Les Pardaillan/XI

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Livre I
XI. Pardaillan, Galaor. Pipeau et Giboulée
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Ce Jean de Pardaillan habitait depuis près de trois années une assez belle chambre située tout en haut de l’hôtellerie de la Devinière et donnant sur la rue Saint-Denis. Nous allons voir comment et pourquoi un pauvre hère comme lui pouvait se permettre le luxe de loger à la Devinière, la première rôtisserie du quartier, renommée dans tout Paris au point que Ronsard et sa bande de poètes y venaient faire ripaille ; la Devinière, ainsi baptisée quarante ans auparavant par maître Rabelais en personne ! la Devinière, tenue par l’illustre Landry-Grégoire, fils unique et successeur de Grégoire lui-même, fameux rôtisseur.

Jean de Pardaillan, disons-nous, était un pauvre hère, un sans-le-sou.

C’était un jeune homme d’une vingtaine d’années, grand, mince, flexible comme une épée vivante.

Été comme hiver, on le voyait vêtu du même costume de velours gris ; il ne portait pas la toque, mais une sorte de chapeau rond, en feutre gris — ce genre de chapeau qu’Henri III devait plus tard mettre à la mode, et dont Pardaillan fut sans aucun doute l’inventeur. À ce chapeau s’accrochait une plume de coq rouge qui chatoyait au soleil et lui donnait crâne allure. Ses bottes en peau gris de souris, modelant la jambe fine et nerveuse, montaient aux cuisses presque jusqu’ au haut-de-chausses. Le talon soutenait des éperons formidables ; au ceinturon de cuir éraillé, éraflé, pendait une rapière démesurée, et lorsque, des éperons, l’œil montait à cette rapière, de cette rapière à la large poitrine serrée dans un pourpoint rapiécé, de la poitrine aux moustaches hérissées, des moustaches aux yeux flamboyants, et enfin des yeux au chapeau posé sur l’oreille, en bataille, les hommes gardaient de cet ensemble une impression de force qui leur inspirait instantanément un respect non dissimulé ; les femmes, une impression d’élégance et de beauté du diable, que plus d’une avait de la peine à dissimuler.

En effet, l’amour des femmes, pour un cavalier, est généralement en raison directe du respect que ce cavalier inspire aux hommes. Une belle prestance, un visage juvénile dont les yeux lancent des flammes de colère ou de passion, une attitude de matamore qui a le droit de l’être, un geste souple, sobre, expressif, des lèvres fines, un sourire très doux et très tendre sous le hérissement provocateur de la moustache : voilà ce qu’on voyait de Pardaillan. Et l’habit avait beau être fripé, vieilli, mangé par le soleil, terni par les pluies, couturé de coups d’épée, celui qui le portait n’en demeurait pas moins un type merveilleux d’élégance aisée, gracieuse avec on ne sait quoi de terrible.

Dans toute la rue Saint-Denis et dans le voisinage, dans la rue du Temple, dans la rue Saint-Antoine, dans les cabarets borgnes de la rue des Mauvais-Garçons, le chevalier de Pardaillan était connu et redouté. Plus d’un mari faisait la grimace en le voyant passer, fier comme le roi, gueux comme un truand ; mais plus d’une bourgeoise se retournait avec un sourire, et même des grandes dames soulevaient les rideaux de leur litière pour l’accompagner du regard.

Et lui, candide au fond, ne voyant rien de toute cette admiration qui lui faisait escorte, faisait résonner ses éperons et passait, le nez au vent, comme un jeune loup cherchant aventure — aventure de bataille, aventure d’amour, coups à donner ou à recevoir, grands déploiements de l’étincelante rapière, baisers furtifs, tout lui était bon !… Le guet le tenait pour un diable à quatre qu’il fallait respecter, en attendant qu’on pût l’occire en douceur ; les truands de la grande truanderie professaient pour lui une admiration sans bornes et lui avaient vainement offert le sceptre du royaume d’Argot… Cette estime des argotiers, tire-laine et autres gens pendables, pour ce jeune homme, va sans doute lui enlever celle du lecteur : nous n’y pouvons rien.

Donc, le chevalier de Pardaillan, hormis sa santé, sa force et son élégance, ne possédait rien au monde.

