Les Italiens d’aujourd’hui/03

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Les Italiens d’aujourd’hui
Revue des Deux Mondes3e période, tome 119 (p. 60-91).
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LES
ITALIENS D'AUJOURD'HUI

III.[1]
PROVINCES DU SUD.

Pour exciter les chevaux, les Norvégiens imitent le bruit d’un baiser, les Arabes roulent les r, les cochers napolitains ont l’air d’aboyer : « Ouah ! ouah ! » Et les chevaux comprennent toujours. Ils sont, d’ailleurs, très nombreux à Naples, très rapides et d’un entretien peu coûteux. C’est la première dépense, le luxe de toute nécessité de la famille qui veut avoir ou garder un rang. Les plus ruinés n’en sont pas dispensés. Qu’ils économisent sur la table ; qu’ils ne reçoivent jamais à dîner ; qu’ils se contentent eux-mêmes du plus maigre ordinaire : mais qu’ils aient leur équipage à cinq heures, sur la via Caracciolo ! Il est vrai qu’on peut louer une calèche à deux chevaux, avec l’homme, pour 300 francs par mois.

Le second luxe imposé par l’usage est une loge à San-Carlo. On joue trois fois la semaine, et il y a trois séries : tornata A, tornata B, tornata C. La première est la plus recherchée. Mon voisin, le baron, ne voudrait pour rien au monde se soustraire à ce double devoir. Il a ses chevaux et sa loge. On dit son patrimoine entamé. C’est bien possible, et ailleurs qu’en Italie ces choses-là se disent et se voient souvent. Je n’en sais rien, mais il conserve encore seize domestiques. Deux seulement logent au palais : le concierge et sa femme. Les autres sont des gens de journée. La baronne, qui est une élégante, se lève tard. Vers onze heures et demie, elle sort à pied pour faire une passegiata sous les arbres, au bord de la mer, où se promène le prince de Naples. Elle a les yeux très vifs et la pâleur la plus délicieuse. Elle emmène d’habitude ses deux filles, qui sont moins jolies qu’elle ; jamais son mari. Vers une heure, les uns après les autres, le mari, la femme, le fils déjà bachelier et entré dans la vie oisive, reviennent pour déjeuner. Très peu de chose, ce déjeuner : du macaroni aux tomates et de la viande froide, toujours servie sur un dressoir. On se repose. La voiture attend à la porte à cinq heures. Je ne sais si l’on dîne mieux que l’on n’a déjeuné. Mais on repart pour le théâtre ou pour passer la soirée dans le monde, et la famille entière ne rentre au palais qu’après minuit. Le plus surprenant, c’est que le baron se plaint toujours d’être propriétaire dans la campagne du Vésuve. Tout le monde connaît cette campagne admirable, qui s’étend jusqu’à Caserte. On n’en saurait trouver de plus fertile. Elle porte jusqu’à cinq récoltes par an, sans parler de la vendange des vignes qui courent au-dessus de la terre, d’un peuplier à l’autre, en arceaux verts et rouges. La main-d’œuvre n’y coûte presque rien. Cependant un ami m’a affirmé que le fermier n’y devenait pas riche, et qu’il ne payait pas toujours le propriétaire. « Depuis trente ans que j’habite Naples, me disait-il, j’ai toujours constaté le fait sans jamais pouvoir l’expliquer. » Mon baron serait pauvre, alors, pour être par trop propriétaire, payant l’impôt et ne recevant rien. J’y crois peu.

Quoi qu’il en soit, il appartient de droit et de fait à cette aristocratie napolitaine, qui est spirituelle, accueillante, et sait demeurer généreuse même lorsqu’elle est gênée. Comme le peuple de Naples offre précisément les mêmes qualités, avec la misère en plus et la culture en moins, il en résulte que la ville est la plus également aimable de toute l’Italie. Elle est encore celle où la vie est la plus simple, au fond, la moins prisonnière de certaines conventions. Tout le monde se mêle, tout le monde vit un peu dehors, et le respect humain s’en trouve très diminué. Croyez-vous, par exemple, qu’on pourrait rencontrer dans une autre ville, comme je viens de le faire dans celle-ci, à dix heures du matin, dans une des plus belles rues, un troupeau de dindons conduits à travers la foule, et un vieux lieutenant en tenue, marchandant et choisissant lui-même, à l’étalage d’une boutique roulante, un vase de toute intimité sans que personne y trouve à redire ou même à sourire ?


— Je voudrais savoir justement si Naples n’est pas menacée de perdre un peu de sa physionomie populaire et de sa liberté d’allures. Tant de simplicité, tant de naïveté lui viennent de ce que ses pêcheurs, ses marchands de frutti di mare et de melons, fabricans de pizza et de feux d’artifice, cuiseurs de marrons et autres artisans, habitent des quartiers défendus par leur extrême misère contre les réglementations détaillées, une sorte d’ombre qui conserve les couleurs. Les gens qui vivent entre eux, dans ces milieux homogènes, étant les plus nombreux, imposent forcément quelque chose de leur manière d’être à ceux que l’éducation leur rend très supérieurs. Or, les vieux quartiers disparaissent. D’immenses travaux sont en voie d’exécution. Les uns, bien utiles, sont destinés à compléter le système primitif des égouts de Naples et à conduire les eaux, à travers le Pausilippe, jusque dans le golfe de Gaëte ; les autres consistent à jeter des rues, des boulevards, à travers, ou plutôt par-dessus les quartiers comblés et ensevelis de la basse ville. C’est ce qu’en langage administratif on appelle le risanamento, et ce que le peuple nomme « lo sventramento di Napoli, l’éventrement de Naples. » Déjà le gouvernement et la municipalité ont dépensé, pour cela, 100 millions, par moitié. Depuis deux ans que je n’ai vu Naples, les progrès sont considérables. Les énormes avenues, qui partent à peu près du milieu de la colline, me semblent avoir tant allongé qu’elles seront bientôt rendues à la mer. Que pense-t-on d’elles, en bas ? que deviennent les gens dont elles écrasent la pauvre maison ? que reste-t-il des quartiers célèbres par leur misère, si bien décrits par Fucini dans ses Lettres ?

Pour le savoir, il faut pénétrer dans les cités mal famées, mal odorantes, mal aérées et malsaines du Porto. Mais il est difficile d’y aller seul. Si on ne court pas de danger sérieux, si on s’expose, tout au plus, à rentrer sans sa montre ou sans son portefeuille, on ne peut bien voir ces fondachi et ces ruelles qu’à la condition d’y être introduit et guidé par un familier, autant que possible par une persona grata.

Je m’adressai donc à l’un de mes amis napolitains, et je fus servi à souhait : — « Vous serez conduit, me dit-il, par un personnage ayant autorité dans ce royaume, où la police elle-même n’est pas maîtresse. » — En effet, à l’heure et au lieu convenus, près du Porto, je trouvai un homme de haute taille et de belle mine, coiffé d’un chapeau mou à larges bords : le cavalier Antonio d’Auria, conseiller provincial et président de la Société centrale ouvrière de Naples. II avait tout à fait l’air, l’allure et aussi la puissance d’un chef, comme je le vis bientôt. Il n’était pas seul. Avec nous, nous emmenions deux journalistes, mon ami le professeur N… et plusieurs autres dont l’état civil ne m’a jamais été bien connu, mais qui possédaient tous des intelligences dans le quartier.

Nous sortons ensemble de la rue où nous nous sommes rencontrés, pour pénétrer dans une seconde, parallèle aux quais. Nous entrons deux par deux, — car le couloir est peu large et affreusement sale, — sous une voûte longue d’une vingtaine de mètres, conduisant à une ruelle. Hélas ! quel lamentable assemblage de la misère des choses et de la souffrance humaine ! Quel spectacle pour ceux qui seraient venus avec l’illusion d’une Naples folle de joie, contente de vivre au soleil ! La ruelle n’est qu’une bande de ciel bien mince, rompue par des haillons qui pendent aux fenêtres, et, plus bas, qu’une tranche d’air empesté, entre deux façades percées à toutes les hauteurs et tachées de longues traînées de moisissure verte. Un second portique à gauche donne accès dans une cour intérieure, toute petite elle-même, au milieu de laquelle s’élève un puits entouré de tas d’immondices nageant dans une boue noire. Tout le monde puise là l’eau quotidienne. Un escalier extérieur en bois monte autour de cette sorte de gouffre bâti et habité. Des têtes se montrent aux étages, des têtes de femmes et d’enfans, et pas rieuses, je vous assure, mais fatiguées et pâles. On nous regarde avec un peu d’inquiétude. Que viennent-ils faire, ces étrangers, dans le pays de la faim ? On nous prend pour des députés chargés de quelque inspection. Puis une locataire reconnaît M. d’Auria : un sourire triste erre sur ces figures d’abord défiantes. En une minute, nous sommes enveloppés d’une tourbe de femmes dépeignées, d’enfans à demi nus, d’hommes tenant encore à la main un jeu de cartes marquées de signes que j’ignore. À chaque moment j’entends dire : « Voilà quelques années, le rendez-vous des affiliés de la mala vita était ici… Les camorristes se réunissaient là pour préparer un coup… Tel crime a été commis dans ce vicolo, et jamais l’auteur n’a été découvert… »

