Des couples/3

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(Redirigé depuis Les Époux Dumouchel)
Des couplesErnest Kolb, éditeur (p. 125-205).

LES ÉPOUX DUMOUCHEL


I


À l’âge de trente-cinq ans, François Dumouchel, employé à la mairie de Rouen, bureau des décès, résolut d’épouser Mlle Berthe Chemin, fille d’un officier mort peu d’années auparavant. Le père Chemin, capitaine-trésorier, « ce bout de Chemin », comme l’appelaient les soldats à cause de l’exiguïté de sa taille, s’était tué au moment où certaines erreurs, commises par lui dans sa gestion, allaient devenir publiques.

Dumouchel ignorait ce détail. Fils d’épicier, il jugea que son entrée dans la famille d’un militaire lui attirerait une considération appréciable, malgré l’absence de dot de la jeune fille. Il ne manqua pas de faire valoir son désintéressement.

— Mon père m’a laissé 2 200 francs de revenu, déclara-t-il à Mlle Roussel, une tante âgée qui avait recueilli Berthe ; en outre, mes émoluments se montent à 1 800 francs. C’est peu, mais enfin c’est assez pour que je me permette de me marier à ma guise.

Tout au plus prit-il des renseignements précis sur la fortune de la vieille demoiselle et sur l’état précaire de sa santé.

Le ménage Dumouchel loua, cité Jeanne d’Arc, un peu en dehors de la ville, une petite maison pourvue d’un lambeau de jardin.

Là ils entamèrent une longue série d’années tranquilles et uniformes. François, gros homme apoplectique, au visage bouffi, aux yeux éteints, à la barbe rare et poussant par places comme du gazon mal semé, avait une nature molle, sujette à des colères violentes. Berthe, de tempérament plus nerveux, de race moins grossière, attirait les regards par sa taille souple, une jolie bouche ornée de dents blanches, et un vilain nez de dimensions trop fortes.

— Au début, les caractères se choquèrent, des querelles eurent lieu. Puis cela s’apaisa, on en vint aux concessions, les aspérités s’aplanirent. Tous deux très égoïstes, avides de bien-être, ils se firent au foyer une place respective. Chacun eut ses attributions, son autorité, ses droits particuliers, de même que chacun posséda son fauteuil au coin du feu. Après quelques tâtonnements, ils s’installèrent dans leurs habitudes et s’y pelotonnèrent, à l’exemple du chien qui piétine, tournoie, s’arrondit et se couche définitivement. Une fois couchés, ils ne bougèrent plus.

Leur budget fut établi d’une façon irrévocable, tant pour la bonne, tant pour la cuisine, tant pour, l’habillement, tant pour les faux frais. On n’aborda pas le chapitre des économies. Sans en parler, ils comptaient sur le proche héritage de Mlle Roussel, dont l’avoir s’élevait à 53 000 francs.

D’une parcimonie tâtillonne pour tout ce qui n’était pas prévu dans leurs calculs, ils s’en tinrent si rigoureusement aux chiffres fixés, que leurs dépenses annuelles ne variaient pas.

Du reste, les occupations de M. Dumouchel les contraignaient à une existence régulière. Leur vie s’organisa d’elle-même et, comme une machine bien agencée, fonctionna sans secousses ni imprévu. Des habitudes nombreuses, puissantes, irrésistibles, en devinrent les rouages indispensables. Chaque jour eut son lot, à chaque heure échut sa part nettement déterminée.

En semaine on mangeait, à neuf heures, un fort déjeuner dont le menu changeait à peine, puis on descendait en ville, François à la mairie et Berthe au marché. À midi et demi, François avalait un morceau de pain et de fromage. À quatre heures, au sortir de son bureau, il remontait la rue de la République et entrait au café de la place Beauvoisine où se réunissaient quelques-uns de ses amis. Sa pipe finie, sa consommation lentement dégustée, il atteignait par la rue Bihorel la cité Jeanne-d’Arc. Après le dîner, madame tapissait, monsieur fumait en lisant son journal de la première ligne à la dernière. Puis on jouait une partie de besigue et l’on se couchait.

Le samedi amenait une variante à ce programme. Le soir, le ménage Dumouchel recevait ses intimes. Ceux-ci partis, les époux se retiraient dans leur chambre, se déshabillaient et faisaient l’amour, puis ils se tournaient le dos et s’endormaient.

L’entretien du jardin, la grand’messe, la promenade au square Solférino ou à la Bourse, suivant l’endroit où se tenait la musique militaire, remplissaient les dimanches.

Et chaque semaine recommençait identique, et les mois s’ajoutaient aux mois sans rien de nouveau. Une excursion tous les printemps à Pont-de-l’Arche, chez les Domer, un voyage à Dieppe, deux changements de cuisinière, une augmentation de traitement, trois brouilles suivies de trois réconciliations avec la tante Roussel dont l’âge altérait l’humeur, une entorse de Dumouchel, et, dans les dernières années, l’adoption d’une chatte trouvée à leur porte, marquèrent seuls cette période.

L’aisance où ils vieillissaient les engourdit. Elle glaça leur cœur, elle les rendit mauvais, impitoyables pour les misérables, féroces pour tous ceux qui troublaient leur existence. Ils croupirent auprès de leur chatte Mousseline, comme elle gras, béats, insouciants. Ils devinrent les esclaves de leurs tics. Leurs manies firent partie d’eux-mêmes comme leurs bras et leurs jambes.

Accoutumés à ce geste, à cette commodité, à ce meuble, à ce quartier, à cette tournure de phrase, ils n’en pouvaient imaginer d’autres. Une modification leur paraissait impossible. Ce ne fut plus des êtres libres, voulant, se conduisant selon leur fantaisie, tentant de réaliser leurs rêves, mais des automates merveilleusement articulés. Ils semblaient obéir à un mécanisme, ingénieux, remonté chaque jour, et qui, à telle heure, à telle minute, les forçait à accomplir tel acte, à ruminer telle idée, à prononcer telle parole.

À la longue, les particularités de tempérament ou de caractère qui les différenciaient s’affaiblirent, des habitudes semblables, contractées et développées en commun, les pétrirent, les façonnèrent, les harmonisèrent au moral et au physique. L’un devint moins sanguin, l’autre moins nerveux. François maigrit. Berthe grossit. Le son de leurs voix se rapprocha. Ils marchaient de même façon.

Ils ne connurent ni grandes joies ni grandes douleurs. Cependant le manque d’enfant leur causait une sorte de regret. Du moins s’en plaignaient-ils souvent :

— Qu’il nous vienne un mioche, disait François, et nous serons tout à fait heureux.

D’une piété extérieure très démonstrative, ils allèrent à Bon-Secours prier la Vierge Marie d’exaucer leurs vœux. Devant le monde ils affichaient un chagrin exagéré, sans trop savoir pourquoi. Entre eux ce sujet fournissait un aliment constant à la conversation. À tout moment Dumouchel exhalait un soupir :

— Hein ! ma bonne, un bébé, un petit bonhomme de rien du tout, comme ça animerait la maison !

En réalité, à force d’exprimer ce désir, ils avaient fini par l’éprouver.

Telle fut leur vie pendant quinze ans.

II


Les Dumouchel recevaient.

Le salon se trouvait à droite de l’entrée. Deux candélabres et une lampe que surmontait un globe habillé d’une dentelle rose, éclairaient la pièce. Sur la cheminée s’alignaient une paire de vases en porcelaine bleue et une pendule dorée. Une étagère d’acajou, accrochée dans un coin, portait une botte en coquillages, une poule couveuse en porcelaine, accroupie sur un nid jaune, et différents bibelots du même genre. Les sièges et les rideaux étaient en reps vert. Des carrés de guipure recouvraient les dossiers et de petits tapis s’étendaient devant les chaises.

Au mur pendaient deux gravures mythologiques. François les prisait fort. Il les montrait à ses invités.

— Regardez-moi ça, mon cher, hein ? qu’estce que vous en dites ? Eh bien, j’ai déniché ça au Clos Saint-Marc, chez un brocanteur. Devinez combien ?… Et puis, vous savez, authentiques… garanties authentiques, ajoutait-il en appuyant sur ce terme, sans savoir au juste ce qu’il entendait par cette authenticité.

À huit heures et demie précises, Mlle Roussel survint, la première suivant l’usage. Sa santé, raffermie par miracle, décourageait les époux. Ils s’en informèrent anxieusement, espérant toujours que la vieille fille se plaindrait d’un malaise. Mais, très gaillarde, elle se débarrassa de son manteau, gagna son fauteuil accoutumé, et répondit :

— Ça va bien, je suis enchantée de moi… J’avais encore quelques rhumatismes, ils s’en vont.

Et l’on parla de ce sujet qui les intéressait tous à un égal degré.

Au moment où Dumouchel s’écriait avec un dépit à peine dissimulé : « Allez, ma tante, vous nous enterrerez tous… » la bonne annonça :

— M. Renaud et sa dame, M. Turpin.

Ils arrivaient toujours ensemble, les Renaud, anciens quincailliers de la rue Grand-Pont, habitant la même maison que Turpin, leur ex-associé. Les mauvaises langues interprétaient mal cette intimité.

« M. Lamare, Aristide, lieutenant de gendarmerie en retraite, » mugit un homme de haute taille, en se présentant l’air souriant et satisfait.

Il ne manquait jamais cette plaisanterie, le beau Lamare, comme on l’appelait. Vingt ans auparavant, le lieutenant Lamare avait enlevé une dame Rivol, connue à Rouen pour ses débordements. Obligé de démissionner, il vécut aux frais de sa maîtresse, qui, en mourant, lui laissa quelques rentes. Cette aventure, bien qu’unique en son existence, lui valait une réputation de don Juan.

Nul ne savait qu’après la mort de la dame Rivol un accident fâcheux avait privé le gendarme de ses moyens et rendu ses hommages forcément inoffensifs.

Auprès de Berthe, le beau Lamare se posait en soupirant éconduit. Ouvertement il se plaignait de ses rigueurs.

— Mes compliments, Dumouchel, s’exclamait-il, vous avez une perle. Sa vertu me déroute.

Cette cour, qui se bornait à quelques déclarations platoniques, exprimées en termes prétentieux, gonflait d’aise les deux époux.

L’arrivée de Mlle Bouquet, professeur de piano, de M. Lormier, gardien du cimetière Monumental, et de sa dame, marchande de fleurs et de couronnes mortuaires, compléta la société habituelle du samedi.

