Monroe, dans son dernier message présidentiel, indiquait au congrès l’urgence d’établir un poste militaire à l’embouchure de la Columbia, pour sauvegarder les intérêts américains dans la mer Pacifique et sur la côte occidentale du continent américain. L’année suivante, M. Adams, à son avénement à la présidence, conseillait, dans son premier message, l’adoption de la mesure proposée par son prédécesseur, et recommandait d’établir une station maritime sur le littoral de la mer Pacifique. Plusieurs fois la chambre des représentans a examiné les moyens d’assurer la domination des États-Unis sur le territoire de l’Oregon, en 1821, en 1826 et en 1839 ; en 1838, cette même question fut discutée dans le sénat. Malheureusement le défaut d’unanimité dans les avis a toujours fait ajourner l’adoption de mesures efficaces. Récemment le congrès a examiné, avant de se séparer, ce problème, que les années ont rendu plus grave. Les États-Unis opposent aux prétentions de l’Angleterre des droits et des titres qu’il importe d’examiner.

Trois choses, selon le droit public reconnu par tout le monde civilisé, constituent un droit de possession sur les pays non occupés : la découverte, un premier établissement, et le voisinage. C’est en invoquant ces principes, en vertu desquels la plupart des peuples de l’Europe ont formé des établissemens dans toutes les parties du monde, que les États-Unis réclament la possession exclusive du territoire de l’Oregon.

L’Espagne a découvert et exploré la première la côte nord-ouest du continent américain. C’est donc elle seule qui pourrait prétendre à l’occuper. Elle y a prétendu, en effet, et l’Angleterre elle-même a, par la convention de Nootka signée à Londres en 1790, reconnu la justice de ses prétentions. Mais ce droit de possession, l’Espagne l’a cédé aux États-Unis par le traité de la Floride conclu à Washington le 22 février 1819. Par ce traité, le roi d’Espagne a transmis aux États-Unis tous ses droits, réclamations et prétentions sur le pays découvert en son nom au nord du 42° de latitude, et y a renoncé à tout jamais pour lui et pour ses successeurs. Après avoir proclamé son indépendance, le Mexique, devenu partie dans ce traité, l’a confirmé par une convention signée à Mexico le 12 janvier 1828, et a reconnu pleinement la cession faite aux États-Unis par l’Espagne. Ce titre, dans les mains des Américains, emprunte une plus grande valeur à la découverte et à l’exploration faites en 1792, par le capitaine Robert Gray, de l’embouchure et d’une partie du cours de la Columbia, et au voyage entrepris en 1805, au nom et aux frais du gouvernement fédéral, dans l’intérieur du territoire de l’Oregon, par Lewis et Clarke.

À l’égard du titre qui découle de l’occupation première, les Américains se l’attribuent exclusivement en vertu des établissemens formés par les Espagnols sur différens points de la côte, et surtout en vertu des postes et des comptoirs placés à l’embouchure de la Columbia, sur le littoral et dans l’intérieur du territoire de l’Oregon, par Lewis et Clarke, par la compagnie du Missouri et par les agens de M. Astor, antérieurement à toutes les entreprises des Anglais au-delà des Montagnes Rocheuses.

Reste le droit exercé par toutes les puissances d’étendre leur domination sur les pays non occupés contigus à leurs propres possessions. Trois nations, l’Espagne, l’Angleterre et la France, auraient pu prétendre à l’exercer à l’égard du territoire de l’Oregon ; mais toutes trois ou se sont interdit par des traités la faculté d’étendre leurs possessions au-delà de certaines limites, ou ont cédé leurs titres aux États-Unis. L’Espagne est dans ce dernier cas par le traité de la Floride. En acceptant pour limite, entre les possessions britanniques à l’ouest du Canada et les établissemens français sur la rive droite du Mississipi, le 49e degré de latitude nord qu’avaient fixé les commissaires nommés par les deux puissances en vertu de l’article 10 du traité d’Utrecht, l’Angleterre s’était abstenue d’étendre sa domination au-dessous de cette ligne de démarcation, et par conséquent elle était destituée de tout droit sur la partie septentrionale du territoire de l’Oregon au sud du 49e degré de latitude. Par le traité de 1763, qui confirmait cette limite, l’Angleterre avait abandonné implicitement le droit d’occuper tout le pays à l’ouest de ses colonies du littoral de l’Atlantique, en reconnaissant formellement les titres de la France sur toutes les contrées à l’ouest du Mississipi depuis sa source, ou plutôt depuis la ligne de démarcation fixée au 49e degré de latitude nord, jusqu’à sa jonction avec la rivière Iberville. C’était admettre que la France avait seule la faculté de s’étendre à l’ouest du Mississipi jusqu’aux Montagnes Rocheuses, et au-delà de cette chaîne, sauf à concilier ce droit avec les prétentions de l’Espagne, maîtresse du littoral de la mer Pacifique. Or, ce titre incontestable de la France, qui, joint à celui de l’Espagne, exclut absolument la Grande-Bretagne de toute réclamation sur le territoire de l’Oregon compris entre le 49e degré de latitude nord, la mer Pacifique, le 42e de latitude, et les Montagnes Rocheuses, est en possession des États-Unis depuis le traité de 1803, par lequel la France a cédé aux États-Unis toutes ses possessions dans l’Amérique du Nord.

Les États-Unis réunissent donc tous les titres qui résultent de la découverte, du premier établissement, et du droit de s’étendre sur les pays contigus non occupés. Voilà sur quelles bases les Américains fondent leurs prétentions à la propriété exclusive du territoire de l’Oregon, et tout esprit impartial ne pourra s’empêcher d’en reconnaître la justice. La conduite même de l’Angleterre, son long silence, la marche tortueuse et obscure de ses empiètemens, la restitution d’Astoria, le vague et l’incertitude de ses réclamations, en sont une confirmation éclatante. En effet, on dirait que le gouvernement anglais n’a pas su déguiser, dans la manière dont il a soutenu son occupation du territoire de l’Oregon, combien il sentait la faiblesse de ses titres. Dès que les rapports de Mackensie et les progrès de la compagnie du nord-ouest lui eurent révélé l’importance du littoral de la mer Pacifique, il forma le projet de s’en rendre maître ; mais il adopta la route qu’il suit toujours quand il n’a pas confiance dans la justice de sa cause : toutes ses démarches furent dissimulées, et il s’en fia plus à son adresse et à la voie détournée des négociations qu’à la bonté de son droit pour renverser les obstacles qui s’opposaient à ses empiètemens.