Nous visitons successivement le fondaco Pietralella, le fondaco delle Stelle, le fondaco Freddo, le fondaco Verde, le fondaco Santa-Anna. Une vieille, qui s’est arrêtée d’éventer, avec un morceau de carton, le brasero où cuisent, en pleine ruelle boueuse, les pommes de pin vertes dont elle mangera la graine, nous invite à voir sa chambre. J’entre, à sa suite, dans un corridor absolument noir, et, après sept ou huit mètres de parcours, j’aperçois, à la lumière d’une allumette, une sorte de trou sans fenêtre, ne recevant d’air et de lumière que ce qui peut en venir par ce tunnel : — « On me loue cela 3 francs par mois, » — nous dit-elle. Une pitié me saisit, grandissante avec le spectacle renouvelé de ces misères, et je veux vider ma bourse entre la main de la vieille : — « Gardez-vous-en, me souffle un de mes compagnons, nous ne pourrions plus sortir d’ici. » — En effet, le bruit de notre présence a déjà couru tout le quartier, et la foule grossit autour de nous. Le moindre de nos gestes est observé. Si nous donnons, tous les bras vont se tendre. Nous grimpons dans un entresol, à côté, où cinq petits enfans dorment sur un même lit, tandis que la mère se peigne. Je ne vois ni table, ni la plus petite trace de mobilier, sauf une chaise, une casserole et une cuiller à pot. Sur la chaise, un fichu rose, en laine légère, probablement celui que met la mère lorsqu’elle va, dans les quartiers riches, faire le ménage d’un bourgeois. Juste au-dessous, comme nous rasons une fenêtre du rez-de-chaussée : — « Regardez ! » — me dit mon voisin. Et il ajoute, bien que la chose se devine aisément : Sono delle donne di male affari. D’un coup d’œil, je fais le tour de cette salle basse, où plusieurs femmes, horriblement laides et vêtues de haillons, affalées sur des chaises ou sur un coffre couvert d’une toile d’emballage, nous regardent passer. Au fond de l’appartement, une petite lampe brûle devant… oui, devant une image de la Vierge collée au mur. Il paraît que le trait n’est pas isolé. La misère a jeté à ces malheureuses. Mais la traditionnelle piété napolitaine n’est pas toute morte en elles, et elles conservent, jusque dans leur abjection, cette espérance touchante que la Madone les délivrera quelque jour. Et la lampe est là pour le dire. — « Regardez en haut maintenant, » — me dit M. d’Auria. Il me montre du doigt les constructions éventrées qui ferment le cul-de-sac où nous sommes, les murs fendus, les fenêtres sans vitres, les paquets de lattes tombés du toit, arrêtés dans leur chute et pendus à une solive saillante. Les locataires ont émigré. À la hauteur du troisième étage, une rue s’avance, large comme un bloc entier de ces antiques maisons. Elle étend deux grosses poutres, comme des rails, au-dessus des cloisons ruinées. Elle est bâtie presque jusqu’au bord des remblais de décombres. Les lignes blanches des palais qui la bordent s’enlèvent sur le ciel, et diminuent encore la part de lumière du fondaco qui disparaîtra entièrement. C’est la ville nouvelle qui menace, qui surplombe, qui aura demain, couchés sous elle, les débris de ces casernes populaires où tant de générations ont vécu, souffert, quitté la vie avec l’inconcevable regret de la perdre, où il y a eu des drames sombres, des désespoirs, des existences inavouables, mais aussi des actes de dévoûment et de charité à jamais inconnus, et des amours candides, et des joies brèves, et quelques notes au moins de la belle chanson de la vie. Tout va mourir !

Nous ne sortons de ces affreuses cités que pour traverser des rues et des places que ne soupçonnent pas la plupart des admirateurs du golfe, places et rues entièrement accaparées par le menu peuple et transformées en bazar public. Le poisson, les fruits, les ustensiles de ménage sont entassés sur le pavé. Aucune voiture ne s’aventurerait par là. Des fourneaux fument en plein air, cuisant les mets primitifs dont se compose l’ordinaire d’un Napolitain : des pâtes à l’huile, de la pizza, des châtaignes, de petits mulets frits. Les marchands de bottines et de ferraille ne sont pas rares non plus. Une foule de cliens circulent entre les étalages, mais, à les considérer, on s’aperçoit bientôt qu’ils ne doivent guère être plus d’une vingtaine par boutique et qu’en somme, les titulaires, si nombreux, des menus métiers vivent exclusivement sur leurs voisins les plus proches. La moitié des locataires d’une cour compose une clientèle. Il y a des réputations établies et des habitudes prises. Personne ne frit les gousses de poivre comme cette vieille énorme ; personne ne dit la bonne aventure comme cette tireuse de cartes, qui vend aussi des numéros d’un lotto clandestin, et n’expose aux regards que des gilets de tricot et des châles de nuances claires.

Cette observation a une importance de premier ordre, pour qui veut juger la question du risanamento. J’en fais une autre en suivant mes compagnons. Une fois, deux fois, cinq fois, dix fois, notre chef de file est interpellé, arrêté, supplié par des gens qui lui demandent justice. C’est une belle fille au chignon pointu, à l’air tragique, qui le prend hardiment par le bras : « Seigneur conseiller, voici : je vendais mes figues d’Inde, et les questurini sont arrivés, qui ont pris ma charrette ! Ils prétendent que je n’ai pas le droit de vendre dans la rue ! Quelles canailles, dis ? Viens me défendre ! » Et M. le conseiller provincial, gentiment, s’en va causer avec l’homme de police des affaires de la belle vendeuse. C’est un homme qui l’attire, dans l’angle d’une porte, et lui raconte son procès. M. d’Auria promet de voir le juge. C’est encore une femme accourant, suivie de trois ou quatre petits et d’une vieille mère qui marche avec peine. Ils pleurent tous : « Seigneur conseiller, n’est-ce pas affreux ? On nous a chassés de notre maison ! Ils ne veulent plus nous y laisser, parce que la rue nouvelle va passer par-dessus. Mais, d’abord, la rue n’est pas encore sur nous ; puis, où irons-nous coucher, ce soir ? Ils ont barricadé les portes ! Nous sommes dehors ! Oh ! la loi maudite, qui est faite contre les pauvres ! » Et, comme elle parle haut, avec des gestes, les passans, par douzaines, se sont arrêtés. Ils remplissent le vicolo où nous nous trouvons, et prennent bruyamment parti contre l’administration. Nous sommes cernés. M. d’Auria, qui n’a pas besoin de monter sur une borne pour être aperçu et entendu de tous, étend le bras, et fait un discours. Il est justement adossé à une masure en démolition. Il explique la nécessité des travaux, comment cela sera mieux plus tard, et comment il faut supporter le présent. On voit qu’il est très aimé. Les groupes fondent, et nous laissent. La suppliante parle maintenant à voix basse, et s’en va presque satisfaite. Je rejoins M. d’Auria. « Vous voyez, me dit-il, si je manque d’occupation ! Tous les jours, je viens dans le quartier. Il le faut bien : tant d’affaires ! — Ce sont vos électeurs ? — La plupart, non. Vous pensez que tout ce monde ne sait ni lire ni écrire, et ne paie pas 5 francs d’impôt. — Mais enfin, comment vous en tirez-vous ? Cette femme, par exemple, qui n’avait pas où dormir ce soir, lui avez-vous trouvé un logement ? — Évidemment non. Mais je trouve toujours un peu d’argent. Je quête chez mes amis, et les choses s’arrangent. Nos Napolitains sont si résignés, si faciles ! Vous l’avez vue : elle souriait en s’en allant. Les pauvres gens ont de la peine à rencontrer un soutien. Les avocats, les fonctionnaires, les policiers ne les écoutent guère. Moi, je les écoute, et ils m’aiment bien. »

Nous remontons, par des détours, à travers les décombres, vers les quartiers dont le prolongement va engloutir ceux que nous venons de visiter. Quelqu’un me raconte la dernière épidémie de choléra : « Imaginez, monsieur, qu’il mourait là, dans les maisons dont nous foulons les débris, et, dans les fondachi dont vous sortez, plus de mille personnes par jour. Dès le début même, le mal fut terrible, et vous n’en devineriez pas la cause ? La loterie, monsieur. Vous connaissez la passion du peuple napolitain pour le lotto. Vous savez également qu’il joue de préférence sur certains numéros et notamment sur ceux qu’il nomme les chiffres de la Madone, 8, 13 et 84. Or, le 30 août 1884, l’ambo de la Madone sort au tirage. Le Naples misérable exulte. Chacun gagne 10, 15, 20 francs. Et, le lendemain dimanche, il fallait voir tout ce peuple d’affamés et d’assoiffés manger et boire. Les cabarets, les auberges, ne désemplirent pas jusqu’au soir. Les marchands de melons et de sorbets furent dévalisés ; mais, dès le lundi, subitement, le choléra, qu’on croyait bénin, se révélait par 350 cas foudroyans. »

Évidemment, toutes ces ruelles, ces cours empestées que nous laissons, ne méritent pas un regret, et l’idée de lancer une nouvelle ville par-dessus de tels quartiers n’est pas mauvaise en soi. Bien au contraire. Mais ces avenues que nous apercevions d’en bas, tout à l’heure, nous les parcourons à présent, et la grande objection, déjà signalée par mes compagnons de route, me frappe plus vivement. Elles sont bordées de palais, de superbes maisons construites pour les riches, — et qui n’ont pas toutes des locataires. Elles ont donc détruit des milliers de pauvres logemens, sans les remplacer. Là est le mal, là est la cause du trouble profond jeté par le risanamento dans ce monde de la misère et de la faim. Les malheureux, chassés de ces gîtes immondes, ne pourront pas payer le loyer, plus élevé, des logemens ouvriers qu’on a bâtis pour eux, d’autant moins qu’ils se trouveront transportés d’une extrémité de la ville à l’autre, exilés, privés de leurs quinze, ou vingt, ou cent cliens du même fondaco : toute leur fortune. C’est une crise terrible. « Et puis, ajoutait un de mes compagnons de route, dans les quartiers ouvriers, — vous en verrez un tout à l’heure, — les maisons sont toutes remplies d’artisans, de même que celles-ci seront un jour toutes remplies de bourgeois. Or, les anciens quartiers des villes, même ceux que vous venez de visiter, n’étaient pas habités par une seule classe de gens. Dans ces ruelles du Porto, derrière d’affreux murs noirs, vivent encore des industriels, des marchands de soie, de laine, de coton, des armateurs pour les pêcheries. Et ces voisinages anciens, qui profitaient aux pauvres, qui leur offraient les plus grandes chances d’être connus et secourus, vont se dissoudre, comme ailleurs. Voilà pourquoi Naples se plaint. » Et je pensai qu’en effet notre façon de bâtir les villes était d’une plus belle ordonnance et plus saine qu’autrefois, mais moins fraternelle aussi.

M. d’Auria nous quitta pour redescendre au Porto, et une partie de la bande seulement, en deux voitures, s’en alla vers les quartiers ouvriers. Je ne parlerai que de l’un d’eux, construit sur des terrains incultes et des jardins : Santa-Anna alle paludi, au-delà de la gare. L’aspect en est assez banal : des voies larges se coupant à angles droits, bordées de constructions monumentales carrées, un peu comme à Rome. J’observe seulement deux choses originales : des guirlandes de coloquintes aux devantures des boutiques, des régimes de tomates séchant le long des murs, les fritures en plein vent, l’odeur d’huile, les étalages de châles de ce rose vif que préfèrent les ragazze, tout un ensemble enfin transporté des quartiers bas jusqu’ici ; et les portes cochères de ces cités populaires. Comment a-t-il été possible de bâtir de pareilles maisons, avec de si belles entrées, pour des artisans napolitains, et quel loyer peuvent-ils bien payer ? Un de mes amis lève le marteau d’une des plus larges portes, appartenant à une sorte de palais à trois étages. Le concierge vient à nous, au milieu d’un vestibule dallé, très propre. En face de nous, un escalier carré, tout en granit. À gauche, une porte vitrée ouvrant sur une grande cour dont tous les côtés sont bâtis. Nous montons au deuxième étage, devant nous, afin d’avoir une idée de ce que sont les appartemens moyens des nouveaux quartiers. L’immeuble abrite trente-trois familles. La première que nous visitons occupe trois pièces, et se compose de quatre sœurs, dont une a deux enfans. On nous reçoit aimablement dès qu’on sait que je suis un étranger curieux des choses de Naples. L’appartement est dans un ordre parfait ; les murs sont blancs, et partout ornés d’images ou de photographies encadrées. Un dindon gris se promène sous la table de la cuisine, et deux pigeons à huppe roucoulent sur le rebord. « Combien payez-vous ce joli appartement, madame ? — Vingt-six francs par mois. — Vous vous trouvez bien ? — Parfaitement. Nos voisins n’ont que deux pièces, mais ils paient moins cher, dix-sept francs seulement. » Le voisin n’a pas de dindon, mais il a une poule. C’est un vieil ouvrier menuisier, qui ne doit pas avoir la clientèle de la noblesse ou de la banque. Il nous déclare qu’il ne peut pas se plaindre du logement, et que sa poule lui donne un œuf tous les jours. Le troisième ménage est tout jeune, et la belle fille qui nous guide n’a pas besoin qu’on lui demande si elle est heureuse. Cela se voit assez au sourire qu’elle nous fait, à l’épingle de corail, triomphalement piquée dans son chignon crépu, et à l’absence de dindon, de poule ou de pigeons. Le bien-aimé courait la ville. Elle l’attendait. « Il est lustrascarpe, nous dit-elle, cireur de bottes. »

En somme, les appartemens sont fort bien, mais le prix ne peut convenir qu’à des ouvriers ayant des économies, ou à de tout jeunes gens, qui espèrent en faire.