Ou plutôt nous nous trompons : il possédait Galaor ! il possédait Pipeau ! il possédait Giboulée !

Qu’était-ce que Galaor ? Un cheval !

Pipeau ? Un chien !

Giboulée ? Une rapière !

Comment était-il devenu possesseur et légitime propriétaire de ces trois êtres ?… car Giboulée elle-même, simple tige d’acier, devenait un être, au poing de Pardaillan, un être frétillant, rapide, vertigineux, sifflant, sonnant, ayant un véritable langage.

Il n’est pas sans intérêt de le faire savoir, d’autant que l’histoire de ces trois êtres contient avec notre récit des affinités secrètes qui se dégageront en temps et lieu.

Six mois environ avant le jour où nous avons vu Jean de Pardaillan envoyer de haut et de loin ce baiser qui révélait en lui tout un état d’âme, M. de Pardaillan, le père, avait appelé son fils.

Le vieux routier logeait dans cette hôtellerie de la Devinière depuis deux ans.

Il occupait avec son fils un étroit cabinet noir qui donnait sur une sombre cour.

— Mon fils, dit-il, je vous fais mes adieux…

— Quoi ! monsieur, vous partez donc ! s’écria le jeune homme avec un élan qui chatouilla le cœur de son père.

— Oui, mon enfant, je pars !… Toutefois, je vous propose de vous emmener avec moi…

Le jeune chevalier, qui rougissait rarement, qui pâlissait encore moins souvent, rougit et pâlit coup sur coup à cette proposition.

Le vieux Pardaillan qui l’examinait en dessous haussa imperceptiblement les épaules et reprit :

— Je vous propose de vous emmener ; mais je crois vraiment que vous feriez mieux de demeurer à Paris… Paris, mon cher, c’est la grande marmite où les sorcières font bouillir ensemble la bonne et la mauvaise fortune. Restez, mon enfant. Quelque chose me dit que dans la distribution que font les sorcières de leur marmite, c’est la bonne fortune qui vous tombera en partage… Aussi disais-je bien : je vous fais mes adieux.

— Mais, mon père ! fit Jean plus ému qu’il ne voulait le paraître, qui vous oblige à vous éloigner ?

— Une foule de choses — et d’autres encore. Que voulez-vous ? J’ai la nostalgie de la grande route. Je regrette les coups de soleil et les averses. J’étouffe dans Paris, moi. Enfin, il faut que je m’en aille !

Peut-être le vieux Pardaillan avait-il un motif plus impérieux de fuir Paris. Car il paraissait tout embarrassé.

Il se hâta de continuer :

— Au moment de nous quitter, peut-être pour toujours, car je suis bien vieux, je regrette, chevalier, de n’avoir à vous laisser que des conseils. Au moins ces conseils, qui constituent tout votre héritage, sont-ils dignes d’être précieusement observés…

Jean ne put retenir une larme qui roula sur ses joues…

— Eh quoi ! vous pleurez, chevalier ! Cela me chagrine vraiment. Réservez vos larmes pour des malheurs qui vous atteindraient plus directement. Je m’en vais, mon cher fils ; mais je puis me vanter d’avoir fait de vous un homme capable de lutter contre cette chose perverse et maléficieuse qu’on appelle la vie. Vous êtes un escrimeur accompli, et il n’y a pas un maître d’armes dans tout le royaume capable de parer les bottes que je vous ai enseignées : œil d’acier, poignet infatigable, sang-froid, courage, rien ne vous manque. Dans les seize ans qui viennent de s’écouler, je vous ai emmené avec moi ; et soit sur mon cheval, soit sur mon dos quand vous étiez petit ; soit sur vos jambes ou sur la monture que vous procurait le hasard, quand vous étiez adolescent, vous avez parcouru en tous sens les pays de France, de Bourgogne, de Provence et de langue d’oc et de la langue d’oïl. Vous avez donc appris les choses les plus difficiles qui soient : savoir dormir sur la dure, avec la selle sous la tête ; savoir se coucher sans manger ; avoir froid et chaud indifféremment, sourire au soleil et rire à la pluie ; saluer le vent d’orage qui s’engouffre sous le manteau ; avoir soif, avoir faim… oui, vous savez tout cela, mon fils, et c’est pourquoi vous êtes bâti de fer et d’acier !

