Le théâtre et son double/II

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Gallimard (p. 34-49).

II

LA MISE EN SCÈNE ET LA MÉTAPHYSIQUE

Il y a au Louvre une peinture de Primitif, connu ou inconnu je ne sais, mais dont le nom ne sera jamais représentatif d’une période importante de l’histoire de l’art. Ce Primitif s’appelle Lucas Van den Leyden et il rend à mon sens inutiles et non avenus les quatre ou cinq cents ans de peinture qui sont venus après lui. La toile dont je parle s’intitule les filles de Loth, sujet biblique de mode à cette époque-là. Certes on n’entendait pas, au moyen âge, la Bible comme nous l’entendons aujourd’hui, et cette toile est un exemple étrange des déductions mystiques qui peuvent en être tirées. Son pathétique en tout cas est visible même de loin, il frappe l’esprit par une sorte d’harmonie visuelle foudroyante, je veux dire dont l’acuité agit tout entière et se rassemble dans un seul regard. Même avant d’avoir pu voir de quoi il s’agit, on sent qu’il se passe là quelque chose de grand, et l’oreille, dirait-on, en est émue en même temps que l’œil. Un drame d’une haute importance intellectuelle, semble-t-il, se trouve ramassé là comme un rassemblement brusque de nuages que le vent, ou une fatalité beaucoup plus directe, aurait amenés à mesurer leurs foudres.

Et en effet le ciel du tableau est noir et chargé, mais même avant d’avoir pu distinguer que le drame était né dans le ciel, se passait dans le ciel, l’éclairage particulier de la toile, le fouillis des formes, l’impression qui s’en dégage de loin, tout cela annonce une sorte de drame de la nature, dont je défie bien n’importe quel peintre des Hautes Époques de la peinture de nous proposer l’équivalent.

Une tente se dresse au bord de la mer, devant laquelle Loth, assis avec sa cuirasse et une barbe du plus beau rouge, regarde évoluer ses filles, comme s’il assistait à un festin de prostituées.

Et en effet elles se pavanent, les unes en mères de famille, les autres en guerrières, se peignent les cheveux et font des armes, comme si elles n’avaient jamais eu d’autre but que de charmer leur père, de lui servir de jouet ou d’instrument. C’est ainsi qu’apparaît le caractère profondément incestueux du vieux thème que le peintre développe ici en des images passionnées. Preuve qu’il en a compris absolument comme un homme moderne, c’est-à-dire comme nous pourrions la comprendre nous-mêmes, toute la profonde sexualité. Preuve que son caractère de sexualité profonde mais poétique ne lui a, pas plus qu’à nous, échappé.

Sur la gauche du tableau, et un peu en arrière-plan, s’élève à de prodigieuses hauteurs une tour noire, étayée à sa base par tout un système de rocs, de plantes, de chemins en lacets marqués de bornes, ponctués çà et là de maisons. Et par un heureux effet de perspective, un de ces chemins se dégage à un moment donné du fouillis à travers lequel il se faufilait, traverse un pont, pour recevoir finalement un rayon de cette lumière orageuse qui déborde d’entre les nuages, et asperge irrégulièrement la contrée. La mer dans le fond de la toile est extrêmement haute, et en plus extrêmement calme étant donné cet écheveau de feu qui bouillonne dans un coin du ciel.

Il arrive que dans le grésillement d’un feu d’artifice, à travers le bombardement nocturne des étoiles, des fusées, des bombes solaires, nous voyions tout à coup se révéler à nos yeux dans une lumière d’hallucination, venus en relief sur la nuit, certains détails du paysage : arbres, tours, montagnes, maisons, dont l’éclairage et dont l’apparition demeureront définitivement liés dans notre esprit avec l’idée de ce déchirement sonore ; il n’est pas possible de mieux exprimer cette soumission des aspects divers du paysage au feu manifesté dans le ciel, qu’en disant que bien qu’ils possèdent leur lumière propre, ils demeurent malgré tout en relation avec lui, comme des sortes d’échos ralentis, comme de vivants points de repère nés de lui et placés là pour lui permettre d’exercer toute sa force de destruction.

