Les Historiettes/Tome 1/5

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Texte établi par Monmerqué, de Chateaugiron, Taschereau, 
A. Levavasseur
(Tome 1p. 26-33).


LE MARQUIS DE PISANI[1].


Pour diversifier, je mettrai après le maréchal de Roquelaure un homme qui ne lui ressembloit guère. C’est M. le marquis de Pisani, de la maison de Vivonne. Il fut envoyé par Charles IX ambassadeur en Espagne, où il demeura onze ans, parce que le roi de France et le roi d’Espagne se trouvoient également bien de lui. Son prince en fit plus de cas que jamais, quand il vit que cet ambassadeur ayant reçu quelque déplaisir des habitants d’une ville par où il passoit, ne voulut jamais, quoi qu’on fît, se tenir pour satisfait que ces habitants ne fussent venus en corps lui en demander pardon. Le marquis disoit que s’il croyoit ressembler de mine aux Espagnols, il ne se montreroit jamais en public, tant il avoit d’amour pour sa nation et d’aversion pour l’Espagne.

Henri III étant parvenu à la couronne, le pape et le roi d’Espagne demandèrent en même temps le marquis de Pisani pour ambassadeur. Le pape l’emporta. Il fut renvoyé à Rome pour la seconde fois du temps du pape Sixte V. Ce fut lui qui remit la France dans la possession de la préséance sur l’Espagne ; car, à la canonisation de saint Diego, dont les Espagnols avoient fait toute la dépense, quoique le pape l’eût prié de laisser les Espagnols en liberté ce jour-là, et de ne point assister à la cérémonie, il y voulut aller à toute force ; et parce que l’ambassadeur d’Espagne s’étoit vanté qu’il l’arracheroit de sa chaise, il porta un poignard, et en fit porter à tous ceux de la nation. Il gagna même les propres Suisses du pape, dont le saint Père fut fort en colère ; de sorte que l’ambassadeur d’Espagne fut contraint de voir la cérémonie par une jalousie.

Ce fut durant cette ambassade qu’il se maria. Catherine de Médicis, qui aimoit extrêmement les Strozzi, tant parce qu’ils étoient ses parens, que parce qu’ils s’étoient incommodés à suivre le parti de France, ayant perdu depuis peu la comtesse de Fiesque, qui étoit de cette maison, voulut faire venir d’Italie quelque femme ou quelque fille de cette race. Il ne se trouva personne plus propre à être transportée de deçà les monts qu’une jeune veuve, qui n’avoit point d’enfants. À la vérité, elle étoit Savelle, et veuve d’un Ursin, mais sa mère étoit Strozzi. La Reine jeta les yeux sur le marquis de Pisani, qui étoit un vieux garçon de soixante-trois ans, mais encore frais et propre. Il ne la vit que deux ou trois jours avant que de l’épouser.

Quand le pape excommunia le roi de Navarre et le prince de Condé, et qu’il envoya sa bulle en France par un Frangipani, archevêque de Nazareth, napolitain, le Roi ne le voulut point recevoir, et lui envoya ordre à Lyon de s’arrêter. Cet homme n’avoit fait que souffler la sédition du temps de Charles IX, auprès duquel il avoit été nonce. Le pape en colère mande à Pisani qu’il ait à sortir de ses terres dans trois jours, et cela, sans attendre les lettres du Roi. Le marquis répondit qu’il trouvoit l’ordre du pape bien extraordinaire et bien violent ; qu’il ne se soucioit guère de savoir quel sujet avoit mu le pape à le traiter de la sorte, mais qu’il vouloit qu’il sût qu’il abrégeoit de deux jours le temps que le pape lui donnoit, et que l’étendue de ses terres n’étoit pas si grande qu’il n’en pût commodément sortir en moins de vingt-quatre heures. M. de Thou dit qu’il rendit trois jours au pape. Le Roi ne vouloit pas que l’archevêque de Nazareth, qui étoit gagné par les Guisards, vînt légat en France. L’affaire s’accommoda, et puis le marquis revint. Il avoit offert au Roi d’enlever le pape par une porte secrète qui étoit au bout d’une galerie du Vatican, où le saint Père avoit accoutumé de se promener seul. Le pape disoit qu’il voudroit M. de Pisani pour sujet, mais qu’il ne le vouloit point pour ambassadeur. Il lui a dit plusieurs fois : « Plût à Dieu que votre maître eût autant de courage que vous ! nous ferions bien nos affaires. » Il entendoit le dessein qu’il avoit de chasser les Espagnols du royaume de Naples, et c’est à quoi il vouloit employer cette grande quantité d’argent qu’il amassoit. Le roi d’Espagne en avoit été averti ; c’est pourquoi il envoya exprès un ambassadeur à Rome pour le sommer de contribuer à la guerre contre les hérétiques de France. Mais le pape fit dire à l’ambassadeur qu’il lui feroit couper la tête s’il lui faisoit une semblable sommation ; sur quoi l’ambassadeur n’osa passer outre. Ce même pape disoit au marquis de Pisani qu’il n’y avoit qu’un homme et qu’une femme en Europe qui méritassent de commander, mais qu’ils étoient tous deux hérétiques : c’étoient le roi de Navarre et la Reine Élisabeth.