D’abord la conversation traîna. Chacun parlait de soi, de ses petites affaires, de ses ennuis. Mais Dumouchel interpella Lormier : « Eh bien, quoi de neuf en ville ? » et les visages s’animèrent.

Par suite de leurs fonctions qui les mettaient en rapport avec les domestiques, avec les cochers de maître et les cochers de fiacre, les Lormier connaissaient les événements les plus récents. Ils donnèrent des détails curieux sur la mort mystérieuse du général Rossignol, tué en réalité par le mari de sa maîtresse, le baron de X… Puis ils racontèrent la conduite légère de la jolie Mme Berchon. Et tout le monde bava sur la malheureuse, on la déshabilla, on blâma sa mise excentrique et ses allures évaporées.

— À propos, interrompit-on, de quelle famille est-elle ?

On se tourna vers Berthe. Elle était ferrée sur ces sortes de questions. Elle débrouillait les généalogies les plus compliquées, trouvait entre deux personnes des parentés quelles ignoraient elles-mêmes, savait les noms et les petits noms des conjoints, leur âge exact, la date de leur mariage, le chiffre de leurs dots et celui de leurs espérances.

Elle répondit sans sourciller :

— C’est une demoiselle Levasseur, des Levasseur, Vatinel et Cie, fabricants de bretelles à Darnétal. Elle est cousine germaine des Bouju-Vossard, filateurs, la sœur de sa mère, une demoiselle Vossard, ayant épousé un monsieur Bouju. Elle a apporté 150 000 francs et une ferme à la Neuville.

Ce point éclairci, à la grande admiration de François, que stupéfiait toujours la mémoire de sa femme, les Dumouchel supplièrent Mlle Bouquet de toucher un peu de piano. Après quelques façons, elle se rendit à leurs instances.

Cet inévitable intermède, que la pianiste allongeait sans pitié, torturait les invités, mais donnait à la réunion une couleur artistique qui flattait leur amour-propre. Ils écoutèrent religieusement.

Enfin on débarrassa la table et l’on commença un trente-et-un. Ces parties engendraient une gaîté générale. C’était un feu roulant de traits d’esprit, une bataille à coups de vieux calembours et de plaisanteries connues. Chacun n’en convoitait pas moins avidement les neuf sous qui formaient l’enjeu.

Seule Berthe ne jouait jamais. Maîtresse de maison, elle s’acquittait de son rôle avec conscience. Elle allait de l’un à l’autre, conseillait, s’occupait de sa tante, potinait d’un ton confidentiel.

Ce soir-là, elle montrait par moments une verve, un entrain si endiablé que Turpin s’écria galamment :

— En vérité, vous rajeunissez !

Puis des tristesses subites l’abattaient, et elle s’asseyait à l’écart sans un mot.

On remarqua ces inégalités d’humeur, et on la pressa de s’expliquer. Elle se défendit :

— Mais je n’ai rien, je vous assure que je n’ai rien.

— Allons donc, riposta le beau Lamare, vous avez un secret. Venez près de moi que je vous confesse.

Ils causèrent à voix basse et soudain, pendant le silence qui soulignait un coup décisif, on entendit le beau Lamare soupirer :

— Je suis pincé. Vous avez enchaîné le vagabond !

Les rires éclatèrent. Dumouchel lui-même se tenait les côtes : « Ce farceur d’Aristide, est-il cocasse ? »

À onze heures, la bonne servit le thé et les gâteaux secs. François remplit de friandises les poches de Mme Lormier.

— Prenez, prenez, c’est pour vos amours d’enfants. Embrassez-les de ma part. Vous avez de la chance, vous autres. Nous, c’est notre grand chagrin, nous serions si heureux !

Les invités se retirèrent. Restés seuls, les Dumouchel éteignirent les bougies et bavardèrent un instant. Ils se plaisaient toujours à échanger leurs impressions sur la soirée, à savourer aussi longtemps que possible la joie que leur procuraient ces réunions.

— Ce n’est rien, ces petites fêtes, disait Français, eh bien, tu ne sais pas comme ça nous pose ! À la mairie, mes collègues feraient des bassesses pour y assister. Mais je ne veux que du monde choisi.

Ils montèrent. Leur chambre, située au-dessus du salon, avait l’aspect froid des pièces vides. À l’époque de leur installation, ils avaient acheté un lit, deux chaises et une toilette-commode, se proposant de compléter peu à peu ce mobilier. Mais l’embellissement du salon absorbait sans cesse l’argent qu’ils mettaient en réserve.

François, prestement déshabillé, se coucha. Berthe ôta sa robe, ses jupons et les accrocha soigneusement, les jupons sous la robe, à une tête de porte-manteau clouée près de la fenêtre. Puis elle dégrafa son corset. Sa poitrine, libérée des baleines, tomba d’un bloc. Elle eut un soupir d’allégement, car, le samedi, elle se serrait davantage. Se posant ensuite devant la glace, elle enleva son chignon. Elle avait de rares cheveux qu’elle nattait et cachait sous un bonnet de toile. Sa coiffure finie, elle défit ses bottines, ses bas, son pantalon, et changea de chemise. Chaque soir, elle exécutait ces choses de la même manière, avec l’inconscience d’un soldat qui exécute une manœuvre. Elle n’aurait pu sans une souffrance réelle, sans la crainte sourde d’un malheur, intervertir l’ordre de ses gestes, se coiffer en corset ou déchausser son pied droit avant son pied gauche.

Dumouchel lisait son journal. Elle le rejoignit, l’enjamba et s’allongea contre lui.

— Une seconde, dit-il, j’achève un article.

Elle attendit. Quand il eut terminé, il s’écria :

— Vrai, il y a des individus qui ont de l’aplomb. Voilà quelqu’un qui nous attaque, sous prétexte que les rues sont malpropres.

Il saisit sa femme entre ses bras et ajouta :

— Je voudrais qu’il y fût, lui, à la tête de la voirie.

Berthe approuva : — Pour sûr.

Il n’y eut ni baisers, ni caresses, ni attouchements. Leurs désirs cependant naquirent, par habitude. Et ils se possédèrent.

Ils accomplirent cette besogne méthodiquement, silencieusement, en gens qui satisfont à une nécessité. Ils s’étreignaient à jour fixe, comme ils mangeaient à telle heure précise. Jamais en semaine l’envie de se prendre ne leur serait venue, de même que jamais leur appétit ne s’éveillait entre les repas.

— J’en causais justement le mois dernier, continua Dumouchel, avec Rodin, mon collègue au balayage…

Berthe se leva pour procéder à sa toilette.

— …Et Rodin me disait : « Il est impossible d’obtenir une propreté complète, même dans les grandes artères. Voyez-vous, il faudrait un balayeur derrière chaque passant. »

Il se tut, réfléchit, puis conclut :

— Il n’y aurait qu’un remède, condamner à une amende quiconque attente à la propreté des rues, est-ce ton avis ?

Sa femme, qui se recouchait, répéta : « Pour sûr. »

Il y eut un silence. Berthe, préoccupée, songeait Depuis quelques jours, un secret lui pesait, qui tantôt la rendait rêveuse, tantôt vive, ardente, exubérante. Elle ouvrit la bouche pour le confier à son mari. Puis elle hésita. Après tout, elle se trompait peut-être. Est-on jamais certain de ces choses-là ? Pourtant elle pensa au bonheur qu’éprouverait François à cette nouvelle, et se décida.

— Dumouchel, dit-elle.

Il répondit : — Quoi ?

Elle articula gravement :

— J’ai quelque chose à t’annoncer.

Ce ton le surprit. Il s’accouda sur les draps.

— Qu’est-ce que tu as, chère amie ?

Elle rougit et balbutia :

— C’est que… je ne suis pas sûre.

— Sûre de quoi ?

— Que… que… j’en aie… un… mais…

Elle s’arrêta. À son âge, cet aveu lui coûtait comme à une fille de seize ans qui aurait fauté. Il s’impatienta, ne devinant pas. Alors elle dit à voix basse :

— Je crois que… je suis enceinte.

Cela le stupéfia. Il n’éprouvait ni plaisir ni chagrin, rien qu’un immense étonnement. Des idées bourdonnaient en son cerveau sans qu’il réussît à en saisir une seule. L’avenir lui semblait bouleversé, et il eut cette inquiétude vague qui vous envahit, dès que survient un événement inattendu dont on ne peut calculer les conséquences ni envisager nettement les bons et les mauvais côtés.

Ses lèvres murmurèrent : « Quel bonheur ! » De suite ces mots lui imposèrent l’opinion qu’ils exprimaient, et il ressentit une grande joie et un grand orgueil.

D’un geste solennel il saisit la main de Berthe et dit :

— Merci, ma femme.

Berthe, couchée, la peau luisante, les traits tirés, des mèches de cheveux pleurant sur ses joues, souriait, attendrie. Son menton dessinait une courbe grasse doublée d’un énorme bourrelet de chair qui se perdait dans l’épaisseur molle et laiteuse du cou et de la poitrine. Plus bas, à l’endroit du ventre, les draps se soulevaient. Malgré eux leurs yeux se fixèrent sur cette bosse. Ils se regardèrent. Dumouchel ricana. Mais elle, confuse, se récria :

— Ah ! non, pas encore.

III


Dumouchel ne flânait jamais au lit. Au dernier coup de huit heures, il bondit, comme mû par un ressort intérieur, correspondant au timbre de la pendule.

Sans même se vêtir, il se dirigea vers la fenêtre et l’ouvrit. Là il respira trois fois, trois longues fois, la bouche en o, la poitrine dilatée. Puis, empoignant les battants, ils les fit aller et venir rapidement pour chasser les miasmes et renouveler l’air.

Été comme hiver, il se conformait à ces principes d’hygiène qu’il avait notés dans un livre.

Il ferma la croisée, enfila son pantalon, et s’assit auprès de Berthe.

Ils bâtirent des projets. Dores et déjà plusieurs décisions furent prises. Chacun exposa son système d’éducation. François, par besoin de contraste sans doute avec sa propre vie, préconisait l’éducation à l’anglaise. À grands traits il l’esquissa comme il la comprenait : le plein air, l’eau froide, le lit de sangle, le foot-ball, le cricket, en un mot : l’action.

Sa femme, qui désirait une fille, indiqua son plan : la petite irait en pension ; chez elle, sa mère se chargeait d’en faire une ménagère. Et à son tour elle égrena ses idées, le travail à l’aiguille, le raccommodage, la pâtisserie, la tenue du livre de cuisine.