Il y a d’ailleurs dans la façon dont le peintre décrit ce feu quelque chose d’affreusement énergique et de troublant, comme un élément encore en action et mobile dans une expression immobilisée. Peu importe par quels moyens cet effet est atteint, il est réel ; il suffit de voir la toile pour s’en convaincre.

Quoi qu’il en soit, ce feu dont nul ne niera l’impression d’intelligence et de méchanceté qui s’en dégage, sert, par sa violence même, de contrepoids dans l’esprit à la stabilité matérielle et pesante du reste.

Entre la mer et le ciel mais vers la droite, et sur le même plan en perspective que la Tour Noire, s’avance une mince langue de terre couronnée d’un monastère en ruine.

Cette langue de terre, si proche qu’elle paraisse du rivage sur lequel se dresse la tente de Loth, laisse place à un golfe immense dans lequel semble s’être produit un désastre maritime sans précédent. Des vaisseaux coupés en deux et qui n’arrivent pas à couler s’appuient sur la mer comme sur des béquilles, laissant de toutes parts flotter leurs mâtures arrachées et leur espars.

Dire pourquoi l’impression de désastre, qui se dégage de la vue d’un ou deux navires seulement en morceaux, est si totale, serait difficile.

Il semble que le peintre ait eu connaissance de certains secrets concernant l’harmonie linéaire, et des moyens de la faire agir directement sur le cerveau, comme un réactif physique. En tout cas cette impression d’intelligence répandue dans la nature extérieure, et surtout dans la façon de la représenter, est visible dans plusieurs autres détails de la toile, témoin ce pont de la hauteur d’une maison de huit étages dressé sur la mer, et où des personnages, à la queue-leu-leu, défilent comme les Idées dans la caverne de Platon.

Prétendre que les idées qui se dégagent de ce tableau sont claires serait faux. Elles sont en tout cas d’une grandeur dont la peinture qui ne sait que peindre, c’est-à-dire toute la peinture de plusieurs siècles, nous a complètement désaccoutumés.

Il y a accessoirement du côté de Loth et de ses filles, une idée sur la sexualité et la reproduction, avec Loth qui semble mis là pour profiter de ses filles abusivement, comme un frelon.

C’est à peu près la seule idée sociale que la peinture contienne.

Toutes les autres idées sont métaphysiques. Je regrette beaucoup de prononcer ce mot-là, mais c’est leur nom : et je dirai même que leur grandeur poétique, leur efficacité concrète sur nous, vient de ce qu’elles sont métaphysiques, et que leur profondeur spirituelle est inséparable de l’harmonie formelle et extérieure du tableau.

Il y a encore un idée sur le Devenir que les divers détails du paysage et la façon dont ils sont peints, dont leurs plans s’annihilent ou se correspondent, nous introduisent dans l’esprit absolument comme une musique le ferait.

Il y en a une autre sur la Fatalité, exprimée moins par l’apparition de ce feu brusque, que par la façon solennelle dont toutes les formes s’organisent ou se désorganisent au-dessous de lui, les unes comme courbées sous un vent de panique irrésistible, les autres immobiles et presque ironiques, toutes obéissant à une harmonie intellectuelle puissante, qui semble l’esprit même de la nature, extériorisé.

Il y a encore une idée sur le Chaos, il y en a sur le Merveilleux, sur l’Équilibre ; il y en a même une ou deux sur les impuissances de la Parole dont cette peinture suprêmement matérielle et anarchique semble nous démontrer l’inutilité.

Je dis en tout cas que cette peinture est ce que le théâtre devrait être, s’il savait parler le langage qui lui appartient.

Et je pose une question :

Comment se fait-il qu’au théâtre, au théâtre du moins tel que nous le connaissons en Europe, ou mieux en Occident, tout ce qui est spécifiquement théâtral, c’est-à-dire tout ce qui n’obéit pas à l’expression par la parole, par les mots, ou si l’on veut tout ce qui n’est pas contenu dans le dialogue (et le dialogue lui-même considéré en fonction de ses possibilités de sonorisation sur la scène, et des exigences de cette sonorisation) soit laissé à l’arrière-plan ?