Comme M. de Pisani revenoit de Rome avec l’évêque du Mans (de Rambouillet)[2], leur galère fut surprise par un corsaire nommé Barberoussette. Ce corsaire les retint huit jours, et prétendoit bien en tirer grosse rançon. Le marquis, voyant un jour que le corsaire avoit quitté la galère, après avoir donné ses prisonniers en garde à ses gens, délibéra de sortir sans rien payer. M. du Mans, craignant la furie du corsaire, n’y vouloit nullement entendre ; enfin M. de Pisani lui dit : « Allez prier Dieu, et me laissez faire le reste. » En effet, il prit si bien son temps, qu’assisté des François qui avoient été pris avec eux, il tua le capitaine et se rendit maître de la galère. Apparemment cet exploit ne s’est point fait sans de notables circonstances ; mais quelques diligences que j’aie faites, je n’en ai pu apprendre autre chose, sinon que le neveu du corsaire, charmé de la bravoure et de la conduite du marquis, se jeta à ses pieds et lui demanda en grâce de le recevoir au nombre de ses domestiques. Le marquis l’embrassa, et cet homme mourut effectivement à son service. Il ne faut pas s’étonner de cela, tout le monde l’aimoit ; les hôteliers d’Italie, quelque intéressés qu’ils soient, au second voyage qu’il y fit, ne vouloient pas qu’il payât. Il laissa à Rome sa femme et une fille, qui fut le seul enfant né de ce mariage[3], parce qu’il n’y avoit rien à craindre pour elles au milieu de leurs parents. Cette dame, qui étoit une femme de sens, faisoit en quelque sorte avec M. le cardinal d’Ossat, qui n’étoit alors qu’agent, le métier d’ambassadeur. Après il la fit venir en France, quand les choses furent un peu plus calmes.

Pour lui, à son retour il suivit Henri IV. En une rencontre, le Roi voyant qu’il étoit nécessaire de prendre un poste contre l’ordre et à la chaude, fit commandement à M. de Pisani d’y aller. Il y va. Quelqu’un avertit le Roi que le marquis étoit trop âgé pour un semblable commandement. Le Roi s’excusa en disant : « Il est si bien fait, si propre et si bien à cheval, que je l’ai pris pour un jeune homme ; courez après lui et prenez sa place. » Le marquis répondit : « J’irai, et si je reviens, je prierai le Roi d’y prendre garde de plus près une autre fois. » Le Roi disoit que si tous les seigneurs de sa cour et tous les officiers de son armée étoient aussi ardents à le servir, qu’il ne faudroit point de trompettes pour sonner le boute-selle.

Quelque sévère qu’il fût, on a remarqué que les jeunes gens l’aimoient fort et se plaisoient extrêmement avec lui. Ils lui portoient un tel respect qu’ils n’osoient paroître devant lui, s’ils n’étoient tout-à-fait dans la bienséance. Il aimoit les gens de lettres, quoiqu’il ne fût pas autrement savant. M. de Thou a laissé par écrit en des Mémoires à la main, qu’il ne savoit point de vie plus belle à écrire[4].

Quand on crut que Malte seroit assiégée pour la seconde fois, le marquis de Pisani, Timoléon de Cossé, et Strozzi, qui mourut depuis aux Tercères, se jetèrent dans la place comme volontaires.

Il avoit été fort galant ; on croit que ce fut un des premiers amants de mademoiselle de Vitry, depuis madame de Simier. Madame la marquise de Rambouillet, sa fille, avoit plusieurs lettres qu’elle lui écrivoit, mais par malheur on les a laissé perdre.

Il fut ensuite un des ambassadeurs pour l’absolution ; mais le pape Clément VIII ne voulut recevoir ni lui, ni le cardinal de Gondi.