Le vieux Pardaillan regarda une minute son fils avec une orgueilleuse admiration.

Puis il reprit :

— Et pourtant, vous eussiez pu vivre heureux et tranquille, me succéder dans un bon emploi, au sein de la richesse et de la prospérité, sous un maître noble comme le roi, plus riche que le roi !… Un crime a décidé autrement de ma destinée et de la vôtre.

— Un crime, mon père ! s’écria Jean tout palpitant.

— Un crime ou un acte imbécile : c’est tout un. Et c’est moi qui le commis…

— Vous ! Impossible ! Vous, le cœur le plus tendre…

— Ta… ta… ta… mon fils ! Comme vous y allez ! Par Pilate et Barabbas ! Écoutez. Après une existence de routier, de hère, de sacripant, de malandrin, pour tout dire, j’avais donc fini par trouver la tranquillité : bombance, bons vins et le reste ; tout ce qui constitue l’honnêteté de la vie. J’eusse dû m’y tenir, surtout pour vous, mon fils… Mais, un jour, mon maître me donna une petite commission des plus faciles : enlever une petite effrontée d’enfant au maillot. Je le fis et reçus en récompense un diamant qui valait bien trois mille écus. J’eus promesse du double si je gardais la petite… Je ne vous parle pas d’une autre clause du traité, que j’étais décidé dès la première minute à ne pas tenir…

-Eh bien, mon père ?

-Eh bien, je fis la sottise de prêter l’oreille à je ne sais quelle absurde voix qui murmurait je ne sais plus trop quoi dans mon cœur. Bref, je rendis l’enfant ! Et criminel jusqu’au bout, j’offris le diamant à la mère. Résultat : seize nouvelles années de vie errante pour moi — et pour vous, la misère !…

— Le nom de cette mère ? Le nom du maître qui vous donnait de ces commissions ?…

— Le secret n’est pas à moi, mon fils… Je continue. Grâce à ce crime, vous êtes pauvre comme Job ne le fut jamais. Là, d’ailleurs, s’arrête votre ressemblance avec ce saint homme si pieux, si continent, si chaste.

Jean rougit un peu. M. de Pardaillan père, après une minute de rêverie, continua :

— Maintenant, chevalier, écoutez ce que j’avais à vous dire… Écoutez, s’il vous plaît, de tout votre cœur, et recueillez l’héritage de mes bons et loyaux conseils… Les voici…

Jean ouvrit ses oreilles toutes grandes et s’apprêta à recueillir pieusement ce qu’il considérait dès lors comme l’héritage paternel.

— Premièrement, dit le vieux routier, méfiez-vous des hommes. Il n’en est pas un qui vaille beaucoup plus que la vieille corde qui devrait le pendre. Si vous voyez quelqu’un se noyer, tirez-lui votre chapeau et passez. Si vous apercevez des truands qui attaquent un bourgeois à un coin de rue, tirez sur l’autre coin. Si quelqu’un se dit votre ami, demandez-vous aussitôt quel mal il vous souhaite. Si un homme déclare qu’il vous veut du bien, mettez une cotte de mailles. Si on vous appelle à l’aide, bouchez-vous les deux oreilles… Me promettez-vous de ne pas oublier ces paroles ?

— Je vous le promets, monsieur… Ensuite ?

— Deuxièmement, méfiez-vous des femmes. La plus douce cache une furie. Leurs cheveux fins sont des serpents qui enlacent et étouffent. Leurs yeux poignardent. Leur sourire empoisonne. Vous m’entendez bien, mon fils ? Ayez des femmes tant qu’il vous plaira. Bâti comme vous l’êtes, vous n’en manquerez pas. Mais ne vous donnez à aucune, si vous ne voulez flétrir votre vie, si vous ne voulez périr accablé par les mensonges et les trahisons. Méfiez-vous des femmes, chevalier !

