Le théâtre et son double/IV

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Gallimard (p. 56-72).

IV

SUR LE THÉÂTRE BALINAIS

Le spectacle du théâtre Balinais qui tient de la danse, du chant, de la pantomime, — et un peu du théâtre tel que nous l’entendons ici — restitue, suivant des procédés d’une efficacité éprouvée et sans doute millénaires, à sa destination primitive, le théâtre, qu’il nous présente comme une combinaison de tous ces éléments fondus ensemble sous l’angle de l’hallucination et de la peur.

Il est très remarquable que la première des petites pièces qui composent ce spectacle et qui nous fait assister aux remontrances d’un père à sa fille insurgée contre les traditions, débute par une entrée de fantômes, ou, si l’on veut, que les personnages, hommes et femmes, qui vont servir au développement d’un sujet dramatique mais familier, nous apparaissent d’abord dans leur état spectral de personnages, soient vus sous l’angle de l’hallucination qui est le propre de tout personnage de théâtre, avant de permettre aux situations de cette sorte de sketch symbolique, d’évoluer. Ici d’ailleurs les situations ne sont qu’un prétexte. Le drame n’évolue pas entre des sentiments, mais entre des états d’esprits, eux-mêmes ossifiés et réduits à des gestes, — des schémas. En somme les Balinais réalisent, avec la plus extrême rigueur, l’idée du théâtre pur, où tout, conception comme réalisation, ne vaut, n’a d’existence que par son degré d’objectivation sur la scène. Ils démontrent victorieusement la prépondérance absolue du metteur en scène dont le pouvoir de création élimine les mots. Les thèmes sont vagues, abstraits, extrêmement généraux. Seul, leur donne vie, le foisonnement compliqué de tous les artifices scéniques qui imposent à notre esprit comme l’idée d’une métaphysique tirée d’une utilisation nouvelle du geste et de la voix.

Ce qu’il y a en effet de curieux dans tous ces gestes, dans ces attitudes anguleuses et brutalement coupées, dans ces modulations syncopées de l’arrière-gorge, dans ces phrases musicales qui tournent court, dans ces vols d’élytres, ces bruissements de branches, ces sons de caisses creuses, ces grincements d’automates, ces danses de mannequins animés, c’est : qu’à travers leur dédale de gestes, d’attitudes, de cris jetés dans l’air, à travers des évolutions et des courbes qui ne laissent aucune portion de l’espace scénique inutilisée, se dégage le sens d’un nouveau langage physique à base de signes et non plus de mots. Ces acteurs avec leurs robes géométriques semblent des hiéroglyphes animés. Et il n’est pas jusqu’à la forme de leurs robes qui, déplaçant l’axe de la taille humaine, ne crée à côté des vêtements de ces guerriers en état de transe et de guerre perpétuelle, des sortes de vêtements symboliques, des vêtements seconds, qui n’inspirent, ces robes, une idée intellectuelle, et ne se relient par tous les entre-croisements de leurs lignes à tous les entre-croisements des perspectives de l’air. Ces signes spirituels ont un sens précis, qui ne nous frappe plus qu’intuitivement, mais avec assez de violence pour rendre inutile toute traduction dans un langage logique et discursif. Et pour des amateurs de réalisme à tout prix, qui se fatigueraient de ces allusions perpétuelles à des attitudes secrètes et détournées de la pensée, il reste le jeu éminemment réaliste du double qui s’effare des apparitions de l’au-delà. Ces tremblements, ces glapissements puérils, ce talon qui heurte le sol en cadence suivant l’automatisme même de l’inconscient déchaîné, ce double qui, à un moment donné se cache derrière sa propre réalité, voilà une description de la peur qui vaut pour toutes les latitudes et qui montre qu’aussi bien dans l’humain que dans le surhumain les Orientaux peuvent nous rendre des points en matière de réalité.

