Les Illusions du socialisme

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LES ILLUSIONS DU SOCIALISME

Qu’on ne suppose pas que je veuille parler des illusions du socialisme avec l’intention de les épargner à qui que ce soit. Supprimez de l’activité humaine la partie qui consiste, dans la poursuite des illusions, vous supprimez la plus grande force du monde. Qu’on ne suppose pas non plus que la poursuite des illusions soit une poursuite vaine : au contraire, il ne peut pas plus exister d’illusion sans réalité que d’ombre sans objet. Seulement la plupart des hommes sont ainsi faits que la réalité les repousse, tandis que les illusions les attirent. Pour ne prendre que l’exemple sur lequel Schopenhauer a tant insisté : les jeunes gens et les jeunes filles ne sont pas attirés l’un vers l’autre par ce qu’ils sont en réalité. Le jeune homme n’épousera pas la jeune fille avant qu’il ne soit persuadé que c’est un ange, en compagnie duquel la vie sera une extase ; et elle ne l’épousera pas non plus si elle ne croit que c’est un héros. Sous le charme de cette illusion, ils se marient aussi vite que possible ; mais il ne s’ensuit pas toujours qu’ils se repentent à loisir. Si cela était ainsi, leurs amis mariés les préviendraient contre le mariage au lieu de le leur conseiller ; et les veufs et les veuves ne se remarieraient jamais, comme ils le font quand ils en ont la chance. Le couple finit par se connaître tel qu’il est en réalité, cela est vrai ; mais si cette union est heureuse, la désillusion consiste dans la découverte encourageante qu’une femme vraie, avec ses défauts, vaut une douzaine d’anges, tout comme un homme vrai, avec ses folies, vaut tous les héros imaginables. La conséquence, c’est que ces deux dupes d’une illusion ridicule, au lieu de se croire trompés et malheureux, ont plus qu’ils ne croyaient avoir et créent à leur tour de nouvelles générations pour le monde, et voilà pourquoi ils permettent à leurs propres fils et filles de poursuivre la même illusion quand l’occasion s’en présente.

Si donc, je dis crûment que le socialisme, tel que se le figurent quatre-vingt-dix-neuf sur cent des jeunes socialistes qui liront ces pages, est une illusion, je ne veux pas dire par là qu’il n’y ait pas de réalité derrière cette illusion, ni que la réalité ne soit beaucoup meilleure que l’illusion. Seulement je dis, et j’insiste là-dessus, que si l’avenir socialiste était présenté dans sa réalité, à ceux qui consacrent à « la cause », toute l’énergie qui leur reste après une journée de travail, et tout l’enthousiasme dont ils sont capables, beaucoup d’entre eux trouveraient que cette « cause » n’en vaut pas la peine, et ils la dénigreraient et la mépriseraient, la considérant comme un développement très prosaïque et très bourgeois de « l’honorable » classe moyenne d’aujourd’hui. Quand une question quelconque de socialisme se présente sous la forme réelle d’un projet concret, susceptible d’être adopté par un gouvernement réel et exécuté par un pouvoir exécutif réel, les socialistes de profession sont les derniers du pays sur lesquels on puisse compter pour l’appuyer. Ils qualifieront ce projet de « palliatif », et ils assureront au public qu’il est inutile aussi longtemps que le système capitaliste n’est pas également entièrement aboli, et ils flétriront en même temps ses avocats des noms de trompeurs, de traîtres, etc. Cet antagonisme naturel, existant entre les enthousiastes qui ont conçu le socialisme et les hommes d’État qui doivent le réduire, à des mesures législatives et administratives, est inévitable, et on doit l’accepter. Ce qui ne veut pas dire qu’il faille l’accepter sans protestation. Tout homme ; soit enthousiaste, soit réaliste, est plus ou moins capable de se critiquer lui-même ; et plus on raisonne avec lui, plus il est susceptible de devenir raisonnable dans son attitude et dans ses vues.

Le lecteur intelligent et attentif s’écriera sans doute ici : Ah ! vous allez donc essayer de raisonner avec moi pour chasser mes illusions. Certainement, mais il en restera encore assez, pour une large propagande, quand j’aurai fini avec vous ; ainsi ne vous alarmez pas.

Permettez-moi d’abord d’insister avec soin sur ce fait que cet aspect riant que j’ai prêté aux illusions comme étant des encouragements utiles aux hommes pour aspirer à des réalités meilleures encore n’est cependant pas vrai pour toutes les illusions. Si un homme est résolu à devenir millionnaire, ou, qu’une femme est décidée à devenir l’épouse du Christ, et à atteindre ainsi à la béatitude éternelle en vivant comme une nonne et en mourant comme une sainte, il n’y a pas la moindre probabilité que les résultats obtenus vaillent la peine d’être échangés contre le sort d’un honnête garde de chemin de fer ou celui d’une ouvrière de fabrique. De même, si un socialiste n’aspire à l’avènement du millénium que parce qu’il désire un bonheur immérité pour lui-même et pour le monde entier, non seulement il ne l’obtiendra pas, mais il sera tout aussi mécontent du sort qui lui sera fait que de sa condition actuelle. Il y a de folles illusions comme il y a de sages illusions ; et un homme peut se déclarer ennemi de notre système social actuel parce qu’il n’est pas assez bon pour ce système, aussi bien que parce que ce système n’est pas assez bon pour lui.

Il y a deux espèces d’illusions, celles qui flattent et celles qui sont nécessaires. (À vrai dire, il y en a bien deux millions, mais je ne m’occupe ici que de ces deux catégories.) Les illusions flatteuses nous encouragent à faire des efforts pour atteindre des choses que nous ne savons pas apprécier dans leur simple réalité ; et elles nous réconcilient avec notre sort ou avec des actions que nous sommes obligés de faire contre notre conscience. L’enthousiasme du conservateur ou du libéral ordinaire pour son parti et son chef est excité, non par des faits, mais par l’illusion que son chef est un homme d’État extraordinaire, et son parti, le champion de toutes les grandes réformes, et l’ennemi de toutes les innovations et de toutes les réactions nuisibles qui se sont produites dans l’histoire politique du siècle. Quand, comme nation civilisée, nous dépossédons et nous anéantissons une nation non civilisée, procédé qui, quoique souvent nécessaire et inévitable, serait qualifié de malhonnête et de meurtrier, s’il avait lieu entre deux citoyens civilisés, nous revêtissons ce procédé de l’illusion de la gloire militaire, de l’empire, du patriotisme, de la diffusion de la lumière, etc. Quand un ouvrier se vante d’être citoyen anglais et déclare qu’il ne supportera aucune impertinence de la part de l’empereur allemand, ou qu’il voudrait bien voir celui qui oserait toucher au trône anglais ou à l’église anglaise, il se réconcilie avec son esclavage réel par l’illusion du « Rule Britannia ». La plus folle des illusions flatteuses est celle trop commune par laquelle les hommes se croient moralement bien supérieurs à ceux dont les opinions diffèrent des leurs. Un socialiste qui pense que les opinions de M. Gladstone sur le socialisme étaient fausses, tandis que les siennes propres sont justes, est dans son droit ; mais un socialiste qui prétend que ses opinions sont vertueuses et celles de M. Gladstone vicieuses, celui-là viole la première des règles de morale et de conduite de tout pays démocratique : à savoir qu’il ne faut jamais traiter son adversaire politique comme un criminel moral. Cependant cette illusion vaniteuse, semble-t-il, est indispensable dans toute organisation politique d’à présent. Le discours d’un de nos éminents chefs de parti ; prend ordinairement la forme d’une explosion de vertueuse indignation contre les procédés de son adversaire. M. Chamberlain sermonne Sir William Harcourt ; Sir W. Harcourt sermonne M. Balfour ; M. Balfour sermonne M. Morley ; M. Morley sermonne Lord Salisbury, et ainsi de suite. Le même fait se produit, mais d’une manière plus étroite et plus mordante, entre le parti de l’église et les non-conformistes, entre les protestants et les catholiques en Irlande ; tandis que les socialistes, je regrette de devoir le dire, surpassent toutes les autres factions en affirmant chaque jour que leurs adversaires personnifiés par les « capitalistes » sont des voleurs, des brigands, des menteurs et des hypocrites, n’ayant aucune qualité pour racheter tant de défauts. Le parti du travail est généralement représenté par eux comme le crucifié entre les deux voleurs, image qui signifie, non seulement la vilenie du propriétaire et, du capitaliste, mais l’innocence martyrisée du socialiste, ainsi qu’il se le figure lui-même ; comme le bien tyrannisé par son adversaire le mal. Ceci est certainement une illusion extrêmement flatteuse. C’est malheureusement aussi une illusion nécessaire, qui ne peut donc pas être supprimée par un discours en trois points sur son manque de charité, sa folie et son inconvenance.

