Leconte de Lisle (André Bellessort, 1929)

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Journal des débats du 10 juillet 1929 (p. 3-20).


Leconte de Lisle



M. Pierre Flottes, dont la thèse sur La Pensée politique et sociale d’Alfred de Vigny[1] a été très remarquée, semble vouloir se faire l’historien critique des poètes de la seconde moitié du dix-neuvième siècle. Il nous a donné un Baudelaire[2] ; il nous donne aujourd’hui un Leconte de Lisle[3] et se prépare à nous donner bientôt un Sully-Prudhomme. D’ailleurs, il a été précédé, dans son Leconte de Lisle, par deux étrangers : un Hollandais, M. Cornelis Kramer, qui, devant l’Université de Groningue, a traité magistralement d’André Chénier et de son influence sur la poésie parnassienne, particulièrement sur Leconte de Lisle[4], et un Belge, M. Fernand Desonay, qui a réuni sous ce titre, Le Rêve hellénique chez les poètes parnassiens[5] quatre études très documentées sur Louis Ménard, Leconte de Lisle, France et Heredia. Il est excellent que la critique s’occupe de ces poètes, dont la plupart n’ont pas encore achevé la traversée de la mer Morte où tant de réputations ont sombré. Les jeunes générations les ignorent ou, du moins, se contentent d’en lire des extraits dans les anthologies ou les morceaux choisis classiques.

M. Flottes s’est proposé de nous montrer dans l’œuvre de ce poète prétendu impassible le reflet de sa vie, qui n’a pas été sans tourment. C’est le meilleur moyen d’en renouveler l’intérêt. Je ne lui adresserai qu’un reproche. Il est entré dans l’histoire sentimentale de Leconte de Lisle à pas feutrés, à voix basse, avec mille précautions, allusions, circonlocutions et périphrases, un peu comme les hagiographes nous racontent les premiers égarements de leur saint. On ne réclamait pas les noms et des dates trop précises. Mais on eût souhaité plus de netteté. Maurice Spronck, dans ses Artistes littéraires, si je ne me trompe, avait parlé d’un drame de famille auquel le jeune Leconte de Lisle aurait été mêlé ou dont il aurait été témoin : que faut-il croire ? Sa dernière aventure, qui rappelle le roman de Maupassant Fort comme la Mort, son amour pour la fille d’une femme qu’il avait vainement aimée, cet amour presque partagé, valait la peine qu’on s’y arrêtât et qu’on fût plus explicite. C’est dans le livre si intéressant de Jean Dornis, Essai sur Leconte de Lisle, paru en 1909, que ce drame intime nous est le mieux exposé. La jeune femme, — car elle avait été mariée à dix-sept ou dix-huit ans, et elle avait perdu en deux ou trois ans son mari et son enfant, — descendait à Paris chez le poète où elle recevait les hommages de tout le Parnasse. Mais elle exigea le divorce et Leconte de Lisle recula. Alors, brusquement, elle rompit. C’était en 1883-1884, l’année où, pour la première fois, j’ai croisé au Luxembourg cet homme de marbre au monocle impressionnant. Je le revois comme si c’était hier. J’étais loin de m’imaginer qu’il portait en lui une jeune image qui le torturait. Mais je comprends mieux ce beau passage de M. Flottes : « La Force qui sommeille, l’Angoisse qui naît, le Remords qui rôde, toutes les manifestations de la Puissance invisible palpitent vaguement dans son vers. Et aussi, la grâce triste de la jeunesse enfuie, la vanité des tendresses humaines, l’élégie refoulée de son cœur. »

