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(et ses correspondants)
Explication de la numération binaire[1]
Texte établi par C.I. Gerhardt (GM7p. 223-227).


XXI.
Explication de l'arithmétique binaire,
qui se sert des seuls caractères 0 et 1, avec des
remarques sur son utilité, et sur ce qu'elle donne
le sens des anciennes figures chinoises de Fohy
.


Le calcul ordinaire d’Arithmétique se fait suivant la progression de dix en dix. On se sert de dix caractères, qui sont 0, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, qui signifient zéro, un et les nombres suivans jusqu’à neuf inclusivement. Et puis allant à dix, on recommence, et on écrit dix par 10, et dix fois dix ou cent par 100, et dix fois cent ou mille par 1000, et dix fois mille par 10000, et ainsi de suite.

Mais au lieu de la progression de dix en dix, j’ai employé depuis plusieurs années la progression la plus simple de toutes, qui va de deux en deux, ayant trouvé qu’elle sert à la perfection de la science des Nombres. Ainsi je n’y employé point d’autres caractères que 0 et 1, et puis allant à deux, je recommence. C’est pourquoi deux s’écrit ici par 10, et deux fois deux ou quatre par 100, et deux fois quatre ou huit par 1000, et deux fois huit ou seize par 10000, et ainsi de suite. Voici la Table des Nombres de cette façon, qu’on peut continuer tant que l’on voudra.

On voit ici d’un coup d’oeil la raison d’une propriété célèbre de la progression Géométrique double en Nombres entiers, qui porte que si on n’a qu’un de ces nombres de chaque degré, on en peut composer tous les autres nombres entiers au dessous du double du plus haut degré. Car ici, c’est comme si ou disait par exemple, que 111 ou 7 est la somme de quatre, de deux et un, et que 1101 ou 13 est la somme de huit, quatre et un. Cette propriété sert aux Essayeurs pour peser toutes sortes de masses avec peu de poids et pourroit servir dans les monnoyes pour donner plusieurs valeurs avec peu de pièces.

Cette expressions des Nombres étant établie, sert à faire très facilement toutes sortes d’opérations.

Et toutes ces opérations sont si aisées, qu’on n’a jamais besoin de rien essayer ni deviner, comme il faut faire dans la division ordinaire. On n’a point besoin non plus de rien apprendre par coeur ici, comme il faut faire dans le calcul ordinaire, où il faut, savoir, par exemple, que 6 et 7 pris ensemble font 13, et que 5 multiplié par 3 donne 15, suivant la Table d’une fois un est un, qu’on appelle Pythagorique. Mais ici tout cela se trouve et se prouve de source, comme l’on voit dans les exemples précédens sous les signes et .

Cependant je ne recommande point cette manière de compter, pour la faire introduire à la place de la pratique ordinaire par dix. Car outre qu’on est accoutumé à celle-ci, on n’y a point besoin d’y apprendre ce qu’on a déjà appris par coeur : ainsi la pratique par dix est plus abrégée, et les nombres y sont moins longs. Et si on étoit accoutumé à aller par douze ou par seize, il y auroit encore plus d’avantage. Mais le calcul par deux, c’est-à-dire par 0 et par 1, en récompense de sa longueur, est le plus fondamental pour la science, et donne de nouvelles découvertes, qui se trouvent utiles ensuite, même pour la pratique des nombres, et surtout pour la Géométrie, dont la raison est que les nombres étant réduits aux plus simples principes, comme 0 et 1, il paroit partout un ordre merveilleux. Pour exemple, dans la Table même des Nombres, on voit en chaque colonne régner des périodes qui recommencent toujours. Dans la première colonne c’est 01, dans la seconde 0011, dans la troisième 00001111, dans la quatrième 0000000011111111, et ainsi de suite. Et on a mis de petits zéros dans la Table pour remplir le vuide au commencement de la colonne, et pour mieux marquer ces périodes. On a mené aussi des lignes dans la Table, qui marquent que ce que ces lignes renferment revient toujours sous elles. Et il se trouve encore que les Nombres Quarrés, Cubiques et d’autres puissances, item les Nombres Triangulaires, Pyramidaux et d’autres nombres figurés, ont aussi de semblables périodes, de sorte qu’on en peut écrire les Tables tout de suite, sans calculer. Et une prolixité dans le commencement, qui donne ensuite le moyen d’epargner le calcul et d’aller à l’infini par règle, est infiniment avantageuse.