— Je vous le promets, monsieur. Ensuite ?…

— Troisièmement, méfiez-vous de vous-même. Ah ! surtout de vous-même ! Écartez violemment dès le début de votre vie, les mauvais conseils de miséricorde, d’amour et de pitié, tous les pièges que votre cœur ne manquera pas de vous tendre. C’est l’affaire de quelques années. Très facilement, avec un peu de bonne volonté, vous deviendrez comme les autres hommes : dur, impitoyable, égoïste, et alors vous serez solidement armé. M’avez-vous bien entendu ?

— Oui, mon père, et je vous promets de m’exercer de mon mieux.

— Bon ! Je pars donc tranquille. Je vous laisse Giboulée, ajouta Pardaillan, qui jeta un regard caressant sur une longue rapière accrochée au mur.

Il la prit et ceignit lui-même le cuir verni autour des reins de son fils.

— Là ! Vous voilà chevalier pour de bon, maintenant !

Et avec le ton d’un roi armant un chevalier, il prononça la formule, mais en la modifiant ainsi :

— Soyez fort contre vous-même, fort contre les femmes, fort contre les hommes ! Giboulée vous aidera. C’est un ami qui ne trahira pas, une maîtresse à jamais fidèle… Adieu, mon fils, adieu…

— Mon père ! Mon père ! s’écria Jean hors de lui, le nom de cette mère à qui vous avez rendu sa fille ! Le nom de votre ancien maître !…

— Chevalier, dit gravement le vieux routier, ce n’est pas mon secret, vous dis-je !

Jean comprit que la résolution de son père était immuable.

Il n’insista donc pas et se contenta d’accompagner le vieux routier jusqu’au-dehors de Paris, lui à pied, M. de Pardaillan père à cheval.

Quand ils furent arrivés loin de Paris, au village de Montmartre, Pardaillan mit pied à terre, embrassa son fils en le serrant tendrement sur sa poitrine, puis, se remettant en selle, s’éloigna au galop…

Jean pleura beaucoup, et, le chagrin l’emportant, oublia très vite ce détail de ces deux noms que son père avait emportés avec lui, au loin.

Ce fut ainsi qu’il demeura seul au monde, et qu’il acquit Giboulée.

Une quinzaine de jours après le départ de son père, le chevalier de Pardaillan se promenait un soir, tout mélancolique, sur les bords de la Seine, lorsqu’il vit une bande de gamins lier les pattes à un pauvre chien avec l’intention évidente de le noyer.

Fondre sur la bande, la disperser à coups de taloches, délier la malheureuse bête fut, pour le chevalier, l’affaire d’un instant.

« Bon ! pensa-t-il, monsieur mon père m’a recommandé de laisser se noyer les hommes, mais non les chiens. Je ne lui désobéis donc pas… »

Inutile d’ajouter que l’animal ainsi sauvé s’attacha à son libérateur et le suivit pas à pas lorsqu’il s’en alla.

Pardaillan, qui avait déjà beaucoup de mal à se nourrir lui-même, voulut le renvoyer. Mais le chien se coucha à ses pieds, les pattes croisées l’une sur l’autre, et le regarda avec des yeux si bons et si implorants que le chevalier l’emmena à l’auberge de la Devinière.

Au bout de trois mois, Pardaillan connaissait le fort et le faible de son chien.

Il l’avait appelé Pipeau.

Pourquoi Pipeau ? Nous l’ignorons. Nous nous sommes engagé à raconter une histoire, mais non à rechercher l’étymologie des noms de tous nos personnages.

Pipeau était un chien berger à poil roux ébouriffé, ni beau ni laid, mais d’une jolie ligne, et surtout admirable par l’intelligence et la mansuétude de ses yeux bruns. Il possédait une mâchoire à briser du fer ; il était un peu fou, aimait à courir frénétiquement aux moineaux, fonçant tête baissée, renversant tout sur son passage, et l’air très étonné, quand il s’arrêtait, que les moineaux ne l’eussent pas attendu.



Note[modifier]




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C’était un chien gourmand, voleur, pipeur, paillard et menteur — cette dernière épithète ne surprendra personne, car chacun sait que le chiens parlent et il ne s’agit que de savoir les comprendre —, mais Pipeau, parmi tant de défauts, possédait une qualité ; il était brave ; et quant au dévouement, c’était la perle des chiens, c’est-à-dire des êtres les plus dévoués de la création.