Les Balinais, qui ont des gestes et une variété de mimiques pour toutes les circonstances de la vie, redonnent à la convention théâtrale son prix supérieur, ils nous démontrent l’efficacité et la valeur supérieurement agissante d’une certain nombre de conventions bien apprises et surtout magistralement appliquées. Une des raisons de notre plaisir devant ce spectacle sans bavures, réside justement dans l’utilisation par ces acteurs d’une quantité précise de gestes sûrs, de mimiques éprouvées venant à point nommé, mais surtout dans l’enrobement spirituel, dans l’étude profonde et nuancée qui a présidé à l’élaboration de ces jeux d’expressions, de ces signes efficaces et dont on a l’impression que depuis des millénaires, l’efficacité ne s’est pas épuisée. Ces roulements mécaniques d’yeux, ces moues des lèvres, ce dosage des crispations musculaires, aux effets méthodiquement calculés et qui enlèvent tout recours à l’improvisation spontanée, ces têtes mues d’un mouvement horizontal et qui semblent rouler d’une épaule à l’autre comme si elles s’encastraient dans des glissières, tout cela, qui répond à des nécessités psychologiques immédiates, répond en outre à une sorte d’architecture spirituelle, faite de gestes et de mimiques, mais aussi du pouvoir évocateur d’un système, de la qualité musicale d’un mouvement physique, de l’accord parallèle et admirablement fondu d’un ton. Que cela choque notre sens européen de la liberté scénique et de l’inspiration spontanée, c’est possible, mais que l’on ne dise pas que cette mathématique est créatrice de sécheresse, ni d’uniformité. La merveille est qu’une sensation de richesse, de fantaisie, de généreuse prodigalité se dégage de ce spectacle réglé avec une minutie et une conscience affolantes. Et les correspondances les plus impérieuses fusent perpétuellement de la vue à l’ouïe, de l’intellect à la sensibilité, du geste d’un personnage à l’évocation des mouvements d’une plante à travers le cri d’un instrument. Les soupirs d’un instrument à vent prolongent des vibrations de cordes vocales avec un sens de l’identité tel qu’on ne sait si c’est la voix elle-même qui se prolonge ou le sens qui depuis les origines a absorbé la voix. Un jeu de jointures, l’angle musical que le bras fait avec l’avant-bras, un pied qui tombe, un genou qui s’arque, des doigts qui paraissent se détacher de la main, tout cela est pour nous comme un perpétuel jeu de miroir où les membres humains semblent se renvoyer des échos, des musiques, où les notes de l’orchestre, où les souffles des instruments à vent évoquent l’idée d’une intense volière dont les acteurs eux-mêmes seraient le papillotement. Notre théâtre qui n’a jamais eu l’idée de cette métaphysique de gestes, qui n’a jamais su faire servir la musique à des fins dramatiques aussi immédiates, aussi concrètes, notre théâtre purement verbal et qui ignore tout ce qui fait le théâtre, c’est-à-dire ce qui est dans l’air du plateau, qui se mesure et se cerne d’air, qui a une densité dans l’espace : mouvements, formes, couleurs, vibrations, attitudes, cris, pourrait, eu égard à ce qui ne se mesure pas et qui tient au pouvoir de suggestion de l’esprit, demander au théâtre Balinais une leçon de spiritualité. Ce théâtre purement populaire et non sacré, nous donne une idée du niveau intellectuel d’un peuple qui prend pour fondement de ses réjouissances civiques les luttes d’une âme en proie aux larves et aux fantômes de extrordinaireextraordinaire l’au-delà. Car c’est bien en somme d’un combat purement intérieur qu’il s’agit dans la dernière partie du spectacle. Et l’on peut en passant remarquer le degré de somptuosité théâtrale que les Balinais ont été capables de lui donner. Le sens des nécessités plastiques de la scène qui y apparaît n’a d’égale que leur connaissance de la peur physique et des moyens de la déchaîner. Et il y a dans l’aspect vraiment terrifiant de leur diable (probablement thibétain), une similitude frappante avec l’aspect de certain fantoche de notre souvenance, aux mains gonflées de gélatine blanche, aux ongles de feuillage vert et qui était le plus bel ornement de l’une des premières pièces jouée par le théâtre Alfred Jarry.