Ce qu’il y a de surprenant dans ce calcul, c’est que cette Arithmétique par 0 et 1 se trouve contenir le mystère des lignes d’un ancien Roi et Philosophe nommé Fohy, qu’on croit avoir vécu il y a plus de quatre mille ans et que les Chinois regardent comme le Fondateur de leur Empire et de leurs sciences. Il y a plusieurs figures linéaires qu’on lui attribue, elles reviennent toutes à cette Arithmétique ; mais il suffit de mettre ici la Figure de huit Cova comme on l’appelle, qui passe pour fondamentale, et d’y joindre l’explication qui est manifeste, pourvu qu’on remarque premièrement qu’une ligne entière — signifie l’unité ou 1, et secondement qu’une ligne brisée - - signifie le zéro ou 0.


¦¦¦   |   000   |     0   |   0   |
¦¦|   |   001   |     1   |   1   |
¦|¦   |   010   |    10   |   3   |
¦||   |   011   |    11   |   3   |
|¦¦   |   100   |   100   |   4   |
|¦|   |   101   |   101   |   5   |
||¦   |   110   |   110   |   6   |
|||   |   111   |   111   |   7   |

Les Chinois ont perdu la signification des Cova ou Lineations de Fohy, peut-être depuis plus d’un millénaire d’années, et ils ont fait des Commentaires la-dessus, où ils ont cherché je ne sçai quels sens éloignés, de sorte qu’il a fallu que la vraie explication leur vint maintenant des Européens. Voici comment : Il n’y a guères plus de deux ans que j’envoyai au R. P. Bouvet, Jésuite Français célèbre, qui demeure à Pékin, ma manière de compter par 0 et 1, et il n’en fallut pas davantage pour lui faire reconnaître que c’est la clef des figures de Fohy. Ainsi m’écrivant le 14 Novembre 1701, il m’a envoyé la grande figure de ce Prince Philosophe qui va à 64, et ne laisse plus lieu de douter de la vérité de notre interprétation, de sorte qu’on peut dire que ce Père a déchiffré l’enigme de Fohy, à l’aide de ce que je lui avois communiqué. Et comme ces figures sont peut-être le plus ancien monument de science qui soit au monde, cette restitution de leur sens, après un si grand intervalle de tems, paroitra d’autant plus curieuse.

Le consentement des figures de Foby et ma Table des Nombres se fait mieux voir, lorsque dans la Table on supplée les zéros initiaux, qui paroissent superflus, mais qui servent à mieux marquer la période de la colonne, comme je les y ai supplées en effet avec des petits ronds pour les distinguer des zéros nécessaires, et cet accord me donne un grande opinion de la profondeur des méditations de Fohy. Car ce qui nous paroit aisé maintenant, ne l’étoit pas tout dans ces tems éloignés. L’Arithmétique Binaire ou Dyadique est en effet fort aisée aujourd’hui, pour peu qu’on y pense, parce que notre manière de compter y aide beaucoup, dont il semble qu’on retranche seulement le trop. Mais cette Arithmétique ordinaire pour dix ne paroit pas fort ancienne, au moins les Grecs et les Romains l’ont ignorée et ont été privés de ses avantages. Il semble que l’Europe en doit l’introduction à Gerbert, depuis Pape sous le nom de Sylvestre II, qui l’a eue des Maures d’Espagne.

Or comme l’on croit à la Chine que Fohy est encore auteur des caractères Chinois, quoique fort altérés par la suite des tems ; son essai d’Arithmétique fait juger qu’il pourroit bien s’y trouver encore quelque chose de considérable par rapport aux nombres et aux idées, si l'on pouvoit déterrer le fondement de l’écriture Chinoise, d’autant plus qu’on croit à la Chine, qu’il a eu égard aux nombres en l’établissant. Le R. P. Bouvet est fort porté à pousser cette pointe, et très capable d’y réussir en bien des manières. Cependant je ne sçai s’il y a jamais eu dans l’écriture Chinoise un avantage approchant de celui qui doit être nécessairement dans une Caractéristique que je projette. C’est que touL raisonnement qu’on peut tirer des notions, pourroit être tiré de leurs Caractères par une manière de calcul, qui seroit un des plus importans moyens d’aider l’esprit humain.

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