Comment se fait-il d’ailleurs que le théâtre Occidental (je dis Occidental car il y en a heureusement d’autres, comme le théâtre Oriental, qui ont su conserver intacte l’idée de théâtre, tandis qu’en Occident cette idée s’est, — comme tout le reste, — prostituée), comment se fait-il que le théâtre Occidental ne voie pas le théâtre sous un autre aspect que celui du théâtre dialogué ?

Le dialogue — chose écrite et parlée — n’appartient pas spécifiquement à la scène, il appartient au livre ; et la preuve, c’est que l’on réserve dans les manuels d’histoire littéraire une place au théâtre considéré comme une branche accessoire de l’histoire du langage articulé.

Je dis que la scène est un lieu physique et concret qui demande qu’on le remplisse, et qu’on lui fasse parler son langage concret.

Je dis que ce langage concret, destiné aux sens et indépendant de la parole, doit satisfaire d’abord les sens, qu’il y a une poésie pour les sens comme il y en a une pour le langage, et que ce langage physique et concret auquel je fais allusion n’est vraiment théâtral que dans la mesure où les pensées qu’il exprime échappent au langage articulé.

On me demandera quelles sont ces pensées que la parole ne peut exprimer et qui pourraient beaucoup mieux que par la parole trouver leur expression idéale dans le langage concret et physique du plateau ?

Je répondrai à cette question un peu plus tard.

Le plus urgent me paraît être de déterminer en quoi consiste ce langage physique, ce langage matériel et solide par lequel le théâtre peut se différencier de la parole ?

Il consiste dans tout ce qui occupe la scène, dans tout ce qui peut se manifester et s’exprimer matériellement sur une scène, et qui s’adresse d’abord aux sens au lieu de s’adresser d’abord à l’esprit comme le langage de la parole. (Je sais bien que les mots eux aussi ont des possibilités de sonorisation, des façons diverses de se projeter dans l’espace, que l’on appelle les intonations. Et il y aurait d’ailleurs beaucoup à dire sur la valeur concrète de l’intonation au théâtre, sur cette faculté qu’ont les mots de créer eux aussi une musique suivant la façon dont ils sont prononcés, indépendamment de leur sens concret, et qui peut même aller contre ce sens, — de créer sous le langage un courant souterrain d’impressions, de correspondances, d’analogies ; mais cette façon théâtrale de considérer le langage est déjà un côté du langage accessoire pour l’auteur dramatique, et dont, surtout actuellement, il ne tient plus du tout compte dans l’établissement de ses pièces. Donc passons.)

Ce langage fait pour les sens doit au préalable s’occuper de les satisfaire. Cela ne l’empêche pas de développer ensuite toutes ses conséquences intellectuelles sur tous les plans possibles et dans toutes les directions. Et cela permet la substitution à la poésie du langage, d’une poésie dans l’espace qui se résoudra justement dans le domaine de ce qui n’appartient pas strictement aux mots.

Sans doute aimerait-on avoir, pour mieux comprendre ce que je veux dire, quelques exemples de cette poésie dans l’espace, capable de créer des sortes d’images matérielles, équivalant aux images des mots. On retrouvera ces exemples un peu plus loin.

Cette poésie très difficile et complexe revêt de multiples aspects : elle revêt d’abord ceux de tous les moyens d’expression utilisables sur une scène[1], comme musique, danse, plastique, pantomime, mimique, gesticulation, intonations, architecture, éclairage et décor.

Chacun de ces moyens a sa poésie à lui, intrinsèque, ensuite une sorte de poésie ironique qui provient de la façon dont il se combine avec les autres moyens d’expression ; et les conséquences de ces combinaisons, de leurs réactions et de leurs destructions réciproques, sont faciles à apercevoir.

Je reviendrai un peu plus loin sur cette poésie qui ne peut avoir toute son efficacité que si elle est concrète, c’est-à-dire si elle produit objectivement quelque chose, du fait de sa présence active sur la scène ; — si un son comme dans le théâtre Balinais équivaut à un geste, et au lieu de servir de décor, d’accompagnement à une pensée, la fait évoluer, la dirige, la détruit, ou la change définitivement, etc.