C’est quelque chose qu’on ne peut aborder de front que ce spectacle qui nous assaille d’une surabondance d’impressions toutes plus riches les unes que les autres, mais en un langage dont il semble que nous n’ayons plus la clef ; et cette sorte d’irritation créée par l’impossibilité de retrouver le fil, de prendre la bête, — d’approcher de son oreille l’instrument pour mieux entendre, est, à l’actif de ce spectacle, un charme de plus. Et par langage je n’entends pas l’idiome au premier abord insaisissable, mais justement cette sorte de langage théâtral extérieur à toute langue parlée, et où il semble que se retrouve une immense expérience scénique, à côté de laquelle nos réalisations exclusivement dialoguées, font figure de balbutiements.

Ce qu’il y a en effet de plus frappant dans ce spectacle, — si bien fait pour dérouter nos conceptions occidentales du théâtre, que beaucoup lui dénieront toute qualité théâtrale alors qu’il est la plus belle manifestation de théâtre pur qu’il nous ait été donné de voir ici, — ce qu’il y a de frappant et de déconcertant, pour nous, Européens, est l’intellectualité admirable que l’on sent crépiter partout dans la trame serrée et subtile des gestes, dans les modulations infiniment variées de la voix, dans cette pluie sonore, comme d’une immense forêt qui s’égoutte et s’ébroue, et dans l’entrelacs lui aussi sonore des mouvements. D’un geste à un cri ou à un son il n’y a pas de passage : tout correspond comme à travers de bizarres canaux creusés à même l’esprit !

Il y a là tout un amas de gestes rituels dont nous n’avons pas la clef, et qui semblent obéir à des déterminations musicales extrêmement précises, avec quelque chose de plus qui n’appartient pas en général à la musique et qui paraît destiné à envelopper la pensée, à la pourchasser, à la conduire dans un réseau inextricable et certain. Tout en effet dans ce théâtre est calculé avec une adorable et mathématique minutie. Rien n’y est laissé au hasard ou à l’initiative personnelle. C’est une sorte de danse supérieure, où les danseurs seraient avant tout acteurs.

On les voit à tout bout de champ opérer une sorte de rétablissement à pas comptés. Alors qu’on les croit perdus au milieu d’un labyrinthe inextricable de mesures, qu’on les sent près de verser dans la confusion, ils ont une manière à eux de rétablir l’équilibre, un arcboutement spécial du corps, des jambes torses, qui donne assez l’impression d’un chiffon trop imprégné et que l’on va tordre en mesure ; — et sur trois pas finaux, qui les amènent toujours inéluctablement vers le milieu de la scène, voici que le rythme suspendu s’achève, que la mesure s’éclaircit.

Tout chez eux est ainsi réglé, impersonnel ; pas un jeu de muscles, pas un roulement d’œil qui ne semblent appartenir à une sorte de mathématique réfléchie qui mène tout et par laquelle tout passe. Et l’étrange est que dans cette dépersonnalisation systématique, dans ces jeux de physionomie purement musculaires, appliqués sur les visages comme des masques, tout porte, tout rend l’effet maximum.

Une espèce de terreur nous prend à considérer ces être mécanisés, à qui ni leurs joies ni leurs douleurs ne semblent appartenir en propre, mais obéir à des rites éprouvés et comme dictés par des intelligences supérieures. C’est bien en fin de compte cette impression de Vie Supérieure et dictée, qui est ce qui nous frappe le plus dans ce spectacle pareil à un rite qu’on profanerait. D’un rite sacré il a la solennité ; — l’hiératisme des costumes donne à chaque acteur comme un double corps, de doubles membres, — et dans son costume l’artiste engoncé semble n’être plus à lui-même que sa propre effigie. Il y a en outre le rythme large, concassé de la musique, — une musique extrêmement appuyée, ânonnante et fragile, où l’on semble broyer les métaux les plus précieux, où se déchaînent comme à l’état naturel des sources d’eau, des marches agrandies de kyrielles d’insectes à travers les plantes, où l’on croit voir capté le bruit même de la lumière, où les bruits des solitudes épaisses semblent se réduire en vols de cristaux, etc., etc…

D’ailleurs tous ces bruits sont liés à des mouvements, ils sont comme l’achèvement naturel de gestes qui ont la même qualité qu’eux ; et cela avec un tel sens de l’analogie musicale, que l’esprit finalement se trouve contraint de confondre, qu’il attribue à la gesticulation articulée des artistes les propriétés sonores de l’orchestre, — et inversement.