Ils s’habillèrent et se rendirent à la messe.

Le temps était doux et ensoleillé. Composée de quelques maisons qui s’échelonnaient le long d’une seule avenue, encaissée entre les hauteurs du Bois-Guillaume et les hauteurs du cimetière Monumental, la cité avait l’aspect calme des quartiers bourgeois. Il y régnait une paix profonde, le recueillement d’une campagne que ne troubleraient même pas les appels des laboureurs ni les meuglements des vaches.

À l’extrémité de la vallée, ils trouvèrent un sentier qu’ils montèrent péniblement. Sur le plateau se dressait l’église des Saints-Anges.

Ils écoutèrent l’office avec ferveur, lisant ou priant, se tenant debout, assis ou à genoux, selon qu’il est requis par l’usage, obéissant aux commandements de la sonnette comme à une consigne inexorable. Au saint-sacrifice, ils redoublèrent de piété et, à mesure que s’accomplissait le divin mystère, leur dos s’arrondissait, leur tête rentrait dans leurs épaules, ils ne savaient par quelle posture manifester au Seigneur leur reconnaissance et leur humilité.

— Remercions Dieu de l’enfant qu’il nous envoie, murmura pieusement Berthe.

Et, trop émus pour exprimer ce qu’ils ressentaient, ils marmottèrent longtemps :

— Merci, mon Dieu, merci, merci…

Après leur déjeuner, ils descendirent en ville. Il y avait concert au Solférino. Le jardin public regorgeait de monde. La foule piétinait autour de la pelouse centrale ou s’entassait auprès du rond-point de la musique. Au bord des allées, des groupes de personnes assises disséquaient les passants.

Les époux se promenèrent, certains de rencontrer des connaissances. Ils tombèrent en effet dans les bras de M. et Mme Renaud, escortés de leur inséparable Turpin et du beau Lamare.

Tous ils semblèrent stupéfaits de se trouver là, comme si chaque dimanche ne les eût pas réunis au même endroit. Et ils s’exclamaient : « Tiens, par quel hasard… c’est vraiment extraordinaire… Quel bon vent vous amène ?… »

On ne fit qu’une bande. Le concert terminé, on gagna les quais, promenade favorite des Rouennais, le dimanche.

Sur le trottoir des troupeaux de bourgeois grouillaient. Des couples poussaient devant eux des lots de collégiens maigres et de demoiselles à marier, de ces filles laides que leurs parents exposent depuis des années, que l’on croise à tout coin de rue, que l’on coudoie dans tous les lieux publics.

Les Dumouchel et leurs compagnons prirent la file et arpentèrent les quais de la rue Jeanne-d’Arc au Pont-de-Pierre, et du Pont-de-Pierre à la rue Jeanne-d’Arc.

Un peu lasse, Berthe se suspendait au bras de son mari :

— Appuye-toi bien, ma chérie, disait-il, ne crains pas de me fatiguer.

Et ferme, droit, il marchait crânement, fier de sa paternité comme si elle fût déjà visible.

Le soir, confortablement installés dans leurs fauteuils, vêtus de robes de chambre, l’un fumant, l’autre brodant, ils revécurent cette bonne journée, et, avec elle, leur esprit évoqua une interminable série de journées heureuses, les dimanches d’autrefois, où ils avaient fait les mêmes choses, entendu la même musique, parcouru les mêmes promenades.

Alors une crainte les effleura. Plus tard, embarrassés d’un enfant, retrouveraient-ils ces heures délicieuses, ces heures de liberté, de paresse et d’insouciance ?

Cette idée les assombrit et la soirée s’acheva, triste.

Quelques semaines après, ils se rendirent à l’église de Bon-Secours pour voir l’effet d’un ex-voto que Dumouchel avait commandé à la suite de l’heureuse nouvelle.

D’abord ils achetèrent chez un marchand de reliques et d’objets religieux deux cierges de grandeur moyenne que le vendeur se chargea de porter. Puis ils entrèrent.

À l’intérieur, c’était une débauche de bleu. La nef, les bas côtés, les voûtes, tout était bleu, un bleu criard, tapageur, de mauvais goût, un de ces tons qui chagrinent l’œil. Pour évoquer d’une façon plus sensible l’image du firmament, l’artiste avait piqué cet azur d’innombrables étoiles d’or. Seules les quatre colonnettos, qui ceignaient chacun des piliers, étaient peintes en rouge et en vert.

Au fond de la chapelle latérale de gauche, la plus fréquentée, un incendie de cierges éclatait en l’honneur de la dame de Bon-Secours. Toutes les fortunes, toutes les misères, toutes les classes avaient là leurs représentants. Il y en avait de toutes les dimensions, de tous les numéros, depuis l’humble cierge du pauvre, le cierge honteux, tremblant, peureux, le cierge des mansardes et des taudis, jusqu’au cierge altier, flambant, puissant, le cierge des salons et des châteaux.

Leur grandeur variait aussi d’après l’importance des grâces accordées et, par conséquent, d’après une gratitude strictement proportionnée à cette importance. On devinait le petit service secondaire, insignifiant, le service de camarade à camarade, puis, au-dessus, le bienfait immense, infini, une vie sauvée, une fortune rendue, un bienfait de supérieur à inférieur, de Dieu à homme.

Debout, dans cette apothéose, Marie portait un petit Jésus, qui ouvrait ses bras aux fidèles. De riches vêtements les recouvraient tous deux.

François se pencha à l’oreille de sa femme :

— Tu sais, le dimanche, on la déshabille des pieds à la tête, et on lui passe une chemise propre et des étoffes de satin brodées d’argent.

Cette idée de la Vierge nue la choqua, et elle répondit :

— Tâche d’être convenable, hein ?

Leur prière finie, ils se mirent à la recherche de leur ex-voto.

Jusqu’à une hauteur de cinq ou six mètres, tout autour de l’église, des plaques de marbre étaient encastrées dans le mur, bien rangées, bien régulières, séparées par des filets noirs ou dorés.

Les Dumouchel examinèrent en passant quelques-unes des inscriptions.

« Je dois à la protection de Marie mon enfant sauvé d’une cruelle maladie, mon mari sauvé du naufrage, ma mère sauvée de la mort, tous trois en même temps. »

Ils sourirent, incrédules :

— C’est bien improbable.

Plus loin ils lurent :

« J’ai prié pour mon marie, la sainte Vierge m’a exaucée. »

François s’indigna. Comment tolérait-on de telles fautes d’orthographe ? Il en référerait à qui de droit.

Berthe l’interrompit :

— Explique-moi donc cette phrase.

« Ecce voto à la très sainte Vierge. »

Ils réfléchirent, disputèrent, mais ne parvinrent pas à comprendre.

Enfin ils aperçurent leur plaque. Elle était ainsi rédigée :

« Après quinze ans d’union stérile, nous avons prié la Vierge Marie de nous envoyer un enfant. Elle a béni nos efforts.

« Deux époux reconnaissants. »


Ils trouvèrent cela « simple et disant bien ce que ça voulait dire ».

Au retour, le couple manqua l’omnibus. Ils redescendirent à pied.

Berthe se ressentit un peu de ce pèlerinage. M. Barrès, leur médecin, déclara que l’état de madame lui interdisait toute fatigue et qu’une imprudence pouvait tout perdre.

Effrayés par ce pronostic, les Dumouchel décidèrent l’accomplissement de certaines réformes radicales.

Tout d’abord une mesure fut adoptée, qui leur arracha de profonds soupirs : on abrégerait les sorties du dimanche en supprimant la promenade des quais.

Puis ils résolurent de ne plus se posséder, l’acte conjugal, selon eux, pouvant être nuisible à l’enfant.

Enfin la question d’économie se présenta. L’accouchement coûterait bon, la layette, la sage-femme, et même, en cas de besoin, le docteur, exigeraient une grosse somme. Certes Dumouchel comptait sur une prochaine augmentation de traitement. Mais d’ici la, comment parer aux difficultés de la situation ?

Une même idée leur vint. Ils se regardèrent et se comprirent :

— Il le faut, murmura François.

Elle hocha la tête affirmativement. Cependant aucun d’eux n’osait parler. Le sacrifice était trop grand. Enfin Berthe, plus courageuse, répéta :

— Il le faut, Dumouchel, il le faut. D’ailleurs ce n’est qu’un mauvais moment. Aussitôt mes relevailles, tu seras mieux rétribué, et je suis sûre aussi que tante Roussel nous aidera un peu à cause de l’enfant. Mais actuellement, vois-tu, ces réceptions sont ruineuses. Le thé par-ci, les gâteaux par-là, le sucre, les bougies, ça se chiffre !

François l’approuva :

— D’ailleurs, ma chère, ta santé l’ordonne. Le rôle, de maîtresse de maison est écrasant, et, un jour ou l’autre, tu tomberais malade. Ainsi, c’est irrévocable.

Berthe objecta :

— Tu oublies que c’est aujourd’hui jeudi. Comment désinviter nos amis ? Quel prétexte donner ?

— Le vrai, s’écria carrément Dumouchel, auquel il tardait d’annoncer l’heureux événement, le vrai, et tout de suite.

Il prit une plume, une feuille de papier, et ils combinèrent une lettre adroite et polie pour expliquer leur conduite. Le surlendemain, ils envoyaient cette sorte de circulaire :

« Monsieur et Madame Dumouchel ont l’honneur de prévenir Monsieur et Madame X… que la position nouvelle de Madame Dumouchel ne leur permet pas de continuer leurs réceptions du samedi. Ils espèrent que Monsieur et Madame X… excuseront une interruption forcée qui cessera dès le rétablissement de Madame Dumouchel. »

Le premier samedi leur parut interminable. Leur cœur saignait. À peine le sentiment de leur héroïsme atténua-t-il leur souffrance.

— Tout pour l’enfant, gémissait François, tout pour lui, c’est le devoir.

Mais ce devoir les aigrissait, et ils échangèrent des paroles amères.

Cependant des mois et des mois s’écoulaient. Berthe s’arrondissait, devenait monstrueuse. Le ventre semblait tout absorber en elle, attirer toutes les parties du corps, se nourrir de toute la chair. Le buste, la taille, les hanches ne formaient qu’une masse informe, un bloc colossal au-dessous duquel les jambes flageolaient.

Dumouchel, dont la vanité croissait proportionnellement à la grosseur de sa femme, traînait ce ventre en triomphateur. Ses yeux interrogeaient les passants, épiaient sur leur visage une marque d’admiration. Il l’aimait, le vénérait, le traitait avec les égards que l’on a pour une personne.