Le premier était la limite du 49e degré de latitude nord posée entre les possessions anglaises et les possessions françaises, et qui, d’après les traités, s’étendait au-delà des Montagnes Rocheuses indéfiniment à l’ouest, c’est-à-dire jusqu’à la mer Pacifique. Prenant prétexte de cette expression vague, l’Angleterre s’occupa de faire déterminer cette limite à son avantage. L’occasion s’en présenta dans la négociation d’un traité de frontières qui se discutait en 1803 à Londres entre M. Rufus King et lord Hawkesbury. Le plénipotentiaire anglais proposa de conserver pour ligne de démarcation entre les États-Unis et le Canada l’ancienne limite établie, à la suite du traité d’Utrecht, jusqu’au lac des Bois, et de tirer de ce point une ligne droite jusqu’à la rencontre du Mississipi. Cette frontière ne nuisait en aucune façon aux États-Unis et le gouvernement anglais se flattait qu’ils l’accepteraient aisément. Mais il ignorait que les Américains négociaient à Paris la cession de la Louisiane et de toutes les possessions françaises dans la vallée du Mississipi, et que dès-lors ils étaient intéressés à maintenir dans toute leur intégrité les droits de la France, auxquels cette nouvelle ligne de démarcation pouvait être préjudiciable. Aussi M. Jefferson, alors président, repoussa-t-il le traité, sans même le communiquer au sénat, souverain arbitre dans les questions diplomatiques. Quatre ans plus tard, en 1807, de nouvelles négociations s’ouvrirent à Londres entre M. Monroe et M. Pinkney pour les États-Unis, et lord Holland et lord Auckland pour l’Angleterre. Cette fois-ci le gouvernement anglais adopta une autre marche, tout en poursuivant le même but. Acceptant la conservation de l’ancienne limite du 49e degré, il se contenta de demander qu’on fît disparaître l’expression vague des premiers commissaires français et anglais, et qu’on arrêtât la frontière aux Montagnes Rocheuses. Les plénipotentiaires américains consentirent volontiers à ce sacrifice, dont ils ignoraient la valeur. Ce traité eut le sort du précédent. M. Jefferson refusa de le ratifier, parce qu’il ne renfermait pas une renonciation explicite au droit de presse, que les Anglais voulaient exercer sur les navires des États-Unis. À Gand, la même concession fut demandée et accordée ; mais, comme les Anglais exigeaient qu’elle fût accompagnée du droit de libre navigation sur le Mississipi, l’article qui la renfermait fut omis, et la question des limites fut laissée à une négociation particulière, qui s’ouvrit à Londres en 1818.

Jusque-là, jamais l’Angleterre n’avait fait entendre la plus légère réclamation sur le territoire de l’Oregon. Ce n’est que dans cette négociation, comme cela est prouvé par les instructions de M. Adams, secrétaire d’état, aux plénipotentiaires américains, M. Rush et M. Galatin, que les Anglais prétendirent avoir des droits par les découvertes du capitaine Cook et les achats de terres faits par Drake aux Indiens au sud de l’embouchure de la Columbia. Sans apporter aucune preuve à l’appui de ces allégations, ils proposèrent d’entrer en compromis pour la possession de tout le territoire de l’Oregon, et de prendre la Columbia pour limite entre les possessions respectives des deux puissances au-delà des Montagnes Rocheuses. On comprend aisément quel fut l’étonnement des plénipotentiaires des États-Unis à cette étrange prétention.

Sur quel fondement l’Angleterre pouvait-elle élever cette réclamation dont on n’avait pas encore ouï parler ? Assurément, si un droit était incontestable, c’était le droit de l’Espagne cédé aux États-Unis. Nous avons vu que plusieurs navigateurs espagnols, dans des expéditions entreprises pour explorer la côte nord-ouest de l’Amérique du Nord, avaient découvert les points les plus importans du littoral, et que particulièrement don Bartolome Ferrelo avait, en 1543, poussé jusqu’au-delà du 43° de latitude nord. Ce ne fut que trente-cinq ans après que Drake parut dans la mer Pacifique. Dans quel but ? Était-ce dans le dessein de découvrir de nouveaux continens, de doter son pays de nouvelles possessions ? Non, assurément ; Drake n’était alors, comme chacun sait, qu’un hardi aventurier que l’amour du gain seul poussait dans ces mers lointaines. Craignant d’être rencontré à son retour par les vaisseaux qui s’étaient mis à sa poursuite pour le punir de ses pillages et de ses méfaits, il résolut de revenir par le cap de Bonne-Espérance ; seulement, avant de se mettre en route, il remonta vers le nord et s’arrêta quelque temps vers le 38° de latitude, dans une rade sûre et commode, qui est aujourd’hui le golfe San Francisco, pour se ravitailler et faire reposer ses équipages. Mais qui jamais, avant ces négociations, avait entendu dire que Drake eût fait des acquisitions de territoire sur la côte occidentale de l’Amérique ?