Une impression d’inhumanité, de divin, de révélation miraculeuse se dégage encore de l’exquise beauté des coiffures des femmes : de cette série de cercles lumineux étagés, faits de combinaisons de plumes ou de perles multicolores et d’un coloris si beau que leur réunion a l’air justement révélée, et dont les arêtes tremblent rythmiquement, répondent avec esprit semble-t-il aux tremblements du corps. — Il y a aussi les autres coiffures à l’aspect sacerdotal, en forme de tiares, et surmontées d’aigrettes, de fleurs raides, dont les couleurs s’opposent deux par deux et se marient étrangement.

Cet ensemble lancinant plein de fusées, de fuites, de canaux, de détours dans tous les sens de la perception externe et interne, compose du théâtre une idée souveraine, et telle qu’elle nous paraît conservée à travers les siècles pour nous apprendre ce que le théâtre n’aurait jamais dû cesser d’être. Et cette impression se double du fait que ce spectacle — populaire là-bas, paraît-il, et profane — est comme le pain élémentaire des sensations artistiques de ces gens-là.

La prodigieuse mathématique de ce spectacle mise à part, ce qui me semble fait pour nous surprendre et pour nous étonner le plus, est ce côté révélateur de la matière qui semble tout à coup s’éparpiller en signes pour nous apprendre l’identité métaphysique du concret et de l’abstrait et nous l’apprendre en des gestes faits pour durer. Car le côté réaliste nous le retrouvons chez nous, mais porté ici à la nme puissance, et définitivement stylisé.

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Dans ce théâtre toute création vient de la scène, trouve sa traduction et ses origines même dans une impulsion psychique secrète qui est la Parole d’avant les mots.

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C’est un théâtre qui élimine l’auteur au profit de ce que dans notre jargon occidental du théâtre, nous appellerions le metteur en scène ; mais celui-ci devient une sorte d’ordonnateur magique, un maître de cérémonies sacrées. Et la matière sur laquelle il travaille, les thèmes qu’il fait palpiter ne sont pas de lui mais des dieux. Ils viennent semble-t-il des jonctions primitives de la Nature qu’un Esprit double a favorisées.

Ce qu’il remue c’est le manifesté.

C’est une sorte de Physique première, d’où l’Esprit ne s’est jamais détaché.

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Il y a dans un spectacle comme celui du théâtre Balinais quelque chose qui supprime l’amusement, ce côté de jeu artificiel inutile, de jeu d’un soir qui est la caractéristique de notre théâtre à nous. Ses réalisations sont taillées en pleine matière, en pleine vie, en pleine réalité. Il y a en elles quelque chose du cérémonial d’un rite religieux, en ce sens qu’elles extirpent de l’esprit de qui les regarde toute idée de simulation, d’imitation dérisoire de la réalité. Cette gesticulation touffue à laquelle nous assistons, a un but, un but immédiat auquel elle tend par des moyens efficaces et dont nous sommes à même d’éprouver immédiatement l’efficacité. Les pensées auxquelles elle vise, les états d’esprit qu’elle cherche à créer, les solutions mystiques qu’elle propose sont émus, soulevés, atteints, sans retard ni ambages. Tout cela semble un exorcisme pour faire affluer nos démons.

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Il y a un bourdonnement grave des choses de l’instinct dans ce théâtre, mais amenées à ce point de transparence, d’intelligence, de ductilité où elles semblent nous rendre d’une manière physique quelques-unes des perceptions les plus secrètes de l’esprit.

Les thèmes proposés partent on pourrait dire de la scène. Ils sont tels, ils en sont à ce point de matérialisation objective, qu’on ne peut les imaginer, si loin que l’on creuse, hors de cette perspective dense, de ce globe fermé et limité du plateau.