Berthe supportait bravement sa difformité. Presque impotente, ayant perdu toute coquetterie, elle ne s’habillait plus, ne se coiffait plus, restait en peignoir, sale et débraillée.

Le septième mois, elle s’enferma chez elle, incapable de faire le marché. Pour la première fois depuis quinze ans, ce fut la cuisinière qui acheta les provisions. Dès lors Berthe s’abandonna. Des heures entières, elle s’avachissait dans son fauteuil, ruminant les repas plantureux que nécessitait sa grossesse.

À la merci d’une bonne, les époux mangèrent les quelques économies que leur valait la suppression des soirées.

Ils ne s’en tourmentaient pas. Ils traversaient une période ennuyeuse et ils attendaient patiemment en songeant à l’avenir. Leurs rêves, d’abord vagues, se précisaient. On reprendrait ses habitudes, ses chères habitudes, qui s’en allaient à vau-l’eau. Le salon s’ouvrirait bien vite, la vie recommencerait, paisible et régulière. Puis l’enfant grandirait, l’enfant qui égayerait la maison, qui serait à lui seul une distraction et une occupation constantes.

L’époque de la délivrance arriva. Un jeudi de novembre, Mme Dumouchel éprouva les douleurs préliminaires.

On appela la sage-femme, qui affirma d’un ton prétentieux que tout irait bien.

Les crises, qui se succédaient à intervalles égaux, se précipitèrent peu à peu. Le dénouement était proche. Soudain, à midi, le travail s’arrêta et la malade s’endormit.

Deux heures passèrent.

— C’est étrange, dit la sage-femme.

Elle attira François dans un coin :

— Il faut demander un docteur. Le cas est pressant.

Affolé, François dégringola l’escalier, courut jusqu’au boulevard Beauvoisine et ramena le docteur Barrès.

Après un long examen, le médecin avertit Dumouchel que l’abondance des eaux avait entraîné l’enfant et que celui-ci se présentait en travers.

— Il n’est que temps d’agir, conclut-il, il va falloir le retourner et le retirer par les pieds.

Il retroussa ses manches, lava ses mains et se mit à l’œuvre. De suite Berthe hurla. Elle se tordait, maintenue par François, par la bonne et par la sage-femme. Elle se sentait déchirée, éventrée. Sa chair meurtrie se contractait et retardait ainsi le succès de l’opération.

Enfin, malgré elle, on arracha l’enfant.

C’était une fille. Le docteur la tâta et dit :

— Vous avez de la chance qu’elle vive.

— Une fille, s’écria François, es-tu assez contente, Béberthe ?

— Oui, fit-elle machinalement.

Il l’embrassa. Alors à l’oreille, elle lui souffla :

— Dis donc, le médecin, ça va nous coûter bien cher. As-tu convenu du prix ? Avec quel argent le payerons-nous ?

Il courba la tête. Cette question refroidissait son enthousiasme. Mais le médecin recommandant à la malade le plus grand calme, il rejoignit la petite que la sage-femme emmaillotait.

Le lendemain, il la déclara sous le nom de Céline.

IV


Au bout d’une semaine l’enfant dépérit visiblement. Berthe, qui s’obstinait à la nourrir elle-même, s’épuisait. Le docteur se fâcha.

— Si vous continuez, je ne réponds plus de rien, ni de votre fille, ni de votre santé. Il faut une nourrice, une bonne nourrice.

Les époux furent atterrés. Ce mot de nourrice évoquait en eux l’idée d’une femme rapace, acariâtre, d’une étrangère qui s’installerait à leur foyer et les pillerait, les rançonnerait, entretiendrait à leurs dépens son mari, ses enfants, sa famille entière.

Dumouchel insinua :

— Pourquoi pas le biberon ?

— Non, non, répondit le docteur impatienté, une nourrice, et le plus tôt possible.

Ils s’adressèrent au bureau de placement et choisirent une fille-mère dont l’aspect pauvre et timide les séduisit. Néanmoins elle réclama cinquante francs par mois, le linge et l’habillement, ce qui leur parut exorbitant. Elle ne démordit pas de ses prétentions et ils durent y souscrire.

— Dis donc, ma bonne amie, soupira François, elle nous ruinera, ta gosse.

Elle eut un mouvement de colère.

— Pour ça oui, elle nous ruinera. Et puis nous n’aurons pas toutes nos aises.

Condamnée à l’inaction, elle rêvassait, le cerveau encombré de pensées lugubres, de visions attristantes. Elle s’avouait que leurs conditions d’existence n’étaient plus les mêmes, et elle en voulait à sa fille d’avoir causé ce changement. D’ailleurs elle n’éprouvait pas pour elle cet immense amour qu’elle s’attendait à ressentir, n’ayant participé à cet enfantement ni par les poussées qui aident la nature, ni par les efforts de tout l’être qui mettent au monde.

Elle ajouta :

— Nous ne pouvons pas nous le dissimuler, le passé ne reviendra jamais.

Des cris s’élevèrent dans la chambre voisine. Les cloisons et les parquets étaient minces, et le moindre bruit se propageait par toute la maison ; et Dumouchel dit :

— Qui sait s’il nous sera seulement possible de recevoir ! Nos invités auront la tête cassée.

— Il ne manquerait plus que cela, riposta Berthe d’une voix mauvaise. Ce serait le comble vraiment !

La mère se rétablit. L’enfant prospéra. Quelques dames rendirent visite à Berthe.

Assise sur son lit, vêtue d’une camisole blanche à broderie, elle trônait, large et bien portante.

— On ne s’imagine pas, disait-elle, la première impression que procure la vue de ce bébé qui vient de vous torturer. On l’aime, on l’adore tout de suite, on lui appartient corps et âme. Il n’y a qu’une maman pour comprendre cela.

Puis elle priait la nourrice d’exhiber son poupon, et ces dames s’extasiaient devant Céline, lui trouvaient une mine superbe, s’ingéniaient à lui découvrir des ressemblances avec ses parents.

Un mois après l’accouchement, un dimanche, Berthe descendit au bras de son mari jusqu’à la Bourse.

Dans la salle des Consuls, où la musique jouait par suite du froid, ils rencontrèrent toutes leurs connaissances. On leur fit une ovation qui les toucha, et ils secouèrent vigoureusement la main de ces amis dévoués. Le beau Lamare accapara Mme Dumouchel. Elle rit beaucoup des fadaises qu’il débita. Quant à François, il fut présenté à un vieil antiquaire comme un collectionneur des plus distingués. Il s’empressa de lui raconter l’histoire de ses deux gravures :

— Pour des amateurs comme nous, ce sont des pièces importantes, des morceaux de valeur dont l’authenticité est hors de doute.

Les époux s’en retournèrent gaîment, allégés de leurs soucis. Tant que l’on aurait autour de soi des cœurs tels que ceux-là, on serait coupable de se laisser abattre.

En rentrant, ils apprirent que l’enfant avait de la fièvre et des convulsions. La nourrice, très inquiète, pleurait. Dumouchel poussa un juron :

— C’est raide, tout de même, on ne peut plus s’absenter tranquillement. Encore un plaisir à rayer !

Le soir, l’état de Céline empira. Ils passèrent la nuit à côté de son berceau. Au matin, on appela M. Barrès. Il ne put que constater la fin de la crise.

— C’était bien la peine de nous priver de notre sommeil, remarquèrent avec humeur les Dumouchel.

À dix heures, les collègues de Dumouchel le virent arriver, la figure tirée, les yeux bouffis, les jambes défaillantes. Quelle que fut sa fatigue, il n’aurait point déserté le bureau. Le jour de l’an approchait, une vacance s’était produite parmi les postes les mieux rétribués de la mairie, et François semblait tout désigné pour cet avancement. Un seul concurrent lui portait ombrage, le préposé aux mariages, M. Bourdet, que protégeait le premier adjoint. Et encore se flattait-il de l’évincer.

Distraitement il enregistra quelques décès et expédia quelques actes, embrouillant les noms, les dates, les sexes, les âges. Ses paupières clignotaient, son front alourdi tombait. Enfin, quand il jugea l’instant propice, il ferma la porte à clef, s’étendit sur deux chaises et s’endormit.

De mauvais rêves le poursuivirent. Sa fortune diminuait, se dissipait tout entière. Il en était réduit à mendier, sans qu’il pût s’expliquer nettement le motif de sa ruine.

Une sensation désagréable, une sorte de coup, le réveilla.

Alors il aperçut, debout devant lui, le protecteur de son rival, le premier adjoint qui lui frappait l’épaulé pour le tirer de son engourdissement. François, terrifié, bondit sur ses pieds,

— Je vous demande pardon de vous déranger, lui dit l’adjoint d’un ton railleur, seulement, en sortant de mon bureau, j’ai vu deux personnes qui tambourinaient à votre porte. J’ai dû faire le tour par l’intérieur pour pénétrer ici. Je vais les prier de patienter, puis j’irai démontrer à M. le maire qu’il serait vraiment cruel de vous priver d’une place aussi bonne et de vous en donner une autre, où vous n’auriez peut-être pas le loisir de dormir à votre aise.

Ce jour-là, François ne s’arrêta pas au café. Il remonta directement, à pas précipités, ce qui intrigua fort, derrière leurs fenêtres, les bourgeois accoutumés à ses allures réfléchies. Il pleuvait. Les ruisseaux, gonflés, bouillonnaient et débordaient sur les trottoirs. Mais il s’abritait à peine sous son parapluie, piétinait dans les flaques d’eau et ne songeait pas à s’éloigner des voitures qui mouchetaient de boue son pantalon.

— Berthe, Berthe, hurla-t-il.

Il envahit la chambre de l’enfant où sa femme travaillait avec la nourrice.

— Viens, viens, je vais te dire… c’est horrible…

Il l’entraîna près du berceau, étendit le bras d’un geste tragique, comme un accusateur qui désigne un coupable. Mais la rage l’étouffait et il bégaya :

— C’est sa faute… sans elle… j’avais de l’avancement… c’était sûr… je roulais Bourdet… eh bien… eh bien, voilà, je me suis éreinté à la veiller, et puis tantôt j’ai dormi… j’ai dormi, et l’adjoint… cette brute d’adjoint… m’a dénoncé… maintenant je suis flambé… foutu…

Sa colère tomba soudain, des larmes mouillèrent ses yeux, et il dit d’une voix plaintive :

— C’est mal, ça… bien mal… fillette… ton pauvre papa…

Berthe le coucha. Il eut le délire, fut obligé de garder le lit.