Je suis de son avis : on a trop réduit l’auteur des Poèmes Antiques et des Poèmes Barbares à n’être qu’un coloriste, ou un sculpteur, ou un musicien. (En relisant ses poèmes, j’ai été frappé de la valeur musicale d’un assez grand nombre de ses vers et quelquefois de ses strophes.) Toute sa vie, ses joies et ses misères, ses déceptions, ses angoisses ont trouvé dans son œuvre une expression ou une interprétation symbolique. Il n’a même pas toujours eu recours au symbole. Qui de nous n’entend au fond de sa mémoire le pas cadencé des deux Hindous qui portaient sous le soleil dominical le manchy où sa cousine, dont il était aussi séparé que Roméo de Juliette, la tête sur l’oreiller, fermait à demi ses beaux yeux de sombre améthyste ? Il écrivait à Jean Dornis, qui lui avait demandé des notes personnelles pour l’étude qu’elle entreprenait : « Cela pourrait s’intituler : Comment la Poésie s’éveille dans l’esprit et le cœur d’un enfant de quinze ans. C’est tout d’abord grâce au hasard heureux d’être né dans un pays merveilleusement beau et à moitié sauvage, riche de végétations étranges, sous un ciel éblouissant. » Ailleurs, il s’est félicité d’avoir tout d’abord connu du monde ce qu’en connurent les héros du petit roman qu’il appelle « une pastorale immortelle où l’exactitude du paysage et des coutumes créoles ne le cède qu’au charme indicible qui s’en exhale. » Cette pastorale, c’est Paul et Virginie. Les ardentes nostalgies que lui inspira son île natale de Bourbon, à Rennes, pendant son premier séjour en France, et surtout à Paris lorsqu’il revint définitivement, l’orientèrent vers l’Inde, vers la poésie, la philosophie et les religions hindoues. Il n’avait pas besoin d’aller au pays de Bhagavat et de Çunacépa : les paysages qu’il gardait sous ses paupières lui suffisaient. Il a vécu toute sa vie sur les impressions radieuses de sa prime jeunesse ; et plus tard, par cette opposition qui plaît tant aux âmes méditatives ou rêveuses, et encore plus à l’âme des poètes, son imagination s’est tournée vers les grands pays mélancoliques de brume et de neige. Il a vu, goûté, aimé et peint la nature dans son souvenir ou dans ses songes. C’est ce qui explique le caractère toujours général de ses peintures.

Il continuait, dans sa lettre à Jean Dornis : « La solitude d’une jeunesse privée de sympathies intellectuelles, l’immensité et la plainte incessante de la mer, le calme splendide de nos nuits, les rêves d’un cœur gonflé de tendresse, forcément silencieux, ont fait croire longtemps que j’étais indifférent et même étranger aux émotions que tous ont plus ou moins ressenties, quand, au contraire, j’étouffais du besoin de me répandre en larmes passionnées. » C’est possible ; mais il ne paraît pas s’être montré très sensible envers ses parents. De France, il ne leur donnera pas souvent signe de vie. Ses lettres, et les lettres de son père, dont M. Flottes publie les passages les plus importants, sont toutes à l’honneur du père. On a dit et répété qu’en 1848 son initiative d’une requête au gouvernement provisoire pour l’abolition de l’esclavage dans les colonies lui avait valu la colère paternelle avec des représailles qui auraient consisté à lui couper les vivres. M. Flottes prouve que M. Leconte, qui faisait à ce moment le commerce du sucre et de la quincaillerie, n’eut guère à souffrir de l’affranchissement des noirs et que sa tendresse pour son fils n’en reçut aucune atteinte. Le fils manifestait moins d’affection ; et les sentiments de famille, nous ne nous en étonnerons pas, sont absents de sa poésie.

Il a plus de sensibilité amoureuse, mais fort peu de sensualité. M. Flottes prononce le mot de volupté : je n’ai jamais senti dans les vers de Leconte de Lisle passer le moindre frisson voluptueux. Chez lui, l’amour est toujours inséparable de la beauté. Nous savons qu’il a aimé par-dessus tout les femmes qui lui rappelaient la claire jeune fille du Manchy, des cheveux d’or, des yeux bleus et de longs cils, une énigme vaporeuse. Son type de beauté féminine est plutôt un type du Nord. C’était celui de sa cousine. Il ne semble pas qu’il ait jamais rencontré le bonheur. Et pourtant il avait grand air. Théodore de Banville disait qu’il ne manquait pas au premier devoir du poète, qui était d’être beau ; il admirait son front très haut, « ses yeux vifs, perçants, impérieux et spirituels embusqués au fond de deux cavernes sombres d’où, avec impartialité, ils regardent passer tous les dieux ». Mais, d’après ce que nous murmurent ses biographes, les femmes qu’il aimait le trahirent ou le découragèrent, et il ne jouit pas longtemps du contentement et de la paix du cœur près de « la discrète et obligeante compagne que l’amour chaste, enfin triomphant, lui avait donnée », pour parler aussi mystérieusement que M. Flottes. Ses souffrances se traduisirent par les imprécations passionnées dont il poursuivit le Désir dans ses Poèmes Barbares ou ses Poèmes Tragiques. Il n’avait pas besoin de crier à la foule :


Je ne te vendrai pas mon ivresse ou mon mal ;
Je ne livrerai pas ma vie à tes huées,
Je ne danserai pas, sur ton tréteau banal
Avec tes histrions et tes prostituées !


