Les Associations anti-douanières en Belgique

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LES ASSOCIATIONS ANTI-DOUANIÈRES EN BELGIQUE

Dans ces dernières années, la Belgique a été le théâtre d’un mouvement économique remarquable, et qui, après avoir semblé n’offrir qu’un intérêt purement local, en est venu peu à peu à se manifester au dehors. Il mérite en effet de fixer l’attention des pays voisins. Fondée il y a sept ans, en 1856, l’association douanière belge, qui ne s’était proposé d’abord que la réforme des tarifs protecteurs, devint en 1863 une association internationale pour la suppression des douanes, et, dans les récens congrès de Bruxelles et de Gand, qui avaient réuni des hommes distingués de tous les pays, réussit à faire publiquement discuter les graves questions soulevées par son programme. Ce programme, conçu dans un esprit sincèrement libéral, se recommande à l’étude moins encore peut-être par le but que par les moyens employés pour l’atteindre. Montrer ce qu’il est possible de faire en se servant des armes pacifiques et puissantes de la libre discussion, de l’association, quand on sait les manier avec fermeté et prudence, ce ne sera point sans doute remplir une tâche inutile dans notre pays, où l’on a pu voir, au début même de cette année, la politique commerciale de la France donner lieu à de si vifs débats au sein du corps législatif.

Chez nous, les doctrines protectionnistes sont loin d’être abandonnées, et nos industriels se montrent plus disposés à combattre les réformes libérales qu’à les défendre. La Belgique présente un spectacle tout contraire. Aussi protectionniste d’abord que la France, ce pays en est venu à réclamer le libre échange absolu. Ce n’est plus seulement pour une réduction de droits, c’est pour la suppression radicale de la douane que les chambres de commerce se prononcent presque à l’unanimité. Comment s’est produite une transformation si radicale ? Les nombreux documens publiés par l’Association internationale nous permettent de raconter ce curieux épisode, sinon en détail, au moins dans ses phases principales.

Pendant les premières années qui suivirent les événemens de 1815, l’Europe entière était au pouvoir du parti qui se disait conservateur. Partout maîtresse, l’aristocratie gouvernait partout dans son intérêt exclusif, et, dans l’impossibilité de recouvrer complètement ses privilèges d’autrefois, demandait une compensation au système protecteur, dont elle comptait bien recueillir seule les bénéfices. Le gouvernement des Pays-Bas avait fait exception, car en 1822 il proposa aux chambres néerlandaises l’adoption d’un tarif fort modéré, dont les droits les plus élevés ne dépassaient pas 6 pour 100. Ce tarif, contre lequel avaient d’ailleurs protesté les députés belges, ne resta malheureusement pas longtemps en vigueur, car la législation douanière de la France, en harmonie avec les principes économiques qui prévalaient alors chez nous, provoqua entre les deux pays une guerre de tarifs qui dura jusqu’en 1830. Chacun d’eux se protégeait à l’envi contre les produits de l’autre, comme si leurs intérêts, pendant si longtemps confondus, étaient devenus du jour au lendemain absolument inconciliables. La révolution qui venait de fonder le royaume de Belgique fit succéder à cet état de guerre le régime du droit commun ; les deux gouvernemens, issus d’une même origine, ne pouvaient continuer plus longtemps un système d’hostilités avouées. Il fut même question d’aller plus loin et de contracter une union douanière franco-belge ; mais les résistances des manufacturiers français firent avorter ce projet. On était donc de part et d’autre en plein régime protecteur.