Quand il reparut à la mairie, quelque temps après le premier de l’an, il apprit la nomination de Bourdet. De plus, la municipalité, désireuse d’équilibrer le budget, avait supprimé les gratifications.

Ce coup suprême rendit à Mme Dumouchel toute son énergie. Elle réconforta son mari.

— Il faut, vois-tu, envisager notre position face à face et aviser aux moyens d’y remédier. Passe dès demain chez nos fournisseurs, chez la sage-femme, chez le médecin, exige les notes, et nous examinerons cela ensemble.

François effectua cette douloureuse tournée, qu’il comparait en lui-même au chemin de la Croix. Chaque station lui enlevait un peu de son courage. Il demandait timidement :

— Voudriez-vous avoir l’obligeance de me préparer ma petite note ?

Et il attendait, l’air piteux, espérant, par sa figure morne et ses attitudes désespérées, éveiller la compassion et obtenir une réduction importante. Puis il s’emparait du papier et l’enfouissait dans sa poche sans oser y jeter un regard. Mais il le sentait lourd, effroyablement lourd.

La visite au docteur fut sa dernière étape, son calvaire. Il ne sut jamais où il trouva la force de sourire, de bavarder, de plaisanter, comme si d’affreuses angoisses ne l’eussent pas mis à la torture.

Toute sa vie, il se souvint de cette fin d’après-midi, de cette accumulation de factures dont le poids ralentissait sa marche.

Au dîner, l’on ne prononça pas une parole. La bonne desservit, s’en alla. Alors Berthe dit résolument :

— Ce n’est pas tout cela, il faut en finir, prends un crayon.

Elle dicta : « Le médecin… tant, le pharmacien, la sage-femme, les lettres de faire-part, le boucher, l’épicier… tant. Additionne. »

Au bout d’une minute, il soupira : « Huit cents vingt-trois francs. »

Berthe tressaillit :

— Tu es sûre de ne pas te tromper.

— Regarde.

Elle vérifia, le compte était exact.

— Comment faire ? gémit Dumouchel, nous n’avons plus le sou. Je ne touche mes rentes qu’en avril, et mes appointements ont juste payé le loyer, les gages de la nourrice, le jour de l’an, le bois qu’on est forcé d’allumer chez la petite, le berceau, il n’y a plus rien, elle a tout mangé, la gosse.

Il eut une idée :

— Si l’on s’adressait à ta tante ?

Elle répondit :

— J’ai été la voir tantôt. Rien à en tirer. Cette sorte de dame de compagnie, qui la soigne depuis deux ou trois mois, ne la quitte pas. Elle a sur elle un empire qui m’inquiète. Je ne sais ce que cette femme manigance, mais je ne présage rien de bon. Donc, par là, il n’y a pas à chercher.

Ils réfléchirent longtemps. Puis Berthe laissa tomber ces mots :

— Je ne vois qu’un moyen, c’est de vendre une de tes obligations d’Orléans.

— Toucher à mon capital, au capital que m’a légué mon père, jamais, s’écria François, jamais, j’aimerais mieux mourir.

Il écouta cependant les explications de sa femme, s’apaisa peu à peu, et finit par se ranger à son avis.

Mais à l’heure du coucher, quand ils entrèrent dans la chambre de l’enfant, il bougonna :

— C’est bien sa faute à la gosse. Nous étions si heureux auparavant.

Elle répéta :

— Oui, c’est sa faute.

Et ils sentirent germer au fond de leur cœur une rancune sourde contre cette intruse qui bouleversait leur vie.

V


Des vieilles habitudes chères aux Dumouchel il ne restait plus rien. Privés de la régularité qui assurait le bon fonctionnement de leurs gestes et de leurs pensées, ils vivaient au jour le jour, le corps veule, l’esprit en désordre. Leur existence désemparée flottait au gré des circonstances. Et ils souffraient d’autant plus de cette incertitude et de ce manque de direction qu’ils avaient derrière eux quinze ans de calme et de sécurité.

La promenade avec l’enfant, le dimanche, leur fournit néanmoins quelques joies.

Les Lormier avaient prêté une voiture en assez mauvais état que François tenait à pousser lui-même dans les rues fréquentées. Berthe voltigeait autour, en mère inquiète. À la Bourse, on faisait halte, la nourrice sortait une de ses mamelles, et le bébé s’abreuvait sous la surveillance affectée des parents. Le groupe qu’ils formaient devait, suivant eux, produire un fort bon effet. Puis l’on repartait, Berilie toujours vigilante, Dumouchel épanoui, crevant d’orgueil.

Mais bientôt ces joies leur parurent fades, et ils retournèrent à leurs amis.

Là encore ils connurent des douleurs cuisantes. Désappointés, les invités ordinaires du samedi ne comprenaient pas que les Dumouchel n’eussent point recommencé leurs réceptions. C’était entre les Lormier, les Renaud et autres, la cause continuelle de cancanages et de discussions. Aussi lança-t-on aux Dumouchel des allusions qui les désespérèrent.

— Hein, Dumouchel, disait Turpin, vous rappelez-vous ces fameuses parties de trente-et-un ? On ne s’embêtait, pas en ce temps-là !

Et le beau Lamare roucoulait en sourdine :

— Ah ! madame, quel souvenir j’ai gardé de ces soirées où nous causions tranquillement dans notre coin, j’aimais tant ce pouf très bas qui me mettait presque à vos pieds !

Leur amour-propre ne put endurer ces pointes où perçait une sorte de dédain, et ils évitèrent désormais leurs anciennes connaissances.

Alors ils vécurent seuls, moroses, silencieux. La maison, qui retentissait pourtant des cris de la petite et des chants de la nourrice, leur semblait inhabitée. Le salon fut dégarni de ses meubles, puis fermé définitivement, et ils ne passaient jamais sans un serrement de cœur devant cette porte condamnée.

À court d’argent et voulant à tout prix réparer la saignée faite à leur capital, ils s’appliquèrent à réaliser d’infimes économies. Ils grappillaient sur tout, rognaient de droite et de gauche, défendaient leurs sous comme des avares de profession.

François surtout apportait à cette besogne une rapacité prodigieuse. Il vendit ses gravures mythologiques. Et il les vendit sans regrets, comme des choses inutiles, sacrifiant bravement sa réputation de collectionneur.

Puis il pressa Berthe de renvoyer la bonne. Il subit d’abord un refus catégorique. La fille d’un officier, la fille du capitaine Chemin, pouvait-elle s’abaisser jusqu’à ceindre le tablier, balayer les chambres, éplucher les légumes ? Il ne broncha pas, mais revint à la charge à tout moment. De guerre lasse elle congédia la servante.

Ainsi chaque jour amenait un changement, chaque semaine une transformation dans leur manière de vivre. Mais aussi chaque jour accroissait leur mauvaise humeur, chaque semaine décuplait leur rancune. Et, farouche, le couple assistait à se désarroi de ses coutumes, à cette débâcle de ses distractions, à cet avortement de ses espérances, l’esprit obstinément fixé sur l’enfant, l’enfant gêneur, absorbant, cause première de toutes ces catastrophes.

Pas un détail que ne modifiât sa présence, pas un plaisir qui résistât à ce trouble-fête ! Finies les longues nuits reposantes : dès l’aurore on se levait en hâte, et François filait au marché. Plus de précision dans l’heure des repas ; on mangeait au hasard, quand la soupe était chaude. L’estaminet ? Supprimé : la bourse n’autorisait pas une telle dépense. Le plus souvent, plus de besigue, le soir : est-ce qu’on avait le loisir de jouer aux cartes ? Le samedi, plus de réceptions ; le dimanche, plus de promenade.

Plus d’amour même : la peur de mettre au monde un autre Dumouchel qui achèverait leur ruine, qui engloutirait leur dernier centime, cette peur tuait leurs désirs, et ils restaient aux bras l’un de l’autre, inertes, impuissants.

Donc plus rien, plus une bribe du passé qui ne fût anéantie !

— Maintenant, gémissait François, M. et Mme Dumouchel sont leurs propres domestiques. M. Dumouchel, employé à la mairie, manie le balai ; Mme Dumouchel, une demoiselle Chemin, fait la cuisine. En un mot, ils travaillent, ils se servent de leurs mains comme des artisans !

À ce régime, ils maigrirent et perdirent leur aspect de bourgeois cossus, de gens qui ont de quoi.

Et pendant ce temps, la petite engraissait, et la nourrice, énorme, plantureuse, n’avait d’autre peine que de se laisser traire et de laver quelques linges. Le spectacle de cette nonchalance les exaspérait. Pour qui, somme toute, compromettaient-ils leur santé ? N’osant pas encore accuser ouvertement l’enfant, ils s’en prenaient à la nourrice et la harcelaient d’observations et de reproches.

— Je me demande un peu, disait Berthe, ce que fiche cette fainéante ! Elle mange notre pain, elle boit notre vin, et, au lieu de nous aider, d’être complaisante, elle se croise les bras, agit comme la maîtresse de céans. On croirait que nous sommes ses employés, ses inférieurs !

Mais au fond, c’était l’enfant le réel, l’unique objet de leur colère. Les humiliations subies, leur abaissement, leurs embarras d’argent, leurs déceptions, leur solitude, tout se tournait contre la malheureuse. Quotidiennement les innombrables habitudes, qui composaient l’essence même de leur vie dénuée d’initiative, se heurtaient à un obstacle, un obstacle invincible dressé par elle. Après une courte lutte, le passé succombait une fois encore. Mais cette défaite engendrait une souffrance, et cette souffrance un ressentiment nouveau.

Puis l’ennui les rongea. Ils n’avaient plus comme jadis, pour maintenir leur gaîté, l’attente et le souvenir de leurs réceptions, et ils savaient que jamais plus ces soirées ne reviendraient-Là peut-être se trouvait leur plus grand grief contre l’enfant.

— Tu ne te figures pas, pleurnichait François, combien nos fêtes me manquent, cela m’était devenu nécessaire comme l’air que je respire, comme les aliments que j’avale. Entre nous, sans nous vanter, on s’y amusait beaucoup. Il y avait de l’entrain, de la cordialité, et un laisser-aller qui n’excluait pas le bon ton. Et puis cela me donnait à la mairie un relief ! On ne m’y traite plus de la même façon, hélas !