Qu’est-ce donc alors qu’une illusion nécessaire ? C’est le masque que doit revêtir la réalité avant d’éveiller l’intérêt d’un homme ou d’attirer son attention, ou même simplement d’être aperçue par lui. L’homme ordinaire est poussé à aimer ou à détester, à admirer ou à mépriser, ; à désirer la vie et à fuir la mort ; ces impulsions le font penser et travailler à faire le bien ou le mal, à donner ou à s’approprier, à créer ou à détruire, à produire ou à consommer, à maintenir ou à démolir, tout cela avec une énergie et un intérêt suffisants pour produire la civilisation telle que nous l’avons de nos jours. Mais, si vous présentez à cet homme un problème qui ne fait appel à aucune de ses passions, — soit un problème purement mathématique, — vous aurez beaucoup de difficulté à le lui faire comprendre. Ce problème ne l’intéresse pas suffisamment pour qu’il fasse un effort, même s’il a été obligé pendant des années, comme écolier et comme gradué, d’acquérir quelque habileté dans la science des chiffres. Il entreprend un travail de pensée pure ; là seulement où il est obligé d’y chercher sa vie, et encore où son éducation et ses capacités rendent le travail scientifique ou philosophique quotidien moins ennuyeux que le commerce ou un travail manuel quelconque. Prenez, par exemple, un patron de navire ordinaire. Il possédera tout juste assez de science pour lui permettre d’obtenir les certificats indispensables du « Board of Trade », pour la navigation scientifique. Mais demandez-lui de prendre quelque intérêt dans les sciences, comme Newton ou Galilée, ce sera en vain. Les mathématiques, les sciences économiques, physiques, métaphysiques, etc., sont pour lui ce qu’il appelle des sujets arides, c’est-à-dire qu’il ne veut pas les étudier a moins d’être payé, et même alors il ne le fera pas s’il peut gagner sa vie d’une manière plus aisée. D’autre part, sans aucun espoir de récompense, et sans que rien ne l’y oblige, il achètera et lira des livres d’histoire et de sermons, et il ira au théâtre et au service religieux à ses propres frais. Il est sensible à l’art et à la religion parce que ceux-ci font appel soit à ses passions et à sa sensibilité, soit directement à son plaisir physique devant la beauté de la forme, du son ou de la couleur ; et ce n’est qu’à la science qu’il est absolument réfractaire.

La science ne peut donc jamais s’adresser avec succès au peuplé si elle ne se déguise. Elle doit soit le corrompre par des promesses d’augmenter sa fortune, de prolonger sa vie, de guérir ses maux sans changer rien à ses habitudes malsaines, soit exciter son amour pour les aventures et les merveilles par des récits d’expéditions polaires, d’explorations de continents inconnus, ou par l’étalage stupéfiant des trillions de kilomètres de l’espace interstellaire. Ces moyens d’éveiller l’intérêt du public sont appelés la « vulgarisation de la science » et sont secrètement tournés en ridicule par les hommes de science (tout comme les hommes d’État ridiculisent en catimini leurs propres discours à leurs électeurs) qui ne les tolèrent que pour obtenir l’approbation et les fonds nécessaires à leur œuvre. Si Newton vivait encore, il serait beaucoup moins populaire comme « homme de science » que M. Edison, l’inventeur américain ; et M. Edison lui-même n’est pas célèbre comme inventeur, mais comme magicien.

Ne déduisez cependant pas de là que la race humaine soit divisée en un petit nombre d’hommes de science comme Newton, Kepler et Darwin opposé à un grand nombre d’hommes tout à fait incapables de connaissance scientifique comme des Smiths ou des Robinson quelconques. L’intelligence de Newton était si grande qu’il travaillait volontairement à la théorie mathématique des quantités infinitésimales, simplement pour s’exercer, tout comme un homme d’une grande force musculaire ferait volontairement de la gymnastique et battrait des records. Mais, quoiqu’un homme ordinaire ne soit pas plus un Newton qu’un champion athlétique, il possède cependant une certaine dose de pouvoir intellectuel en même temps qu’une certaine dose de force musculaire. Si son travail quotidien n’exige pas toute sa force musculaire, il qualifie son occupation de « sédentaire » et il emploie le surplus de sa force en se « donnant de l’exercice » dans la soirée. Si sa besogne n’exige pas toutes ses capacités intellectuelles, il s’amuse avec des rébus ou des jeux d’adresse ou la lecture de traités quelconques.