Une forme de cette poésie dans l’espace, — en dehors de celle qui peut être créée par des combinaisons de lignes, de formes, de couleurs, d’objets à l’état brut, comme on en trouve dans tous les arts, — appartient au langage par signes. Et on me laissera parler un instant, j’espère, de cet autre aspect du langage théâtral pur, qui échappe à la parole, de ce langage par signes, par gestes et attitudes ayant une valeur idéographique tels qu’ils existent dans certaines pantomimes non perverties.

Par « pantomime non pervertie » j’entends la Pantomime directe où les gestes au lieu de représenter des mots, des corps de phrases, comme dans notre Pantomime européenne vieille de cinquante ans seulement, et qui n’est qu’une déformation des parties muettes de la comédie italienne, représentent des idées, des attitudes de l’esprit, des aspects de la nature, et cela d’une manière effective, concrète, c’est-à-dire en évoquant toujours des objets ou détails naturels, comme ce langage oriental qui représente la nuit par un arbre sur lequel un oiseau qui a déjà fermé un œil commence à fermer l’autre. Et une autre idée abstraite ou attitude d’esprit pourrait être représentée par quelques-uns des innombrables symboles de l’Écriture, ex. : le trou d’aiguille à travers lequel le chameau est incapable de passer.

On voit que ces signes constituent de véritables hiéroglyphes, où l’homme, dans la mesure où il contribue à les former, n’est qu’une forme comme une autre, à laquelle, du fait de sa nature double, il ajoute pourtant un prestige singulier.

Ce langage qui évoque à l’esprit des images d’une poésie naturelle (ou spirituelle) intense donne bien l’idée de ce que pourrait être au théâtre une poésie dans l’espace indépendante du langage articulé.

Quoi qu’il en soit de ce langage et de sa poésie, je remarque que dans notre théâtre qui vit sous la dictature exclusive de la parole, ce langage de signes et de mimique, cette pantomime silencieuse, ces attitudes, ces gestes dans l’air, ces intonations objectives, bref tout ce que je considère comme spécifiquement théâtral dans le théâtre, tous ces éléments quand ils existent en dehors du texte, sont pour tout le monde la partie basse du théâtre, on les appelle négligemment « de l’art », et ils se confondent avec ce que l’on entend par mise en scène ou « réalisation », bien heureux quand on n’attribue pas au mot de mise en scène l’idée de cette somptuosité artistique et extérieure, qui appartient exclusivement aux costumes, aux éclairages, et au décor.

Et en opposition avec cette façon de voir, façon qui me paraît à moi tout occidentale ou plutôt latine, c’est-à-dire butée, je dirai que dans la mesure où ce langage part de la scène, où il tire son efficacité de sa création spontanée sur la scène, dans la mesure où il se bat directement avec la scène sans passer par les mots (et pourquoi n’imaginerait-on pas une pièce composée directement sur la scène, réalisée sur la scène), — c’est la mise en scène qui est le théâtre beaucoup plus que la pièce écrite et parlée. On va me demander sans doute de préciser ce qu’il y a de latin dans cette façon de voir opposée à la mienne. Ce qu’il y a de latin, c’est ce besoin de se servir des mots pour exprimer des idées qui soient claires. Car pour moi les idées claires sont, au théâtre comme partout ailleurs, des idées mortes et terminées.

L’idée d’une pièce faite de la scène directement, en se heurtant aux obstacles de la réalisation et de la scène impose la découverte d’un langage actif, actif et anarchique, où les délimitations habituelles des sentiments et des mots soient abandonnées.

En tout cas, et je m’empresse de le dire toute de suite, un théâtre qui soumet la mise en scène et la réalisation, c’est-à-dire tout ce qu’il y a en lui de spécifiquement théâtral au texte, est un théâtre d’idiot, de fou, d’inverti, de grammairien, d’épicier, d’anti-poète et de positiviste, c’est-à-dire d’Occidental.

Je sais bien d’ailleurs que le langage des gestes et attitudes, que la danse, que la musique sont moins capables d’élucider un caractère, de raconter les pensées humaines d’un personnage, d’exposer des états de conscience clairs et précis que le langage verbal, mais qui a dit que le théâtre était fait pour élucider un caractère, pour la solution de conflits d’ordre humain et passionnel, d’ordre actuel et psychologique comme notre théâtre contemporain en est rempli ?