Deux siècles après, le capitaine Cook parut dans les mêmes mers. Il était chargé de découvrir une route de l’Inde plus directe que celle du cap de Bonne-Espérance ou du cap Horn par un passage que l’on croyait exister entre les deux océans. Les instructions du conseil de l’amirauté prouvent que tel était l’unique objet du voyage de Cook. Elles lui recommandent de se hâter d’arriver dans le nord le plus tôt possible, de ne point perdre de temps à explorer les côtes et à découvrir de nouvelles terres, et de ne s’arrêter que pour renouveler sa provision d’eau et de bois. Ce n’est qu’après être arrivé au 65° de latitude nord qu’il lui sera permis de prendre avec le consentement des naturels, des pays qu’il aura découverts, pourvu qu’ils n’aient pas déjà été visités par des Européens. Cook arriva le 7 mars 1778 en vue du continent américain, vers 44° de latitude nord. Après avoir durant plusieurs jours longé la côte, il aborda le 19 dans le golfe de Nootka, dont Perez avait déjà pris possession au nom de l’Espagne en 1774, c’est-à-dire quatre ans auparavant. Il vit dans les mains des Indiens des instrumens de fabrique européenne ; mais, comme il ignorait que des Espagnols eussent visité récemment ces parages, il imagina que ces objets leur étaient venus par terre du Mexique. Après n’être demeuré que le temps nécessaire pour faire du bois et de l’eau, il remit à la voile, et vers le 61° de latitude, il découvrit l’embouchure d’une rivière qui a reçu son nom, et un pays dont il prit possession. C’est la seule acquisition faite par Cook dans sa longue et infructueuse traversée. Il ne paraît pas que l’Angleterre ait cru bien sérieusement à la valeur de ce titre de possession, car elle n’a fait aucune difficulté d’abandonner, par la convention de 1825, cette découverte à la Russie, qui la revendiquait.

Ce n’était pas sur des allégations aussi dénuées de fondement que les plénipotentiaires américains pouvaient admettre les prétentions de l’Angleterre au partage du territoire de l’Oregon. Après de longues discussions infructueuses, on convint de laisser indécise la question de possession : c’était tout ce que désirait l’Angleterre. L’article de la convention du 20 octobre 1818 fixa le 49° de latitude nord pour ligne de démarcation entre les territoires respectifs des deux puissances contractantes, depuis l’extrémité nord-ouest du lac des Bois jusqu’aux Montagnes Rocheuses. Toujours entraînés par une imprévoyance impardonnable, les plénipotentiaires américains, non contens de consentir à effacer la continuation de cette limite jusqu’à la mer Pacifique, ce qui était un obstacle aux desseins de l’Angleterre, agirent comme s’ils eussent voulu les favoriser. Le même article porte, en termes formels, que le territoire en litige, non pas seulement jusqu’à la Columbia, mais tout le pays jusqu’à la frontière de la Californie compris entre les Montagnes Rocheuses et la mer Pacifique, sera, avec ses havres, ses baies et ses rivières, libre et ouvert, pendant les dix années qui suivront la signature de la présente convention, aux navires, citoyens et sujets des deux puissances. Tout ce qu’ils exigèrent pour la sûreté des droits des États-Unis, c’est qu’il fût inséré dans le même article que les termes de cette convention ne préjudicieraient en rien aux prétentions que l’une ou l’autre des deux parties contractantes pourrait avoir sur une portion du territoire de l’Oregon ; mais les Anglais y ajoutèrent ce correctif, qu’ils n’affecteraient pas non plus les réclamations que pourrait vouloir y exercer une autre puissance, le seul objet des deux parties contractantes étant de prévenir les différends et les disputes entre elles.

Cependant, par une contradiction inexplicable, l’Angleterre, en restituant au même moment les établissemens fondés dans le territoire de l’Oregon par les agens de M. Astor, semblait reconnaître virtuellement les titres des États-Unis. Lord Castlereagh, ministre des affaires étrangères, admettait, comme l’écrivait le 18 février 1818 M. Rush à M. Adams, le droit incontestable des États-Unis à être remis en possession des établissemens dont la compagnie du nord-ouest s’était emparée durant la guerre. Il est vrai que lord Bathurst, dans son ordre de restitution, et lord Castlereagh, dans ses instructions au ministre anglais à Washington, n’admettaient pas que cette restitution constituât la reconnaissance du droit absolu et exclusif de domination que réclamaient les États-Unis ; mais, d’après le droit public, l’établissement d’un fort dans des pays inhabités, inoccupés, n’a-t-il pas toujours indiqué une prise de possession de tout le territoire qui l’entoure ? Or, dans ce cas, les Américains avaient un droit incontestable de propriété, car les agens de M. Astor avaient établi, outre Astoria, des postes dans l’intérieur du pays ; ces forts étaient au nombre de cinq, tous placés sur la Columbia ou sur ses affluens, dans des positions importantes. Leur existence ne pouvait être contestée, car ils sont désignés fort exactement dans le prétendu acte de vente d’Astoria. On est forcé ici de prononcer un blâme sévère sur la légèreté et l’imprudence des plénipotentiaires américains. Non-seulement ils ne firent pas valoir ce titre de possession, cette occupation de tout le territoire de l’Oregon, qu’avait reconnu par cet acte la compagnie du nord-ouest elle-même ; ils abandonnèrent encore aux Anglais les établissemens de M. Astor, qu’ils s’étaient engagés à restituer. Astoria fut rendu, mais aussitôt le fort Vancouver fut élevé, et les cinq postes qui étaient à l’intérieur restèrent dans les mains des Anglais, qui par là demeurèrent maîtres du pays et de toutes ses ressources.

Les Américains firent, en cette circonstance, une grande faute dont ils subissent aujourd’hui les conséquences. Avec plus de prévoyance, le cabinet de Washington eût réclamé l’exécution entière des stipulations du traité de Gand ; l’Angleterre y était disposée, comme le prouvent les paroles de lord Castlereagh ; les Américains seraient alors rentrés, sous la protection de leur gouvernement, en possession des postes les plus avantageux, et ils auraient recueilli le fruit non-seulement des efforts de M. Astor, mais encore des habitudes données aux Indiens par les Anglais ; et, si le gouvernement fédéral eût accepté les propositions de M. Astor en 1818, ils seraient aujourd’hui les seuls propriétaires en fait comme en droit de la côte occidentale de l’Amérique du Nord.