Considérez maintenant, je vous prie, ce fait que l’intelligence ne peut agir par elle-même, pas plus que les muscles ne le peuvent. Quand un homme embrasse une femme, cette action est purement musculaire, cependant chacun sait que cela n’arrive que lorsque l’intention de l’homme est née dans ses sentiments et dans son imagination. L’athlète n’est pas une machine musculaire automatique : il est poussé par la vanité, l’humeur querelleuse, l’émulation et bien d’autres instincts encore. La même chose est vraie pour l’intelligence ; elle ne calcule pas les quantités infinitésimales ni ne joue aux échecs de son propre mouvement ; elle doit être amenée à cette forme particulière d’activité par quelque intention ou quelque caprice de son propriétaire, et cette idée ne peut être éveillée que par un appel à ses sentiments et a son imagination. La seule initiative dont l’intelligence ou les muscles jouissent est celle qui consiste à rendre un homme inquiet de corps et d’esprit jusqu’à ce qu’il les ait, d’une façon ou d’une autre, suffisamment exercés. Nous voyons donc que, quoique la vulgarisation de la science doive s’effectuer en la présentant au sentiment et à l’imagination, sous l’orme de nouvelle ou drame, il en résultera un certain degré de curiosité scientifique, surtout parmi les gens dont le travail quotidien constitue une routine sédentaire qui n’occupe qu’à moitié leur esprit et n’épuise pas leurs forces corporelles, comme le font les durs labeurs manuels dont le résultat est de les endormir à l’instant, au moindre effort intellectuel. C’est pourquoi nous sommes en présence d’une demande générale « d’explications scientifiques ». Ici naît une difficulté très subtile qui ne peut être surmontée que par une nouvelle illusion. « Expliquer une science » signifie la rendre intelligible à la pensée. De même que la science a dû être arrangée sous forme de nouvelle ou de drame pour que le public s’y intéresse suffisamment, de même elle doit être arrangée maintenant sous forme de théorie logique pour que l’esprit humain, quelque bonne volonté qu’il y mette, puisse la saisir ou la comprendre. L’esprit humain est semblable à la main humaine en ce qu’il n’est capable de saisir les choses que si celles-ci ont une forme déterminée. Prenez, par exemple, une simple chaise de bois et demandez à un homme de la soulever. Cet homme la prendra, soit par le dossier, soit par un des barreaux, soit par un des pieds, soit par un côté du siège, et il la soulèvera ainsi plus ou moins aisément. Mais demandez-lui de la soulever par le milieu du siège ; il ne pourra le faire, fût-il même aussi fort qu’un Hercule, tout simplement parce qu’il ne peut saisir une surface unie. Il ne peut que la laisser comme il la trouve et la faire servir à son propre usage en s’asseyant dessus. Maintenant, si au lieu de lui demander d’exercer ses mains sur des chaises, vous lui demandez d’exercer son intelligence sur des sujets de réflexion, vous verrez qu’il est tout aussi nécessaire qu’il ait une « prise » à leur sujet si je puis m’exprimer ainsi, pour qu’il puisse les saisir. Une théorie logique, avec ses suppositions de cause et d’effet, de temps et d’espace, etc., n’est précisément rien d’autre qu’une « prise intellectuelle ». Sans théorie, les faits naturels peuvent être utilisés, mais ils ne peuvent être, expliqués. Les hommes construisent des moulins à vent et des moulins à eau, grâce auxquels ils peuvent broyer le grain, bien avant de se soucier de la science des vents et des courants. Quand ils le font, ils doivent attendre jusqu’à ce qu’un « charpentier intellectuel » leur en bâtisse une théorie. Chacun peut alors « comprendre le sujet » pourvu que la théorie soit suffisamment simple. Quand j’étais enfant, on me donna cette « prise » pour saisir et comprendre l’univers :

 
« Dieu créa l’homme, et l’homme créa l’argent.
« Dieu créa les abeilles, et les abeilles créèrent le miel,
« Dieu créa Satan et Satan créa le péché ;
« Et Dieu fit un trou pour mettre Satan dedans. »


C’était là une « prise » assez grossière, mais depuis des siècles elle a aidé, comme elle aide encore des masses d’hommes à coordonner dans leur cerveau les faits cosmiques de telle façon qu’ils puissent les rendre maniables par la pensée. Sa validité absolue et évidente et sa suffisance semblaient autrefois aussi simples et aussi certaines à des hommes très intelligents que l’est la validité de la gravitation ou de l’évolution pour les hommes très intelligents d’à présent ; il n’y a pas le moindre doute que la gravitation et l’évolution ne paraissent un jour aussi primitives et aussi enfantines que le quatrain cité plus haut ait pu paraître à Darwin. Nous avons maintenant devant nous les conditions auxquelles la science peut être adoptée par la masse du peuple, arrivé à son degré actuel de développement. Si on ne peut la lui inculquer de force, comme on inculque la table de multiplication aux enfants, ou l’obtenir moyennant une somme d’argent, comme le brevet de géographie mathématique d’un capitaine de vaisseau, elle, doit prendre la forme d’un drame soit artistique, soit religieux, pour éveiller la sympathie et fixer l’attention populaires. Et quand la curiosité intellectuelle suit la sympathie et l’intérêt, le drame doit être suivi également par la théorie, de manière que le peuple puisse penser aussi bien que sentir.

On admettra certainement que le socialisme, s’il veut attirer sérieusement l’attention de nos jours, doit se présenter comme science politique et non comme dogme sentimental. J’admets qu’il est fondé sur un dogme sentimental, et qu’il ne signifie même rien et est inutile sans celui-ci. Mais tels sont également tous les systèmes politiques démocratiques modernes. La constitution américaine affirme avec beaucoup d’exactitude que tout homme a naturellement droit à la vie, à la liberté et à la poursuite du bonheur. Désormais les systèmes politiques démocratiques doivent toujours partir de l’affirmation absolument dogmatique, déraisonnable, injustifiable, inexplicable, en un mot « naturelle », de la part de tout citoyen, de vivre, d’agir et de s’exprimer comme il lui plaît, et d’employer ses capacités à se rendre heureux à sa manière. Les moralistes ont prouvé à différentes reprises que la vie, appréciée au point de vue de ses joies et de ses chagrins, de ses anxiétés et de ses peines, ne vaut pas la peine d’être vécue. Des Tories de vieille roche ont prouvé et peuvent encore prouver que les esclaves achètent leur liberté au prix exorbitant de leur subsistance assurée, d’un bon gouvernement, de la paix, de l’ordre et de la sécurité. Les philosophes nous ont averti que la poursuite du bonheur est de toutes les poursuites la plus malheureuse et que le bonheur n’a pas encore été saisi jusqu’à présent, excepté sur le chemin vers quelqu’autre aspiration. La raison de chacun s’incline devant ces données, et la volonté de chacun les ignore entièrement. L’humanité est par définition déraisonnable sur ces questions, et nous affirmons notre manque de raison en faisant appel à ce que nous appelons des droits naturels et en faisant de la propagande pour faire reconnaître ces droits politiquement comme principes premiers desquels doit découler toute législation.

Tout document politique dans lequel ces droits trouvent une expression plus pleine et plus consciente, tout inefficace qu’il puisse être au point de vue pratique, devient une borne historique, comme par exemple la Magna Charta, la Pétition des Droits, l’Habeas Corpus et la Constitution américaine. La reconnaissance finale des droits naturels de chacun, dans la déclaration de l’Indépendance, en dépit de l’exclusion pratique des femmes et des noirs, a été l’inauguration solennelle de la Démocratie moderne sur sa solide base dogmatique.

Mais c’est une chose bien différente de faire connaître ce que vous désirez obtenir et de faire connaître la vraie méthode par laquelle vous l’obtiendrez.

La Constitution américaine est souvent un empêchement si exaspérant à la vie, à la liberté et à la poursuite du bonheur de la nation américaine que les réformateurs américains ont déjà désiré ardemment la supprimer. Tout homme qui a passé par l’Université explique que les droits naturels ne peuvent pas exister parce qu’ils sont illogiques, comme si ce n’était pas précisément là leur raison d’être. Une nation qui fait ses premiers essais pour l’obtention de ses droits naturels est comme une personne qui voudrait soulager sa soif, un jour de grande chaleur, en suçant de la glace. Les moyens qui sautent aux yeux ne produisent non seulement aucun effet, mais ils causent la ruine de leur propre objet. Les premiers démocrates, habitués sous les systèmes oligarchique ou autocratique à associer le refus de leurs droits naturels à l’action du gouvernement, commencèrent par essayer systématiquement d’étendre le pouvoir individuel et de diminuer le pouvoir de l’État. En conséquence nous voyons comme premier fruit de la Démocratie le triomphe du Whig avec ses principes de liberté de contrat, « laissez faire », etc., comptant l’école de Manchester dans son avant-garde et les Anarchistes dans son extrême-gauche, tout comme Cromwell avait son aile gauche de niveleurs[1] des whigs comme sauvegarde des droits naturels montre que la question de s’assurer leur entière action pratique est beaucoup plus compliquée qu’elle ne semblait au premier abord. On s’aperçoit que, de même que la science ne jette aucune lumière sur la fondation dogmatique de la démocratie, de même les dogmes des droits naturels ne jettent aucune lumière sur la science politique. La conséquence la plus immédiate et la plus manifeste de l’établissement de ces dogmes a été la création d’un état de choses qui est un véritable enfer d’esclavage, de misère et de destruction dans les fabriques et dans les usines, absolument hors de question comme moyen d’entendement social permanent et satisfaisant, quoi qu’il soit cependant encore meilleur que tout ce qui a été tenté jusqu’à ce moment. On a fini par découvrir que le facteur principal de la société humaine n’est pas l’organisation politique, mais bien l’organisation industrielle d’un pays, et, qu’assurer au peuple le contrôle de l’organisation politique, tout en laissant l’organisation industrielle lui glisser entre les doigts, c’est encore augmenter son esclavage sous des dehors de politique de liberté et d’égalité. En un mot, il est inutile pour le peuple de contrôler le gouvernement si celui-ci ne peut contrôler l’industrie.