Le soir où il rentra à l’auberge accompagné de Pipeau, c’est-à-dire une quinzaine après le départ si étrange de son père, Pardaillan monta tristement à son pauvre cabinet noir et jeta un regard navré sur la tristesse de ce gîte sans air et sans lumière.

— Il n’est pas possible, grommela-t-il, que j’habite plus longtemps ce taudis. J’y mourrais, maintenant que M. de Pardaillan n’est plus là pour l’égayer. Par Pilate et Barabbas, comme disait mon père ! il me faut une chambre logeable. Oui, mais où la trouver ?

Comme il réfléchissait ainsi, il s’aperçut que la porte qui faisait vis-à-vis à la sienne était entrouverte.

Il y alla aussitôt, la poussa doucement, et passa la tête. Il n’y avait personne dans la chambre, belle grande pièce, ornée d’un bon lit, de plusieurs chaises, et même d’une table, d’un fauteuil.

« Voilà mon affaire ! » se dit Pardaillan.

Il ouvrit la fenêtre : elle donnait sur la rue Saint-Denis.

« Vue agréable, continua Pardaillan, saine et capable d’inspirer de bonnes idées. »

Il allait retirer sa tête lorsque, ses yeux s’étant portés sur la maison d’en face, plus basse que l’hôtellerie, il vit, à une fenêtre qui s’ouvrait sur le toit de cette maison, un objet qui lui arracha un cri de surprise et d’admiration : c’était une tête de jeune fille, si belle, avec ses cheveux d’un blond d’or, et l’air si doux, si candide et si fier que Pardaillan crut avoir entrevu un être paradisiaque. Et que fut-ce lorsque, au bout de quelques instants, il reconnut une jeune fille rencontrée plusieurs fois dans la rue Saint-Denis !…

Au cri qu’il avait poussé, elle leva la tête, rougit, ferma la fenêtre et disparut.

Mais Pardaillan demeura une heure à la même place, et il y fût demeuré plus longtemps encore si une voix ne l’avait subitement arraché à sa contemplation. Il se retourna en fronçant le sourcil et se vit en présence de maître Landry Grégoire, successeur de son père, propriétaire actuel de l’hôtellerie de la Devinière.

Maître Landry avait été dans son enfance un être chétif et si court sur jambes que les clients de la rôtisserie l’avaient surnommé Landry Cul de Lampe. Au fur et à mesure qu’il avait avancé en âge, au lieu de pousser en hauteur, il s’était développé en largeur. Il avait gagné en rotondité ce que les autres gagnent en taille. Il en était résulté que vers la quarantaine, c’est-à-dire vers l’époque où nous le présentons à nos lecteurs, maître Landry apparaissait au regard étonné comme une sorte de boule placée en équilibre sur deux masses charnues et surmontée d’une tête en pain de sucre percée de deux petits yeux craintifs, méfiants, fouilleurs et sournois.

— Je venais justement chez vous, monsieur le chevalier, dit maître Landry en faisant des efforts inutiles pour s’incliner.

— Eh bien, vous y êtes ! fit Pardaillan en s’installant dans le fauteuil.

— Comment, j’y suis ! bégaya Landry Grégoire qui fut pris d’un pressentiment douloureux.

— Mais oui, j’ai changé de logis : à partir de ce soir, je m’installe ici.

Maître Grégoire devint cramoisi, comme s’il allait avoir une attaque d’apoplexie.

— Monsieur, dit-il en puisant dans la conscience de son droit l’énergie nécessaire, je venais vous dire qu’il m’est impossible de continuer à vous loger dans le cabinet noir…

— Vous voyez bien ! Nous sommes d’accord, observa le chevalier avec un grand sang-froid.

— À plus forte raison, poursuivit Grégoire exaspéré, ne puis-je vous céder cette chambre qui vaut ses cinquante écus par an. Il est temps que je parle, monsieur le chevalier… Lorsque monsieur votre père me fit l’honneur de venir loger chez moi, voici deux ans de cela, il promit de me payer régulièrement. Je patientai six mois, c’est-à-dire cinq mois de plus que n’eût fait aucun de mes confrères…

— Ceci vous honore grandement, maître Landry.