Les pauvres véritables, sortis des taudis d’en bas, n’ont pas d’asile ici. Et je ne sais ce qu’ils deviennent. L’heure est cruelle pour eux.


Les étrangers qui vont voir la grotte du Chien ne regretteront pas, s’ils ont la bonne idée de le faire, une visite à la Vicaria. C’est moins loin et plus drôle. La rue qui mène à ce célèbre tribunal s’appelle naturellement la via del Tribunale. Elle a toujours été longue, étroite, commerçante et très habitée ; mais elle est devenue plus accueillante qu’autrefois, et l’on ne voit plus, sur les murs de l’hôpital della Pace, l’inscription qui renfermait si plaisamment une idée respectueuse : « In queuta via, non possono habitare ne meretrici, ne soldati, ne studenti, ne simili genti. Dans cette rue, ne peuvent habiter ni filles de joie, ni soldats, ni étudians, ni gens de cette espèce. » La pierre qui portait les lettres est au musée de San-Martino, et l’esprit qui les avait tracées… mon Dieu ! qu’il est loin de nous !

Je suis guidé par un jeune avocat de Naples : « Nous sommes environ trois mille ici, me dit-il, à pouvoir prendre ce titre. Heureusement nous n’en usons pas tous. Le palais est déjà assez bruyant. Écoutez ! » Il est midi et demi, et de très nombreux passans se hâtent, comme nous, sous les portiques de ce vieux bâtiment humide, sombre, de toutes parts étayé, d’où sort un bourdonnement défoule. Avec eux, nous montons un escalier aux pierres usées, en haut duquel on trouve un couloir avec un buffet. Les avocats, les clercs, les amateurs, achètent sur le comptoir le petit pain fourré, le fromage, le « mendiant » ou le citron doux, et le cigare, noir et dur comme l’ébène, qui permettent de faire toute une belle journée de procédure sans même respirer hors du palais. À gauche, c’est la cour d’appel ; à droite, le tribunal civil, avec ses onze chambres. Nous prenons à gauche, et nous entrons dans la salle des Pas-Perdus, le Salone de la cour, où s’agitent d’innombrables gens, qui s’abordent, s’embrassent, se parlent à voix haute, se font deux ou trois signes qui achèvent leur pensée, se quittent, et rencontrent, trois pas plus loin, de nouvelles connaissances. Il y a là beaucoup d’hommes d’affaires et de plaideurs, sans doute, mais aussi beaucoup de dilettanti, comme me l’explique mon compagnon. Ils occupent tout le milieu de la salle, dont les bords appartiennent, au contraire, à la corporation discrète et muette des plumitifs. Le long des murs, entre les portes qui donnent accès dans les diverses chambres de la cour, des clercs d’avocats, rangés aux deux côtés de tables énormes, rédigent des exploits et des conclurions. Je reconnais quelques-unes de ces figures, de ces manières de lancer la main pour rouler une majuscule, quelques-uns de ces avant-bras poilus et de ces hautes formes sans poils, que je crois avoir déjà vus chez les vieux clercs de Paris. En trois ou quatre endroits, une de ces tables est louée à une marchande de tabac. Et, comme tout le monde fume, on peut suivre, dans le rayon des fenêtres, les nuages de fumée qui s’en vont vers les présidens. Mais les présidens ne jugent pas encore. Je m’en vais dans le Salone du tribunal, encore plus rempli de plaideurs, d’avocats, de curieux et de scribes. Au fond de la salle, un banc, où sont rangées, pressées, causant avec des expressions tragiques, des femmes attendant l’issue d’un procès et, parmi elles, deux voisines qui nourrissent leurs enfans, deux toutes jeunes Napolitaines de la campagne, la taille large dans le corset rouge, le visage brun, le regard dur et un peu sauvage. Peut-être sont-elles parentes de ce Palmieri dont j’entends appeler la cause. Il faut si peu de chose pour amasser des ténèbres dans ces yeux du midi ! Palmieri passe devant la dixième chambre correctionnelle. Il est accusé d’avoir fait concurrence au gouvernement, en établissant une loterie clandestine, — délit bien commun, là-bas, — et extorqué de cette façon 35 francs. La salle, un ancien cabinet du palais royal, est remplie d’un public évidemment partial en faveur de l’accusé, et qui laisse difficilement passage à l’huissier, et n’obéit absolument pas à ses « Silence ! » répétés. Le malheureux officier ministériel a beau appeler les témoins, de toute la force de ses poumons, deux sur trois ne répondent pas. Il s’avance jusqu’à la porte, ouverte sur le Salone, et, par-dessus cette cohue, au-dessus de la masse humaine en mouvement, il crie encore le nom sans écho. Puis il revient levant les épaules : un défaillant de plus !

Le président ne s’étonne pas. Il connaît son menu peuple de Naples, qui n’aime pas témoigner contre les frères du quartier, et, penché en avant sur son pupitre, les cheveux en coup de vent sous sa toque de velours aussi plate qu’un béret, il se borne à glisser les yeux du côté de son collègue de droite, puis de son collègue de gauche. Les deux assesseurs, habillés, comme le président, de la robe noire avec un nœud d’argent sur l’épaule, répondent amen en pinçant les lèvres. Et la parole est donnée à l’inculpé, un jeune maigre, élégant, vêtu d’une jaquette brune, qui s’avance jusqu’auprès du tribunal, et commence à se défendre, sans la moindre émotion apparente. On jurerait un avocat plaidant depuis dix ans, et pour d’autres, tant il a la voix bien posée, l’expression abondante, le geste heureux. Il s’arrête un moment entre ses phrases, et, de temps en temps, se retourne, comme pour prendre argument de tous ces témoins évanouis.

Je le laisse achever, et je traverse plusieurs salles d’audience, où c’est presque la même foule, la même absence d’appareil, et la même familiarité évidente entre les juges, les hommes d’affaires, tes témoins et les simples passans. Plusieurs de ces salles de justice ressemblent à des salles de conversation.

— Nous avons eu à Naples, me dit en descendant mon ami, un confrère qui gagnait souvent les procès, non-seulement à cause de son talent, mais encore parce qu’il était jettatore.

— On y croit toujours, à la jettatura ?

— Plus qu’on ne le dit. Et dans une des salles que nous venons de visiter, il s’est passé un fait bien amusant, voilà très peu d’années. L’avocat en question, qui avait le mauvais œil, était redouté de ses confrères, mais plus encore d’un certain président de chambre civile. Un jour qu’il se préparait à plaider une affaire importante, on apprit que son adversaire venait de mourir. L’impression produite au palais fut tout de suite fâcheuse. « Vous savez, disait-on, un tel avait accepté de plaider contre le jettatore, et il est mort. » Cependant, quelqu’un s’offrit pour le remplacer. L’affaire fut de nouveau fixée. Avant qu’elle ne vînt à l’audience, le malheur voulut que l’adversaire du jettatore mourût aussi, par accident. La terreur fut générale. Personne ne se présenta plus pour plaider la cause, et le troisième avocat, nommé d’office, eut soin de ne pas comparaître quand le grand jour fut venu. Le président se trouva seul en face du jettatore, et il se troubla d’autant plus qu’il avait, par avance, rédigé le jugement et donné tort à cet homme terrible. Comme il s’asseyait sur son fauteuil présidentiel, un mouvement fit remonter, sans qu’il s’en aperçût, ses lunettes sur son front. « Ah ! s’écria-t-il tout haut, je suis aveugle ! Pardonnez-moi, un tel, je ne vous ai rien fait encore ! » Et ses lunettes ayant, comme il parlait, repris leur place normale, il ajouta aussitôt, tout souriant : « Pardon de nouveau, mon ami, je revois ! » L’histoire provoqua, dans le monde de la Vicaria, un long éclat de rire. Mais l’avocat jettatore n’en fut que plus redouté. Lorsqu’il tomba malade, tout Naples fit des vœux pour qu’il mourût. Et quand on disait aux gens qu’il était mal de souhaiter ainsi la mort du prochain : « Ce n’est pas un homme, répondaient-ils, c’est un jettatore ! »

— Et comment devient-on jettatore ? À quoi reconnaît-on le mauvais œil ?

— À ses effets, qui sont infiniment variés, mais toujours nuisibles. Par exemple, dans une soirée, un invité entre, et, par hasard, au même moment, un autre, qui prenait le thé, laisse tomber sa tasse et la brise. La coïncidence est remarquée. Dix minutes après, le même monsieur, apprenant la mort d’un de ses concitoyens, s’écrie étourdiment : « C’est impossible ! un tel ? J’ai passé l’après-midi avec lui ! » Croyez bien que, dès lors, les plus prudens commenceront à s’éloigner d’un homme qui passe ses après-midi avec des gens que la mort atteint le soir, et qu’il suffira de bien peu de chose, désormais, pour lui faire une réputation noire…

— Et indélébile ?