Quand ceci fut clairement établi, l’école de Manchester fut remplacée par l’École collectiviste ou socialiste[2], et la démocratie devint la Démocratie Sociale qui visait à la réglementation et finalement à l’appropriation, à l’organisation et au contrôle de l’industrie par l’État. Il faut bien observer que nous n’avons ici aucune rétractation ou aucune revision des dogmes de la constitution américaine. La démocratie est toujours à la poursuite du bonheur et aspire toujours à une vie et à une liberté plus grandes tout en continuant à ignorer les enseignements de l’ascétisme et du pessimisme. Le socialisme est absolument d’accord avec la démocratie pour affirmer que le système qu’il propose se maintiendra ou tombera suivant le succès qu’il obtiendra dans ses efforts pour rendre le peuple plus vivant, plus libre et plus heureux qu’il ne pourrait l’être sans lui. Le socialisme n’est donc pas différent, à son point de vue dogmatique, de la vieille démocratie, du républicanisme, du radicalisme ou du libéralisme, ou même du « conservatisme » anglais, qui ne prétend plus être l’organe d’une classe ennemie du peuple, et qui est en fait plus avancé au point de vue pratique que la démocratie sociale allemande. La seule distinction à établir consiste dans ce fait que le collectivisme industriel est la vraie science politique de la démocratie. Les socialistes ne disent pas aux partisans de l’école . Mais un court essai de l’anarchisme de Manchester : « vos idées humanitaires sont de fausses interprétations de la volonté de l’homme » ; mais « vos méthodes d’accomplir nos projets communs sont erronées, parce que votre science sociale est erronée. Dans vos inductions, vous avez négligé la plupart des faits, parce que votre intérêt et les préjugés de classe ont exclusivement détourné votre attention vers un petit nombre de faits seulement. Vous vous êtes trop reposés sur des déductions et pas assez sur les recherches historiques et les investigations contemporaines. Vous avez plaisamment méprisé la complexité du problème à résoudre, et vous vous êtes laissés embarrasser et arrêter dans votre raisonnement par de vieilles associations d’idées que vous avez prises à tort pour des principes. Aux politiciens devant travailler comme des ingénieurs à la machine politique, et aux ouvriers devant la réparer et la perfectionner, vous avez donné et vous donnez encore de mauvais conseils et des ordres impraticables. Nous vous proposons donc de persuader le peuple de vous mettre dehors et de nous élire à votre place. »

Toute la question n’est donc finalement qu’une question de science politique et pratique. De même que l’introduction de l’emploi des vaisseaux à hélice, ou le percement du canal de Suez n’a pas créé chez l’émigrant le désir d’aller en Amérique ou à Ceylan, mais lui a simplement fourni plus de facilité pour y parvenir, de même le Socialisme ne change rien au but de la démocratie, mais lui offre simplement un meilleur moyen d’y atteindre. Personne, parmi les socialistes, ne songe à mettre en doute cette vérité élémentaire. Depuis que Marx et Engels ont déclaré dans leur Manifeste Communiste que toutes les autres institutions humaines ont été, sont encore et seront toujours le reflet, soit en politique, soit en art, soit en religion, etc., des institutions industrielles, nous avons eu une démonstration complète et absolue du caractère scientifique du socialisme, d’abord comme opposition au socialisme utopique de Fourier, et plus récemment comme opposition au vrai opportunisme des partis politiques existants. L’école de Manchester fut le premier système politique qui se présenta avec une intégrité absolue comme application des sciences politiques et industrielles pures et non de religion surnaturelle ou de devoir. Le socialisme est également laïque et encore plus matérialiste et fataliste, parce qu’il accorde plus d’importance aux événements comme facteurs du caractère personnel et à l’organisation industrielle comme facteur de la société. Les données du collectivisme doivent être recherchées dans les Blue Books, dans des extraits de statistiques, de rapports officiels, de comptes rendus et d’observations des faits et conditions présents de la vie industrielle, et non sous forme de rêves, d’utopies, de prophéties et de révélations. En spéculant d’après ces données, les socialistes ont commis mainte bévue (Marx, par exemple, s’est trompé autant qu’Adam Smith dans l’économie pure) ; mais cette faute n’est due à aucune corruption intentionnelle de l’argument par des considérations contraires à la science.

Et maintenant, que voyons-nous comme conséquence de ce caractère, scientifique du socialisme ? C’est qu’il doit manifestement obéir à la loi devant laquelle toute science s’incline quand elle désire avoir l’appui du peuple. Il doit se cacher derrière un voile d’illusions brodé de promesses, et il doit être muni d’une « prise » mentale, fort simple, qui permette à un esprit ordinaire de le saisir facilement. Je n’ai pas l’intention de proposer ici l’essai d’un relevé de toutes ces illusions et de tous ces outillages ; en démontrant toute leur nécessité, j’ai fait assez. Ce qui suit prouvera simplement ce que j’ai déjà exposé.

L’illusion dramatique du socialisme est celle qui consiste à représenter la classe ouvrière comme des personnages héroïques vertueux, victimes d’un vilain appelé « le capitaliste », et endurant d’atroces souffrances dans une lutte chevaleresque. Le dénouement est heureux pour eux et nous laisse entrevoir avant la tombée du rideau un avenir de bonheur sans nuage, tandis que le vilain paie chèrement ses crimes. Dans ce drame, le prolétaire trouve d’une part quelqu’un à aimer, à qui donner sa sympathie, à provoquer, qu’il identifie avec lui-même, et d’autre part, quelqu’un à détester, à qui il se sent supérieur, qu’il peut identifier avec la tyrannie sociale dont il souffre.

Le socialisme est ainsi représenté par les orateurs et conférenciers, exactement comme la vie est représentée sur la scène d’un théâtre populaire quelconque, faussement et conventionnellement, mais de la seule manière qui puisse éveiller l’intérêt du public.

L’illusion religieuse est intimement liée à l’illusion dramatique et semblable à elle au fond. Cette illusion représente le socialisme arrivant, à son apogée par un grand jour de colère appelé « La Révolution » dans lequel le capitalisme, le commercialisme, la concurrence et toutes les convoitises de la Bourse seront mis en jugement et condamnés, laissant le monde libre pour le royaume des cieux sur la terre. Tout cela est annoncé dans un livre infaillible d’un grand prophète et d’un grand chef. Dans cette illusion, le capitaliste n’est plus un vilain de drame, mais le diable lui-même ; le socialisme n’est plus l’heureuse fin du drame, mais le ciel même ; et Le Capital de Karl Marx est la « Bible des classes ouvrières ». L’ouvrier qui s’est séparé de l’Église établie ou des différentes sectes par la propagande séculariste, et qui, comme agnostique ou comme athée reconnu, nie énergiquement ou ridiculise avec mépris les croyances courantes du ciel, du diable et de la bible, retournera avec le plus grand soulagement et le plus grand empressement à ses vieilles habitudes de pensée et d’imagination, quand elles réapparaîtront sous cette forme séculière. Le chrétien qui voit l’aspect surnaturel de sa foi lui échapper, le retrouve dans ce qui lui semble un aspect parfaitement naturel, dans le socialisme chrétien.

