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Les Contes du lundi/Un teneur de livres

La bibliothèque libre.
A. Lemerre (p. 231-238).


UN TENEUR DE LIVRES



« Brr…, quel brouillard !… » dit le bonhomme en mettant le pied dans la rue. Vite, il retrousse son collet, ferme son cache-nez sur sa bouche, et, la tête baissée, les mains dans ses poches de derrière, il part pour le bureau en sifflotant.

Un vrai brouillard, en effet. Dans les rues, ce n’est rien encore ; au cœur des grandes villes, le brouillard ne tient pas plus que la neige. Les toits le déchirent, les murs l’absorbent ; il se perd dans les maisons à mesure qu’on les ouvre, fait les escaliers glissants, les rampes humides. Le mouvement des voitures, le va-et-vient des passants, ces passants du matin, si pressés et si pauvres, le hache, l’emporte, le disperse. Il s’accroche aux vêtements de bureau, étriqués et minces, aux waterproofs des fillettes de magasin, aux petits voiles flasques, aux grands cartons de toile cirée. Mais sur les quais encore déserts, sur les ponts, la berge, la rivière, c’est une brume lourde, opaque, immobile, où le soleil monte, là-haut, derrière Notre-Dame, avec des lueurs de veilleuse dans un verre dépoli.

Malgré le vent, malgré la brume, l’homme en question suit les quais, toujours les quais, pour aller à son bureau. Il pourrait prendre un autre chemin, mais la rivière paraît avoir un attrait mystérieux sur lui. C’est son plaisir de s’en aller le long des parapets, de frôler ces rampes de pierre usées aux coudes des flâneurs. À cette heure, et par le temps qu’il fait, les flâneurs sont rares. Pourtant, de loin en loin, on rencontre une femme chargée de linge qui se repose contre le parapet, ou quelque pauvre diable accoudé, penché vers l’eau d’un air d’ennui. Chaque fois l’homme se retourne, les regarde curieusement, et l’eau après eux, comme si une pensée intime mêlait dans son esprit ces gens à la rivière.

Elle n’est pas gaie, ce matin, la rivière. Ce brouillard qui monte entre les vagues semble l’alourdir. Les toits sombres des rives, tous ces tuyaux de cheminée inégaux et penchés qui se reflètent, se croisent et fument au milieu de l’eau, font penser à je ne sais quelle lugubre usine qui, du fond de la Seine, enverrait à Paris toute sa fumée en brouillard. Notre homme, lui, n’a pas l’air de trouver cela si triste. L’humidité le pénètre de partout, ses vêtements n’ont pas un fil de sec ; mais il s’en va tout de même en sifflotant avec un sourire heureux au coin des lèvres. Il y a si longtemps qu’il est fait aux brumes de la Seine ! Puis il sait que là-bas, en arrivant, il va trouver une bonne chancelière bien fourrée, son poêle qui ronfle en l’attendant, et la petite plaque chaude où il fait son déjeuner tous les matins. Ce sont là de ces bonheurs d’employé, de ces joies de prison que connaissent seulement ces pauvres êtres rapetissés dont toute la vie tient dans une encoignure.

« Il ne faut pas que j’oublie d’acheter des pommes », se dit-il de temps en temps, et il siffle, et il se dépêche. Vous n’avez jamais vu quelqu’un aller à son travail aussi gaiement.

Les quais, toujours les quais, puis un pont. Maintenant le voilà derrière Notre-Dame. À cette pointe de l’île, le brouillard est plus intense que jamais. Il vient de trois côtés à la fois, noie à moitié les hautes tours, s’amasse à l’angle du pont, comme s’il voulait cacher quelque chose. L’homme s’arrête ; c’est là.

On distingue confusément des ombres sinistres, des gens accroupis sur le trottoir qui ont l’air d’attendre, et, comme aux grilles des hospices et des squares, des éventaires étalés, avec des rangées de biscuits, d’oranges, de pommes. Oh ! les belles pommes si fraîches, si rouges sous la buée !… Il en remplit ses poches, en souriant à la marchande qui grelotte, les pieds sur sa chaufferette ; ensuite il pousse une porte dans le brouillard, traverse une petite cour où stationne une charrette attelée.

« Est-ce qu’il a quelque chose pour nous ? » demande-t-il en passant. Un charretier, tout ruisselant, lui répond :

« Oui, monsieur, et même quelque chose de gentil. »

Alors il entre vite dans son bureau.