— Oui, mais cela ne m’enrichit guère ! Au bout de six mois, donc, n’ayant pas encore reçu un denier, je me présentai à monsieur votre père, et le priai de me payer l’arriéré…

— Et que fit mon vénérable père ? Il vous paya, je pense ?

— Il me rossa, monsieur ! dit Landry avec une majestueuse indignation.

— Et dès lors, vous fûtes convaincu de l’impertinence qu’il y a à réclamer de l’argent à un honorable gentilhomme ?

— Oui, monsieur, dit simplement le maître de la Devinière. Mais je dois dire que monsieur votre père me rendait quelques services. Il protégeait ma rôtisserie, et n’avait pas son pareil pour prendre un ivrogne par les reins et le jeter à la rue.

— En ce cas, c’est vous qui lui redevez, maître Landry. N’importe, je vous fais crédit.

Landry, qui était déjà cramoisi, devint violet. Il souffla pendant deux minutes. Puis il reprit :

— Trêve de plaisanterie, monsieur.

— Que voulez-vous donc ? Expliquez-vous, que diable !

— Monsieur, je veux que vous vous en alliez, à moins que vous ne puissiez me payer les deux ans d’arriérés que vous me devez, vous et monsieur votre père !

— Est-ce votre dernier mot, maître ? fit paisiblement Pardaillan.

Enhardi par la douceur du jeune homme, l’aubergiste répondit avec énergie :

— Mon dernier mot. J’entends que dès demain le cabinet soit libre !

Tranquillement, le chevalier passa dans son logis, prit dans un coin un bâton court, le même qui avait servi à son père, saisit Landry par l’une des courtes nageoires qui lui servaient de bras, leva le bâton et le laissa retomber sur l’échine de l’aubergiste.

— Un bon fils doit imiter les vertus de son père, dit-il ; mon père vous a rossé : mon devoir est de vous rosser !…

Et Pardaillan se mit, en effet, à rosser maître Grégoire avec une conscience qui prouvait qu’il ne savait rien faire à demi. L’aubergiste poussa des hurlements effroyables, et ses clameurs retentirent dans toute la maison.

Bientôt sa femme accourut, et derrière elle les garçons, les servantes, armés de lardoires, de balais, criant, vociférant : « Au feu ! Au meurtre ! Au truand ! » et autres appels semblables qui ne dérangeaient personne, vu leur fréquence.

Les voisins supposèrent qu’on tuait un huguenot, voilà tout. Mais les gens de la maison ne s’y trompèrent pas.

En un instant, la chambre fut envahie par les domestiques.

Alors, Pardaillan poussa le malheureux Grégoire vers la fenêtre qu’il ouvrit toute grande, le saisit, le harponna solidement, le passa à travers la fenêtre, et, les bras tendus, le tint suspendu dans le vide.

— Dehors, vous autres ! dit-il de sa voix calme et mordante, dehors, ou je le laisse tomber !…

— Allez-vous-en !… allez-vous-en !… gémit l’aubergiste plus mort que vif.

Il y eut une retraite précipitée des domestiques. Seule, Mme Landry demeura, et il faut dire qu’elle ne semblait pas effarée outre mesure de la périlleuse situation où se trouvait, son mari.

— Grâce, monsieur le chevalier ! murmura Landry d’une voix éteinte.

— Nous sommes d’accord, n’est-ce pas ? Plus de ces demandes intempestives ?…

— Jamais ! Jamais !

— Et je pourrai habiter cette chambre ?

— Oui, oui !… Mais rentrez-moi, pour l’amour de la Vierge !… Je meurs !…

Le chevalier, sans se presser, réintégra l’aubergiste dans la chambre, et l’assit presque évanoui dans le fauteuil où Mme Landry s’empressa de lui bassiner les tempes avec du vinaigre.

— Ah ! monsieur le chevalier, dit-elle avec un regard qui n’avait rien de trop sévère, quelle peur vous m’avez faite ! Si pourtant vous aviez laissé tomber le pauvre cher homme… Il se fût tué sur le coup…

— Impossible…

— Sans aucun doute, mon cher ! Vous fussiez tombé sur le ventre et vous eussiez rebondi sans vous faire mal, comme la balle d’une fronde…

Landry fut tellement stupéfait de l’explication qu’il acheva de s’évanouir.