Un drame populaire doit contenir de nombreux incidents sensationnels, combats, épreuves, complots, sauvetage, etc. On en trouve en abondance dans l’histoire du socialisme révolutionnaire, qui a été racontée d’une manière aussi romanesque que n’importe quelle autre histoire. Ce que les incidents sont au drame, les persécutions et les régénérations qui sauvent le sont à la religion. C’est pourquoi nous avons, dans l’illusion religieuse du socialisme, une exploitation libérale des calamités des martyrs exilés, emprisonnés et menés à l’échafaud pour « la cause ». On nous montre la transformation de l’individu, le visage transfiguré, illuminé, l’accroissement soudain du respect de soi-même, le joyeux sacrifice de soi-même, la nouvelle éloquence et la gravité du jeune adepte qui a été sauvé d’une vie sans but et automatique par la parole de l’Évangile du socialisme.

En décrivant séparément les illusions dramatiques et les illusions religieuses, je ne perds pas de vue le fait que la plupart des hommes sont sujets aux unes et aux autres, tout comme la plupart des hommes civilisés vont et au théâtre et à l’église, quoique certains hommes peuvent n’aller qu’à l’un et pas à l’autre. Mais confondues ou séparées, ces illusions sont les moyens les plus efficaces par lesquels le socialisme s’est emparé de ses disciples. Des versions dramatiques et religieuses plus grossières et plus étroites du problème social sont encore déchaînées contre elle, mais le caractère plus large, plus humain, plus varié, et plus intéressant de la version socialiste, son optimisme, sa puissance à mettre le bonheur et le royaume céleste du pays du rêve à une portée vivante, palpable, et le pouvoir qu’elle gagne à son contact et à sa relation constante avec les expériences et les faits contemporains, lui donnent une apparence de modernité et de possibilité d’être mise en pratique, quand on la compare aux conceptions plus barbares et plus imaginaires qu’elle remplace. Mais elle n’en est pas moins illusoire ; et plus les chefs socialistes cèdent à la tentation de s’abandonner sans souci à l’enthousiasme et aux louanges qu’elle suscite, plus ils sont certains, quand arrive l’instant de faction, de se trouver repoussés par son opiniâtreté. Car, lorsque la réalité se présente enfin aux hommes qui ont été nourris de ces illusions dramatiques, ils ne la reconnaissent plus. Son aspect prosaïque les révolte ; et puisqu’elle doit nécessairement aboutir à de maigres « paiements à terme » estropiés chacun par les compromis inévitables qui ont dû être faits forcément avec de puissants intérêts hostiles, son avènement n’a ni la grandeur splendide ni l’intégrité absolue de principes nécessaires à les graver dans l’esprit, aux points de vue dramatique et religieux. C’est pourquoi, ou bien ils l’ignorent dédaigneusement, ou bien ils s’allient avec l’ennemi pour la combattre violemment. Et ce qui est pis encore, pour empêcher que de tels scandales ne se reproduisent, et pour maintenir la pureté de leur croyance, ils commencent à émettre de sévères règles d’orthodoxie, à excommunier les socialistes, consciencieusement scientifiques, à confier la direction de leurs organisations à des orateurs et à des prédicateurs, en un mot à développer tous les symptômes de ce que les Français appellent l’« Impossibilisme ».

La première condition d’une illusion est, naturellement, que sa victime la prenne pour la réalité. Les illusions dramatiques et religieuses du socialisme, dans leurs formes extrêmes, sont trop grossières et souvent en opposition trop évidente avec l’expérience, pour en imposer à un homme intelligent qui se trouve en présence du travail politique pratique et de la responsabilité. Quoique bien peu de socialistes de nos jours gagnent suffisamment d’expérience pratique pour être entièrement guéris de l’Impossibilisme, des cures partielles ont cependant lieu fréquemment ; Il ne faut pas considérer les socialistes soit comme des Possibilistes absolus, soit comme des Impossibilistes absolus. Il n’est pas plus vrai pour le socialisme que pour toute autre chose que tout ce qui n’est pas blanc doit être noir. Chaque gradation de croyance, depuis le rêve le plus informe jusqu’à la pratique la plus sceptique, est représentée dans le mouvement socialiste. Dans les sections extrêmes, de la Social-Democratic Federation, dans le groupe Communiste-Anarchiste de l’Independant Labour Party, et dans les groupes anarchistes, on rencontrera les illusions dramatiques et religieuses telles que je les ai décrites. À l’autre extrémité, vous rencontrerez le Fabien qui déclare tout simplement qu’il n’y aura aucune révolution ; qu’il n’existe pas de lutte de classes ; que les travailleurs salariés sont beaucoup plus conventionnels, plus remplis de préjugés et plus bourgeois que la classe moyenne elle-même ; qu’il n’y a pas un seul pouvoir légal démocratiquement constitué en Angleterre, sans en excepter la Chambre des communes, qui ne serait pas beaucoup plus progressive si elle n’était retenue par la crainte du vote populaire ; que Karl Marx n’est pas plus infaillible qu’Aristote ou Bacon, Ricardo ou Buckle, et qu’il a commis comme eux des erreurs qui sont maintenant évidentes pour n’importe quel étudiant non diplômé ; qu’un socialiste déclaré n’est moralement ni meilleur ni pire qu’un libéral ou un conservateur ni un ouvrier qu’un capitaliste ; que l’ouvrier peut changer le système gouvernemental actuel s’il le désire, tandis que le capitaliste ne le peut pas, parce que l’ouvrier ne le lui permet pas ; que c’est un sot contresens de déclarer que les classes ouvrières, sont affamées, avilies et maintenues dans l’ignorance par un système qui accable le capitaliste de victuailles, d’éducation et de raffinements, et en même temps de prétendre que le capitaliste est un misérable à l’esprit étroit et sordide, tandis que l’ouvrier est un philanthrope élevé, éclairé et magnanime ; que le socialisme arrivera par l’établissement graduel de règlements publics et d’une administration publique mise en vigueur par les parlements, assemblées, municipalités et conseils ordinaires ; et qu’aucun de ces règlements n’amènera de révolution ou n’occupera plus de place dans le programme politique de son temps qu’une loi pour régler les fabriques ou le scrutin ne le fait maintenant : en un mot, que la part du socialiste sera un labeur politique acharné, pour lutter non contre les machinations malveillantes du capitaliste, mais contre la stupidité, l’étroitesse, en un mot l’idiotie (en donnant au mot son vrai sens précis et original) de toutes les classes, et particulièrement de la classe qui souffre actuellement le plus de notre système existant.