C’est là qu’il fait chaud, et qu’on est bien ! Le poêle ronfle dans un coin. La chancelière est à sa place. Son petit fauteuil l’attend, bien au jour, près de la fenêtre. Le brouillard en rideau sur les vitres fait une lumière unie et douce, et les grands livres à dos vert s’alignent correctement sur leurs casiers. Un vrai cabinet de notaire.

L’homme respire ; il est chez lui.

Avant de se mettre à l’ouvrage, il ouvre une grande armoire, en tire des manches de lustrine qu’il passe soigneusement, un petit plat de terre rouge, des morceaux de sucre qui viennent du café, et il commence à peler ses pommes, en regardant autour de lui avec satisfaction. Le fait est qu’on ne peut pas trouver un bureau plus gai, plus clair, mieux en ordre. Ce qu’il y a de singulier, par exemple, c’est ce bruit d’eau qu’on entend de partout, qui vous entoure, vous enveloppe, comme si on était dans une chambre de bateau. En bas, la Seine se heurte en grondant aux arches du pont, déchire son flot d’écume à cette pointe d’île toujours encombrée de planches, de pilotis, d’épaves. Dans la maison même, tout autour du bureau, c’est un ruissellement d’eau jetée à pleines cruches, le fracas d’un grand lavage. Je ne sais pas pourquoi cette eau vous glace rien qu’à l’entendre. On sent qu’elle claque sur un sol dur, qu’elle rebondit sur de larges dalles, des tables de marbre qui la font paraître encore plus froide.

Qu’est-ce qu’ils ont donc tant à laver dans cette étrange maison ? Quelle tache ineffaçable ?

Par moments, quand ce ruissellement s’arrête, là-bas, au fond, ce sont des gouttes qui tombent une à une, comme après un dégel ou une grande pluie. On dirait que le brouillard, amassé sur les toits, sur les murs, se fond à la chaleur du poêle et dégoutte continuellement.

L’homme n’y prend pas garde. Il est tout entier à ses pommes qui commencent à chanter dans le plat rouge avec un petit parfum de caramel ; et cette jolie chanson l’empêche d’entendre le bruit d’eau, le sinistre bruit d’eau.

« Quand vous voudrez, greffier !… » dit une voix enrouée dans la pièce du fond. Il jette un regard sur ses pommes, et s’en va bien à regret. Où va-t-il ? Par la porte entr’ouverte une minute, il vient un air fade et froid qui sent les roseaux, le marécage, et comme une vision de hardes en train de sécher sur des cordes, des blouses fanées, des bourgerons, une robe d’indienne pendue tout de son long par les manches, et qui s’égoutte, qui s’égoutte.

C’est fini. Le voilà qui rentre. Il dépose sur sa table de menus objets tout trempés d’eau et revient frileusement vers le poêle dégourdir ses mains rouges de froid.

« Il faut être enragé vraiment, par ce temps-là… se dit-il en frissonnant ; qu’est-ce qu’elles ont donc toutes ? »

Et comme il est bien réchauffé, et que son sucre commence à faire la perle aux bords du plat, il se met à déjeuner sur un coin de son bureau. Tout en mangeant, il a ouvert un de ses registres et le feuillette avec complaisance. Il est si bien tenu ce grand livre ! Des lignes droites, des entêtes à l’encre bleue, des petits reflets de poudre d’or, des buvards à chaque page, un soin, un ordre…

Il paraît que les affaires vont bien. Le brave homme a l’air satisfait d’un comptable en face d’un bon inventaire de fin d’année. Pendant qu’il se délecte à tourner les pages de son livre, les portes s’ouvrent dans la salle à côté, les pas d’une foule sonnent sur les dalles ; on parle à demi-voix comme dans une église.

« Oh ! qu’elle est jeune !… Quel dommage !… »

Et l’on se pousse et l’on chuchote…

Qu’est-ce que cela peut lui faire qu’elle soit jeune ? Tranquillement, en achevant ses pommes, il attire devant lui les objets qu’il a apportés tout à l’heure. Un dé plein de sable, un porte-monnaie avec un sou dedans, de petits ciseaux rouillés, si rouillés qu’on ne pourra plus jamais s’en servir — oh ! plus jamais ; — un livret d’ouvrière dont les pages sont collées entre elles ; une lettre en loques, effacée, où l’on peut lire quelques mots : « L’enfant… pas d’arg… mois de nourrice… »

Le teneur de livres hausse les épaules avec l’air de dire :

« Je connais ça… »

Puis il prend sa plume, souffle soigneusement les mies de pain tombées sur son grand livre, fait un geste pour bien poser sa main, et de sa plus belle ronde il écrit le nom qu’il vient de déchiffrer sur le livret mouillé :

Félicie Rameau, brunisseuse, dix-sept ans.

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