Non contens des avantages qu’ils avaient tirés de l’impéritie des États-Unis, les Anglais, s’apercevant de la faiblesse des titres qu’ils avaient invoqués, se tournèrent d’un autre côté. Comme la convention n’avait que la durée très limitée de dix années, les négociations pour un arrangement définitif étaient toujours pendantes. À deux reprises, en 1824 et en 1826, le gouvernement américain, mieux avisé, proposa de rétablir la ligne de démarcation fixée à la suite du traité d’Utrecht et si maladroitement abandonnée, c’est-à-dire de continuer au-delà des Montagnes Rocheuses la limite du 49e degré de latitude nord. Le cabinet britannique pouvait difficilement admettre cette proposition. Il offrit d’accepter pour limite une ligne tirée depuis les Montagnes Rocheuses, au point où s’arrêtait la démarcation reconnue, jusqu’à la source la plus proche de la Columbia, et de suivre le cours de cette rivière jusqu’à son embouchure. C’était précisément ce que les plénipotentiaires américains avaient refusé d’admettre en 1818. Cette fois le cabinet anglais n’invoquait plus seulement à l’appui de ses prétentions les achats de Drake et les découvertes de Cook, mais il affirmait que les premiers postes établis au-delà des Montagnes Rocheuses l’avaient été par la compagnie du nord-ouest, et cela lui suffisait pour que son titre valût celui des États-Unis, qu’il reconnaissait par là implicitement comme incontestable. Voici les termes de la note présentée par le gouvernement anglais à l’ambassadeur des États-Unis en 1826 : « En réponse aux allégations des États-Unis que leur droit sur le territoire de l’Oregon (comme héritiers du titre de l’Espagne et de celui de la France) est fortifié et confirmé par la découverte des sources de la Columbia, et par l’exploration de cette rivière jusqu’à son embouchure par Lewis et Clarke, la Grande-Bretagne affirme et peut nettement prouver que sinon avant, au moins dans les mêmes années et les années suivantes, la compagnie anglaise du nord-ouest avait fait établir par M. Tompson des postes au milieu des tribus indiennes auprès des sources ou sur la principale branche de la Columbia, qu’elle étendait graduellement sur tout le cours de cette rivière. De la sorte, la Grande-Bretagne a, pour la question de premier établissement aussi bien que pour celle de la découverte de l’embouchure de la Columbia, faite par Vancouver, dans le temps même que Robert Gray y entrait, au titre sinon antérieur, au moins égal à celui des États-Unis, de posséder le territoire de l’Oregon. »

Avant de réfuter par des dates précises ces assertions si nettes et pourtant dénuées de toute preuve, remarquons que dans cette note on voit le gouvernement anglais réclamer pour la première fois le privilége de la découverte de l’embouchure de la Columbia et l’attribuer à Vancouver au détriment de Robert Gray. Vancouver avait, il est vrai, précédé le capitaine Gray dans ces parages ; mais qui croire sur ce point, de Vancouver ou du cabinet anglais ? Vancouver déclare expressément dans le récit de ses voyages, publié par lui-même, qu’il avait passé, en se rendant au golfe de Nootka, devant l’embouchure de la Columbia sans l’apercevoir, et qu’il dut la connaissance de cette rivière et du havre dans laquelle elle se jette à un capitaine de navire américain, Robert Gray, de Boston. Ce premier point décidé, examinons maintenant ce que signifient les mêmes années et les années suivantes de cette note. Lewis et Clarke, avons-nous dit, arrivèrent le 15 novembre 1805 sur les bords de la mer Pacifique après avoir suivi le cours de la Columbia depuis sa source la plus occidentale jusqu’à son embouchure. Or, depuis l’expédition de Mackensie, ce fut dans les premiers mois de l’année 1806 qu’un agent de la compagnie du nord-ouest, M. Frazer, s’aventura pour la première fois au-delà des Montagnes Rocheuses. Il les traversa vers le 56e degré de latitude nord, et établit un comptoir deux degrés plus au sud, sur les bords d’un lac qui a pris son nom, situé au pied du versant occidental de ces montagnes. C’est là que s’arrêtèrent les plus lointaines explorations des Anglais jusqu’au milieu de l’année 1811, où M. Tompson, astronome de la compagnie, partit de ce poste pour devancer, sur les bords de la mer Pacifique, l’arrivée des agens de M. Astor, et leur établissement à l’embouchure de la Columbia.

On admire comment des assertions aussi légères, et dont il était si facile de prouver l’inexactitude, ont pu être avancées comme des faits irrécusables dans une pièce diplomatique. C’est ce que le cabinet anglais reconnut bientôt. Aussi, quand les négociations furent définitivement reprises en 1827, MM. Huskisson et Addington, chargés de défendre les intérêts de l’Angleterre, présentèrent au ministre américain, M. Galatin, un mémoire dans lequel, abandonnant tous les titres invoqués précédemment, ils fondaient la justice des prétentions de la Grande-Bretagne sur la convention du golfe de Nootka. « Dans cette convention, disaient-ils, les droits de la Grande-Bretagne ont été enregistrés et définis : ils embrassent le droit de naviguer dans toute l’étendue de la mer Pacifique, de s’établir sur tous les points du littoral, et de faire le commerce avec les naturels et les habitans. Ces droits ont toujours été exercés sans contestation depuis la date de cette convention, c’est-à-dire depuis 1790, et c’est sous cette convention que des intérêts considérables pour l’Angleterre ont pris naissance et se sont développés dans cette partie du monde. »

Le capitaine Cook avait relâché, on le sait, dans le golfe de Nootka. Durant son court séjour, il avait pu apprécier tous les avantages que cette contrée offrait au commerce des fourrures et du ginseng, deux articles fort demandés sur les marchés de la Chine. Sur ce qu’il en avait rapporté, une société de négocians de Londres entreprit, en 1785, d’établir un comptoir dans ce golfe. Deux navires furent d’abord expédiés, et les profits énormes des armateurs les engagèrent à renvoyer sans retard dans les mêmes mers deux autres navires, sous le commandement des capitaines Douglas et Meares. Ce dernier acheta sur la côte du golfe de Nootka, de la tribu indienne qui l’habitait, l’autorisation d’élever un bâtiment qu’il entoura d’une palissade, et sur lequel il planta le pavillon britannique. De nouveaux navires apportèrent des ouvriers d’Europe et environ soixante-dix Chinois, avec tout ce qu’il fallait pour fonder un établissement commercial. Les Indiens s’empressèrent d’apporter des fourrures et des pelleteries, et toutes choses prospéraient, lorsqu’un jour deux vaisseaux de guerre espagnols, partis d’un port du Mexique, entrèrent dans le golfe de Nootka, saisirent les navires anglais au nom du roi d’Espagne, mirent aux fers les officiers et les équipages, prirent possession des bâtimens élevés sur la côte, et remplacèrent le pavillon britannique par celui d’Espagne, sous le prétexte que toute la côte occidentale du continent américain, depuis le cap Horn jusqu’au 60e degré de latitude nord, appartenait à sa majesté catholique.