Entre ces deux extrêmes se trouvent tous les socialistes reconnus et convaincus, et un grand nombre de socialistes non reconnus et inconscients. Rangeons-les comme sur une gamme musicale, montant de l’illusion grossière peu à peu à l’illusion très critique. Bientôt nous nous apercevrons que la vraie gamme est celle du développement intellectuel, de l’expérience politique, de la capacité pratique, de la force de Caractère qui donnent à un homme le pouvoir de regarder les choses désagréables en face, comme aussi des circonstances heureuses qui permettent à tout homme de profession, habile et possédant des revenus suffisants, d’être plus philosophe qu’un homme pauvre qui a des soucis. C’est pourquoi une illusion très crue en imposera facilement aux esprits au bout inférieur de la gamme, tandis qu’il faut une illusion très subtile pour en imposer aux esprits au bout supérieur. Je me rappelle qu’une fois, peu après la grande grève des Docks de Londres, en 1889, je faisais ma propagande Fabienne devant un assez bigot auditoire socialiste. Un des orateurs fut si fortement frappé par l’illusion dramatique qu’en critiquant les rôles joués par M. John Burns et feu le cardinal Manning, dans cette lutte, il accusa avec véhémence M. Burns d’être une girouette et un lâche renégat, parce qu’il n’avait pas saisi le cardinal par le cou pour le précipiter dans le fleuve. Un autre orateur, d’un esprit plus fin, représenta le danger d’avoir affaire à des radicaux qui venaient se rallier à nos opinions, par une comparaison empruntée à son expérience de coureur de profession, laquelle lui a appris que l’homme à craindre dans une course n’est pas celui qui est le plus loin en arrière de vous, mais bien celui qui est sur vos talons. Donc, concluait-il, un Tory bigot est moins dangereux pour nous que le radical partisan de la nationalisation du sol. Si on compare maintenant ces deux socialistes avec Shelley et Lassalle, par exemple, on ne doutera pas que les premiers étaient des hommes beaucoup moins intelligents que les seconds ; mais dire que l’idéal de Shelley et de Lassalle, tout supérieur qu’il puisse sembler comparé à celui du fraternel orateur qui désirait précipiter le cardinal dans le fleuve, était moins illusoire dans la forme sous laquelle il se présentait à leur esprit, c’est plus que ce qu’un homme sage oserait affirmer.

Le lecteur doit maintenant se garder de l’illusion que d’autres socialistes n’admettent pas cette distinction d’échelle. Il n’en est rien, tous les socialistes la reconnaissent, mais chacun d’eux se considère comme occupant l’extrémité supérieure. Et plus un socialiste est dupe des illusions dramatiques et religieuses, dans leurs formes les plus grossières, plus il est convaincu qu’il s’appuie sur un triple roc d’économie politique scientifique, d’histoire et d’évolution sociale, La manière dont un socialiste, du fond de l’abîme d’une ignorance économique dix fois plus désespérée que l’état d’un bonhomme qui n’a jamais entendu parler de l’économie politique, nous expose des notions obscures qu’il a ramassées sur « la plus-value », le surcroît de production, les crises commerciales, la chute imminente du capitalisme par les lois de son propre développement, et ainsi de suite, est aussi ridicule que la manière dont son adversaire le réfute avec des bribes des prophètes économiques de l’école de Manchester (offre et demande, la question de la population, la loi de la rétribution décroissante, etc.).

Nous arrivons maintenant à la deuxième ligne de l’armée illusionnaire, la demande d’une théorie devant servir non seulement comme une sorte de trapèze pour l’intelligence, mais comme base scientifique pour la foi. Cette demande est absolument générale à présent : l’homme le plus borné, fréquentant une chapelle quelconque, aime à apprendre que les fossiles ont été découverts sur le sommet des montagnes (une preuve que le déluge peut être scientifiquement démontré), et que le nom de Nabuchodonosor a été déchiffre sur les briques babyloniennes. Cependant la vulgarisation des vraies théories scientifiques devient de jour en jour plus impossible parmi ceux qui n’ont pas une éducation secondaire suffisante (c’est-à-dire la majeure partie des citoyens), parce que les théories, quand elles sont poursuivies assez loin, perdent leur forme originale crue et facile à comprendre, et deviennent noir seulement complexes en elles-mêmes, mais inintelligibles sans le secours d’autres théories. Prenons comme exemple la vieille théorie de la lumière qui avait pour elle la grande autorité de Newton. Elle représentait le spectre solaire (vulgairement l’arc-en-ciel) comme formé de trois couleurs primitives et de trois couleurs secondaires produites par l’empiétement et le mélange des premières. Ceci était une explication très facile : un enfant pouvait prendre des couleurs rouges, bleues et jaunes, et les mélanger pour former du violet, du vert et de l’orange. Au contraire, la théorie moderne du spectre solaire, qui a prévalu depuis Young, n’est plus aussi simple, et elle est incompréhensible pour celui qui ne sait rien de la théorie complète de la lumière. La conséquence de ceci, c’est que, jusqu’à présent, la notion des couleurs primaires et secondaires est restée la théorie populaire.

Le socialisme a pour base économique également deux théories, la théorie de la Rente et celle de la Valeur. La première semble simple à ceux qui s’en sont rendus maîtres ; mais elle n’est ni évidente, ni facile pour l’homme de moyenne culture ; nous voyons que des hommes très intelligents comme Adam Smith, Marx et Ruskin s’y sont trompés, bien que des écrivains beaucoup moins éminents s’en soient rendus maîtres et en aient déterminé la formule pour le bénéfice des générations futures. Personne, pas même M. Henry George, n’a réussi à la rendre populaire. La théorie de la Valeur a une histoire différente. Comme la théorie de l’arc-en-ciel, elle a commencé par être suffisamment simple pour être admise par l’auditoire le plus primitif, et elle a fini par devenir si subtile que sa vulgarisation est maintenant tout à fait hors de question.

En conséquence, l’ancienne théorie est la seule qui soit mise à profit par les socialistes. Elle a été adoptée par eux sous la forme que Karl Marx lui a donnée dans son premier volume du Capital. On a beau dire qu’elle est erronée et surannée ; que Karl Marx lui-même l’a déjà modifiée dans son troisième volume[3] ; si cette théorie était bonne, elle réfuterait l’existence de la « plus-value », au lieu de la démontrer ; qu’elle a servi maintes fois à diffamer la force économique du socialisme. Tout cela est vrai ; mais malheureusement un enfant même peut comprendre sa proposition élémentaire qui affirme que la valeur d’une marchandise consiste dans la quantité de travail qu’a exigée sa fabrication, et que cette valeur peut être évaluée sur le marché, tout comme le travail l’est habituellement, par heures et par journées. La théorie scientifique, au contraire, bien qu’étant basée sur ce fait, suffisamment simple et admissible, que les objets ont de la valeur parce que les gens en ont besoin (le travail étant ainsi la conséquence et non la cause de cette valeur), s’est montrée si difficile et si trompeuse quand on a tenté de la formuler comme règle qu’avant que Jevons ne s’en soit rendu maître nos économistes la déclaraient impossible ; même ils avaient l’audace d’attribuer aux marchandises deux sortes de valeur distinctes : la valeur d’usage et la valeur d’échange, ce qui était évidemment absurde. Cependant, tout absurde qu’elle fût, elle constituait la seule prise par laquelle des hommes aussi intelligents qu’Adam Smith, Ricardo, De Quincey, John Stuart Mill et Karl Marx pussent saisir le problème[4] ; et ce qui a vaincu des esprits aussi capables et exercés que le leur peut à peine être facilement compris par des conférenciers socialistes amateurs, et encore beaucoup moins par leur auditoire, qui considère généralement la théorie intelligible comme favorable au travail ; et la théorie incompréhensible comme hostile au travail, grande erreur certainement, mais fort commode cependant pour les conférenciers, puisqu’elle leur épargne la nécessité de devoir expliquer une théorie qu’ils ne comprennent pas et leur permet de douter que Jevons (dont la renommée est purement académique) ait été un plus grand homme que le célèbre Marx, en oubliant qu’une personne très ordinaire peut admettre à présent que la terre est ronde sans être pour cela supérieure à saint Augustin qui la croyait plate.

