Les Affinités électives (trad. Carlowitz)/Première partie/Chapitre 14

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Traduction par Aloïse de Carlowitz.
Charpentier (p. 120-123).
Première partie - Chapitre XIV

Le Capitaine venait de recevoir deux lettres du Comte : l’une, qu’il devait montrer à ses amis, contenait des promesses, des espérances ; l’autre, écrite pour lui seul, renfermait l’offre positive d’une charge importante d’administration et de cour, le grade de major, de forts appointements et plusieurs autres avantages brillants. Comme il était indispensable de tenir cette offre secrète pendant quelque temps encore, le Capitaine ne parla à ses amis que des espérances que lui donnait la première de ces deux lettres.

S’occupant avec toutes les précautions nécessaires, des préparatifs de son prochain départ, il chercha surtout à hâter les travaux commencés. Édouard le seconda de son mieux, car il désirait que tout fût fini pour la fête d’Ottilie.

Le projet de réunir les trois étangs pour en former un lac, avait déjà eu un commencement d’exécution ; il était donc impossible d’y renoncer. Sachant qu’il ne pourrait le mener à fin lui-même, le Capitaine fit venir, sous un prétexte spécieux, un jeune architecte, autrefois son élève, et qu’il savait être capable d’achever dignement cette entreprise difficile.

Le Capitaine avait un mérite réel et un caractère noble et généreux, aussi était-il loin de ressembler à ces êtres vaniteux qui, pour mieux faire sentir leur importance, jettent le désordre et la confusion dans les entreprises qu’ils doivent cesser de diriger, afin de laisser après eux la certitude qu’il est impossible de les remplacer.

Le Baron ne pouvait avouer la véritable de cause l’ardeur fiévreuse avec laquelle il hâtait les travaux, car il savait que sa femme ne consentirait jamais à célébrer avec éclat et ostensiblement le jour anniversaire de la naissance d’Ottilie. Au reste, il comprit lui-même que l’âge de cette jeune fille et sa position de protégée qui devait tout à la bienfaisance de sa tante, ne lui permettait pas de paraître publiquement en reine d’une grande fête. Aussi les préparatifs et les invitations se firent-ils sous le prétexte de l’inauguration de la maison d’été et des promenades nouvelles.

Décidé à prouver à Ottilie par tous les moyens qui étaient en son pouvoir, que tout se faisait pour elle, il lui destinait des présents qu’il voulait mettre en harmonie avec la force de sa passion. Les conseils que Charlotte lui donnait à ce sujet étaient si opposés à ses intentions, qu’il prit le parti de s’adresser à son valet de chambre, qui soignait sa garde-robe, et se trouvait, par conséquent, en relation avec les marchands de nouveautés. Cet adroit serviteur commanda aussitôt un coffre d’une forme élégante, couvert eu maroquin rouge et garni de clous d’acier ; les parures et les objets de toilette dont il le fit remplir, répondaient à la magnificence de ce coffre. Il avait depuis longtemps deviné la passion de son maître, et, sans lui en parler directement, il la servait toutes les fois que l’occasion s’en présentait. Ce fut dans ce but qu’il rappela au Baron qu’il avait depuis longtemps au château tous les matériaux nécessaires pour un feu d’artifice, et que si on s’en servait pour célébrer l’anniversaire de la naissance d’Ottilie, cette fête n’en aurait que plus d’éclat. Édouard saisit cette proposition avec empressement, et le valet de chambre se chargea des préparatifs, qui devaient se faire avec le plus grand mystère afin de surprendre la société.

De son côté, le Capitaine prenait toutes les mesures de précaution nécessaires pour prévenir les accidents qui troublent presque toujours les solennités auxquelles assiste une foule nombreuse.

Édouard et son confident ne s’occupèrent que du feu d’ artifice. L’échafaudage devait s’élever sur les bords de l’étang et au milieu des chênes centenaires. La place des spectateurs était naturellement en face, sous les platanes, d’où l’on pourrait, sans danger, voir l’ensemble du feu, ainsi que ses merveilleux effets dans l’eau. Lorsqu’on débarrassa cette place des plantes et des buissons qui l’embarrassaient, Édouard remarqua avec plaisir que ses arbres chéris étaient plus beaux et plus robustes encore qu’il ne le croyait.

— C’est à peu près dans cette saison que je les ai plantés, se dit-il à lui-même, mais dans quelle année ?

La date précise lui était échappée, il se souvint toutefois qu’elle se rapportait à un événement de famille qui était resté gravé dans sa mémoire. Il chercha cet événement sur le journal dans lequel son père enregistrait tout ce qui lui arrivait d’important. Quel ne fut pas son ravissement, lorsqu’il reconnut que, par le plus merveilleux des hasards, le jour et l’année où il avait planté ces arbres étaient le jour et l’année de la naissance d’Ottilie !