— Absolument, le jettatore restera jettatore. Les années ne changent pas la malignité de son œil. N’allez pas croire, d’ailleurs, que cette superstition soit un privilège de Naples. Vous la rencontrerez, — si vous ne l’avez déjà fait, — partout en Italie. Je connais un gentilhomme des plus corrects, membre d’un des principaux cercles de Rome : quand on sait qu’il va déjeuner, la salle à manger a rarement d’autre convive que lui. Les membres du cercle, inscrits pour le repas, préfèrent payer deux fois et s’en aller au restaurant, plutôt que de manger dans son voisinage. Je pourrais vous citer une grande dame du même monde, qui, aux bals de la cour, reste généralement seule sur sa banquette, tant que les colonies étrangères ne sont pas largement représentées. Alors, quelque dame allemande ou anglaise, qui ne sait pas, va se placera côté de la jettatrice, et le supplice devient moins apparent. Mais j’avoue qu’à Naples les histoires de ce genre atteignent, en raison du tempérament, un plus haut degré de comique. Je pourrais vous en dire bien d’autres. En voici une dernière, arrivée au comte de C.., mort il y a peu de temps aussi. On avait peur de lui dans toute la ville, — comme aujourd’hui de celui qu’on appelle l’innomabile, ou il formidabile, — mais rien n’égalait la terreur du duc de M.., quand il se trouvait en présence de son cousin. Le mauvais œil était si fort, que les cornes de corail, ostensiblement portées en breloques, la main sur une clé, moyens puissans, d’ordinaire, n’empêchaient pas les malheurs de tomber comme grêle sur les gens qui approchaient le comte. On ne peut pas cependant s’éviter toujours, et, dans une rue, sur le même trottoir, à un tournant, le comte rencontra le duc. « Ah ! cher cousin, come sta ? Je vous offre le bras, et je vous reconduis. » L’autre aurait bien préféré marcher seul. Il était blanc comme la poussière. Eut-il une faiblesse, glissa-t-il seulement sur une écorce de melon ? Personne ne peut rien affirmer, sinon que le duc se laissa tomber, à peine au bout de la rue, et se cassa la jambe. Alors sa prudence napolitaine ne l’abandonna pas, et, tout meurtri qu’il fût, il eut encore l’esprit de murmurer, à l’oreille de son terrible cousin, cette jolie phrase de patois : « Grazie, perchè tu me putive accidere e te si cuntentate de m’arruinare. Merci ! car tu pouvais me tuer, et tu t’es contenté de m’estropier. »


On pourrait dire qu’il y a aujourd’hui une école littéraire napolitaine, ou, du moins, du midi italien. Naples y joue le principal rôle. Elle a toujours eu ses chansonniers de Piedigrotta, sa joyeuse troupe de poètes qui renouvelle chaque année, à l’occasion de la grande fête, la poésie et la musique dont on vivra un an.

Il n’y a pas seulement de jolies œuvres parmi celles qui sont couronnées au concours et adoptées par le public. Beaucoup meurent et s’oublient, n’ayant eu qu’une édition à dix centimes, vendue au coin des rues. Mais il me semble que ces poètes ont gardé la tradition, et que nous devons à leurs vers les nouvelles en prose, d’une couleur si populaire et si originale, auxquelles j’ai déjà tait allusion. Le public lettré français est tout préparé à goûter des livres comme ceux de Mme Matilde Serao, où il y a tant de vie et tant d’amour pour les petites gens de Naples, une connaissance si parfaite, — autant qu’il nous est permis d’en juger, — de leurs mœurs, de leurs façons de penser et de dire. Le Paese de Cuccagna, le dernier roman que je connais d’elle, et où il est question de cette grande passion du peuple, de cette source de tant de drames, la loterie, ferait mieux comprendre, à lui seul, le tempérament napolitain, et renseignerait mieux sur les coutumes locales, que plusieurs séjours dans les beaux hôtels de la Chiaia. J’en dirai autant de Salvatore di Giacomo, dont les Mattinate napoletane ont eu un si légitime succès. Ce sont des histoires courtes, écrites dans le mode triste qui domine là-bas, et par un artiste très affiné : Vulite ò Vasillo ? un enfant malade, dont la mère, une pauvre femme, fait faire le portrait, et qui meurt ; Serafina, une scène d’hôpital, une fille blessée de cinq coups de couteau, et qu’on opère dans une salle du haut, tandis que le père, un vieux, raconte au portier comment elle l’a quitté, un soir, honteusement ; l’Abbandonato, ce petit qui n’a plus que sa grand’mère, et que sa grand’mère mourante, dans un de ces fondachi que j’ai décrits, dépose tout endormi sur la plus haute marche de l’escalier, là où les compagnons de misère pourront l’apercevoir ; le joli conte des deux amis, le Serin et la colombe, et surtout cet admirable petit drame, Senza vederlo, où une veuve, Carmela, va demander au secrétaire de l’albergo dei Poveri la faveur de voir son enfant, et à qui personne ne veut dire qu’il n’est plus, qu’on a oublié… On ne saurait croire toute l’émotion, toute la pitié humaine renfermée par l’auteur dans ces douze pages d’un volume in-12[2]. Verga n’a pas cette concision de haut goût. Il a, en revanche, une couleur sicilienne très marquée, violente parfois. Plusieurs de ses Nouvelles, la première surtout, Nedda, et sa Vita dei Campi sont de belles histoires navrantes de la misère sicilienne.

Et ce qui reste de toutes ces lectures, l’impression qui se dégage de ces livres, c’est que la réputation de folle gaîté de Naples est en partie usurpée, et qu’à la place du gondolier de la légende, ceinturé de bleu et chantant, on trouve un pauvre homme, qui souffre et qui pleure.

Le charme des vers ou de la prose qui racontent la vie populaire leur vient donc d’une pitié très vive au fond et presque toujours voilée dans l’expression, de la faculté très précieuse de penser et de parler populairement. Écoutez ce début d’une poésie récente en dialecte, le Prisonnier, de Ferdinando Russo[3].


C’était une petite serpentine, — avec des yeux comme des olives noires, — rouge de cheveux, d’un rouge ensorcelant, — et elle demeurait au coin de la rue Lancieri.

La tante, une vieille, dame Caroline, — était la femme de Salvatore le cafetier, — le maître de ce petit café de la Marina, — qui se nomme : café des passagers.

Il était sept heures, le soir de la fête, — quand je vis, en entrant, cette jeune fille. — Elle mettait des tasses dans un panier.

Je me fis servir une demi-gazeuse, — puis, profitant de ce qu’elle était seule, — je m’approchai : — Peut-on vous dire un mot ?


— Un mot ? on n’en dit pas, on entre, — on demande sa consommation, et l’on s’en va. — Mais, quand un joli visage appelle les baisers, — que doit faire un pauvre garçon ? S’en aller aussi ?

— Comprenez bien et persuadez-vous, — qu’ici personne n’a le temps de vous écouter. — Ici, les gens de la maison ont le nez fin, — je le dis, d’ailleurs, sans raison, vous savez, pour dire…


Elle savait, au contraire, fort bien ce qu’elle disait. Le prisonnier s’en va. Sur le seuil, deux hommes lui font signe. L’affaire est claire. On va se battre. Il tire son couteau, et porte la première botte. « Je ne sais pas comment cela est arrivé, dit-il, mais je l’ai tué. »

Et voici deux ans qu’il pleure dans sa prison. Le visage de l’aimée lui apparaît en rêve. Il se tourmente à cause d’elle, et revoit tout ce passé.


Que fais-tu, toi aussi ? s’écrie-t-il. Tu ne me connaissais pas ; — nous nous regardâmes alors seulement. — Mais mon amour pour toi, depuis combien l’avais-je au cœur ?

À présent, je pleure, je pense à mes pauvres yeux ensorcelés par toi, — ensevelis vivans au milieu du monde. — Mon âme et mon corps, hélas ! sont prisonniers.


Ne dirait-on pas du Coppée napolitain ? Et ce trait de mœurs locales, à peine indiqué en passant, n’est-il pas délicieux : « Nous nous regardâmes alors seulement. »


A travers les Calabres. — Je voulais revoir l’Etna, et, connaissant déjà la route de mer, je pris celle de terre, qui passe par Salerne, touche le golfe de Tarente à Metaponto, tourne à angle droit, et suit la longue côte de la Calabre jusqu’à l’extrême pointe de la botte, à Reggio. Un seul train permet de faire directement le trajet, et met vingt heures à l’accomplir. On part de Naples à deux heures dix de l’après-midi, pour être le lendemain, vers dix heures, au bord du détroit de Messine. Le voyage est fatigant, avec des arrêts de nuit à de grandes altitudes, et la ligne, qui a coûté des sommes énormes, — 600 millions, prétend-on, — n’aura plus qu’une bien médiocre importance lorsque le nouveau chemin de fer de Naples à Reggio sera entièrement construit. Celui-ci se détache de la ligne ancienne au-dessous de Salerne, et longe, presque sur tout son parcours, la côte méditerranéenne. L’économie de temps sera sensible. Des vapeurs attendent les voyageurs pour les porter sur l’autre bord du détroit, et le point d’où ils partiront sera vraisemblablement, non plus Reggio, mais villa San-Giovanni. On raconte même que les wagons seront transbordés sur des bacs, et retrouveront à Messine la voie, nouvelle aussi, qui doit desservir le littoral nord de l’île, et raccourcir d’un tiers la route de Messine à Palerme. Les Italiens des provinces du sud parlent volontiers de ces projets, comme d’une faveur tardive accordée au Midi, et ils ajoutent que ce ne sont pas, d’ailleurs ; les seuls travaux considérables entrepris aujourd’hui dans cette région si délaissée : que l’on termine un arsenal immense à Tarente, et qu’on a le dessein de détourner une partie des eaux du Sele ; pour arroser les Pouilles. Il y a là, en effet, pour le dire en passant, une curieuse idée. Les provinces de Foggia et de Bari, où se trouve le port de Barletta, principal marché des vins italiens, sont presque entièrement privées d’eau courante. La culture en souffre, et surtout la santé publique, car les habitans en sont réduits aux citernes, et l’eau, dans la saison d’été, l’eau à moitié croupie des pluies anciennes, s’y vend un prix assez élevé. Un ingénieur, M. Zampari, a donc proposé de prendre, à Caposele, une partie des sources qui forment le fleuve méditerranéen, de construire un aqueduc, plus formidable peut-être que les aqueducs romains, de percer, à travers l’Apennin, un tunnel de cinq kilomètres, d’atteindre la vallée de l’Ofanto, sur le versant de l’Adriatique, et de distribuer ensuite, à l’aide de canaux secondaires, les eaux ainsi captées à une foule de villes et de villages des provinces éprouvées. Il a calculé que la dépense dépasserait 100 millions et s’est adressé, pour les obtenir, à des capitalistes anglais. Des obstacles de tout genre se sont dressés devant lui. Son projet n’est encore qu’un rêve, mais hardi entre tous et bien fait pour passionner l’opinion.

Je reviens à la route de Reggio. Comme elle est fort longue, c’est une chance d’avoir choisi un bon wagon, j’entends par là un wagon dont les voyageurs sont des étrangers intéressans. Après avoir hésité, nous montons, mon compagnon et moi, dans un compartiment où sont déjà installées trois personnes : l’une, tête dure et intelligente, moustaches noires tombantes, les vêtemens fatigués, semblant venir de loin ; l’autre, une brave figure pleine, joviale, ornée de moustaches grises à la Victor-Emmanuel, la brosse presque blanche et fournie, grosse épingle de corail à la cravate, corne à la chaîne de montre contre la jettatura, le type enfin du soldat père de famille et père de ses hommes ; la troisième, un monsieur très élégant, tout jeune, le teint brun, le visage long, et portant, dans la poche haute du gilet, un crayon retenu par une fine chaîne d’or.