Ce spectacle nous donne un merveilleux composé d’images scéniques pures, pour la compréhension desquelles tout un nouveau langage semble avoir été inventé : les acteurs avec leurs costumes composent de véritables hiéroglyphes qui vivent et se meuvent. Et ces hiéroglyphes à trois dimensions sont à leur tour surbrodés d’un certain nombre de gestes ; de signes mystérieux qui correspondent à l’on ne sait quelle réalité fabuleuse et obscure que nous autres, gens d’Occident, avons définitivement refoulée.

Il y a quelque chose qui participe de l’esprit d’une opération magique dans cette intense libération de signes, retenus d’abord et jetés ensuite soudainement dans l’air.

Un bouillonnement chaotique, plein de repères, et par moment étrangement ordonné, crépite dans cette effervescence de rythmes peints, où le point d’orgue joue sans cesse et intervient comme un silence bien calculé.


Cette idée de théâtre pur qui est chez nous uniquement théorique, et à qui personne n’a jamais tenté de donner la moindre réalité, le théâtre Balinais nous en propose une réalisation stupéfiante en ce sens qu’elle supprime toute possibilité de recours aux mots pour l’élucidation des thèmes les plus abstraits ; — et qu’elle invente un langage de gestes faits pour évoluer dans l’espace et qui ne peuvent avoir de sens en dehors de lui.

L’espace de la scène est utilisé dans toutes ses dimensions et on pourrait dire sur tous les plans possibles. Car à côté d’un sens aigu de la beauté plastique ces gestes ont toujours pour but final l’élucidation d’un état ou d’un problème de l’esprit.

C’est du moins ainsi qu’ils nous apparaissent.

Aucun point de l’espace et en même temps aucune suggestion possible n’est perdue. Et il y a un sens comme philosophique du pouvoir que détient la nature de se précipiter tout à coup en chaos.

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On sent dans le théâtre Balinais un état d’avant le langage et qui peut choisir son langage : musique, gestes, mouvements, mots.

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Il est certain que ce côté de théâtre pur, cette physique du geste absolu qui est idée lui-même et qui réduit les conceptions de l’esprit à passer pour être perçues, par les dédales et l’entrelacs fibreux de la matière, tout cela nous donne comme une idée nouvelle de ce qui appartient en propre au domaine des formes et de la matière manifestée, Ceux qui parviennent à donner un sens mystique à la simple forme d’une robe, qui non contents de mettre à côté de l’homme son Double, attribuent à chaque homme habillé son double de vêtements, — ceux qui percent ces vêtements illusoires, ces vêtements numéro deux d’un sabre qui leur donne des allures de grands papillons piqués en l’air, ces gens-là beaucoup plus que nous ont le sens inné du symbolisme absolu et magique de la nature, et nous donnent une leçon dont il est trop sûr que nos techniciens de théâtre seront impuissants à tirer parti.

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Cet espace d’air intellectuel, ce jeu psychique, ce silence pétri de pensées qui existe entre les membres d’une phrase écrite, ici, est tracé dans l’air scénique, entre les membres, l’air, et les perspectives d’un certain nombre de cris, de couleurs et de mouvements.

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Dans les réalisations du théâtre Balinais l’esprit a bien le sentiment que la conception s’est d’abord heurtée à des gestes, a pris pied au milieu de toute une fermentation d’images visuelles ou sonores, pensées comme à l’état pur. En bref et pour être plus clair quelque chose d’assez semblable à l’état musical a dû exister pour cette mise en scène où tout ce qui est conception de l’esprit n’est qu’un prétexte, une virtualité dont le double a produit cette intense poésie scénique, ce langage spatial et coloré.

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Ce jeu perpétuel de miroir qui va d’une couleur à un geste et d’un cri à un mouvement, nous conduit sans cesse sur des chemins abrupts et durs pour l’esprit, nous plonge dans cet état d’incertitude et d’angoisse ineffable qui est le propre de la poésie.

De ces étranges jeux de mains volantes comme des insectes dans le soir vert, se dégage une sorte d’horrible obsession, d’inépuisable ratiocination mentale, comme d’un esprit occupé sans cesse à faire le point dans le dédale de son inconscient.

Ce sont d’ailleurs beaucoup moins des choses du sentiment que des choses de l’intelligence que ce théâtre nous rend palpables et cerne avec des signes concrets.