Beaux vers ; mais la foule ne hue pas les poètes qui lui racontent leurs peines ; elle ne les confond pas avec les histrions ; et Leconte de Lisle lui a vendu, comme les autres, son ivresse et son mal ; il les lui a débités dans des scènes tragiques, dans des tableaux barbares, dans des récits qui l’eussent fait frémir si elle avait pu les entendre ; et, comme il a été malheureux, il nous a imposé la vision triste d’un monde où tout n’était qu’illusion, — sauf la majesté de ses vers.

Il a été vraiment malheureux : je ne l’ai jamais si bien compris qu’à la lecture du livre de M. Flottes. Débarqué à dix-neuf ans en France, sans forte culture, avec une vie intérieure assez riche mais assez confuse, il éprouve toute l’hostilité d’une société qui se soucie beaucoup plus d’avoir des commerçants ou des avocats que des poètes, fussent-ils lyriques. Il la maudit et retourne à Bourbon, dont le séjour lui devient vite insupportable. Jusque-là il n’a écrit que de médiocres vers qui ne permettent pas de soupçonner sa personnalité, de prévoir son avenir. Revenu et installé à Paris, celui que Schuré nommera « un jacobin aristocrate » s’affiliera à la secte fouriériste, dont la doctrine promettait aux artistes une belle place dans la cité future. La Révolution de 48, et les journées de Juin, où l’on ne sait quel rôle il joua, le dégoûtèrent des utopies ; il n’en retint qu’un implacable antichristianisme. Républicain plein de mépris pour le peuple et secrètement pensionné par l’Empire, toujours pauvre, ou du moins à l’étroit, il a horreur de la société telle que l’ont faite dix-huit siècles de civilisation chrétienne. Il considère, comme Flaubert, comme Taine à cette époque, que la venue du Christ, du « vil Galiléen », comme il est nommé dans Hypatie, a été un malheur pour l’humanité. Depuis 1845, l’amitié de Louis Ménard, le païen mystique, l’étude d’André Chénier, la lecture du Second Faust, le poussent vers la Grèce ; et bientôt les travaux des Orientalistes et la magnifique Introduction au bouddhisme de Burnouf, un des monuments du siècle, le pousseront vers l’Inde. Mais la Grèce et l’Inde le séduisent surtout, la première par son naturalisme que le Christianisme, a détruit ; l’autre, par la force et la profondeur de ses religions vivantes. C’est pour la même raison qu’il reviendra à Ossian, que M. Flottes, je crois, a oublié de mentionner parmi ses sources, et qu’il étudiera les Eddas : les pays du nord ayant été les derniers que le Christ a vaincus, sa sympathie leur est acquise.

Est-il Grec ? Bien moins d’André Chénier, qui ne l’est vraiment que dans quelques fragments d’anthologie. Est-il Hindou ? Il n’a pas su dégager de la masse des croyances de l’Inde ce qui pouvait enrichir notre connaissance. Ses poèmes sont savants et peu lisibles. Il réussit mieux dans le barbare que dans l’antique, et il est plus animalier qu’historien, psychologue ou philosophe. Ses portraits d’animaux, qui sont faits dans l’intention de rabaisser l’homme ou de l’égaliser à ses frères inférieurs, constituent une galerie éclatante et la partie la plus originale de son œuvre. Mais presque partout, que Niobé s’indigne contre les dieux, que Çunacépa se sauve à travers la sombre forêt, que le sinistre Corbeau raconte ce qu’il vit et ce qu’il fit au Golgotha, ou que nous écoutions des pantoums malais : ce sont les rancœurs, les anxiétés, les haines, les mélancolies, les nostalgies, les amours trompées du poète qui prennent ces formes dramatiques ou pittoresques, visant toujours à la beauté sculpturale, au bas-relief. M. Flottes nous l’a prouvé dans son livre à la fois érudit et alerte. Mais cette forme solennelle, d’apparence impeccable, convient-elle indifféremment à tous les spectacles qu’évoque le poète, à toutes les émotions qu’il veut exprimer ? C’est là, me semble-t-il, la faiblesse de Leconte de Lisle : une monotonie dans le grandiose et de l’inflexibilité jusque dans la fantaisie. Sa poésie y contracte une sorte de raideur conventionnelle. Le désaccord éclate entre le sentiment et l’expression, sauf dans quelques pièces où l’harmonie a été réalisée et qui certainement ne périront pas.

André Bellessort.

  1. Les Presses Universitaires.
  2. Perrin.
  3. Perrin.
  4. Honoré Champion.
  5. Honoré Champion.