Lorsqu’il revint à lui, il eut avec le chevalier de Pardaillan une explication, à la suite de laquelle il fut convenu que la belle chambre demeurerait le logis du jeune homme, et que même il pourrait prendre ses repas du soir dans la rôtisserie, à condition qu’il continuât le genre de services qu’avait rendus son père.

Ce à quoi le chevalier s’engagea d’honneur.

Et ce fut ainsi que la paix fut signée entre maître Landry Grégoire et l’aventurier.

Nous avons donc expliqué comment il se faisait que, si pauvre, Pardaillan fût logé, et bien logé, dans une des meilleures auberges de Paris. Ayant raconté comment il avait hérité de Giboulée, comment il avait acquis Pipeau et conquis son logis, il nous reste à dire comment il était devenu le maître de Galaor.

Un soir, le chevalier de Pardaillan sortait d’un bouge de la rue des Francs-Bourgeois où il venait de boire avec quelques truands de ses amis force mesure d’hypocras. Il était à peu près ivre. C’est-à-dire que sa fine moustache se hérissait plus que jamais, et que Giboulée en bataille derrière les mollets occupait toute la largeur de l’étroite rue. Il chantait un sonnet à la mode, que maître Ronsard[1] avait fait, disait-on, pour une puissante princesse.

Quand vous serez bien vieille, au soir, à la chandelle

Assise au coin du feu, devisant et filant,

Direz, chantant mes vers, et vous émerveillant :

— « Ronsard me célébrait du temps que j’étais belle !… »

— Par Pilate et Barabbas ! grommela le chevalier en débouchant dans la rue de la Tixeranderie. Est-ce que, vraiment, je serai amoureux ?… Hum ! méfie-toi des femmes !… Oh ! les sages conseils de M. de Pardaillan, mon père, où êtes-vous ?…

Et il entama d’une belle voix juste et chaude le deuxième quatrain du tant joli sonnet :

Lors, vous n’aurez servante oyant cette merveille

Déjà sous le labeur à demi sommeillant,

Qui, au bruit de mon nom ne s’aille réveillant,

Bénissant votre nom de louange immortelle.

— Leurs cheveux fins sont comme des couleuvres qui étouffent ! continua Pardaillan à demi-voix. Leur sourire empoisonne. Tudiable ! et leurs yeux ?… Ah ! ses yeux, à elle !… Méfie-toi des femmes !…

Et les deux tercets — ou tiercets, comme on disait alors — s’envolèrent en un rythme à la fois ironique et mélancolique :

Je serai sous la terre, et, fantôme sans os,

Par les ombres myrteux je prendrai mon repos,

Vous serez au foyer une vieille accroupie,

Regrettant mon amour et votre fier dédain !

Vivez, si m’en croyez, n’attendez à demain :

Cueillez dès aujourd’hui les roses de la vie !…

— Hum ! puissé-je être étripé si ce n’est là la plus jolie chute de sonnet qui soit jamais !…

— Au meurtre ! au truand ! cria une voix dans le lointain.

— Holà ! fit Pardaillan, voilà un monsieur qui m’a tout l’air de s’en aller prendre son repos par les ombres myrteux !…

— À l’aide ! Au guet ! clama la voix — une voix de vieillard, semblait-il.

— Or çà, disait Pardaillan, les cris viennent de la rue Saint-Antoine : d’après les conseils de mon père, je dois tourner les talons et gagner la Devinière. Ainsi fais-je, il me semble !

Dès le premier appel, le jeune chevalier s’était d’ailleurs mis à courir avec la souplesse et l’agilité d’un homme qui a passé son adolescence à grimper aux arbres, à escalader les rochers, à traverser les torrents à la nage, et qui, plus d’une fois, avait dû demander son salut à ses jambes, devant quelque ennemi trop nombreux.

Il ne tarda pas à arriver rue Saint-Antoine.

— Tiens, fit-il, j’aurais pourtant juré que j’avais tourné vers la rue Saint-Denis !…

Là, il aperçut deux hommes que serraient de près une dizaine de truands. Tous les deux étaient à cheval. L’un d’eux tenait en main une troisième monture toute sellée. C’était un vieillard, vêtu comme un serviteur de grande maison. C’était lui qui criait :


— Au meurtre ! Au feu ! Au guet !