Et c’est par des chemins intellectuels qu’il nous introduit dans la reconquête des signes de ce qui est.

À ce point de vue le geste du danseur central qui se touche toujours le même point de la tête comme s’il voulait repérer la place et la vie d’on ne sait quel œil central, quel œuf intellectuel, est hautement significatif.

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Ce qui est une allusion colorée à des impressions physiques de la nature est repris sur le plan des sons, et le son n’est lui-même que la représentation nostalgique d’autre chose, d’une sorte d’état magique où les sensations sont devenues telles et si subtiles qu’elles sont bonnes à visiter par l’esprit. Et même les harmonies imitatives, le bruit du serpent à sonnettes, l’éclatement des carapaces d’insectes l’une contre l’autre, évoquent la clairière d’un fourmillant paysage tout près à se précipiter en chaos. — Et ces artistes vêtus de vêtements éclatants et dont les corps par-dessous semblent enveloppés de langes ! Il y a quelque chose d’ombilical, de larvaire dans leurs évolutions. Et il faut noter en même temps l’aspect hiéroglyphique de leurs costumes, dont les lignes horizontales dépassent en tous sens le corps. Ils sont comme de grands insectes pleins de lignes et de segments faits pour les relier à l’on ne sait quelle perspective de la nature dont ils n’apparaissent plus qu’une géométrie détachée.

Ces costumes qui cernent leurs roulements abstraits quand ils marchent, et leurs étranges entre-croisements de pieds !

Chacun de leurs mouvements trace une ligne dans l’espace, achève on ne sait quelle figure rigoureuse, à l’hermétisme très calculé et dans celle-ci un geste imprévu de la main met un point.

Et ces robes aux courbes plus hautes que la fesse et qui les tiennent comme suspendus en l’air, comme piqués sur les fonds du théâtre, et prolongent chacun de leurs sauts comme un vol.

Ces cris d’entrailles, ces yeux roulants, cette abstraction continue, ces bruits de branches, ces bruits de coupe et de roulements de bois, tout cela dans l’espace immense des sons répandus et que plusieurs sources dégorgent, tout cela concourt à faire se lever dans notre esprit, à cristalliser comme une conception nouvelle, et, j’oserai dire, concrète, de l’abstrait.

Et il faut noter que cette abstraction qui part d’un merveilleux édifice scénique pour retourner dans la pensée, quand elle rencontre au vol des impressions du monde de la nature les prend toujours à ce point où elles entament leur rassemblement moléculaire ; c’est-à-dire qu’un geste à peine nous sépare encore du chaos.

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La dernière partie du spectacle est, en face de tout ce qui se triture de sale, de brutal, d’infamant, sur nos scènes européennes, d’un anachronisme adorable. Et je ne sais quel est le théâtre qui oserait clouer ainsi et comme au naturel les affres d’une âme en proie aux phantasmes de l’Au-delà.

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Ils dansent et ces métaphysiciens du désordre naturel qui nous restituent chaque atome du son, chaque perception fragmentaire comme prête à retourner à son principe, ont su créer entre le mouvement et le bruit des jointures si parfaites que ces bruits de bois creux, de caisses sonores, d’instruments vides, il semble que ce soient des danseurs aux coudes vides qui les exécutent avec leurs membres de bois creux.

Nous sommes ici et soudainement en pleine lutte métaphysique, et le côté durcifié du corps en transes, raidi par le reflux des forces cosmiques qui l’assiègent, est admirablement traduit par cette danse frénétique, et en même temps pleine de raideurs et d’angles où l’on sent tout à coup que commence la chute à pic de l’esprit.

On dirait des vagues de matières recourbant avec précipitation leurs crêtes l’une sur l’autre, et accourant de tous les côtés de l’horizon pour s’insérer dans une portion infime de frémissement, de transe, — et recouvrir le vide de la peur.

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Il y a un absolu dans ces perspectives construites, une manière de vrai absolu physique que seuls des Orientaux peuvent être capables de rêver, — c’est en cela, c’est dans la hauteur et l’audace réfléchie de leurs buts, que ces conceptions s’opposent à nos conceptions européennes du théâtre, beaucoup plus encore que par la perfection étrange de leurs réalisations.