Henri IV lui donna la cornette blanche à commander. Il le fit gouverneur de feu M. le Prince[5], qu’il venoit de déclarer héritier présomptif de la couronne, et lui dit que s’il avoit un fils, il le lui donneroit, mais qu’il lui donnoit celui qui devoit régner après lui, qu’il le prioit d’en prendre soin, que la France lui auroit l’obligation de lui avoir fait un bon roi. Le marquis avoit les appointemens de gouverneur de Dauphin, et ne logeoit point avec M. le Prince. M. de Haucourt étoit le sous-gouverneur ; mais la peste étant survenue à Paris, il eut ordre de le mener à Saint-Maur, où il demeura avec lui pendant deux ans. Et comme un jour ils étoient ensemble à la chasse, et qu’un paysan, auprès duquel ils passoient, se fut mis le ventre à terre, sans que le jeune prince le saluât, même de la tête, le marquis l’en reprit fort aigrement, et lui dit : « Monsieur, il n’y a rien au-dessous de cet homme, il n’y a rien au-dessus de vous ; mais si lui et ses semblables ne labouroient la terre, vous et vos semblables seriez en danger de mourir de faim. »

Un jour ce petit prince, en jouant avec mademoiselle de Pisani, depuis madame la marquise de Rambouillet, alors âgée de huit ans, la prit par la tête et la baisa. Le marquis, qui en fut averti, l’en fit châtier très-sévèrement, car les princes sont des animaux qui ne s’échappent que trop. On en a fait la guerre bien des fois à cette demoiselle, comme si elle étoit cause de l’aversion que feu M. le prince a eue toute sa vie pour les femmes.

M. de Pisani n’avoit nullement bonne opinion de M. le Prince, et trouvoit qu’il n’avoit pas une belle inclination. Au reste, madame la princesse (Charlotte de la Tremouille) et le marquis n’étoient jamais d’accord ensemble. Il avoit résolu de quitter cet emploi à la première occasion, et sans doute il eût demandé son congé à la dissolution du mariage du Roi, mais il mourut à Saint-Maur un peu devant, et le Roi donna le comte de Belin pour gouverneur à M. le Prince, avec ce témoignage honorable pour M. de Pisani : « Quand j’ai voulu, dit-il, faire un roi de mon neveu, je lui ai donné le marquis de Pisani ; quand j’en ai voulu faire un sujet, je lui ai donné le comte de Belin. » Ce comte s’accorda bien mieux que le marquis avec madame la princesse, et ils firent de belles galanteries ensemble.

Depuis, il peut y avoir quatorze à quinze ans, mademoiselle de Rambouillet, aujourd’hui madame de Montausier, étant allée à Saint-Maur avec feu madame la Princesse, une infinité de gens vinrent au château pour voir, disoient-ils, la petite-fille de ce M. de Pisani, dont ils avoient ouï parler à leurs pères.

Le marquis de Pisani étoit fier. Le maréchal de Biron le fit prier de mettre à prix un fort beau cheval d’Espagne qu’il avoit, puisqu’aussi bien il n’alloit plus à la guerre. Le marquis, au lieu d’y entendre, répondit que s’il savoit où il y en a encore trois de même, il en donneroit deux mille écus de la pièce pour les mettre à son carrosse. En ce temps-là on n’alloit pas si communément à six chevaux.

On a dit que le marquis de Pisani avoit rapporté d’Espagne, qui est un pays à simagrées, certaine affectation de ne point boire ; mais madame de Rambouillet dit que cela vient d’une blessure qu’il reçut à la bataille de Moncontour, pour laquelle, craignant l’hydropisie, on lui conseilla de boire le moins qu’il pourroit. Insensiblement il s’accoutuma à boire fort peu, et enfin il voulut voir si on pourroit se passer de boire. En effet, il fut onze ans sans boire ; mais il mangeoit beaucoup de fruits.

  1. Jean de Vivonne, marquis de Pisani. C’est un caractère fort remarquable et un personnage de l’obscurité historique duquel on se rend difficilement compte après avoir lu cette historiette. Son nom ne se trouve dans aucune des Biographies modernes. Le marquis de Pisani est mort en 1599.
  2. Charles d’Angennes de Rambouillet, né en 1580, ambassadeur de France à Rome, cardinal en 1570, mort à Corneto, dont il étoit gouverneur pour le pape, en 1587.
  3. Cette fille a été la marquise de Rambouillet, l’une des femmes les plus distinguées de son siècle. Tallemant, admis dans l’intimité de cette dame, tenoit d’elle tous ces détails, ainsi qu’on le verra plus tard.
  4. Jacques-Auguste de Thou dit dans ses Mémoires que l’année 1599 lui fut funeste, par la perte qu’il fit des trois hommes illustres qui étoient ou ses alliés ou ses meilleurs amis. « C’étoient le comte de Schomberg, le chancelier de Chiverny, et le marquis de Pisani, qui moururent tous trois en ce temps-là. » (Pag. 336 de l’édition d’Amsterdam, 1713.)
  5. Henri II, prince de Condé.