Mais les truands, sachant bien que personne n’interviendrait et que le guet, en entendant les cris, s’écarterait prudemment, ne s’occupaient pas du vieux, et entouraient l’autre cavalier qui, sans prononcer une parole, se défendait énergiquement, à preuve les deux francs-bourgeois qui étaient étendus sur la chaussée, le crâne fracassé.

Cependant cet homme, si vigoureux et si courageux qu’il fût, allait succomber.

Ses assaillants l’avaient acculé dans une encoignure et cherchaient à le désarçonner.

— Tenez bon, monsieur ! cria tout à coup une voix calme et plutôt railleuse, on vient à vous !…

En même temps, Pardaillan surgit dans la mêlée et commença à faire pleuvoir sur les truands une grêle de coups. Il n’avait pas dégainé la fameuse Giboulée ; mais saisissant par le cou les deux premiers de la bande qui lui tombèrent sous la main, il les rapprocha l’un de l’autre, d’un irrésistible et rapide mouvement ; les deux faces se heurtèrent, les deux nez commencèrent à saigner ; alors, par un mouvement inverse, Pardaillan les sépara, les poussa l’un à droite, l’autre à gauche, les lança, pareils à une double catapulte ; chacun des truands alla rouler à dix pas, entraînant dans sa chute deux ou trois de ses camarades, et aussitôt le chevalier se plaça devant l’inconnu assailli, et d’un geste large, tira la flamboyante Giboulée…

Les truands furent-ils épouvantés de la manœuvre et de la force musculaire qu’elle prouvait ?

Reconnurent-ils Pardaillan, qui avait parmi eux une réputation de tranche-montagne ?

Toujours est-il qu’il se fit parmi eux un mouvement de retraite silencieuse et précipitée ; en un instant, tous avaient disparu, emportant leurs blessés, comme des fantômes qui s’évanouissaient dans la nuit.

— Par la mordieu, mon brave ! s’écria alors le cavalier inconnu, vous m’avez sauvé la vie !

Le chevalier de Pardaillan rengaina froidement son épée, souleva son chapeau, et dit :

— Savez-vous, monsieur, ce que je viens de faire ?

— Eh ! par le diable ! Vous venez de me sauver, vous dis-je ! Tudieu ! quel poignet ! quels rudes coups !…

— Non, monsieur, dit Pardaillan avec le même flegme, je viens de commettre un crime.

— Un crime ? Çà ! plaisantez-vous ? s’écria le cavalier stupéfait.

— Non pas : j’ai désobéi au vœu formel de mon père. Et je crains bien qu’il ne m’en arrive malheur.

Ces derniers mots furent prononcés d’un ton glacial qui firent frissonner l’inconnu.

— En tout cas, reprit-il, vous m’avez rendu un fier service. Que puis-je pour vous ?…

— Rien !

— Acceptez au moins en souvenir de cette rencontre la monture que mon domestique tient en main. Galaor est le meilleur cheval de mes écuries. Et puis, il a un nom qui vous plaira, puisque vous vous conduisez en véritable Galaor.

— Soit ! J’accepte le cheval ! répondit Pardaillan avec le ton et le geste d’un roi acceptant l’hommage d’un sujet.

Et avec la légèreté d’un cavalier qui, dès cinq ans, avait chevauché par monts et par vaux, il sauta sur Galaor.

L’inconnu fit de la main un signe d’adieu et s’éloigna en homme pressé.

Au moment où le vieux serviteur se disposait à suivre son maître à distance respectueuse, Pardaillan s’approcha de lui, et lui demanda à voix basse :

— Y a-t-il inconvénient à ce que je sache le nom de ce seigneur pour qui j’ai commis le crime de désobéir au vœu de mon père ?…

— Aucun, monsieur, fit le vieillard étonné.

— Alors, ce cavalier ?

— C’est Monseigneur Henri de Montmorency, maréchal de Damville…

  1. Pierre de Ronsard, Sonnets pour Hélène, XLIII (second livre).