Les tenants de la répartition et du cloisonnement des genres, peuvent affecter de ne voir que des danseurs dans les magnifiques artistes du théâtre Balinais, danseurs chargés de figurer on ne sait trop quels hauts Mythes dont la hauteur rend le niveau de notre théâtre occidental moderne d’une grossièreté et d’une puérilité sans nom. La vérité est que le théâtre Balinais nous propose et nous apporte tout montés des thèmes de théâtre pur auxquels la réalisation scénique confère un équilibre dense, une gravitation entièrement matérialisée.

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Tout cela baigne dans une intoxication profonde qui nous restitue les éléments mêmes de l’extase, et dans l’extase nous retrouvons le bouillonnement sec et le froissement minéral des plantes, des vestiges, des ruines d’arbres éclairés sur leurs frontons.

Toute la bestialité, l’animalité, sont réduits à leur geste sec : bruits de grève de la terre qui se fend, gelée des arbres, bâillements d’animaux.

Les pieds des danseurs, dans le geste d’écarter leurs robes, dissolvent et retournent des pensées, des sensations à l’état pur.

Et toujours cette confrontation de la tête, cet œil de Cyclope, l’œil intérieur de l’esprit que la main droite va chercher.

Mimique des gestes spirituels qui scandent, élaguent, fixent, écartent et subdivisent des sentiments, des états de l’âme, des idées métaphysiques.

Ce théâtre de quintessences où les choses font d’étranges volte-face avant de rentrer dans l’abstraction.

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Leurs gestes tombent si à point sur ce rythme de bois, de caisses creuses, le scandent et le saisissent au vol avec une telle sûreté, et semble-t-il sur de telles arêtes, qu’il semble que ce soit le vide même de leurs membres creux que cette musique va scander.

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L’œil stratifié, lunaire aussi des femmes.

Cet œil de rêve qui semble nous absorber et devant qui nous-même nous apparaissons fantôme.

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Satisfaction intégrale de ces gestes de danse, de ces pieds tournants qui mélangent des états d’âmes, de ces petites mains volantes, de ces tapotements secs et précis.

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Nous assistons à une alchimie mentale qui d’un état d’esprit fait un geste, et le geste sec dépouillé, linéaire que tous nos actes pourraient avoir s’ils tendaient vers l’absolu.

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Il arrive que ce maniérisme, ce hiératisme excessif, avec son alphabet roulant, avec ses cris de pierres qui se fendent, avec ses bruits de branches, ses bruits de coupe et de roulements de bois composent dans l’air, dans l’espace, aussi bien visuel que sonore, une sorte de susurrement matériel et animé. Et au bout d’un instant l’identification magique est faite : nous savons que c’est nous qui parlions.

Qui, après la formidable bataille d’Adeorjana avec le Dragon, osera dire que tout le théâtre n’est pas sur la scène, c’est-à-dire hors des situations et des mots.

Les situations dramatiques et psychologiques ici ont passé dans la mimique même du combat, qui est fonction du jeu athlétique et mystique des corps, — et de l’utilisation, j’oserai dire ondulatoire, de la scène, dont l’énorme spirale se découvre plan par plan.

Les guerriers entrent dans la forêt mentale avec des roulements de peur ; un immense tressaillement, une volumineuse rotation comme magnétique s’emparent d’eux, où l’on sent que se précipitent des météores animaux où minéraux.

C’est plus qu’une tempête physique, c’est un concassement d’esprit que le tremblement épars de leurs membres et de leurs yeux roulants signifie. La fréquence sonore de leur tête hérissée est par moment atroce ; — et cette musique derrière eux qui se balance et en même temps alimente on ne sait trop quel espace où des cailloux physiques finissent de rouler.

Et derrière le Guerrier, hérissé par la formidable tempête cosmique, voici le Double qui se rengorge, livré à la puérilité de ses sarcasmes d’écolier, et qui soulevé par le contre-coup de la bruissante tourmente passe inconscient au milieu des charmes auxquels il n’a rien compris.