Les débuts sont presque toujours silencieux. Nous regardons tous, plus ou moins, le paysage. Il est délicieux, chacun le sait, autour du Vésuve. La vallée, au-delà même de Pompéi, quand on a perdu de vue la mer, est d’une fertilité grande, et j’admire les champs de fèves luxurians non moins que les lointains bleus ; puis il y a les montagnes, déjà pauvres, au milieu desquelles le train s’engage ; puis l’arrivée à Salerne, si étonnante, si royalement belle, cette vue, au sortir d’un tunnel, de la ville en demi-cercle, subitement aperçue au bas d’une pente immense, avec ses maisons blanches, ses toits rouges, sa marina, ses jetées, le flanc du promontoire qu’on vient de traverser et où se tord la route d’Amalfi, toute bleue dans les coins d’ombre, la mer enfin, sans une ride, brumeuse à force d’éclat, et dont le soleil couchant efface la limite ; puis, de nouveau la ligne s’élève, après avoir quitté la pleine herbeuse où fut Pæstum, et nous rentrons dans les montagnes. Aux petites gares, les hommes de la campagne qui attendent le train ont souvent le bonnet calabrais, les femmes des jupes rouges et courtes, et la pâleur dorée, et les longs yeux de l’Orient. Plusieurs portent leurs enfans enveloppés et ficelés dans des langes de couleur ; je compte à Eboli trois petits paquets bleus et deux jaunes. On vend des fromages de buffle, ronds et vernis comme des coloquintes, et des oranges avec leurs feuilles. Le soir tombe…

Nous n’avions pas attendu jusque-là pour connaître un peu mieux deux de nos trois compagnons de voyage. Le jeune homme maigre était un propriétaire de la Basilicate, le vieux monsieur à moustaches roulées un commandant d’infanterie, qui se rendait à Tarente. Le troisième voyageur demeurait muet et immobile dans son coin.

Entre le major et le propriétaire, la conversation s’était rapidement engagée sur les choses du Midi. Tous deux, chacun à sa façon, déploraient les conditions actuelles de la Basilicate et de la Calabre.

— Voyez, disait le major, partout des terres incultes, des sommets ravinés par les pluies !

Nous continuions de voir, en effet, des montagnes et des montagnes dont un dernier reste de jour éclairait les cimes presque toujours pierreuses et sans trace de culture ou de plantations.

— La faute en est au régime déplorable de nos forêts, répondait le civil. Depuis un temps bien long, les paysans ont pris l’habitude d’user des bois et des maquis selon qu’il leur plaisait. Ils ont détruit sans remplacer. La couronne d’arbres s’est rétrécie progressivement autour de beaucoup de montagnes, et a fini par disparaître. Et alors la terre a descendu, minée par l’eau. Nous avons maintenant une loi sur le reboisement, depuis quatre ans. Mais elle vient bien tard !

— Il y a bien d’autres causes, monsieur. Voici d’énormes étendues, qui pourraient être cultivées et peuplées, ridenti di persone. Mais à qui appartiennent-elles ? Vous le savez mieux que moi : les deux tiers de la Calabre sont entre les mains d’une vingtaine de barons.

— Très légitimement ! Ils ont acheté ou hérité…

— Je ne dis pas non. Le résultat n’est pas moins déplorable. La plupart se contentent de laisser errer leurs troupeaux sur leurs tenute. Leurs terres n’étant pas imposées lourdement, puisqu’elles sont réputées de dernier ordre, le revenu est encore suffisant. Je veux bien qu’ils soient excusables de faire durer un état de choses qu’ils n’ont pas créé. Avouez pourtant que le sort des travailleurs est misérable ?

— C’est vrai.

— Un salaire de 1 fr. 25, quelquefois même de 0 fr. 85, pour treize heures de travail, des herbes bouillies et du pain noir pour nourriture[4] ; s’ils veulent devenir fermiers et tenter la fortune, l’usure les guette, et leur demande un sou et même deux sous par franc chaque semaine. Alors, que font-ils ? Ils émigrent.

— Oui, ils émigrent, monsieur le commandant, mais je doute qu’ils trouvent beaucoup mieux ailleurs. C’est une plaie italienne.

Une voix nette et claire l’interrompit :

— C’est une richesse !

Dans le coin, à peine éclairé par la veilleuse du plafond, le troisième voyageur s’était redressé, et regardait ses deux voisins avec cette expression dure, sans aucun mélange de sourire appris, sans la plus petite avance à l’adversaire, qui dénote l’homme du peuple. Il portait cependant un costume bourgeois.

Le jeune homme se pencha, aimable, jusque sous le feu de la veilleuse, qui lui fit comme une auréole.

— Je ne comprends pas, fit-il, une richesse ! Vous soutenez que, par exemple, quand l’Italie, en 1886, a perdu plus de quatre-vingt mille de ses enfans au profit de la seule Amérique, elle s’est enrichie ?

— Oui. Nous avons un excédent de population. S’il nous sert à coloniser, si, grâce à lui, une partie de l’Amérique devient italienne, qu’avez-vous à dire ? Nous sommes tout au moins en possession d’une influence considérable. Beaucoup des nôtres réussissent dans la république argentine, au Brésil, et ailleurs. Ils gagnent leur vie, et je le sais bien, moi !

— Vous vous êtes fait Américain ?

— Voilà trois ans. Je suis gérant d’un domaine, à Buenos-Ayres, et je viens chercher la famille.

— Elle était restée ?

— Oui, le voyage est cher.

— Et vous avez l’intention, je suppose, de rentrer en Italie, après fortune faite, un jour ?

L’émigrant demeura un instant silencieux ; puis il jugea sans doute qu’il était assez Américain déjà pour tout dire :

— Je ne le crois pas, répliqua-t-il.

— Eh bien ! moi, fit le jeune homme, en se renversant dédaigneusement sur le coussin, si j’étais le gouvernement, je prohiberais par tous les moyens l’émigration, j’imposerais les émigrans. Vous ne me ferez pas entendre que ce soit un bien de dépeupler un pays au profit d’un autre. Je connais des bourgs, en Calabre, qui perdent, certaines années, cent habitans.

Agacé, les yeux brillans de colère, l’émigrant leva les épaules :

— C’est un mal pour la Calabre, dit-il, et c’est un bien pour l’Italie. D’ailleurs, j’ai essayé d’arracher mon pain à cette terre-ci : elle n’en donne pas !

Il se rencogna aussitôt, décidé à ne plus rien dire, et descendit peu de temps après, sur le quai désert d’une gare que le vent glacé, soufflant d’un ravin, balayait. Je le suivis par la pensée, en pleine nuit, vers un de ces sommets que nous avions aperçus, de loin en loin, couronnés de maisons que lie et presse un vieux rempart en ruine. Peut-être n’arriverait-il qu’au petit jour, après de longs détours causés par le torrent qui mugissait à droite. Peut-être le village était-il un de ceux dont j’avais vu les habitans danser la tarentelle, en si beaux costumes d’autrefois, et si sérieusement ! Je me représentais l’entrée dans la chambre demeurée sombre, où les berceaux ne criaient pas encore, et la joie mêlée de frayeur de cette femme à qui le retour annonçait l’exil définitif.

Le commandant, que la scène assez vive entre le propriétaire et l’émigrant avait eu l’air de froisser dans ses sentimens de quiétude et d’urbanité, se mit à m’expliquer que l’émigration, en effet, était bien plus forte dans les provinces du midi que dans celles du nord. Parmi d’autres choses curieuses, il m’apprit que les paysans de ces dernières provinces partaient généralement avec toute leur famille, quittes à se faire rapatrier, si la terre d’Amérique était encore ingrate pour eux, tandis que les bracciani de la Calabre ou de la Basilicate s’embarquaient seuls, passaient deux ou trois ans à étudier, à trouver un moyen de vivre, puis revenaient, comme notre voisin de tout à l’heure, avec l’argent gagné, pour enlever la femme, les enfans et les vieux. Peu à peu, il s’anima, lui aussi. Il me parlait, lui, Piémontais, de cet extrême sud italien où il se sentait dépaysé et humilié par tant de causes dans son orgueil de patriote. À un moment, je le vis debout devant moi, qui me faisait un vrai discours, et fulminait contre la bourgeoisie molle et inerte de Potenza, de Metaponto, de Catanzaro et autres petites villes qui sont quelque chose dans ces parages. « Les jeunes qui pourraient tant pour la patrie, disait-il avec une certaine emphase de gestes, les jeunes ne font rien ! Dès que leurs études sont achevées, ils reviennent. Est-ce pour améliorer le sort de leurs provinces ou simplement le leur ? Non, deux mille livres de rente leur suffisent. Cela leur permet de faire le noble, fare il nobile, de saluer et d’être salués. Ils ne voient pas plus loin. Jusqu’à vingt-cinq ans, vous les trouverez sur les promenades. Plus tard, ils s’assoient sur des chaises, au milieu de leur bosquet d’orangers, pour regarder bêcher leurs journaliers. O patrie ! J’en suis honteux pour elle ! »

Il continua encore pendant une minute ou deux, les sourcils froncés, la voix vibrante. Patrie, liberté, démocratie, jeune nation, grandeur, avenir, il sut grouper tous ces mots sonores en quelques phrases ; et quand il crut avoir effacé l’impression produite sur nous par l’énumération des misères de l’Italie méridionale, il eut l’air tout content, se rassit, m’avoua que sa femme était une cliente du Printemps, et s’endormit.

Ce ne fut pas pour longtemps. Le train, ballotté, soufflant sur les pentes, entrait, dix minutes après, en gare de Metaponto. La lumière des lanternes courut sur les visages encadrés dans les angles du wagon. Quelqu’un ouvrit la portière, et entra : un jeune lieutenant d’artillerie en tenue. Il se heurta aux jambes du major, allongées sur le coussin d’en face. Le brave homme s’éveilla. En pareil cas, un Français eût cédé en grognant, un Anglais n’eût pas bougé ; lui, il eut un sourire paternel, retira ses jambes, et dit au nouveau-venu : — S’accommodi, s’accommodi ! Puis, s’apercevant que la gare était celle où il devait descendre, il me serra la main, en me recommandant le bouillon merveilleux (stupendo) qu’on trouvait, par hasard, à ce buffet de Calabre. Le propriétaire à la chaîne d’or descendit également…

Nous suivions maintenant le bord de la mer. Les montagnes que nous avions traversées, amoncelées à notre droite, gardaient le même aspect désolé. Elles formaient un horizon très proche de pentes pierreuses ou couvertes de maigres maquis. L’espace variable qui s’étendait de leur pied jusqu’à nous n’offrait que bien rarement un peu de verdure fraîche, des bouquets de roseaux, le long d’une fiumara dont le sol conservait un peu d’humidité. Le plus souvent, c’étaient des pacages abandonnés, tachetés de noir par les touffes de buis, ou des champs d’oliviers pâles, plantés en ligne. Aucun labour, et presque pas de troupeaux. Le petit jour naissait, et à gauche la mer s’étendait, la mer sans îles, polie comme un miroir. Si elle avait eu la moindre marée, comme elle eût vite recouvert la plage de sable brun où nous courions ! Des barques, aussi rares que les troupeaux, dormaient au large. Quand le soleil fut tout à fait levé, elles parurent flotter sur un métal en fusion. Mais la terre demeura sans éclat et triste infiniment.

