La Tentation de l’homme/Les Ancêtres

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La Tentation de l’hommeSociété du Mercure de France (p. 122-126).


LES ANCÊTRES


 
Vous dont le sang nourrit encor nos muscles souples,
Héroïques dompteurs de géants étalons,
De qui la race garde à l’orgueil de ses couples
L’honneur de ses yeux bleus et de ses cheveux blonds,

Aïeux obscurs, en qui ma chair eût voulu vivre,
Sous les bardes de bronze ou sous les torques d’or,
Dont mon songe obstiné croit encore poursuivre
La barque au dur taillant sur les vagues du Nord,

Guerriers chastes, conçus au flanc des mères graves,
Et qui passez, au fond des mémoires, courbés
Sur le col des chevaux ou le soc des étraves,
Par-delà tant de jours sous l’horizon tombés,


Avez-vous avec moi respiré le vent libre
Des torrides déserts ou des désertes eaux ?
Est-ce votre âme encor qui revient, chante et vibre,
Et fait crier en moi la fibre de mes os,

Dans un élan sauvage et de force et de joie,
Quand se cabre la bête ou quand hennit la mer,
Pour ces rébellions inutiles que broie
Ou l’éperon d’acier ou l’hélice de fer ?

Créez-vous sous mon front les fabuleux mirages
Dont s’embrase le porche ardent de l’équateur ?
Me clamez-vous, parmi la splendeur des orages,
La haine au souffle impur du sol dévorateur ?

Si vous vous redressez parfois sur votre couche,
Barbares d’Occident ! le reconnaissez-vous,
S’enivrant du galop de son mustang farouche,
Le frêle descendant des grands cavaliers roux ?…


Tueurs d’aigles, chasseurs d’hommes, marcheurs des plaines,
Qui suiviez, lourds de pluie et de givre marin,
La sente des aurochs ou la piste des rennes
Et dont le casque avait des ailerons d’airain,

Rôdeurs des flots, chercheurs d’îles, veilleurs des hunes,
Qui hantiez la banquise hyperborée, où dort
Le mystère du pôle et le secret des runes,
Passants de la tempête et des horizons d’or,

Vous que l’hiver suprême a couverts de sa neige,
Ancêtres disparus et qu’en vain j’animais !
Je n’évoquerai plus votre muet cortège,
Car je sais que les morts ne reviennent jamais…

Mais ils vivent en moi ; c’est en moi que s’achève,
Parmi l’éclat tonnant des rythmes furieux,
La vision de l’œuvre où s’efforça leur rêve,
Et dont la nuit fatale a délivré leurs yeux.


Ils sont ce qu’ils étaient : entre leurs mains fantômes,
Tournoie, étincelante au fond de mes regards,
La hache à deux tranchants dont se jouaient leurs paumes,
Et le combat cruel enchevêtre ses dards.

Ils vont, spectres armés qu’un éclair me découvre,
Et, sur le monceau nu des grands cadavres froids,
Parmi les chariots aux madriers de rouvre,
Leurs chevaux hérissés renâclent, les crins droits.

Ils sont ce qu’ils étaient aux jours profonds du monde,
Comme si, doux et forts, et tristement altiers,
Ils étaient au soleil, dont l’éclat les inonde,
Du creux des tertres sourds resurgis tout entiers.

Leur pourpre dans mon cœur s’exalte en rouge gerbe,
Quand je lie, ouvrier de mon art souverain,
Les nerfs de la pensée et les muscles du verbe
Au sonore appareil de mes strophes d’airain,


Quand, dans la forge ardente où mon destin se mure,
Laissant le bruit humain expirer à mon seuil,
Ma main marie, ainsi que le corps à l’armure,
La chair de la douleur au métal de l’orgueil.