Quoi qu’il en soit, un socialiste reste toujours un socialiste, et quelque théorie qu’il adopte, il arrive à la même conclusion : une plaidoirie pour faire passer les moyens de production, de distribution et d’échange de la propriété privée à la propriété collective. S’il pouvait être persuadé que l’ancienne théorie ne soutient pas ce « principe », comme il l’appelle, il abandonnerait l’ancienne théorie, Jevons fût-il même encore trop incompréhensible pour lui. De là vient cette douce illusion qui fait croire que les socialistes s’entendent en principe, quoiqu’ils puissent différer quant aux moyens de tactique. Ceci est peut-être la plus ridicule de toutes les illusions du socialisme, tant elle est en contradiction avec les faits. Il est parfaitement vrai que les socialistes sont d’accord entre eux, sauf sur les points sur lesquels ils diffèrent. Ils peuvent se vanter de cette heureuse entente non seulement avec leur propre groupe, mais également avec les libéraux et les conservateurs. C’est cependant une illusion de s’imaginer que leurs sujets de querelles sont pour le moment moins fondamentaux que leur entente, comme l’examen suivant va le prouver.

Pour les socialistes qui sont dominés par l’illusion religieuse dans sa forme la plus calviniste, la formule qui à trait aux moyens de production représente un principe qui doit être poursuivi jusqu’en ses conséquences les plus extrêmes, avec une intégrité parfaite, l’homme étant fait, selon eux, pour le socialisme, et non le socialisme pour l’homme. La moindre infraction à ce principe, quelle qu’elle soit, comme par exemple de permettre à un individu de faire usage d’une machine à écrire ou d’une bicyclette pour son emploi particulier, sans une déclaration très explicite et très ferme du fait que cet objet est la propriété commune, serait condamnée avec autant d’acharnement qu’en met un méthodiste de la Nouvelle Angleterre pour s’opposer à l’établissement d’un orgue dans sa chapelle.

D’autres socialistes, comme les Fabiens, traitent ouvertement et en termes précis la question de la propriété privée comme une question de pur accommodement, et déclarent qu’il faut seulement mettre l’entretien du peuple indépendant du capital et de l’entreprise privés, et qu’après cela, plus nous avons de propriété privée et d’activité individuelle, mieux cela vaut. Nous voyons donc ici que le socialisme calviniste est loin d’être d’accord, en principe, avec le socialiste fabien, car c’est précisément la question de principe qui les rend irréconciliables, quoiqu’ils puissent s’entendre à un moment donné sur les questions de tactique. Je suis moi-même fermement convaincu que le socialisme ne vaudra pas la peine d’être achevé intégralement, que bien longtemps avant qu’il ne soit parvenu aux limites dernières de son organisation politique et industrielle il aura si considérablement diminué la violence à laquelle il doit sa force actuelle, qu’il reculera devant le prochain grand mouvement de développement social, laissant de tous côtés des restes de libéralisme individualiste intacts, parmi les restes de féodalisme que le libéralisme lui-même a laissés derrière lui. Je crois aussi que la dissolution des petites autocraties et des petites oligarchies de propriétaires et de capitalistes privés stimulera énormément la vraie entreprise individuelle au lieu de l’anéantir ; et je soupçonne fortement que les États socialistes laisseront, sans y prendre autrement garde, des ressources comparativement considérables dans les mains de certains individus qui deviendraient, en raison de cela, coupables, comme classe privilégiée, envers les niveleurs convaincus. Si je ne me trompe, le socialisme arrivé à son apogée sera aussi différent de l’idéal des communistes, des anti-étatistes de la Ligue Socialiste de 1885, et de Domela Nieuwenhuis et ses camarades anarchistes-communistes hollandais de 1897 que le christianisme actuel l’est de l’idéal des apôtres et de Tolstoï. Ceci n’est naturellement pas l’exposé de mon « principe » ; c’est seulement mon appréciation au point de vue pratique de la situation : mais puisque je juge bon d’envisager ce point de vue et que je voterais sans aucune hésitation pour un homme qui l’envisagerait de même, ou contre un homme qui adopterait ce que j’ai appelé le point de vue calviniste, tout calviniste croit ou que je ne suis pas socialiste ou que je suis si cyniquement indifférent au « principe » d’une manière abstraite que je ne puis vraiment pas être considéré comme ayant une opinion quelconque !

Pour rendre la chose claire, appliquons de nouveau la méthode jévonienne : au lieu de demander : — « Êtes-vous socialiste ou non ? » posons ainsi la question : « Jusqu’à quel point êtes-vous socialiste ? » ou encore, d’une manière plus pratique : « Nommez les choses que vous vous proposez de socialiser. Précisez le point précis auquel vous désirez porter cette socialisation ? Et quand voulez-vous en poursuivre la réalisation ? » Du moment que la question est posée de cette façon, tout prétexte d’accord disparaît. Voici quelques questions spéciales qu’on pourrait encore poser ; « Êtes-vous partisan de la socialisation de l’industrie cotonnière, des chantiers de construction de navires, des chemins de fer, des mines de charbon, des bâtisses, des approvisionnements alimentaires et de l’industrie du vêtement ? Si oui, espérez-vous également la socialisation du livre ? et en ce cas, croyez-vous que l’imprimerie de Kelmscott et que l’atelier de reliure de Doves seraient incorporés dans « l’Office de papeterie », avec M. William Morris et M. Cobden Sanderson comme employés salariés, sous les ordres d’un sous-secrétaire et d’un ministre[5] ? Êtes-vous partisan de la socialisation de l’église, de la chapelle, des salles de conférences, des services de la société éthique et de l’Armée du salut ? Si oui, êtes-vous aussi partisan de la socialisation des salles de théâtres et de concerts ? Vous proposez-vous seulement d’étendre l’entreprise de l’État à l’industrie ou de renforcer le monopole de l’État par la suppression de toute entreprise industrielle privée ? Ou bien monopoliseriez-vous dans certains cas et non dans d’autres, selon les circonstances ? Par exemple, si vous socialisiez la chirurgie et la peinture, puniriez-vous un dentiste pour avoir fait un contrat privé avec un citoyen pour arracher sa dent au prix d’une guinée, ou auriez-vous condamné Sir Edward Burne Jones à l’amende, pour avoir peint gratuitement le portrait de sa fille en dehors des heures réglementaires de travail ?

Je pourrais proposer des pages entières de questions semblables, mais celles-ci sont bien suffisantes pour démontrer qu’on peut diviser les socialistes en deux sections : d’abord les fanatiques qui sont prêts à sacrifier toutes les considérations de bien-être et de commodité plutôt que de dévier de la rigoureuse application de « leurs principes », même au risque de rendre leur croyance grotesque ; et ensuite les hommes plus ou moins pratiques, dont les opinions sur chaque sujet seraient aussi diverses que le sont, sur n’importe quelles questions, celles de la Chambre des communes[6].