Étant donné le théâtre tel que nous le voyons ici on dirait qu’il ne s’agit plus dans la vie que de savoir si nous baiserons bien, si nous ferons la guerre ou si nous serons assez lâches pour faire la paix, comment nous nous accommodons de nos petites angoisses morales, et si nous prendrons conscience de nos « complexes » (ceci dit en langage savant) ou bien si nos « complexes » nous étoufferont. Il est rare d’ailleurs que le débat s’élève jusqu’au plan social et que le procès de notre système social et moral soit entrepris, Notre théâtre ne va jamais jusqu’à se demander si ce système social et moral ne serait par hasard pas inique.

Or je dis que l’état social actuel est inique et bon à détruire. Si c’est le fait du théâtre de s’en préoccuper, c’est encore plus celui de la mitraille. Notre théâtre n’est même pas capable de poser la question de la façon brûlante et efficace qu’il faudrait, mais la poserait-il qu’il sortirait encore de son objet qui est pour moi plus hautain et plus secret.

Toutes les préoccupations plus haut énumérées puent l’homme invraisemblablement, l’homme provisoire et matériel, je dirai même l’homme-charogne. Ces préoccupations en ce qui me concerne me dégoûtent, me dégoûtent au plus haut degré comme à peu près tout le théâtre contemporain aussi humain qu’il est anti-poétique, et qui, trois ou quatre pièces exceptées, me paraît puer la décadence et la sanie.


Le théâtre contemporain est en décadence parce qu’il a perdu le sentiment d’un côté du sérieux et de l’autre du rire. Parce qu’il a rompu avec la gravité, avec l’efficacité immédiate et pernicieuse, — et pour tout dire avec le Danger.

Parce qu’il a perdu d’autre part le sens de l’humour vrai et du pouvoir de dissociation physique et anarchique du rire.

Parce qu’il a rompu avec l’esprit d’anarchie profonde qui est à la base de toute poésie.

Il faut bien admettre que tout dans la destination d’un objet, dans le sens ou dans l’utilisation d’une forme naturelle, tout est affaire de convention.

La nature quand elle a donné à un arbre la forme d’un arbre aurait tout aussi bien pu lui donner la forme d’un animal ou d’une colline, nous aurions pensé arbre devant l’animal ou la colline, et le tour aurait été joué.

Il est entendu qu’une jolie femme a une voix harmonieuse ; si nous avions entendu depuis que le monde est monde toutes les jolies femmes nous appeler à coups de trompe et nous saluer de barrissements, nous aurions pour l’éternité associé l’idée de barrissement à l’idée de jolie femme, et une partie de notre vision interne du monde en aurait été radicalement transformée.

On comprend par là que la poésie est anarchique dans la mesure où elle remet en cause toutes les relations d’objet à objet et des formes avec leurs significations. Elle est anarchique aussi dans la mesure où son apparition est la conséquence d’un désordre qui nous rapproche du chaos.

Je n’en donnerai pas de nouveaux exemples. On pourrait les multiplier à l’infini et pas seulement avec des exemples humoristiques comme ceux dont je viens de me servir.

Théâtralement ces inversions de formes, ces déplacements de significations pourraient devenir l’élément essentiel de cette poésie humoristique et dans l’espace qui est le fait de la mise en scène exclusivement.


Dans un film des Marx Brothers un homme croyant recevoir dans ses bras une femme, reçoit dans ses bras une vache, qui pousse un mugissement. Et par un concours de circonstances sur lequel il serait trop long d’insister, ce mugissement, à ce moment-là, prend une dignité intellectuelle égale à celle de n’importe quel cri de femme.

Une telle situation qui est possible au cinéma n’est pas moins possible au théâtre telle quelle : il suffirait de peu de chose, et par exemple de remplacer la vache par un mannequin animé, une sorte de monstre doué de la parole, ou d’homme déguisé en animal, pour retrouver le secret d’une poésie objective à base d’humour, à laquelle a renoncé le théâtre, qu’il a abandonnée au Music-hall et dont le Cinéma ensuite a tiré parti.