Il y a plus de trois cents kilomètres de côtes semblables. J’aurais bien voulu écouter encore le commandant, ou même ses compagnons. Le jeune lieutenant avait moins de tempérament et moins d’érudition. Mais comme la plupart des officiers italiens, il était d’une parfaite courtoisie. Aux stations, lorsque le train s’arrêtait, entre une rangée de maisons et une rangée de bateaux de pêche, il me nommait le pays, et me faisait remarquer que les villages de la Calabre « commencent à descendre. » Ils étaient tous, autrefois, perchés sur les hauteurs, fortifiés, crénelés, pareils à ceux que nous découvrons, de temps à autre, dans la montagne. Les côtes n’étaient pas sûres. Le long souvenir des invasions de tous les peuples, et celui, plus récent, des brigands calabrais, la peur aussi de la malaria, avaient groupé les habitans sur les sommets défendables, par-dessus l’atmosphère dangereuse des plaines. Aujourd’hui, le peu de toits nouveaux qui s’élèvent sont posés au bord de la mer. Les vieux remparts là-haut tombent en ruine. Et la malaria, paraît-il, n’est ni plus ni moins grave. Elle dépend de l’orientation, de la nature du sol, du vent, de mille causes inconnues, difficiles à fuir.

Il faut croire pourtant que ce pauvre bavardage suffit pour faire éclore une sympathie. Lorsque nous nous séparâmes, sur le quai de Reggio, le jeune officier pour prendre le bateau et se rendre en Sicile, moi, pour aller trouver, dans le quartier haut de la ville, l’heureux propriétaire d’un verger de bergamotes, je sentis un regret véritable de quitter cet inconnu. Quant à lui, il me tendit la main :

— Regardez-moi bien, dit-il.

— Je vous regarde.

— Dire qu’officiellement nous sommes ennemis, monsieur !

— Et forcés de nous battre.

— Non, reprit-il vivement. Cela ne durera pas, cette triplice. Nous serions si naturellement avec vous ! Venez me rendre visite à X… Vous verrez que plusieurs de mes camarades pensent comme moi. Tout loyal qu’on soit, on a bien le droit de faire des vœux, n’est-ce pas ?

Il traversa le petit pont de planches qui conduisait au bateau. Nous nous saluâmes une dernière fois. Je ne l’ai jamais revu.

La bergamote. — Me voici donc à la recherche de M. Guglielmo, ou Antonio, ou Francesco, peu importe, possesseur du beau verger. Je ne veux pas, cette fois, traverser Reggio sans faire connaissance avec la bergamote. Nos pères et nos mères l’ont aimée. On l’emploie encore. Et elle pousse ici, exclusivement ici, dans une étroite bande de terre qui commence à Villa San-Giovanni, au-dessus de Reggio, et finit un peu au-dessous, à Palizzi. On a tenté de l’acclimater de l’autre côté du détroit, en Sicile : elle n’avait plus autant de parfum. Il lui faut ce climat de serre chaude, cette exposition en pente douce, cette terre tombée des montagnes.

Je rencontre M. Guglielmo, un gros homme avec des yeux tout petits et sommeillans, qui deviennent brillans une seconde, comme les phares à éclipses, dès qu’il s’agit d’affaires. Il a pour la bergamote un culte véritable. Je ne lui en demande pas davantage ; il sait son métier. S’il a de l’esprit, c’est un luxe. Et il se trouve qu’il n’en manque pas. Nous sortons de la ville sous une pluie battante ; je le prie de me dire si cela durera ; il se retourne du côté de la Sicile, d’où souffle le vent, et me répond :

Cosa di niente, tempo di Sicilia, tempo femmineo, che non dura. Chose de rien, temps de Sicile, temps de femme, qui ne dure pas.

Par-dessus les murs des vergers, qui bordent les chemins bien loin dans la campagne, comme à Palerme, les feuilles vernies des orangers ombragent des centaines de fruits jaunes. La pluie qui mouille les arbres s’évapore au soleil, et parfume l’air. Nous allons, au grand trot du cheval, à travers cette banlieue odorante. Les enclos se font plus rares, les maisons aussi. Des champs de fève apparaissent aux deux bords de la route, et d’autres de pimens, levant leurs gousses rouges, qu’on prendrait pour des coquelicots. M. Guglielmo renifle bruyamment.

— Bergamote ! dit-il.

En effet, à cent mètres devant nous, des paysans, vêtus à la calabraise, les hommes en culotte courte, les femmes avec des jupes rouges et la grande coiffe tombante, escortent une charrette de ces fruits précieux qu’ils conduisent à un moulin voisin. La charrette laisse après elle un parfum tellement violent que celui des orangers et des citronniers ne peut lutter avec lui. Nous sommes dans une buée à la bergamote. Mon hôte semble réjoui. Je regarde les mannequins. Ils sont pleins de fruits verts, de la grosseur d’une valence ordinaire, mais à écorce lisse, et gratifiés, sur le haut, d’un petit appendice, comme si la queue passait au travers et sortait en ligne droite.

La pluie cesse, les montagnes dont nous commençons à gravir les premières pentes reprennent leurs tons bleus. Un kilomètre encore et, dans la belle campagne de Reggio, ruisselante et chaude, en face d’un des plus larges paysages qui soient, nous nous arrêtons à la porte de la villa. Que c’est loin, même d’une bastide marseillaise ! Une haie de géraniums rouges, plantureux, formant de gros buissons, entoure la maison, qui est teintée en rose et couverte, jusqu’à mi-hauteur, de jasmins grimpans. Entre les murs et la haie de géraniums, comme une serre, comme un portique, un berceau de vigne fait de l’ombre au midi, se coude pour suivre la façade orientale, et conduit le visiteur jusqu’à l’entrée. L’intérieur ne répond en rien à cette coquetterie du dehors. J’ai souvent été stupéfait du peu de souci que semblent avoir du confortable les Italiens de la classe moyenne. Le propriétaire de la villa est un homme riche, et les appartemens sont à peine meublés, et les lits, — ô Normandie, terre des édredons ! — se composent d’un tout petit matelas et d’une paillasse minuscule entre des montans de fer, et les cadres qui pendent le long des plâtres craquelés ne retiennent que des chromolithographies, dignes d’une salle d’auberge. Allons voir le verger !

Ce coin-là est charmant. On sort du berceau de vigne, on entre sous un bois d’orangers, de mandariniers et de bergamotes, très hauts, très ronds, se rejoignant au-dessus de nous et gardant sous leur voûte une ombre à peine mouchetée, çà et là, d’un rayon. Un peu plus loin il y a un grand carré uniquement planté en bergamotes et, le long d’une allée, des arbustes à feuilles ovales, dont le fruit ressemble à une pomme de pin verte et molle.

— Je pensais bien que vous ne connaissiez pas celui-là ! me dit M. Guglielmo.

— Cela s’appelle ?

— L’annona, encore une spécialité de Reggio, et qui ne peut s’expédier. La chair est trop tendre, mais si délicieuse ! Goûtez !

Il tira de sa jaquette une petite cuillère qu’il avait apportée, la plongea dans un des plus gros fruits, et retira un long morceau de pulpe crémeuse, d’un blanc jaune, au bout duquel était fixée une graine noire, très dure. Mon compagnon trouva l’annona fade. Moi, je crus découvrir un goût de vanille exquis. Mais j’étais un peu grisé par l’odeur de tous ces géraniums et de ces cultures de parfumeur. Je n’ose plus persévérer dans mon opinion.

Nous revînmes vers la fabrique d’essence, un très modeste bâtiment, à quelques pas de la maison et sur la lisière d’un second bosquet d’agrumes. Tout se faisait dans la même salle, aux quatre coins. À droite, près de la porte, agenouillée au milieu d’un cadre de bois posé à terre et plein de bergamotes, Ciccia, la petite Sicilienne, triait les fruits. Son mouchoir jaune et sa tête sarrasine s’enlevaient joliment au-dessus des pyramides vertes. Elle choisissait cinq fruits de grosseur égale, et les passait à son père, qui les disposait dans le récipient d’une machine. En quelques tours de manivelle, l’opération première était achevée. Les cinq bergamotes sortaient de la boîte en apparence intactes, mais d’invisibles coupures avaient exprimé l’essence de l’écorce. Le fruit n’avait plus de valeur. Il était jeté alors à un ouvrier qui le coupait mécaniquement en quartiers, et les morceaux, foulés dans un pressoir, à l’autre bout de la salle, donnaient un jus abondant, chargé d’acide citrique. Puis, comme rien ne se perd, les détritus, mis en tas, étaient emportés pour servir de nourriture aux vaches, aux moutons et aux chèvres. Je demande ce que peut rapporter un bosquet de bergamotes. M. Guglielmo me répond que la culture de cet arbuste précieux entraîne d’assez gros frais, qu’il faut arroser chaque pied, au moins une fois par semaine, comme on le fait pour les orangers, mais qu’en somme, 12 ares bien plantés, en arbres d’âge moyen, rapportent environ 8 kilos d’essence à 25 francs le kilo. Son domaine ne donne pas moins de 800 à 1,000 kilos dans les bonnes années. « Seulement, ajoute-t-il, — et je devine au son de sa voix qu’il nous plaint sincèrement, — vous ne connaissez pas à Paris la vraie bergamote. Ici même, beaucoup de marchands la fraudent, en l’additionnant d’autres essences, comme l’essence de térébenthine ! »

Je m’émeus davantage en apprenant le sort des ouvriers agricoles que M. Guglielmo, et tous ses confrères calabrais, emploient dans leurs fabriques. Ces hommes, que je viens de voir, vont se coucher à 5 heures du soir, après avoir mangé. Ils se relèveront à 10 heures, et ils travailleront toute la nuit, — parce que la nuit ils seront moins distraits, dit mon hôte, —.puis toute la matinée, et la première partie encore de l’après-midi, jusqu’à 3 heures. Cette journée formidable leur sera payée 1 fr. 25. Quant à leur nourriture, où n’entrent ni le vin, ni la viande, le menu de leur déjeuner du matin peut en donner l’idée : deux gousses de poivre trempé dans l’huile et un morceau de pain noir.

— Vous comprenez pourquoi, ajoute philosophiquement le propriétaire de bergamotes, l’émigration est si abondante dans ce pays-ci !