L’unité du socialisme et l’existence d’une limite définie entre celui-ci et le progressisme ne sont de cette manière que de pures illusions. Cependant le cri de guerre du Manifeste Communiste : « Prolétaires de tous pays, unissez-vous ! » nous inspire toujours, et l’idée de la marche de millions d’ouvriers se ralliant aux puissantes colonnes de la Révolution nous remplit d’un courage insensé, mais au fond effectif et réel. Le double rempart d’illusions est maintenant complet. Le socialisme gagne ses disciples en leur représentant la civilisation comme mélodrame populaire, ou comme un pèlerinage vers la justice idéale, au travers de souffrances, d’épreuves et de luttes contre les puissances du mal, et en leur montrant le paradis au bout de la route ; en considérant ses chefs comme des héros, des prophètes et des voyants ; et en satisfaisant la curiosité intellectuelle et la critique que ce tableau éveille, avec quelques bribes de logique présentées sous forme de formules scientifiques. C’est de cette manière que s’accomplit la volonté du monde. L’illusion de « la suppression du salariat » nous aidera à obtenir des salaires fixes pour chacun, et nous qualifierons finalement de déshonorable toute autre source de revenus. Par l’illusion de la chute du capitalisme, nous transformerons des nations entières en compagnies anonymes : et notre détermination d’anéantir la « bourgeoisie » sera accomplie quand chaque ouvrier sera devenu un « bourgeois gentilhomme ». Par l’illusion de la Démocratie ou du gouvernement du peuple par le peuple, nous instituerons la plus puissante bureaucratie que l’on ait jamais vue, et nous en arriverons à être débarrassés de l’élection populaire, du jugement par le jury et de tous les autres bouche-trous d’un système dans lequel on n’ose confier à personne la moindre parcelle de pouvoir. Par l’illusion d’un matérialisme scientifique, nous ferons de plus en plus de la vie l’expression de notre pensée et de nos sentiments et de moins en moins celle de notre désir d’avoir « plus de beurre sur notre pain ». Cependant nous continuerons en même temps à nous rendre ridicules ; à faire de nos journaux des sentines de médisance et de diffamation, sous prétexte de fraternité ; à célébrer l’avènement de la paix universelle par les querelles les plus violentes ; à nous faire passer pour des hommes du peuple sans éducation, tout en prétendant à une infaillibilité scientifique qui rendrait lord Kelvin ridicule ; à dénoncer la classe moyenne à laquelle nous appartenons en général nous-mêmes ; en un mot, à nous vautrer dans toutes les folies et toutes les absurdités de la vie publique, avec l’entière conviction que nous avons atteint une région bienheureuse au-dessus de toutes les superstitions amalécites.

Peu importe : c’est ainsi que cela doit se passer, ou il faut y renoncer. Seulement, rappelez-vous, je vous prie, toujours dans le vrai esprit jévonien, que la question n’est pas de savoir si les illusions sont nécessaires, mais bien jusqu’à quel point elles sont utiles.

Jusqu’à un certain point, l’illusion, ou, comme les socialistes l’appellent, l’enthousiasme, est plus ou moins précieux et indispensable, mais au-delà de ce point, le jeu n’en vaut plus la chandelle. Dans le langage jévonien, « son utilité devient de l’inutilité ».

Il y a des socialistes qui, pour s’exprimer franchement, sont tellement stupides qu’ils font partout et toujours plus de mal que de bien. D’autres, plus sensés, font d’excellente besogne comme prédicateurs et comme novateurs, mais deviennent assommants quand commence l’œuvre précise de l’organisation politique. D’autres, qui peuvent arriver à organiser une élection sans que la véhémence de leur esprit de parti les rende inhabiles à leur besogne, seraient, s’ils étaient élus eux-mêmes, plus qu’inutiles comme législateurs et administrateurs. D’autres encore sont de bons orateurs et de bons controversistes parlementaires, mais ils sont impropres au travail des comités. À mesure que l’ouvrage exige plus d’habileté et de tranquillité d’esprit, il demande aussi que le cerveau soit de plus en plus libéré des illusions les plus grossières, et qu’il cultive cette qualité qui est la première vertu républicaine, ce sentiment de la sainteté de la vie qui fait qu’un homme respecte son prochain sans souci de son rang social et intellectuel. Aucun de nous n’est entièrement dépourvu de cette qualité républicaine, mais il ne s’agit pas seulement de la posséder ou de ne pas la posséder, mais bien d’en être doué à un degré plus ou moins élevé. Il est certain que, si ce sentiment n’est pas assez fort chez un homme pour qu’il en soit habituellement au moins un peu conscient, cet homme est à peine assez bon pour le monde actuel, et il l’est encore beaucoup moins pour le monde socialiste à venir.

C’est seulement pour un tel homme que l’Égalité peut avoir de la valeur dans une société où les individus diffèrent tant l’un de l’autre au point de vue de l’habileté personnelle, depuis le paysan jusqu’au poète et au philosophe. Peut-être aussi n’est-ce que devant un homme semblable qu’un socialiste peut discourir aussi librement que je l’ai fait, sur les illusions de sa propre croyance, sans crainte d’offense ou d’arrogance et sans y mettre, intentionnellement du moins, la moindre nuance de cynisme voulu et prémédité.


Georges Bernard Shaw.


(Traduit de l’anglais par Henriette Rynenbrœck.)

  1. Il serait peut-être bon que j’explique qu’ici je n’entends pas par anarchistes ces malheureux criminels qui, ayant lu dans les journaux, que les anarchistes sont des incendiaires, des voleurs et des assassins, essaient de donner de l’importance à leurs délits en se qualifiant eux-mêmes d’anarchistes. Je ne veux pas parler non plus de ces rationalistes matérialistes qui croient que, parce que la dynamite est logique, son emploi est humainement efficace. Je veux seulement parler ici de ceux qui, comme M. Herbert Spencer et Kropotkine, voudraient résoudre le problème social par la suppression de la contrainte et de l’initiative de l’État, pour les remplacer par le pouvoir et l’action de l’individu libre.
  2. Les socialistes ne doivent jamais oublier les obligations qu’ils ont envers les positivistes, obligations si grandes que M. Sidney Webb a déclaré que l’application moderne la plus manifeste de la « loi des trois états » de Comte est que le « comtisme » est le degré métaphysique du collectivisme et celui-ci le degré positif du comtisme.
  3. Des renseignements sur ce sujet sont donnés dans la Démocratie sociale allemande, par Bertrand Rustel, Longmans (1890).
  4. On ne doit pas croire cependant que De Quincey et Karl Marx étaient inférieurs à Jevons au point de vue intellectuel. S’ils avaient été des économistes purs et simples comme l’était Jevons, ils auraient probablement anticipé celui-ci ; mais la profession de De Quincey était la littérature et non l’économie politique, et Karl Marx n’était pas davantage un économiste, mais un socialiste révolutionnaire, employant l’économie politique comme une arme contre ses adversaires.
  5. La mort de William Morris survenue depuis que ces lignes ont été écrites, ne fait qu’ajouter plus de force à l’argument, puisqu’elle nous a prouvé notre complète dépendance de la libre initiative d’hommes éminents pour tout travail éminent.
  6. Je présente la chose ainsi, pour ne blesser les sentiments de personne ; cependant, je dois dire que je suis très sceptique, quant au fanatisme de nos amis qui sont déterminés à ne pas « compromettre leurs principes ». J’en soupçonne certains d’employer cette formule pour s’épargner la peine de trouver des réponses sensées de pratique, et l’humiliation de confesser que leur panacée ne guérit pas tous les maux. [Note Wikisource : Cette note, présente sur la page originale, n’est pas signalée dans le texte. La logique la placerait ici.]