Et Berthe songeait au beau Lamare dont les hommages ne s’adressaient qu’à elle malgré les avances que valait à son cavalier la jalousie de ces dames. Non pas qu’elle l’aimât, mais elle regrettait cette cour respectueuse, ces compliments, cette admiration qui chatouillait sa vanité.

Un matin, le facteur apporta une lettre ainsi conçue :

« Monsieur et Madame Renaud préviennent Monsieur et Madame Dumouchel qu’ils recevront tous les samedis soirs, et les prient de bien vouloir honorer de leur présence ces réunions intimes. »

— Tonnerre de Dieu ! jura François, elle est raide, celle-là, c’est une infamie !

Sa femme, toute pâle, les lèvres blanches, les poings serrés, bougonna :

— C’est plus qu’une infamie, c’est un vol ; ils n’avaient pas le droit, ils veulent nous narguer.

— Au moins, reprit Dumouchel, devaient-ils nous en parler, comme les convenances l’exigeaient. D’ailleurs, voilà ce que j’en fais, de leur chiffon.

Il le déchira et en jeta les morceaux au feu.

— Si, si, dit Berthe en ricanant, nous irons au contraire, j’ai envie de voir comment ça marchera, le spectacle sera curieux.

Ils acceptèrent. Les Renaud habitaient, place du Boulingrin, une maison confortable dont leur ancien associé, Turpin, occupait le second étage. Un fumoir communiquait avec le grand salon, ce qui permettait à une vingtaine de personnes de circuler librement.

La réception fut très brillante. Les présentations terminées, on potina, on passa en revue les derniers événements. Puis Mlle Bouquet, la musicienne, se mit au piano.

— Ils ont absolument tout calqué sur nous, souffla Berthe à l’oreille de son mari.

Mais son contentement dura peu. À la pianiste succéda un flûtiste, puis un violoncelliste.

— C’est un véritable concert que vous nous offrez, s’écria galamment le beau Lamare, dont on remarqua les assiduités auprès de Mme Renaud.

Eu égard à l’affluence des invités, ces messieurs jouèrent à l’écarté et ces dames au trente-et-un. Cette innovation dépita les Dumouchel.

La fin de la soirée leur réservait encore une surprise désagréable. Outre le thé, un domestique, en habit noir, servit du bouillon, du chocolat, des assiettes de pâtisserie et des sandwiches. Tout le monde s’exclama :

— Quel luxe, quelle débauche ! Vous nous gâtez !

D’un coup d’œil Berthe avertit son mari et les époux se levèrent. Mme Renaud se précipita vers eux.

— Comment, déjà, vous vous en allez sans rien prendre !

— Merci beaucoup, chère madame, répondit Berthe d’une voix rageuse, mais nous avons bien dîné, mon mari et moi.

Elle salua l’assemblée d’un mouvement de tête, et ils se retirèrent à bout de forces.

À peine dehors, leur fureur déborda. Ils dénigrèrent tout, s’attaquèrent aux moindres détails, d’autant plus violemment qu’ils sentaient l’injustice de leurs critiques.

— Ce sont des gens à ne pas fréquenter, conclut François. Leur conduite du reste a quelque chose de louche, de scandaleux. Le mari est relégué au dernier plan, et c’est Turpin qui pérore, qui commande, qui tient vraiment le rôle de maître de maison.

Des rafales sifflaient et secouaient les arbres du boulevard. Des gouttes d’eau tombaient. De loin en loin dansaient des lueurs de réverbère. Rue Bihorel, ces clartés s’espacèrent. Puis, avenue Jeanne-d’Arc, ce fut l’obscurité profonde.

Les Dumouchel n’avançaient que péniblement ; le vent leur coupait l’haleine, mais ils ne cessaient pourtant de gesticuler, de proférer des menaces et juraient d’apprendre la politesse à ces anciens quincailliers.

Et soudain Dumouchel s’arrêta :

— Eh bien, tout ça, c’est de la blague. Je me moque des Renaud et de leurs fêtes, de leurs concerts, de leurs gâteaux, ce n’est pas à eux que j’en veux, ils sont dans leur droit, ces gens. Non, j’en veux à ta gosse ! Je lui en veux de tous les chagrins qui nous accablent, je lui en veux de tous les affronts dont on nous abreuve, Elle est responsable de tout, elle a tué notre bonheur, elle a écorné notre fortune, et je te le dis, Berthe, elle nous mettra sur la paille, cette morveuse !

À son tour, Mme Dumouchel éclata. Elle n’en pouvait plus ; et elle exhala sa colère, attaqua sa fille avec plus d’âpreté peut-être que son mari.

Alors, dans l’ombre, battu par le vent, aveuglé par la pluie, le couple vida son cœur. Ils vomirent toute la bile et toute l’amertume amassées depuis la naissance de Céline. Rien ne fut oublié. Ils dressèrent contre l’accusée un réquisitoire minutieux, exposant la multitude de ses fautes, l’importance de ses crimes, démontrant jusqu’à l’évidence son absolue culpabilité.

Et ils éprouvaient à injurier ainsi leur enfant, le sang de leur sang, la chair de leur chair, une jouissance infinie, une satisfaction perverse et délicieuse.

VI


En avril, les Dumouchel songèrent au baptême de la petite. Tante Roussel, sollicitée, refusa d’être marraine. Accaparée par sa dame de compagnie, elle avait rompu avec ses anciennes relations. Elle fit à Berthe un accueil maussade. Les époux se rabattirent sur Mme Lormier, la marchande de fleurs mortuaires, et sur le beau Lamare, qui accepta en rechignant.

La cérémonie fut triste. L’enfant piailla sans discontinuer. Un maigre déjeuner réunit les assistants, et ils se séparèrent, mécontents les uns des autres.

— Un baptême de pauvre, raconta Mme Lormier à son mari, et lugubre comme un enterrement de quatrième classe.

En février Céline sourit, en juillet elle eut sa première dent, en septembre elle balbutia : « Maman », en octobre elle ébaucha quelques pas. Mais chacun de ces progrès, de graves événements pour tant d’autres, chez les Dumouchel passa inaperçu.

Le printemps, puis l’été s’écoulèrent, et l’automne arriva sans qu’il leur vint un peu de tendresse au cœur, aux lèvres un besoin de baisers, aux bras l’envie de bercer le bébé qui grandissait. Ils ne pensaient jamais à lui de la même manière que les parents pensent à leur enfant, cet être créé du contact de leurs corps et en qui doit revivre leur jeunesse et se continuer leur race. Sans doute elle était née trop tard, elle avait brisé des habitudes trop indispensables, pour qu’en leur âme aride et rancunière pût germer une affection douce, un sentiment de paternité.

N’étant point la fille, elle fut l’étrangère, l’ennemie, et ils la traitaient comme telle.

Ils ne s’attaquaient plus à la nourrice, ils visaient directement la petite.

— Soyons conséquents, déclarait François, ce n’est pas à elle qu’il faut s’en prendre, c’est à la mioche.

Le premier pas franchi, ils manifestèrent leur courroux sans réticence. Ils ne parlaient de Céline qu’avec des gestes violents et une voix dure. Pour la désigner, ils employaient des expressions méprisantes : la gosse, la morveuse, le poupon, l’avorton, cherchant ainsi à se venger d’elle comme d’une grande personne.

Par la place qu’elle occupait dans leur vie, elle acquérait à leurs yeux une importance énorme. Ils lui accordaient une intelligence capable de saisir leurs insultes et ils s’ingéniaient à lui lancer des pointes, à la taquiner, à la froisser. Un mois durant, François resta sans la voir. De son côté, Berthe affecta de ne point l’embrasser. Un soir, tandis qu’elle dormait, Dumouchel fendit du bois, roula des meubles, enfonça des clous. Un autre soir, sa femme se mit au piano et tapota, quoiqu’elle ne sût pas jouer.

Et ils s’applaudissaient mutuellement de leurs méchancetés comme d’actions louables et justes

— Oh ! mais, s’écriaient-ils, que cette péronnelle ne s’imagine pas qu’elle nous fera la loi ; nous la dresserons, nous.

Vers le milieu de l’été, ils durent abandonner leur voyage annuel à Pont-de-l’Arche, et renoncer également, comme à des plaisirs trop coûteux, à certains déjeuners sur l’herbe qu’ils organisaient jadis avec leurs amis.

Cette accumulation de sacrifices, jointe à l’extrême chaleur, exaspéra leurs caractères et tendit leurs rapports. Contraints à une solitude constante, ils devinrent irascibles. Ils se querellaient à tout propos pour passer leur mauvaise humeur. Céline était à la fois le point de départ et le sujet de ces disputes, et ils se l’envoyaient à la tête comme une injure suprême :

— Tais-toi donc, disait François, tu es plus criarde que ta pimbêche de fille.

Berthe répondait :

— Ta fille, ta fille, tu pourrais bien dire la tienne, je ne t’ai pas demandé de me la faire, moi.

Il bondissait :

— Madame se plaint peut-être que je l’aie violée ? Alors, pourquoi me menais-tu à Bon-Secours, et pleurnichais-tu aux pieds de la Sainte Vierge ? Sois donc franche et avoue que tu es ravie d’avoir pondu ta Céline.

— Moi, ravie ! ripostait Berthe indignée, c’est plutôt toi, tu ne te rappelles donc pas tes simagrées en public, tes soupirs : « Oh ! mon Dieu, si seulement nous avions un moutard, quelle joie, quel bonheur ! »

D’esprit plus alerte que son mari, elle avait aisément le dessus dans ces discussions, ce dont il enrageait. Aussi, énervé par ces défaites répétées, assourdi par les hurlements de la petite, il jugea la maison inhabitable et fréquenta le café.

Cet aplomb outra Mme Dumouchel.

— Comment, je me prive de tout, je travaille comme une négresse et monsieur va gaspiller ses derniers sous à l’estaminet.

— Bah ! ricana-t-il, après moi la fin du monde, console-toi avec ton rejeton.

— Écoute, reprit-elle en tremblant, je te défends d’y aller, n’est-ce pas, je te le défends.

Son amour-propre piqué au vif, François, le dîner terminé, mit son chapeau et descendit en ville. Désormais il ne quitta plus le café de la place Beauvoisine, où les vieux habitués avaient salué son retour avec des démonstrations de joie : « Ce brave Dumouchel, on le revoyait enfin. Dumouchel, un écarté à cinquante centimes. Dumouchel, je vous joue mon bock. »

Dumouchel acceptait les défis ; mais peu chançard, il perdait les consommations, les parties à cinquante centimes, et les piles de soucoupes s’entassaient auprès de lui.