Nous montons avec lui vers la partie haute du domaine. Bientôt, à la limite où les canaux d’irrigation peuvent porter l’eau, le bois d’agrumes cesse. La terre, pierreuse, ardente, roussie parle soleil, ne nourrit plus que des vignes, attaquées par le phylloxéra, et des figuiers aplatis, étalant leurs feuilles près du sol. À mesure que nous nous élevons, la végétation s’appauvrit. Un torrent desséché, pareil à une route poussiéreuse, semble indiquer la fin du paradis terrestre de Reggio. Au-delà, il n’y a plus qu’une dentelle de pentes inégales couvertes de cactus, et les grandes cimes de la Calabre.

Un coin de Sicile. — L’Etna en éruption. — Je voulais remettre le pied sur cette terre de Sicile, dont j’avais, deux ans plus tôt, rapporté de si chers souvenirs, et surtout revoir l’Etna, dont l’éruption durait encore. Elle avait commencé en juillet. On la disait finissante, et, bien des fois déjà, je m’étais imaginé le spectacle de ces laves rouges parmi les pentes monstrueuses, dans la région des rochers semés de fougères ou dans celle, plus basse, des bois de châtaigniers. De Reggio, la nuit, j’avais cherché une étincelle sur le flanc de la montagne. Mais rien n’apparaissait de ce côté. Il fallait débarquer à Messine et prendre le train pour Aci-Reale.

Il est doux de revenir à de pareilles routes, dont la beauté semble être immuable et dépendre à peine des saisons. J’avais parcouru celle-là en été. À présent, c’était le plein hiver. Mais peu de choses avaient changé. Nous croisions des trains chargés de citrons en caisses ou même entassés à l’air libre, comme des pommes normandes. Les montagnes de droite n’avaient perdu ni la verdure de leurs oliviers et de leurs cactus, ni l’étonnante silhouette de leurs crêtes dentelées, que couronne çà et là un vieux fort sarrasin. Leurs flumare n’avaient guère plus d’eau qu’au mois d’août. À gauche, je reconnaissais les pentes précipitées plantées de vignes et de bois d’agrumes, les villas des bourgeois de Messine, amateurs de vergers, les caps aux ombres très bleues sur la mer et les barques de pêche tirées au bord du flot. Je retrouvais même cet étonnement que causent le brusque passage du pays italien dans cette île semi-africaine, la vue de ces visages bronzés des hommes du peuple, qui ont la lèvre épaisse et le regard aigu ; je retrouvais jusqu’à des fragmens de conversation déjà entendus : « Alors, rien de nouveau à Castrogiovanni, depuis que le chef des Maurini a été tué ? — Rien. — Cela date déjà de loin. Et chez vous ? — Pas le moindre accident. Une sécurité complète. Est-ce que les hommes de Rinaldi ont été pris ? — Non. C’est dommage : è gran peccato. »

J’avais surtout vanté à mon compagnon de voyage les charmes de cette petite ville d’Aci-Reale, toute blanche, au pied de l’Etna, dans une ceinture d’orangers. Mais les nuages s’étaient amoncelés, la pluie se mit à tomber, et quand je voulus démontrer sur place les raisons de cet enthousiasme, je n’en découvris plus une seule. Les rues étaient sales, étroites, enchevêtrées, l’Etna se cachait, les orangers, tout noirs, pleuraient au-dessus de nos têtes, les marchands de légumes et de fruits, ces joailliers de là-bas, rentraient dans leurs boutiques jusqu’aux chapelets de tomates, la mer sans transparence battait la côte devenue grise. Et je compris que la Sicile elle-même avait ses heures ingrates.

L’averse continuait, la nuit achevait d’assombrir la route, le mur blanc et les jardins des bains de Santa-Venera, que nous apercevions de l’hôtel où nous nous étions réfugiés, lorsque nous entendîmes un bruit sourd, prolongé, dont les vitres furent secouées. « Un navire quittant le port de Catane, sans doute, dit un domestique près de nous. C’est égal, il est bien armé, et le vent porte vers Aci. » Mais, une demi-heure plus tard, mon ami, qui venait de s’avancer sur le balcon, m’appela : « L’Etna en feu ! Admirable ! admirable ! » En effet, la nue, rompue en deux, laissait voir l’Etna. La lune éclairait faiblement le sommet couvert de neige et les pentes formidables du mont. Aux deux tiers, très haut dans cette éclaircie du ciel, une traînée de feu serpentait, et trois cratères, parfaitement distincts, lançaient des flammes. L’air était teint de rouge au-dessus d’eux. Le plus élevé, ou du moins celui qui nous semblait tel à cette distance, vomissait des gerbes de pierres incandescentes, pareilles à une queue de comète, et que nous voyions retomber, non dans la partie basse, mais dans la partie plus haute de l’Etna. Le coup de canon que nous avions entendu, c’était ce cratère, formé dès le premier jour de l’éruption, et qui rentrait en activité.

Je l’en remerciai tout bas, et je descendis pour régler les détails d’une ascension, avec retour dans la nuit du lendemain soir. Le propriétaire de l’hôtel fumait sous le vestibule large ouvert. Des groupes… pour être d’une politesse internationale, mettons de rêveurs en guenilles, se tenaient devant la porte. « Voyons, don Abbondio, j’ai recours à vous, je voudrais, demain, à la première heure.. » Je n’avais pas achevé ma phrase que cinq ou six de ces personnages s’approchèrent, afin d’écouter. Il y a si peu de nouvelles à Aci-Reale ! On aime tant surprendre trois mots d’un étranger ou d’un voisin, et deviner les autres, dans les petits conciliabules que tiennent les hommes, pendant les heures où ils vivent à la grecque, sur la place publique ! J’essayai de leur échapper. Ils nous suivirent, avec beaucoup de politesse, d’ailleurs. Je vis que l’hôtelier avait des ménagemens à garder. Et il fut convenu, devant témoins, que nous partirions à telle heure, par telle route, et que nous pourrions quitter le sommet de l’Etna vers telle autre heure. « Cependant, me dit tout bas l’hôtelier, ne revenez pas, la nuit, pour coucher ici. — Pourquoi ? les routes sont sûres ? — Très sûres, absolument sûres. Mais il vaut mieux coucher à Nicolosi. » Et il s’en tira, sans explication, par cette expression méridionale, qui ne veut rien dire et qui laisse tout entendre : « Sait-on jamais quand les choses sont bonnes ? »

Si je n’avais pas connu déjà la Sicile, j’aurais pu être enrayé. Je suis persuadé qu’un voyageur peut descendre, à tout heure de nuit, du cratère de l’Etna aux rivages de la mer, sans courir le moindre danger. Mais les Siciliens ont une si longue habitude de se défier les uns des autres, et ils la trahissent si fréquemment dans leur manière d’être, qu’ils sont en grande partie responsables de la réputation fâcheuse et imméritée de leur île.

Le lendemain, vers une heure de l’après-midi, nous quittions Nicolosi, où nous nous étions reposés plusieurs heures, et le bonhomme Mazzaglia, le vieil aubergiste retors de ce triste village, corrispondente del clubo alpino italiano, sezione Catania, nous procurait les deux mulets nécessaires. J’avais demandé mon ancien guide, Carbonaro, mais il semait son orge, car les visites se faisaient rares en cette saison tardive, et ce fut un de ses camarades qui vint. La journée était d’une limpidité grande. Sur les nombreux cratères éteints, fils de l’Etna, et qui couvrent ses flancs, le genêt en boule luisait au soleil. Des deux côtés des chemins pierreux, les dernières feuilles rouges pendaient aux branches des cerisiers, les derniers pampres aux rameaux de vigne. Des troupes de femmes et d’enfans, descendant de la région des bois et chargés de sacs de châtaignes, nous croisaient et passaient avec le buona sera doux à entendre. Au-dessus du cône, là-haut, en plein ciel, au-dessus de la prodigieuse cheminée dont l’ouverture a 3,000 mètres de tour, le gros nuage de fumée blanche, roulée aux bords, s’élevait lourdement, comme de coutume, et se couchait bientôt, la pointe vers la Calabre. À peine un léger tremblement de l’atmosphère, une vapeur grise très légère, très vite dissipée, révélaient que le volcan était encore en éruption et que la lave coulait au bas de la Montagnola, dans la région aride, à l’endroit où s’arrêtait la neige. Peu de temps après avoir dépassé les dernières maisons de Nicolosi, nous avions cependant rencontré un premier fleuve de lave refroidie. Il s’était en partie répandu sur des laves plus anciennes, et formait avec elles comme une levée gigantesque, jetant çà et là, sur tout son parcours, des rameaux secondaires. Les vignes traversées par ces courans semblaient mortes. Pourtant, le fisc italien s’était déjà mis à l’œuvre. Dans le malheur qui frappait tant de gens, il cherchait à ne pas trop perdre, et, à quelques mois du début de l’éruption, il s’était mis à faire le relevé des terres épargnées. Ses marques blanches ponctuaient le torrent à jamais figé et durci. Rien n’était oublié : pas même des parcelles de deux ou trois ares, que le feu avait enveloppées de toutes parts.

— Une honte, disait mon guide : des propriétaires qui avaient les meilleures terres de la montagne ! Les voilà ruinés, et on se hâte d’imposer les morceaux mêmes de leur terre où il leur reste deux douzaines de ceps calcinés et un arbre roussi.

L’homme était intelligent. Il avait vu de près tout le drame de l’éruption, et il me le racontait en montant.

— Ç’a été un bonheur, disait-il, que les laves aient suivi le chemin déjà tracé par d’autres, car les plus anciens n’ont pas vu la montagne en rejeter autant. Elles ont détruit le bois des Cerfs, avec la ferme qui était belle, des châtaigneraies, des vignes, des vergers qui faisaient envie, monsieur, quand on passait auprès. Elles auraient pu en ensevelir dix fois plus. Nous avions prévu l’éruption, mes camarades et moi. D’abord, en juin, il y eut des jours sans fumée, ce qui est mauvais signe, et d’autres avec beaucoup de fumée, et de la cendre. De plus, au commencement de juillet, un guide, qui s’appelle Contarini, revint de la Casa inglese avec des voyageurs dont les vêtemens avaient été complètement décolorés par les vapeurs sorties du sol. Et c’est le 9 que la montagne s’est fendue, entre la Montagnola et le Monte-Nero, avec le bruit de plusieurs centaines de coups de canon, et des tremblemens de terre et des jets de fumée. Dès le soir, on voyait déjà de Catane les nouveaux cratères et la lave, qui descendait en deux courans, en forme de fer à cheval, très rapidement. Je suis allé la voir de près, plusieurs fois, avec des voyageurs, qui trouvaient cela curieux, bien que ce soit un triste spectacle, je vous assure. Une fois notamment, l’une des premières nuits après l’éruption, nous nous sommes trouvés en face d’un fleuve de lave, large de plusieurs centaines de mètres et plus haut que les châtaigniers dans la région desquels il entrait. Cela roulait doucement, sauf quelques blocs ardens qui se détachaient de temps en temps du sommet et galopaient à travers le bois. Mais ce qui faisait pitié, c’étaient les arbres. De très loin, ils commençaient à s’agiter, leurs feuilles tremblaient, se desséchaient en peu de minutes, et prenaient feu toutes ensemble. Le tronc, le plus souvent, ne brûlait pas, et se couchait sous le torrent… Il m’est arrivé, les nuits suivantes, de regarder, de Catane, vers le point où j’étais ainsi monté. On apercevait fort bien, sur la bande rouge du torrent, des milliers de flammes blanches qui s’élevaient, duraient quelques secondes, et mouraient. Les beaux bois de châtaigniers, monsieur, que vous ne retrouverez plus[5] !