La nouvelle de cet acte de domination, exercé au milieu d’une paix profonde, fit une grande sensation en Angleterre. L’ambassadeur d’Espagne à Londres, le marquis del Campo, s’empressa d’offrir la restitution des navires saisis, pourvu que le gouvernement anglais reconnût le droit de souveraineté réclamé par son maître sur toute la côte nord-ouest de l’Amérique. Cette satisfaction ne pouvait suffire à la Grande-Bretagne, blessée dans son honneur et dans ses intérêts. Aussi Le chargé des affaires de l’Angleterre auprès de la cour de Madrid reçut-il l’ordre de demander non-seulement la reddition des navires saisis, mais de plus une indemnité pour les pertes occasionnées aux parties intéressées, et une réparation éclatante de l’injure faite à des sujets anglais commerçant et naviguant sous le pavillon britannique dans des mers où ils avaient un droit incontestable de commercer, de naviguer et de pêcher librement, de s’établir sur les côtes avec le consentement des naturels, partout où ne flottait pas le drapeau d’une autre nation européenne.

Dès le premier moment, l’Espagne s’était montrée prête à soutenir par les armes ses prétentions. L’Angleterre fit de même : le parlement vota des subsides extraordinaires ; des communications furent faites à la Hollande et à la Prusse, qui promirent leur concours, comme elles y étaient engagées par des traités. Cela se passait au commencement de l’année 1790, tandis que dans toute l’Europe on était en proie aux sentimens de crainte ou de sympathie qu’avait excités le début de la révolution française. M. de Montmorin, craignant que la guerre entre l’Angleterre et l’Espagne ne fît éclater un bouleversement général, offrit la médiation de la France, qui fut refusée. Dans ces conjonctures, un ambassadeur anglais fut envoyé à Madrid. Ses instructions lui enjoignaient d’exiger, comme préliminaires de toute négociation, des réparations pour les dommages éprouvés par les parties intéressées, et une déclaration des motifs de cette concession. Il devait, par-dessus toutes choses, éviter d’entrer dans des discussions sur le point de droit ; mais, s’il y était forcé, il fallait qu’il déclarât nettement que l’Angleterre n’admettrait pas que les Espagnols eussent des droits sur un pays qu’ils n’avaient jamais possédé ni exploré, non plus que le privilége de faire le commerce et de naviguer dans la mer Pacifique, sur les côtes de l’Amérique ; enfin, il lui était enjoint de soutenir que l’occupation, faite de bonne foi, sur la côte du golfe de Nootka, par des sujets britanniques, constituait une prise de possession, et leur conférait le droit d’y faire le commerce, à moins qu’il ne fût prouvé que l’Espagne en avait la possession antérieure. La cour de Madrid reçut avec beaucoup de fierté ces impérieuses prétentions. Elle renouvela l’offre de restituer les navires saisis et de donner une indemnité, puisqu’il y avait eu bonne foi ; mais elle maintint qu’elle possédait, en droit comme en fait, toute la côte découverte par elle du continent américain, depuis la Californie jusqu’aux établissemens russes

Entre ces prétentions également absolues, il n’y avait pas d’arrangement praticable. Cependant, des deux côtés, on redoutait une déclaration d’hostilités qui pouvait mettre en feu toute l’Europe : l’Espagne était faible et sentait son infériorité ; l’Angleterre se préoccupait surtout du mouvement de la révolution française. Enfin, après bien des alternatives, une convention, qui laissait intactes les prétentions de la cour de Madrid, et favorisait légèrement les intérêts commerciaux et maritimes de l’Angleterre, fut proposée et signée à Londres le 28 octobre 1790. L’Espagne restituait tout ce qui avait été saisi aux Anglais, et leur accordait une indemnité, qui fut fixée ultérieurement à un million de francs. Les sujets respectifs des deux puissances contractantes, y était-il dit, ont un droit égal de naviguer, de faire le commerce et de pêcher dans tout l’océan Pacifique, d’aborder sur les côtes non occupées, et de s’y livrer à des échanges avec les naturels ; mais les Anglais ne pourront qu’élever des huttes, ou bâtimens temporaires, pour les besoins de la pêche ou du commerce.

Telle était la convention à l’abri de laquelle l’Angleterre voulait cacher la prise de possession du territoire de l’Oregon. Les États-Unis, ayant succédé aux droits de l’Espagne, étaient liés par les stipulations de ce traité, qui laissait ouvertes aux sujets britanniques, pour commercer et fonder des établissemens, les côtes non occupées, qui abrogeait tous les droits préexistans de l’Espagne, et laissait indécise la question de souveraineté.

À cela le plénipotentiaire américain répondait que cette convention n’était et ne pouvait être considérée que comme un simple traité de navigation et de commerce, qui ne préjudiciait en rien aux droits de l’Espagne à la possession du golfe de Nootka, et partant de toute la côte nord-ouest de l’Amérique du Nord ; que dans aucun temps les Espagnols ni les Anglais ne l’avaient entendue autrement, qu’ils n’y avaient vu autre chose qu’une concession favorable aux intérêts maritimes et commerciaux de l’Angleterre qui ne portait aucune atteinte aux droits de l’Espagne. À l’appui de cette interprétation, il invoquait une pièce importante, dont les termes avaient été acceptés et sans doute approuvés par les Anglais eux-mêmes : c’était la lettre écrite par le comte Florida Blanca, le 12 mai 1791. « Vous donnerez des ordres, y était-il dit au commandant de l’escadre espagnole mouillée dans le golfe de Nootka, pour que l’officier de sa majesté britannique qui vous délivrera cette lettre (c’était Vancouver) soit immédiatement mis en possession des bâtimens et des parcelles de terres qui étaient occupés par les sujets anglais au mois d’avril 1789, aussi bien dans le port du golfe de Nootka que dans un autre appelé port Cox, situé à seize lieues du premier vers le sud. » Il est évident par cette pièce que la cour de Madrid ne soupçonnait pas que l’on pût seulement mettre en doute l’intégrité de son droit de domination absolue, et qu’elle excluait jusqu’à la présomption que la Grande-Bretagne pût réclamer autre chose que les petites portions de territoire achetées par Meares aux Indiens et les cabanes qu’il y avait fait élever.