Un samedi soir, il ne rentra pas. Toute la nuit, Berthe l’attendit, anxieuse, penchée à la fenêtre, épiant les moindres bruits. Une heure, deux heures, trois heures sonnèrent. Enfin au point du jour, elle l’aperçut qui débouchait avenue Jeanne-d’Arc, décrivant des zigzags en chantant d’une voix avinée.

Elle courut à sa rencontre et lui empoigna le bras :

— Silence, malheureux, les voisins vont t’entendre.

Il se tut un moment, se laissa conduire, mais dans la chambre il entonna à plein gosier un refrain à la mode. Elle lui appliqua sa main contre la bouche, murmurant :

— Tais-toi, je t’en prie, tu vas réveiller Céline.

Il éclata de rire et, la bouche pâteuse, les yeux vagues, les jambes molles, il bégaya :

— Céline ? Ah ! elle est bien bonne, celle-là… Comment veux-tu ?… je l’ai lâchée… il n’y a pas une heure… et j’te réponds qu’elle ne dormait pas…

Elle le regarda, stupéfaite. Il continua :

— Oui, j’sais bien, c’est pas trop clair. Écoute, j’vais t’raconter ça… comme un frère… sans quoi… tu n’y verrais qu’du feu.

Il s’assit sur le rebord du lit :

— Voilà la chose… tu sais, les amis du café Beauvoisine, Canu, Gometz, Chapelle… et puis… je m’rappelle plus leurs noms… eh bien ! ils faisaient la noce… on a bu… et alors ils ont parlé comme ça d’aller quelque part, tu sais, un chose où il y a des femmes. Moi je voulais pas… mais…les cochons… ils m’ont traîné de force… dans une rue près de la Grosse-Horloge… D’abord il y avait une vieille dame… très bien… puis d’autres très bien aussi… des chouettes femmes en chemise. Moi j’voulais pas… mais la vieille a dit : « Céline, occupe-toi de monsieur ». Céline ! il y avait une Céline !… Alors, moi… ça m’a donné l’idée de faire une niche à la p’tite… Tu comprends, pas ?.. une bonne niche… Et puis tu sais, Béberthe, c’est pas pour dire… mais tu m’gâtes pas… j’avais envie, moi… alors j’suis monté et puis… et puis…

Il s’affaissa, articula quelques mots encore et s’endormit tout habillé.

Le lendemain Mme Dumouchel assaillit son mari de sottises et d’outrages. Il courba la tête, l’air farouche. Il gardait de son aventure une lassitude telle qu’il ne pouvait, en son cerveau vide, trouver une réponse pour se défendre. Encouragée, elle redoubla d’invectives. Quand elle eut achevé, il marcha vers elle et, froidement, il la battit.

Cela le soulagea. Il abandonna de lui-même le café. Pourquoi fuirait-il des querelles où l’avantage lui restait inévitablement ? Il rechercha les disputes en taquinant sa femme, en chantonnant le nom de Céline. Berthe, poussée à bout, défilait son chapelet de grossièretés, et lui, à son tour, la giflait, la bourrait de coups de poing.

L’intérieur des Dumouchel devint un enfer. À tout instant, pour un mot, un geste, une allusion, les scènes de pugilat se renouvelaient, accompagnées de vociférations et de crises de nerfs.

Et leur rancune envers l’enfant croissait toujours, croissait démesurément.

Ils la détestaient de tout leur être pour les privations qu’ils enduraient, pour leurs tracas d’argent, pour leurs dissentiments. Un fait brutal s’imposait à eux : jadis ils vivaient à l’aise, heureux, paisibles ; aujourd’hui, c’était la gêne, l’inquiétude, l’ennui. À qui la faute, sinon à elle ?

Et sur elle retombait le poids formidable de leurs déceptions et de leurs habitudes détruites. C’est elle qui excitait leurs colères, elle qui les forçait à lever la main l’un sur l’autre, elle qui injuriait, elle qui battait. Chaque coup que François portait à sa femme, il en rendait sa fille responsable : chaque coup que Berthe recevait, elle en accusait sa fille.

Il se pardonnaient tout, mais ne lui pardonnaient rien à elle, la seule coupable, la seule criminelle.

Une dernière déception leur était réservée, effroyable, inattendue.

Au commencement de novembre, ils apprirent soudain la mort de la tante Roussel. En toute hâte ils coururent à son domicile. La dame de compagnie, une veuve du nom de Brique, veillait le cadavre. De suite ils l’apostrophèrent et Berthe, grincheuse, s’écria :

— Vous ne pouviez pas nous avertir pendant sa maladie ! Vous aviez vos raisons probablement pour retarder l’arrivée des parents les plus proches de cette pauvre tante. La présence des héritiers aurait gêné vos machinations.

La veuve Brique baissa les yeux et répliqua d’un ton hypocrite :

— Excusez-moi, madame, si je n’ai pu vous prévenir, mais mon amie, Mlle Roussel, est morte subitement. Le médecin, depuis, a constaté la rupture d’un anévrisme.

— Soit, conclut Berthe, mais j’espère que vous nous céderez la place.

— Qu’il soit fait selon votre ordre, madame.

Et la veuve, en soupirant, s’agenouilla devant son amie, fit le signe de la croix et se retira.

Aussitôt les époux furetèrent de tous côtés. Ils découvrirent le testament au fond d’un tiroir. Un cachet aux initiales de la vieille fille le fermait. Ils le palpèrent, mais n’osèrent l’ouvrir. Leur figure exprimait une joie contenue. Et, près de la morte, oubliée dans le linceul de ses draps blancs, ils calculèrent la somme exacte que leur rapporterait l’héritage, tous droits payés.

— Et encore, ajouta Berthe, il est probable que depuis notre mariage, elle a augmenté son avoir.

— Peuh ! dit François, elle lègue peut-être quelque chose à cette drôlesse de Brique.

— Jamais, s’écria Berthe indignée d’une telle supposition. Ma tante m’adorait et n’aurait pas voulu me léser d’un centime.

Ils réfléchirent, puis François prononça :

— C’est peut-être à la petite qu’elle a destiné son argent.

Berthe fit :

— Après tout, c’est bien possible.

Ils examinèrent cette éventualité et, en parlant de leur fille, leur voix s’adoucit, se nuança de respect.

L’enterrement eut lieu aux frais des Dumouchel. Puis le notaire réunit en son étude les époux et la dame de compagnie, et leur lut les dernières volontés de la tante Roussel.

Elle laissait sa fortune entière à Mme Brique qu’elle remerciait de son affection solide et de son dévouement sans bornes. Quant aux Dumouchel, il n’en était pas question.

Berthe se trouva mal. François, à moitié fou, bouscula la veuve et la traita de voleuse.

Une fois rentrés, les époux s’enfermèrent. Un immense désespoir les terrassait, et ils pleurèrent longtemps, à chaudes larmes.

Une réconciliation suivit cette épreuve, trop lourde à supporter pour chacun d’eux isolément. Mais de ce bon accord résulta contre l’enfant une haine plus vigoureuse. Ils n’eurent plus pour s’étourdir la ressource des querelles et des batailles, et plus rien ne détacha leurs pensées de cet être maudit.

Ce fut une obsession. Ils en rêvaient la nuit. « La gueuse », comme disait François, les hantait. Ils ne cessaient d’énumérer les chagrins qu’elle leur avait causés, et Berthe ne manqua pas de lui imputer ce qu’elle appelait la canaillerie dé tante Roussel. N’est-ce pas pour elle en effet que sa mère avait négligé la vieille demoiselle ? Que de fois, au moment de partir chez sa tante, elle s’était ravisée en songeant aux occupations multiples de son ménage.

— Oh ! la gueuse, la gueuse, répéta François convaincu, elle nous ôte le pain de la bouche, elle nous ruine. Avec elle rien ne nous réussit.

Et Berthe déclara gravement :

— Elle nous porte malheur, elle doit avoir le mauvais œil.

Cette idée les pénétra, et ils finirent, à leur insu, par attribuer à Céline une sorte de puissance mystérieuse. Il leur semblait — tellement la douleur détraquait leur cerveau — qu’à leur foyer s’était installée sous les traits de l’enfant une méchante fée, qui contrecarrait leurs plans, qui les torturait et les persécutait à l’aide de charmes et de maléfices.

Une peur étrange s’empara d’eux, et ils prononçaient tout bas le nom de leur fille.

L’anniversaire de la naissance arriva. Le soir, la nourrice obtint la permission de dîner en ville avec une de ses parentes. Le couple demeura seul. Le repas, dont ils comparèrent le menu frugal aux festins d’autrefois, fut vite expédié. Madame débarrassa la table, monsieur fuma sa pipe, lut un journal, puis ils entamèrent un besigue. On tint la porte ouverte ainsi que celle de la petite.

La partie languissait. L’esprit distrait, ils maniaient les cartes et comptaient machinalement.

Cet anniversaire les épouvantait, comme une catastrophe imprévue.Il fermait la première période de leur martyre. Une année déjà de souffrances intolérables ! Et une autre s’écoulerait, puis une autre, puis cinq, puis dix, puis vingt, et chacune d’elles les écraserait sous un même fardeau de peines, d’insuccès, de désillusions.

— Ce sera plus terrible, s’exclama François, répondant à leurs réflexions intimes, car la gueuse grandira, et les dépenses augmenteront. La pension de mademoiselle, les leçons de piano, de dessin, de danse, les toilettes de mademoiselle, la dot de mademoiselle, le trousseau de mademoiselle, vrai, il n’y en aura que pour cette mijaurée.

L’avenir se dévoilait à eux, plus sombre encore que l’heure actuelle. Jamais ils ne recueilleraient le prix de leurs fatigues. Jamais ils ne se reposeraient à l’ombre de leurs arbres, devant leur propre maison, dans un jardin à eux qu’ils cultiveraient paisiblement sans souci du lendemain.

Ils se voyaient appauvris, vieux, infirmes, contraints cependant de travailler indéfiniment pour leur fille, cette sangsue qui aspirait leur argent, leur force, leur santé. Et cette vision donnait à leur visage une expression féroce.

Soudain ils crurent entendre un soupir qui partait du premier étage, quelque chose comme une plainte étouffée.

Ils posèrent leurs cartes. Le bruit recommença. Berthe dit :

— Une seconde, le temps d’aller et de venir.

— Je t’accompagne, fit Dumouchel, je vais me dégourdir un peu.

Il prit la lampe. Le couple monta l’escalier et franchit le seuil de la chambre où Céline couchait.

