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Les Boute-feux

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Ollendorff (p. 193-199).


SEIZIÈME SIÈCLE — Les sacrilèges


Les Boute-feux


L’année devant que le roi fût pris à Pavie, il y eut par le monde de grandes terreurs. Car le jour de la Saint-Sylvestre au soir, entre neuf et dix heures, le ciel devint couleur de sang ; et il semblait qu’il fût ouvert. Toutes choses étaient illuminées par une lueur rouge ; les animaux baissaient la tête, et les plantes étaient couchées à terre. Puis il y eut un souffle de vent, et on vit au firmament une grande comète ; elle avait la figure d’un dragon flamboyant ou d’un serpent de feu. Et peu après elle alla vers les fossés de Saint-Denis, et on ne la vit plus.

Mais le même soir, passé minuit, les gens étant couchés déjà l’espace de quatre heures, parce que au mois de décembre les soirées sont longues, on entendit un émoi par les rues. Et bien y avait-il de quoi s’émouvoir ; car des messagers venus de Troyes en Champagne, disaient que la ville était presque toute brûlée. Or ils parlaient ainsi dans la nuit, sur la place de Saint-Jean-de-Grève, devant l’église ; des petits garçons qui dormaient encore tenaient leurs chevaux ; et leurs ceintures, leurs épées, leurs éperons luisaient aux lanternes. Ils dirent que le feu durait depuis deux jours ; le Marché au Blé était brûlé et la rue du Beffroi avec la grosse cloche fondue, et l’Etape au Vin, et l’hôtellerie du Sauvage, où on mangeait andouilles fermes et grasses, avec vin clairet. Les boute-feux avaient tout allumé, de leur mixtion infernale, qui était de poudre à canon, avec du souffre et de la poix. Personne n’avait pu les voir ou les saisir ; et il était à présumer qu’ils étaient de Naples et qu’ils allaient en grand mystère brûler toutes les bonnes villes du royaume. On disait, environ la Noël, que Paris était plein de Marrabais italiens qui prenaient les petits enfants secrètement et les tuaient pour en avoir le sang. Et semblablement ces boute-feux étaient de la même secte et confession.

Le prévôt et les échevins, vêtus de leurs robes mi-partie, avec les conseillers de la ville, quarteniers, sergents, archers, arbalétriers, et hacquebutiers avec leurs hoquetons, sortirent incontinent, portant des falots ; et aussitôt fut enjoint et déclaré publiquement qu’on mènerait le guet de nuit par les rues, ce qui fut fait. Et le lendemain on conduisit au gibet un homme inconnu, dont il semblait à un tavernier de la rue Saint-Jacques qu’il eût renié Dieu, et qui ne voulut rien dire devant le lieutenant de la prévôté, ni devant le Parlement. Il fut monté sur une mule depuis la Conciergerie, bonnet en tête, vêtu d’une robe de drap frisé, de couleur tannée ou enfumée, avec un sayon de camelot, et on fit son cri en trois fois devant les gens du guet, à cheval ou à pied, et le peuple de Paris. Lui fut baillé pain et vin devant l’église des Filles-Dieu, comme de coutume ; et on lui donna dans la main une croix de bois, peinte de rouge. Puis lui fut son bonnet ôté, pour qu’il montât au gibet tête nue.

Et cette exécution rendue au plaisir de Notre-Seigneur, on fit diligence la nuit avec falots, lampes et chandelles pendues aux portes et gros guet à pied et à cheval de cinq ou six cents hommes de la ville. On ne savait où aller, de peur. La coutume n’étant pas d’avoir les rues et ruelles éclairées, les porches, embrasures, et coulées de pierre semblaient plus noires. Et tantôt il y passait des archers qui secouaient leurs torches. Les lumignons brillaient aux petits carreaux après le couvre-feu, qui était grande nouveauté. Les images de Notre-Dame étaient illuminées d’un falot, avec garde spéciale, certains d’une secte hérétique ayant mutilé les saintes images en divers lieux.

Le lendemain, on dit par les rues et dans les boutiques, mêmement chez les barbiers, qu’il était entré dans la ville quatre ou six hommes que l’on ne pouvait reconnaître, car ils changeaient tous les jours d’habillement. Une fois ils étaient vêtus en marchands, une autre en aventuriers, puis en paysans ; parfois ils avaient des cheveux sur la tête, et parfois ils n’en avaient pas. Et toutes gens dirent qu’ils guetteraient curieusement ces hommes, étant certain qu’ils n’étaient autres que les boute-feux, venus à grand mal et danger. Mais quelque diligence qu’on eût, au soleil levant plusieurs maisons furent trouvées marquées de grandes croix de Saint-André noires, qui avaient été faites, la nuit, par des gens inconnus.