Les débats du parlement sur cette convention prouvent, ajoutait M. Galatin, que les Anglais l’entendaient dans le même sens que la Cour de Madrid. Dans cette question, whigs et tories, M. Fox et M. Pitt, parlèrent le même langage, et tous déclarèrent unanimement que l’Angleterre n’avait rien acquis par cette convention, qui ne contenait que la reconnaissance du droit de pêcher et de faire le commerce dans la mer Pacifique, qu’on lui contestait, avec cette différence, que les adversaires du cabinet soutenaient que cette convention n’était ni honorable ni avantageuse aux intérêts de la Grande-Bretagne. « Depuis le commencement de cette discusssion, disait M. Fox, je n’entends que des rodomontades sur ce que nous avons acquis ; on ne nous entretient que de nouvelles branches de commerce, de nouvelles entreprises, de nouveaux océans et de nouveaux continens ouverts à l’activité de nos spéculateurs et au courage de nos marins. De telles fleurs de rhétorique sont assurément de très belles choses, également propres à donner de la force aux argumens et à en déguiser la faiblesse ; mais est-il vrai que cette convention nous ait ouvert des sources nouvelles de prospérité, ou que nous ayons fait la moindre acquisition ? Un honorable préopinant a posé la question précisément. Comme elle doit l’être ; il a prouvé que nous n’avons rien acquis, mais seulement obtenu des garanties pour ce que nous possédions déjà. Voilà tout ce que nous avons gagné… Quelle était l’étendue de nos droits avant la convention, et jusqu’à quel point nous sont-ils assurés aujourd’hui ? Nous possédions la libre navigation de l’océan Pacifique, sans restrictions et sans bornes ; nous avions le droit illimité de faire le commerce et de pêcher dans ces mers. L’admission d’une partie de ce droit est tout ce que nous avons obtenu. Il reste à savoir ce que cela nous a coûté. Nous avions auparavant le droit de nous établir partout sur la côte nord-ouest de l’Amérique, dans tous les points qui n’étaient pas déjà occupés ; maintenant, nous sommes forcés de nous borner à certaines places, et encore avec bien des restrictions. Notre droit de former des établissemens n’était pas comme maintenant le droit d’élever seulement des cabanes, mais de fonder des colonies, si cela nous convenait. Assurément, ce ne sont pas là des acquisitions, et cependant si nous écoutons le langage emphatique et presque triomphant de certains orateurs, ce seraient de grandes et importantes concessions. Nous n’avons rien gagné, mais nous avons renoncé au droit de nous établir d’une manière permanente sur toutes les côtes occidentales de l’Amérique, où la possession n’est pas même définie. Ce que nous avons acquis dans le golfe de Nootka ne nous sera pas même restitué. »

Tel était le sentiment de toute l’Angleterre en 1790 ; et que l’on ne croie pas que ces paroles n’exprimassent que les opinions de l’opposition. Le chef du gouvernement, M. Pitt, pensait à cet égard comme ses adversaires : « Nous avions avant ce traité, disait-il, le droit de naviguer, de pêcher et de faire le commerce dans toute la mer Pacifique et sur les côtes nord-ouest du continent américain. Cela est vrai, mais ce droit non-seulement n’était pas reconnu, il était même disputé, et son exercice rencontrait de la résistance. Par la convention, il nous est assuré, et, si ce n’est pas un nouveau droit, c’est un nouvel avantage. »

La lettre de ce traité, son esprit, tel qu’il était interprété et par les Espagnols et par les Anglais, autorisaient donc le plénipotentiaire américain à repousser les prétentions de l’Angleterre, et à soutenir que cette convention n’entamait en rien l’intégrité des droits de l’Espagne, laissait subsister dans toute leur force les titres préexistans, puisqu’il constatait que l’Angleterre ne pouvait faire valoir aucun titre de possession sur le territoire des côtes nord-ouest, et qu’il ne leur accordait que des priviléges fort restreints.

Les États-Unis repoussant énergiquement tout compromis et refusant d’admettre les prétentions de la Grande-Bretagne, on tenta vainement de concilier d’une manière définitive les droits réclamés par les deux parties, et on convint de demeurer dans les termes du traité de 1818. C’est ce que marquait nettement le protocole du 16 décembre 1826 : « La Grande-Bretagne, y était-il dit, ne prétend pas à la souveraineté exclusive d’aucune partie du territoire de l’Oregon. Toutes ses prétentions se réduisent à l’occuper en commun conjointement avec d’autres états. » De leur côté, les États-Unis, tout en soutenant l’intégrité de leurs droits, stipulaient qu’ils ne prétendaient nullement exclure la Grande-Bretagne, non plus que les autres nations, du droit de s’établir dans le territoire dont ils réclamaient la possession absolue. Comme on ne pouvait trancher les difficultés présentes, et que de part et d’autre on cherchait à gagner du temps et à ajourner une détermination définitive, on dressa d’un commun accord une convention nouvelle, qui fut signée à Londres le 6 septembre 1827. Elle maintenait en vigueur l’art. 3 de la convention de 1818, avec cette nouvelle réserve que l’une et l’autre des parties contractantes avaient le droit de l’annuler en prévenant douze mois à l’avance, dans les formes accoutumées. Il y avait seulement cette différence, que les États-Unis, n’ayant pu faire accepter l’ancienne ligne de démarcation du 49e degré de latitude des Montagnes Rocheuses jusqu’à la mer Pacifique, déclaraient qu’ils se croyaient autorisés à réclamer la possession entière du territoire de l’Oregon, c’est-à-dire depuis la Californie jusqu’aux établissemens russes.