J’ai parlé tout à l’heure de danger. Or ce qui me paraît devoir le mieux réaliser à la scène cette idée de danger est l’imprévu objectif, l’imprévu non dans les situations mais dans les choses, le passage intempestif, brusque, d’une image pensée à une image vraie ; et par exemple qu’un homme qui blasphème voie se matérialiser brusquement devant lui en traits réels l’image de son blasphème (à condition toutefois, ajouterai-je, que cette image ne soit pas entièrement gratuite, qu’elle donne naissance à son tour à d’autres images de la même veine spirituelle, etc.).

Un autre exemple serait l’apparition d’un Être inventé, fait de bois et d’étoffe, créé de toutes pièces, ne répondant à rien, et cependant inquiétant par nature, capable de réintroduire sur la scène un petit souffle de cette grande peur métaphysique qui est à la base de tout le théâtre ancien.

Les Balinais avec leur dragon inventé, comme tous les Orientaux, n’ont pas perdu le sens de cette peur mystérieuse dont ils savent qu’elle est un des éléments les plus agissants (et d’ailleurs essentiel) du théâtre, quand on le remet à son véritable plan.

C’est que la vraie poésie, qu’on la veuille ou non, est métaphysique et c’est même, dirai-je, sa portée métaphysique, son degré d’efficacité métaphysique qui en fait tout le véritable prix.

Voilà la deuxième ou la troisième fois que je m’adresse ici à la métaphysique. Je parlais tout à l’heure, à propos de la psychologie, d’idées mortes et je sens que beaucoup seront tentés de me dire que s’il y a au monde une idée inhumaine, une idée inefficace et morte et qui ne dit que peu de chose, même à l’esprit, c’est bien celle de la métaphysique.

Cela tient, comme dit René Guénon, « à notre façon purement Occidentale, à notre façon anti-poétique et tronquée de considérer les principes (en dehors de l’état spirituel énergique et massif qui leur correspond) ».

Dans le théâtre Oriental à tendances métaphysiques opposé au théâtre Occidental à tendances psychologiques, tout cet amas compact de gestes, de signes, d’attitudes, de sonorités, qui constitue le langage de la réalisation et de la scène, ce langage qui développe toutes ses conséquences physiques et poétiques sur tous les plans de la conscience et dans tous les sens, entraîne nécessairement la pensée à prendre des attitudes profondes qui sont ce que l’on pourrait appeler de la métaphysique en activité.

Je reprendrai ce point tout à l’heure. Pour l’instant revenons-en au théâtre connu.

Il y a quelques jours, j’assistais à une discussion sur le théâtre. J’ai vu des sortes d’hommes-serpents autrement appelés auteurs dramatiques, venir m’expliquer la façon d’insinuer une pièce à un directeur, comme ces hommes de l’histoire qui insinuaient des poisons dans l’oreille de leurs rivaux. Il s’agissait, je crois, de déterminer l’orientation future du théâtre, et, en d’autres termes, son destin.

On n’a rien déterminé du tout, et à aucun moment il n’a été question du vrai destin du théâtre, c’est-à-dire de ce que, par définition et par essence, le théâtre est destiné à représenter, ni des moyens dont il dispose pour cela. Mais en revanche le théâtre m’est apparu comme une sorte de monde gelé, avec des artistes engoncés dans des gestes qui ne leur serviront désormais plus à rien, avec en l’air des intonations solides et qui retombent déjà en morceaux, avec des musiques réduites à une espèce d’énumération chiffrée dont les signes commencent à s’effacer, avec des sortes d’éclats lumineux, eux-mêmes solidifiés et qui répondent à des traces de mouvements, — et avec autour de cela un papillotement extraordinaire d’hommes en habits noirs qui se disputent des timbres de quittance, au pied d’un contrôle chauffé à blanc. Comme si la machine théâtrale était désormais réduite à tout ce qui l’entoure ; et c’est parce qu’elle est réduite à tout ce qui l’entoure et que le théâtre est réduit à tout ce qui n’est plus le théâtre, que son atmosphère pue aux narines des gens de goût.

Pour moi le théâtre se confond avec ses possibilités de réalisation quand on en tire les conséquences poétiques extrêmes, et les possibilités de réalisation du théâtre appartiennent tout entières au domaine de la mise en scène, considérée comme un langage dans l’espace et en mouvement.