Il s’approchèrent. À quelques mètres du berceau, Berthe s’arrêta subitement et saisit le bras de François.

— Lève la lumière, murmura-t-elle.

Il obéit.

Pelotonnée sur la poitrine de l’enfant, Mousseline, la chatte, dormait.

Un troisième soupir s’éleva, un râle presque. Les époux se regardèrent. Une même pensée les étreignait, une envie monstrueuse, irrésistible.

Alors, leurs deux mains crispées l’une à l’autre, le corps secoué de frissons, la sueur au front, ils reculèrent à petits pas, silencieusement, comme des fantômes. Et ils redescendirent les marchés, une à une, lentement, toujours à reculons, leurs ongles griffant la paume de leurs mains, les yeux hagards fixant le trou noir de la chambre.

Et ils se rassirent, ramassèrent les cartes, et Berthe articula :

— Tu sais que j’ai compté l’atout en pique…

— Parfaitement, balbutia François.

Et il déclara : — Soixante de dames…

Une pendule sonna dix heures, très vite, avec un tintement joyeux.

Au dernier coup, un bruit se produisit, là-haut, pour la quatrième fois, plus fort celui-là, un cri d’agonie.

Les époux se dressèrent d’un bond. Berthe, affolée, bégaya :

— Non, non… j’ai peur… j’ai peur…

Elle se précipita jusqu’au pied de l’escalier, mais ses jambes ployèrent sous elle, et elle tomba.

— Céline, Céline… supplia-t-elle…

Elle se traînait à genoux sur les marches, elle s’agrippait aux barreaux de la rampe, raidissait ses membres, se hissait à bout de bras. À la fin ses forces l’abandonnèrent. Elle perdit connaissance.

François, échoué contre le mur du vestibule, claquait des dents, pris d’un tremblement nerveux.

Et, dans l’ombre, un gémissement passa, à peine perceptible, comme une feuille qui bruisse. Et ce fut tout.

VII


Le domicile mortuaire regorgeait de monde. Debout contre la cheminée du salon, ouvert pour la circonstance, Dumouchel recevait les condoléances des hommes.

Dès l’entrée, la physionomie des arrivants subissait une transformation. Indifférente ou gaie, elle s’imprégnait subitement d’une tristesse de commande.

Les uns s’avançaient vers François, d’un pas délibéré, les bras tendus, la tête un peu penchée. Ils s’emparaient de ses mains et les secouaient chaleureusement en lui infligeant la phrase de rigueur :

— Croyez, mon cher, que je compatis de tout mon cœur au coup terrible qui vous frappe.

D’autres se glissaient jusqu’à lui et, reprenant les mains abandonnées, hochant la tête, le contemplant avec des yeux qui retiennent leurs larmes, essayaient d’émettre un son : « Pauvre… pauvre… » et s’enfuyaient comme si l’émotion les eût empêchés de parler.

Certains jouaient le rôle de consolateurs et lui tapotaient l’épaule :

— Du courage, Dumouchel, du courage, soyez homme… que diable ! Tout n’est pas perdu, il vous reste encore votre épouse…

tandis que d’autres au contraire l’excitaient à pleurer :

— Pas de fausse honte, allez, pleurez tant que vous pourrez, cela soulage tellement.

Un monsieur, dont il ne savait pas le nom, lui dit :

— Personne mieux que moi ne vous comprend, hélas ! j’ai passé par là, moi aussi.

Un de ses collègues lui conseilla de chercher des forces en lui-même. Un vieillard lui montra le plafond : « Et Dieu ! Dieu que vous oubliez, Dieu le seul refuge des affligés. »

Toutes ces marques de sympathie remuaient profondément Dumouchel. D’abord très calme, très modéré dans sa douleur, il se sentait peu à peu gagné par le chagrin factice de ceux qui l’entouraient. Son infortune devait être immense, puisqu’elle excitait tant de compassion. Il se mit à sangloter convulsivement.

Docile, il s’appliquait à suivre les avis qu’on lui donnait. Il fut énergique avec ceux qui l’exhortaient au courage et désespéré avec ceux qui avivaient ses larmes. Il obéit au philosophe en cherchant des consolations en lui-même et se soumit au dévot en invoquant le Seigneur.

Dans sa chambre Berthe, éplorée, se jetait dans les bras de ses amies. Elle ne se lassait pas de répéter l’affreuse aventure :

— Non, mais concevez-vous une mort plus épouvantable. La petite allait si bien ! Il n’y avait certes pas une demi-heure que nous ne l’avions vue quand j’ai entendu un cri. Vite nous grimpons l’escalier. Trop tard ! La chatte était là, la sale bête, j’ai voulu la tuer. Et cette nourrice, qui justement demande un congé. Quelle fatalité !

On se rendit à l’église où François s’écroula sur son prie-Dieu pour ne se relever qu’au départ, puis au cimetière où M. Lormier, le gardien, attendait sous le portail le convoi funèbre.

— J’ai voulu vous assister moi-même pendant cette cérémonie pénible, dit-il.

Dumouchel, touché, accepta l’appui de son bras.

Au bord de la tombe, le prêtre débita d’une voix distraite quelques paroles attendries ; puis Turpin, qui excellait en ces sortes d’allocutions, rappela le regret qu’inspirait jadis aux Dumouchel la stérilité de leur ménage :

« Nous tous qui les fréquentions, nous pouvons en témoigner. Ils avaient certes, ceux-là, tout ce qu’il faut pour être heureux. Mais non, un désir les rongeait, ce désir, hélas ! qui est le triste apanage de nous autres célibataires ; ils souhaitaient au milieu d’eux une petite tête blonde dont les ris et les ébats égayeraient le logis. Elle est venue, cette tête blonde, l’objet de leurs vœux, ils ont goûté un moment de félicité suprême, et puis Dieu, jaloux sans doute, a brisé d’un souffle le fil fragile qui reliait l’enfant à cette vallée de misères. Pauvre père… pauvre mère… »

La douleur de Dumouchel faisait mal. Lormier fut obligé d’appeler à son aide le beau Lamare. On conduisit l’infortuné dans la maison du gardien où Berthe l’attendait, et Mme Lormier leur offrit à déjeuner avec tant de gentillesse qu’ils ne purent refuser.

Les époux mangèrent de bon appétit, ce qui enchanta leurs hôtes.

— Que voulez-vous, déclara François, ça creuse.

Au dessert, Lormier sortit et rapporta une bouteille de vieux bordeaux qu’il traitait avec le respect dû aux choses précieuses.

— Elle provient, racontait-il, d’un lot de douze douzaines de bouteilles que m’a léguées un vieil original, ivrogne endurci, à trois conditions : la première, c’est qu’elles seraient enfermées dans son propre caveau, pleines ou vides ; la seconde, que je ne serais jamais seul à les boire, et la dernière que je les boirais toutes pour le repos de son âme.

L’anecdote dérida les fronts, le vin délia les langues. À chaque verre Lormier prononçait et les convives répétaient :

— Pour le repos de l’âme de défunt Chaudard.

Vers trois heures, François proposa à sa femme de rentrer par la campagne. Afin d’éviter un détour ennuyeux ils traversèrent le cimetière, escortés des Lormier qui tenaient à leur montrer la richesse et l’étendue de leur domaine. On admira le buste de Boïeldieu et surtout l’énorme, pyramide élevée en l’honneur de M. Nétien, maire de Rouen pendant la guerre.

Une brise douce balançait au-dessus d’eux les pins et les cyprès. De chaque côté s’alignaient des tombes bien soignées, bien râtissées, bien fleuries, ou de petites chapelles en pierre de taille, blanches et propres. À leurs pieds s’étalait la ville. Un gai soleil d’automne éclairait l’espace, allumait les clochetons dorés de la cathédrale, recouvrait au loin la Seine d’une grande plaque d’argent immobile.

François qualifia ce spectacle de féerique.

Lormier, flatté de cette appréciation, répondit :

— Merci, vous me comblez.

À la porte du nord, on se sépara, et les Dumouchel rejoignirent la rue Herbeuse et la route de Neufchâtel.

Ils marchaient côte à côte, sans un mot, la figure insouciante. Ils regardaient autour d’eux, écoutaient, respiraient, se laissaient envahir par dès sensations neuves dont ils subissaient à leur insu l’influence réconfortante.

Pour la première fois, leur corps comprenait le charme de certaines choses. Leur poitrine s’ouvrait largement aux ondes d’air pur qui sillonnaient le plateau. Leurs yeux voyaient, leurs oreilles entendaient. Ils remarquaient le vol d’un oiseau, le frémissement d’une herbe, la chute d’une feuille, le glissement d’un nuage gris sur l’azur du ciel. La chaleur du soleil coulait en leurs veines. Le calme des champs rassérénait leur âme. Ils se sentaient plus légers, plus souples, plus jeunes, plus à l’aise dans leurs mouvements. Et ils n’avaient plus ni rancune, ni haine, ni méchantes pensées.

De retour chez eux ils trouvèrent, préparant le repas, la nouvelle bonne arrêtée depuis la veille. Une odeur de pot-au-feu remplissait le vestibule. La maison était tranquille, il y régnait ce silence qui sied à la demeure de bourgeois paisibles.

En attendant le dîner, ils s’assirent l’un près de l’autre, devant la cheminée, sous la lumière intime de la lampe, et ils échangèrent de courtes phrases qui exprimaient autant de projets nets et irrévocables. On mangerait à heure fixe, on dormirait régulièrement, on revivrait l’existence passée, pondérée et sans secousses, on boucherait la brèche faite au capital, on reprendrait les réceptions du samedi, les promenades du dimanche.

— Et surtout, s’écria François, nous serons bien prudents dans nos rapports. Plus d’enfant… à aucun prix… plus d’enfant…

Ils se turent. Et peu à peu chacune de leurs habitudes assaillit leur songerie. Une à une elles ressuscitaient. De tous les coins de la pièce, de tous les coins de la maison, elles se dressaient, ces vieilles, ces bonnes, ces chères habitudes, un moment étouffées, mais plus vivaces, plus impérieuses que jamais. Elles s’emparaient de leur cerveau, elles emprisonnaient leur corps.

Et les époux tendaient le cou eux-mêmes au joug si désiré, les poignets aux menottes si amèrement regrettées, la cheville au boulet indispensable.

Et déjà le souvenir de l’année maudite s’évanouissait en eux, et il leur semblait qu’ils avaient fait un mauvais rêve dont ils se réveillaient enfin, heureux et libres.