C’est sous l’empire de cette convention que s’est développée la situation présente. Depuis cette époque, des négociations ont été pendantes et n’ont amené aucun arrangement définitif. Aujourd’hui les Américains paraissent las de cet état de choses qui consacre leur infériorité et le mépris de leurs droits. Dans toutes les parties de l’Union, et surtout dans les états de l’ouest, voisins des Montagnes Rocheuses, les progrès de l’Angleterre ont excité une vive inquiétude ; l’orgueil national, une juste et honorable susceptibilité, ont réclamé, d’abord sourdement, aujourd’hui avec violence, contre ces empiètemens qu’une nation libre et fière ne peut tolérer sans déshonneur. On se demande si les titres des États-Unis ont perdu de leur valeur parce qu’on n’a pas encore pu s’entendre sur leur étendue. Les prétentions sont d’autant plus exagérées, qu’elles sont moins définies, et le gouvernement fédéral ne peut, sans s’exposer à de justes ressentimens, tarder davantage à résoudre cette grave et difficile question, et à satisfaire aux exigences qu’elle a fait naître.

Telles sont les nécessités qui ont commandé au président d’appeler l’attention du congrès sur ce sujet dans son dernier message. C’est pour obéir à ces sentimens impérieux que la commission des affaires militaires dans la chambre des représentans dont M. Pendleton, de l’Ohio, était l’organe, proposait, le 4 janvier 1843, d’assurer aux États-Unis la possession de tout le territoire de l’Oregon par une mesure efficace, l’établissement de postes militaires depuis les Montagnes Rocheuses jusqu’à la mer Pacifique. Exprimant l’opinion plus ardente du parti démocratique, M. Linn, du Missouri, a présenté dans le sénat un bill destiné à changer immédiatement les conditions présentes de force et de faiblesse des Anglais et des Américains dans cette contrée. Une ligne de postes garnis de dragons établirait assurément l’empire des États-Unis ; mais l’exploitation des ressources du territoire de l’Oregon n’en appartiendrait pas moins à la compagnie anglaise. Le projet émis par M. Linn tend au contraire à lui créer une concurrence formidable qui l’anéantirait avant peu de temps. Il ne s’agirait de rien moins que de concéder dans le territoire de l’Oregon, compris depuis la limite de la Californie jusqu’aux établissemens russes, entre la mer Pacifique et les Montagnes Rocheuses, six cent quarante acres à tout individu mâle âgé de dix-huit ans et au-dessus qui irait s’y établir, à la condition de les cultiver durant cinq années consécutives, sept cents acres s’il est marié, et cent soixante acres pour chacun de ses enfans âgés de moins de dix-huit ans ou qui naîtront durant ces cinq années. Cette loi adoptée pousserait immédiatement dans ce territoire le flot des émigrations qui se porte incessamment vers l’ouest, et les États-Unis remettraient ainsi l’établissement de leur domination à cinquante mille riflemen de l’Ohio, du Missouri ou du Tennesse.

L’importance de la mesure proposée par M. Pendleton s’est effacée devant le bill de M. Linn, qui a rencontré dans les deux chambres du congrès des partisans et des adversaires également passionnés. Ces derniers soutenaient, non sans quelque apparence de raison, que l’adoption immédiate d’une pareille loi violait la clause de la convention de 1818, maintenue dans la convention de 1827, qui pose que tout le territoire de l’Oregon sera libre et ouvert aux citoyens et aux sujets de la Grande-Bretagne, comme aux citoyens des États-Unis, aussi long-temps que l’une des deux parties contractantes n’aura pas prévenu douze mois, à l’avance, qu’elle désire rompre cette convention Le gouvernement des États-Unis peut-il donner force de loi, avant que cette formalité ait été remplie, à une mesure dont l’objet est d’exclure les sujets de l’Angleterre de la plus grande partie du territoire de l’Oregon ?

Oui, reprenaient M. Linn et ses amis, cette mesure viole la convention de 1818 et de 1827 ; mais qui, des États-Unis ou de l’Angleterre, y a le premier porté atteinte ? Cette convention assurait le territoire de l’Oregon aux sujets de la Grande-Bretagne, tout en maintenant les droits des États-Unis. C’était une concession de bonne amitié. Qu’est-il résulté de cette condescendance ? La ligne de démarcation du 49°, abandonnée par faiblesse, a été dépassée ; la compagnie de la baie d’Hudson a pris possession de tout le cours de la Columbia, depuis ses sources jusqu’à son embouchure ; elle a établi sur tous les points importans des postes fortifiés qui commandent le pays. C’est au péril de leur vie que les chasseurs américains se hasardent aujourd’hui au delà des Montagnes Rocheuses. L’embouchure de la Columbia est ouvertement un entrepôt de marchandises anglaises, qui inondent les états de l’ouest, au grand détriment du trésor et des manufactures indigènes. Gardez-vous de croire que la compagnie de la baie d’Hudson ne soit qu’une société de particuliers, agissant uniquement dans son propre intérêt. Ne nous y trompons pas. La compagnie de la baie d’Hudson, c’est l’Angleterre cachant ses desseins sous le masque du commerce ; c’est l’Angleterre établissant son empire et prenant possession du territoire de l’Oregon, le soumettant à la juridiction des agens de la compagnie et aux cours d’appel du Canada. N’est-ce pas là une violation de la convention ? Il est temps de mettre un terme à un état de choses aussi pernicieux à l’honneur qu’aux intérêts des États-Unis.