Nous marchions cependant sous les branches, et je reconnaissais les taillis clairsemés et montans, les croupes de futaie, dont la mousse n’avait assurément jamais senti l’approche de la lave. Vers cinq heures seulement, à deux kilomètres au-delà de la casa del Bosco, nous arrivâmes à la frontière nouvelle que l’éruption venait de faire aux forêts de l’Etna. En face et au-dessus de nous, l’espace découvert planté de fougères et de touffes rondes d’astragale, au-dessus encore, la neige contenue par le mur de la Montagnola, et enfin, dominant tous ses fils innombrables, le grand cratère, si large et si doux de lignes dans le ciel lumineux. Mais à droite, à peu de distance, là où, deux ans plus tôt, j’avais admiré la teinte rousse des herbes et des bois, se dresse un rempart de lave. Les mulets s’engagent entre les blocs amoncelés et atteignent le sommet de la première vague de pierre. Nous apercevons de là le plus aride et le plus triste paysage qui puisse être imaginé : une succession de sillons monstrueux de laves mortes, noires comme les terres des pays de bruyères, hérissées de mottes qui paraissent en équilibre instable, de volutes d’aiguilles, de toitures avançantes qui forment des grottes. Nous ne découvrons rien autre chose, aussi loin que nous regardions en avant. Le fleuve a enseveli les pâturages et les bois, et nous le voyons complètement maître de la pente, jusqu’au point où elle devient plus rapide encore, et s’efface. Nous avançons très lentement, des crevasses nous souillent au visage des bouffées de chaleur. On étouffe dans plusieurs petites vallées, et l’air froid du dehors, nous fouettant sur la crête des talus, nous rappelle seul que nous sommes à 2,000 mètres au-dessus du niveau de la mer et par un soir d’hiver.

Le soleil est déjà très bas lorsque nous commençons à gravir le Monte-Nero, un ancien cône d’éruption que le courant de lave de 1892 a enveloppé complètement. La pente, extrêmement raide, est couverte d’herbes folles. Nous attachons nos bêtes à l’abri, derrière une roche du sommet, et nous regardons encore. Les bouches d’éruption sont toutes voisines. Sur la pente de l’Etna, qui remonte à gauche, trois petits cratères, dont le dernier n’est pas éloigné de 200 mètres, fument, sifflent, lancent du sable et de menues pierres. Leurs bords sont tachetés de bavures de soufre. À leurs pieds, des jets de vapeur. L’activité du volcan est très diminuée, et le spectacle n’a rien d’effrayant, le jour du moins. Ce qui l’est plus, c’est de considérer, en face de soi, un second désert de laves pareil à celui qu’on vient de traverser, dont les limites se perdent dans les premières brumes de la nuit, très loin, et de se dire qu’une partie de ces laves est encore ardente et continue de couler. Laquelle ? Impossible de le deviner. L’étendue est uniformément de la même couleur noirâtre qu’avaient les larves refroidies de tout à l’heure. Nous descendons en hâte, précédés du guide, pour traverser, à pied, ces nouveaux sillons énormes, au-dessous desquels la pierre est peut-être molle de chaleur. Souvent nous devons faire des détours après avoir tâté avec la main la surface des amoncellemens. Autour de nous, la lumière décroît. Nous sommes en plein chaos, escaladant, descendant les talus sans chemin tracé. Tout à coup, j’aperçois, à trente pas en avant, un ruisseau de feu. Il est large, à ce qu’il me semble, comme une de nos petites rivières à une seule arche et sort d’une ouverture en demi-cercle au milieu du grand fleuve éteint. La lave, soulevée des profondeurs jusque-là, ressemble à une barre, à un sillon de terre incandescente, qui roule lentement sur lui-même et pousse le sillon précédent. De moment en moment, elle devient plus rouge. Je la suis du regard, qui descend la montagne, et je la perds de vue. Le ciel est encore pâle. Quand je ramène les yeux, que j’avais levés vers les premières étoiles, voilées de brume, tremblantes au-dessus des terres invisibles de Sicile, ce n’est plus seulement un ruisseau de lave rouge que j’ai devant moi, mais, à des distances devenues inappréciables dans la nuit, des milliers de points ou de lignes brisées, couvrant de mailles de feu toute la pente de l’Etna. L’éruption, qui a dû être effroyable, s’est faite fantastique et superbe. On dirait une illumination sans bruit et sans reflet, d’avenues et de carrefours non bâtis, ni peuplés : des lanternes couleur de pourpre pendues au travers de forêts. Assez proche de moi, une sorte de fontaine lumineuse s’est allumée. La lave doit monter dans l’intérieur d’une pierre levée qui semble très haute. Elle apparaît au sommet, et tombe des deux côtés en cascades. Nous sommes perdus dans ce monde étrange, incapables de paroles, ne songeant plus à l’heure…

La nuit avait complètement envahi le plateau. Il nous fut impossible de retrouver le chemin que nous avions pris, et nous revînmes au hasard, en nous guidant sur les petits cratères, maintenant coiffés d’un dôme de vapeur, que colorait en dessous l’éclair de flammes subites. Nos mulets nous avaient attendus sans briser le pauvre brin de genévrier auquel pendait leur bride. Ils remontèrent la pente ardue du Monte-Nero, traversèrent le second courant de lave, et enfoncèrent bientôt leurs pieds dans la mousse des châtaigneraies.

Alors, dans le ciel devenu d’une pureté parfaite, le croissant fin se leva. Il mit sa lueur cendrée sur les pointes des rochers, sur les troncs et les branches sans feuilles. Le rêve ne lut pas brisé. Je crois que le guide comprenait. Nous descendions dans le silence prodigieux de l’Etna, dans la fraîcheur d’une nuit qu’on eût pu prendre pour une nuit d’été. Il étendait la main de temps en temps pour nous montrer, par une échappée des bois, la partie de la montagne toute ruisselante de feux. C’était le même aspect menteur des choses, le même air d’une fête grandiose qui se prolongeait. Seulement les ruisseaux de lave semblaient se rétrécir et se rouler en colliers ; les points de feu se groupaient en constellations, et quand nous fûmes à Nicolosi, nous pouvions voir encore, entre des toits et des murs, la montagne embrasée, bien haut, au-dessus des maisons endormies et tranquilles.

— Un mois plus tard, je rentrais en France. J’avais pris la route de la Corniche, et je me trouvais entre Gênes et Vintimille, tout près de la frontière française. Nous avions dû, ayant manqué la correspondance par suite d’un accident arrivé, la nuit, sur la voie, monter dans un train omnibus, qui s’arrêtait à chacune des petites stations échelonnées sur la riviera, et, fatigué du trajet devenu interminable, désireux de me retrouver en pays de France, je ne regardais plus que distraitement les baies, partout exquises, et les montagnes, si belles depuis San-Remo. Des voyageurs de toute sorte étaient entrés dans le wagon, en étaient sortis, sans que l’idée me fût venue, pas plus qu’à eux, d’échanger une syllabe, lorsque, à un arrêt, un vieux monsieur, aux longs cheveux en broussailles, la redingote longue battant les jarrets, s’installa en face de moi. Nous ne nous étions pas mis en route que ce voyageur expansif me demanda ma nationalité :

— Anglais ?

— Non.

— Slave ?

— Non, Français.

— Ah ! dit-il, en levant les bras, les Français, monsieur, je les ai vus si populaires dans ce Piémont, au temps de ma jeunesse ! Je suis médecin.

— Ah !

— J’ai assisté à l’entrée de vos troupes à Milan, de vos troupes mêlées aux nôtres. Vous ne pouvez vous figurer cet enthousiasme. Vos soldats changeaient de képi avec les soldats italiens. Des dames, de grandes dames, que je vous nommerais encore, les embrassaient. Les fleurs tombaient en pluie des fenêtres. Et les drapeaux, et les arcs de triomphe, et les cris répétés : « Vive la France, vive l’Italie ! » Que c’était beau ! Moi, j’ai soigné vos blessés, monsieur !

Je lui demandai, au hasard :

— Connaissez-vous le général F… ?

— Le capitaine F… ?

— Non, il est devenu général, depuis.

— Si je le connais ! C’est moi qui l’ai porté ! J’étais aide-major, chargé de conduire un convoi de blessés à Brescia. C’est moi qui ai descendu le capitaine, et qui l’ai mis sur la civière en arrivant dans la ville. Même, il a dit : « Que cela fait de bien ! Vous me portez comme un enfant ! Je ne souffre plus ! » Nous pensions aller à l’hôpital. Ah ! bien oui ! Tout le monde, tous les riches de la ville se disputaient l’honneur de soigner les soldats français ! Le reverrez-vous ?

— Certainement.

— Il ne doit pas m’avoir oublié. Vous lui direz que vous avez rencontré le vieux docteur S., qui demeure, bien inconnu, à Pieve di Secco, mais qui se rappelle avec bonheur les jours de Solférino, de Magenta, de Palestro. Hélas ! monsieur, ces temps où Italiens et Français se comprenaient et s’aimaient ne reparaîtront plus !

Je lui répondis :

Chi lo sa ?

Il me regarda, étonné, avec une émotion qui faisait battre ses paupières, et, au moment où le train s’arrêtait, se levant pour descendre à l’avant-dernière station italienne, il me serra les deux mains :

— Vous avez peut-être raison, monsieur, chi lo sa ?


RENE BAZIN.

  1. Voyez la Revue du 1er juillet et du 1er août.
  2. Parmi les autres œuvres de S. di Giacomo, on peut citer encore Rosa Bellavita et un poème en dialecte ‘O Munastero.
  3. Cette pièce, composée d’une suite de cinq sonnets, a paru dans le grand journal de Naples Il Mattino, où écrit Mme Matilde Serao (n° du 20 novembre 1892).
  4. Je retrouve ces chiffres dans une brochure de F. Nitti, l’Emigrazione italiana e i suoi avversarii. Naples ; Roux et Cie.
  5. J’ai retrouvé plusieurs traits de ce récit, dans la relation que m’a adressée depuis le savant et obligeant professeur de l’université de Catane, l’observateur qui passe une partie de sa saison d’été à la Casa inglese, M. Bartoli. Voir Sull’eruzione dell’Etna, scoppiata il 9 luglio 1892. Torino ; tip. San Giuseppe.