Toute la ville était perdue. Et de par le roi, le cri fut fait à son de trompe, par tous les carrefours, que les aventuriers, gens de peu, faux mendiants et traîneurs de rues, vidassent les lieux, sur peine de la hart. Plusieurs gens du commun fuyaient devant les crieurs ; et, à la fin, il y eut une troupe qu’on mit dehors sur la grand’route, par la porte Baudoyer.

Parmi ce menu peuple, il y en eut trois : Colard de Blangis, Tortigne du Mont-Saint-Jean et Philippot le Clerc, qui, doutant la rigueur de justice royale, restèrent sur la route, hors la ville. Ils étaient d’assez pauvre renommée, mais plus mauvaise mine, et craignaient, le peuple étant inquiet et soulevé par la terreur des boute-feux, d’être meurtris par les rues. Et ils n’avaient pas non plus conscience blanche, pour divers testons et florins au chat frappés à coins non pas royaux, et dont ils avaient échappé bien difficilement à être bouillis sur le Marché aux Pourceaux.

Ces galants donc, après avoir été sur les champs quelques jours en ça, commencèrent à souffrir de faim, soif et froid ; d’autant que le pays étant en friche, et les oiseaux tombant morts par la gelée (ceux qui étaient restés), il n’y avait ni fruits de la terre ni gibier du ciel. Alors les galants mirent bâton au poing et marchèrent de façon guerrière, disant qu’ils allaient aux guerres du roi, ou, autrement, dans les marches de Guyenne, et qu’ils étaient contraints, pour manque de solde, de vivre sur le plat pays et les passants.

« Il est si vrai, disait Tortigne, que je vais en guerre, qu’il me court sur les talons vingt et cinq gens du guet, archers ou arbalétriers, ou autrement je faux. Et ils n’ont point d’autre but que de me joindre et de marcher avec moi ou moi avec eux. Ce sont gens fort polis et prévenants ; ils m’ont déjà fait asseoir dans des chaises, de façon très commode, qu’ils ont et qu’ils nomment ceps.

— N’as-tu point, dit Colard, été tourné au pilori ? C’est une mode nouvelle de choisir femmes ; elles vous viennent regarder, et messire le valet vous tourne vers la figure de chacune d’elles.

— Insigne réjouissance ! reprit Philippot, j’y fus trois fois ; et la dernière j’avais choisi une dame de bonne façon, vêtue à la mode espagnole. Elle avait sur elle un ciel d’or frisé, en tête une crépine de drap, faite de papillons d’or, où étaient ses cheveux qui lui pendaient par derrière, jusqu’aux talons, entortillés de rubans ; un bonnet de velours cramoisi, une robe du même, doublée de taffetas blanc, bouffant aux manches au lieu de la chemise, les manches couvertes de broderies d’or. Sa cotte était de satin blanc, forcé d’argent battu avec nombre de pierreries.

— Et tu eus le loisir, dit Colard, d’examiner et tenir en mémoire ces divers habillements ? Tu mens, par la sanglante mort-Dieu.

— Voire, répondit Philippot, et ne jure qu’à bon escient. Car le valet du bourreau m’arrêta devant la dame, de grande diligence, afin que le page de cette belle dame de mon choix et volonté pût me cracher commodément dans la figure. »

Ainsi devisant dans leurs galles, et plumant la poule sans crier, ils vinrent sur les basses marches du Poitou. Là, ils contrefirent les hommes de guerre jusqu’en une église paroissiale, près de Niort. Ils entrèrent, criant et jurant ; le prêtre disait une messe basse, vêtu de son aube. Ils prirent les vases de cuivre, d’étain et d’argent, quoi qu’il pût leur dire. Puis ils lui commandèrent de monter chercher le saint ciboire, au moins la coupe, qui était d’argent doré. Ce que le prêtre refusa. Sur quoi Tortigne lui attacha son aube sur la bouche, tandis que Philippot prenait le saint ciboire sur l’autel. Et, trouvant dans la coupe le Corpus Domini, ils le mangèrent solennellement tous trois, prétendant avoir faim, et qu’ils communiaient et se remettaient le péché qu’ils venaient de commettre.

Puis ils descendirent dans une auberge basse, où l’on tournait bride à la fourche de deux chemins. Mais voulant boire, Colard vomit le vin ; Tortigne resta comme étonné, son verre dans la main, et Philippot laissa choir le sien. Ils devinrent fort blancs, et, disant qu’ils étaient saouls de ce qu’ils avaient mangé à l’église, ils tombèrent autour de la table en diverses façons. Et, tout à coup, on vit que des fusées de fumée grise, épaisse, puante, jaillissaient de la gorge de Colard, du dos de Tortigne, du ventre de Philippot ; à quoi l’on aperçut qu’ils brûlaient, et bientôt ils furent entièrement consumés, leurs figures et leurs membres étant noirs comme du charbon. Ce qui fut commenté par les gens du pays de manière variée ; mais il est hors de doute que ces trois galants, ayant été marqués pour être punis à cause des boutements de feux, tombèrent, par grâce divine, dans leur sacrilège : car ils furent brûlés.