Il est vrai, répondaient à leur tour les adversaires du bill, l’Angleterre a usé de la convention à notre détriment ; elle a abusé de l’imprévoyance de notre gouvernement, qui n’a pas prévu les conséquences de cette concession, il est vrai qu’à l’ombre de cette convention et sous le manteau de la compagnie commerciale, l’Angleterre prend possession d’un pays qui nous appartient ; qu’elle l’occupe, et que si nous tardons davantage, quelque valeur qu’aient nos titres, nous ne serons pas reçus à en faire la preuve, et qu’alors même que l’Angleterre reconnaîtrait la justice de nos réclamations, elle aurait jeté dans ce pays les germes d’une colonie qui entraverait l’exercice de nos droits. Mais il n’en est pas moins vrai que le bill de M. Linn viole la convention, et que, si l’Angleterre a abusé de la liberté accordée à ses sujets, ce n’est pas elle que nous en devons rendre responsable : nous ne pouvons en accuser que notre propre erreur et notre propre folie. Quels qu’aient été ses desseins cachés, le gouvernement anglais ne nous a pas donné sujet par ses actes publics, les seuls que nous pussions juger, d’user de représailles si violentes. Au contraire, autant sa conduite secrète tendait à la ruine de nos droits, autant ses actes et ses sentimens publics ont gardé l’apparence de la bonne foi et de la justice, comme le prouve l’acte qui a réuni la compagnie du nord-ouest à la compagnie de la baie d’Hudson, dans lequel les droits et immunités des citoyens des États-Unis sont expressément sauvegardés, Nous voulons autant que vous le résultat que M. Linn s’est proposé par la mesure dont il est question, mais nous le voulons par des moyens plus conformes au droit public et à l’équité. La voie des négociations n’est-elle pas plus naturelle ? n’est-il pas plus simple de demander l’annulation de la convention, et d’attendre pour adopter la proposition de M. Linn, que le délai d’un an stipulé par la convention soit expiré ? Cette marche est légale, elle est ouverte à notre gouvernement, et il peut la suivre. Cependant il en est une préférable. Souffrez encore un peu de temps le statu quo, et ouvrez des négociations pour terminer pacifiquement ce différend, au lieu de courir la chance d’une guerre entre deux nations dont le plus grand intérêt est de demeurer en bonne intelligence.

Tel a été le langage des whigs dans le sénat et dans la chambre des représentans. Peut-être, en scrutant soigneusement les motifs de ces prudens conseils, trouverait-on des sentimens peu désintéressés. Représentant les états du littoral et de la Nouvelle-Angleterre, les whigs n’ignorent pas que l’adoption des mesures proposées par les démocrates de l’ouest entraînerait une rupture, immédiate peut-être, avec la Grande-Bretagne, dont les résultats porteraient d’abord sur ces états, engagés presque exclusivement dans le commerce et l’industrie. Mais, quel qu’ait été le premier motif de leur langage, leur modération a été partagée par le congrès. Dans le sénat, la proposition de M. Linn n’avait été perdue qu’à deux voix de majorité : la chambre des représentans l’a repoussée à la presque unanimité, sur les conclusions du rapport de M. Adams. Aujourd’hui le congrès est dissous, les élections générales se préparent, les nouvelles chambres exprimeront le vœu du pays, et il est probable que dans la prochaine session, qui ne s’ouvrira pas avant le mois de décembre, nous verrons en présence le sentiment national et le résultat des négociations déjà ouvertes entre les États-Unis et la Grande-Bretagne.

Quoi qu’il arrive, les États-Unis ne laisseront pas les Anglais s’établir impunément sur le territoire de l’Oregon. Le sentiment naturel de conservation, qui est aussi inhérent aux états qu’aux hommes, leur commande d’empêcher l’Angleterre de prendre possession de ce territoire. S’il est impossible de prévoir les conjonctures qu’amèneront les évènemens, il n’est pas douteux que le mouvement qui porte les Américains à occuper tout le continent de l’Amérique septentrionale secondera puissamment les mesures que sera forcé d’adopter le gouvernement fédéral. Est-il possible d’imaginer que ce flot de population qui s’avance vers l’ouest, sur une ligne de plus de trois cents lieues, depuis les grands lacs jusqu’au golfe du Mexique, avec une progression fatale, dans la proportion d’un demi-degré de longitude chaque année, s’arrêtera devant les Montagnes Rocheuses ? Non assurément. Les ressources agricoles, commerciales et industrielles, que renferme le sol du territoire de l’Oregon, tenteront tôt ou tard la cupidité des Américains. Le besoin de richesses, qui dévore toutes les classes de citoyens dans les États-Unis, ne s’arrêtera pas devant une barrière imaginaire, et ce ne seront ni les Indiens ni les trappeurs de la compagnie de la baie d’Hudson qui opposeront un obstacle à l’invasion des riflemen qui ont conquis l’Arkansas et le Missouri. Il est permis de croire sans témérité que cette fois la politique de l’Angleterre sera en défaut, et qu’elle trouvera dans la race anglo-américaine, qui a hérité de ses qualités les plus heureuses, des adversaires dignes d’elle et capables de lui poser des bornes. Les Peaux Rouges, les agens anglais, les castors et les bêtes sauvages s’effaceront devant les progrès des Américains, car les pionniers apporteront avec eux, non pas seulement les armes qui donnent la mort aux timides et inoffensives créatures de ces solitudes, mais ces instrumens bien autrement irrésistibles, je veux dire la hache et la charrue, qui défricheront ce sol vierge, et y feront lever, en même temps que des moissons dorées, une noble, forte et libre population, fille du travail et de la civilisation nouvelle des bords de l’Atlantique.


P. Grimblot.
  1. La limite entre la Californie et le territoire de l’Oregon a été fixée par le traité de 1819 entre l’Espagne et les États-Unis, et confirmée par une convention entre les républiques mexicaines et les États-Unis. Quant aux établissemens russes, il a été convenu, dans un traité conclu à Pétersbourg entre la Russie et les États-Unis le 17 avril 1824, qu’aucun établissement ne pourrait être formé par les citoyens américains sur la côte nord-ouest de l’Amérique septentrionale, ni dans aucune des îles adjacentes au nord du 54° 40′ de latitude ; la Russie s’engageait, de son côté, à ne jamais dépasser cette limite. Une convention exactement semblable fut conclue l’année suivante entre la Russie et la Grande-Bretagne.
  2. La relation des voyages de Mackensie, publiée à Londres en 1801, a été traduite en 1802 par Castera.