Or tirer les conséquences poétiques extrêmes des moyens de réalisation c’est en faire la métaphysique, et je crois que nul ne s’élèvera contre cette manière de considérer la question.

Et faire la métaphysique du langage, des gestes, des attitudes, du décor, de la musique au point de vue théâtral, c’est, me semble-t-il, les considérer par rapport à toutes les façons qu’ils peuvent avoir de se rencontrer avec le temps et avec le mouvement.

Donner des exemples objectifs de cette poésie consécutive aux diverses façons que peuvent avoir un geste, une sonorité, une intonation de s’appuyer avec plus ou moins d’insistances sur telle ou telle partie de l’espace, à tel ou tel moment, me paraît aussi difficile que de communiquer avec des mots le sentiment de la qualité particulière d’un son ou du degré et de la qualité d’une douleur physique. Cela dépend de la réalisation et ne peut se déterminer que sur la scène.

Il me faudrait maintenant passer en revue tous les moyens d’expression que le théâtre (ou la mise en scène qui, dans le système que je viens d’exposer, se confond avec lui) contient. Cela m’entraînerait trop loin ; et j’en prendrai simplement un ou deux exemples.

D’abord le langage articulé.

Faire la métaphysique du langage articulé, c’est faire servir le langage à exprimer ce qu’il n’exprime pas d’habitude : c’est s’en servir d’une façon nouvelle, exceptionnelle et inaccoutumée, c’est lui rendre ses possibilités d’ébranlement physique, c’est le diviser et le répartir activement dans l’espace, c’est prendre les intonations d’une manière concrète absolue et leur restituer le pouvoir qu’elles auraient de déchirer et de manifester réellement quelque chose, c’est se retourner contre le langage et ses sources bassement utilitaires, on pourrait dire alimentaires, contre ses origines de bête traquée, c’est enfin considérer le langage sous la forme de l’Incantation.

Tout dans cette façon poétique et active d’envisager l’expression sur la scène nous conduit à nous détourner de l’acception humaine, actuelle et psychologique du théâtre, pour en retrouver l’acception religieuse et mystique dont notre théâtre a complètement perdu le sens.

S’il suffit d’ailleurs de prononcer les mots de religieux ou de mystique pour être confondu avec un sacristain, ou avec un bonze profondément illettré et extérieur de temple bouddhique, bon tout au plus à tourner des crécelles physiques de prières, cela juge simplement notre incapacité de tirer d’un mot toutes ses conséquences, et notre ignorance profonde de l’esprit de synthèse et d’analogie.

Cela veut peut-être dire qu’au point où nous en sommes nous avons perdu tout contact avec le vrai théâtre, puisque nous le limitons au domaine de ce que la pensée journalière peut atteindre, au domaine connu ou inconnu de la conscience ; — et si nous nous adressons théâtralement à l’inconscient, ce n’est guère que pour lui arracher ce qu’il a pu amasser (ou cacher) d’expérience accessible et de tous les jours.

Que l’on dise d’ailleurs qu’une des raisons de l’efficacité physique sur l’esprit, de la force d’action directe et imagée de certaines réalisations du théâtre Oriental comme celles du théâtre Balinais, est que ce théâtre s’appuie sur des traditions millénaires, qu’il a conservés intacts les secrets d’utilisation des gestes, des intonations, de l’harmonie, par rapport aux sens et sur tous les plans possibles, — cela ne condamne pas le théâtre Oriental, mais cela nous condamne, et avec nous cet état de choses dans lequel nous vivons, et qui est à détruire, à détruire avec application et méchanceté, sur tous les plans et à tous les degrés où il gêne le libre exercice de la pensée.


  1. Dans la mesure où ils se révèlent capables de profiter des possibilités physiques immédiates que la scène leur offre pour substituer aux formes figées de l’art des formes vivantes et menaçantes, par lesquelles le sens de la vieille magie cérémonielle peut retrouver sur le plan du théâtre une nouvelle réalité ; dans la mesure où ils cèdent à ce qu’on pourrait appeler la tentation physique de la scène.