Or on sait que ce régime a pour effet, dans la répartition du prix des produits, d’accroître d’une manière factice la part du capitaliste et celle de l’entrepreneur au détriment de celle de l’ouvrier. Tout le monde, il est vrai, finit bien par y perdre à la longue, puisque, faute de débouchés, la production se ralentit nécessairement tôt ou tard. Toutefois, dans un moment donné, ce régime ne tend pas moins à favoriser les classes qui vivent de profits et de rentes au détriment de celles qui vivent de salaires. On connaît la réponse de celles-ci en 1848. Trop peu éclairées pour avoir confiance dans la liberté, elles exigèrent à leur tour un privilège qu’il fallut leur accorder, et le droit au travail fut proclamé. Cet acte, il ne faut pas l’oublier pour la justification de ceux qui l’ont commis, n’était que la conséquence logique des lois douanières que la bourgeoisie avait, de la meilleure foi du monde, fait peser pendant trente ans sur le pays tout entier. En Belgique, les mêmes fautes s’étaient succédé sans avoir eu néanmoins les mêmes conséquences ; mais, comme en France, les grands industriels s’étaient ligués pour repousser les produits étrangers. Le tarif belge était même à certains égards plus compliqué que le nôtre, ce qui n’est pas peu dire. C’est en 1846 que les amis de la liberté commerciale essayèrent de commencer la lutte. Les réformes de Huskisson, le triomphe de la ligue contre les lois céréales en Angleterre avaient ranimé l’ardeur des économistes. Cobden parcourait l’Europe pour allumer les courages et prêcher la guerre sainte contre le système protecteur. Des ligues se formèrent de tous côtés : Paris, Bordeaux, Lyon, Marseille, Bruxelles, etc., eurent les leurs, et, grâce à la prodigieuse activité de Bastiat et de ses amis, le mouvement gagnait de proche en proche, quand la révolution de février vint l’arrêter court. Cependant, avant de se dissoudre, l’association qui s’était constituée en Belgique sous la présidence de M. de Brouckère provoqua en 1849 la réunion à Bruxelles d’un congrès international qui, après trois jours d’une discussion animée, se prononça en faveur de la liberté commerciale.

Peu après, en 1852, M. de Brouckère, alors bourgmestre de Bruxelles, fonda au Musée de l’Industrie de cette ville un cours d’économie politique qui devait tenir l’opinion publique en éveil, en attendant le moment opportun de rentrer en campagne. M. de Molinari fut chargé de ce cours. Il commença par créer un journal, l’Économiste belge, qui eut un rapide succès, et devint en quelque sorte le point de ralliement autour duquel se rangèrent tous ceux qui avaient des opinions libérales, et qui formèrent le noyau d’une nouvelle association douanière. Cette association se constitua le 20 janvier 1856, sous la présidence de M. Corr van der Maeren, négociant et juge au tribunal de commerce de Bruxelles. Le but auquel on tendait alors était la réduction successive des droits d’importation, la suppression des prohibitions à la sortie, et la transformation successive du tarif jusqu’alors protecteur en un tarif fiscal, c’est-à-dire destiné seulement à accroître les revenus du trésor et non à protéger l’industrie nationale. L’association avait, comme partout, deux ennemis à combattre, l’ignorance et la coalition des intérêts favorisés par le régime en vigueur. Pour exercer sur tous les points une action plus efficace, elle se divisa en sous-comités locaux chargés d’agir chacun dans un rayon déterminé sur l’opinion publique. Un grand nombre d’adhérens lui vinrent de tous côtés et dès la première année l’association disposa d’un budget qui servit à publier des journaux et des brochures. Elle organisa en outre à Bruxelles un bureau de renseignemens pour y centraliser toutes les publications et tous les documens statistiques susceptibles d’éclairer le public et le gouvernement sur la situation industrielle et commerciale du pays. Elle créa des conférences pour demander non-seulement la révision des tarifs, mais la suppression de tous les abus, l’abrogation de toutes les lois surannées qui paralysaient le commerce et entravaient l’expansion du travail. Enfin elle provoqua en 1856 la réunion à Bruxelles d’un nouveau congrès international pour la réforme douanière. À la suite de ce congrès, il fut décidé que des comités spéciaux seraient établis dans différens pays, afin d’agir avec ensemble sur l’opinion ; mais, les circonstances ne se prêtant pas à un mouvement général, l’association belge dut continuer seule l’œuvre qu’elle avait entreprise.

Elle avait d’ailleurs affaire à forte partie, car les protectionnistes s’étaient groupés à leur tour pour repousser ses attaques. Les argumens dont ils se servaient, nous les entendons encore chaque jour dans la bouche de nos propres fabricans ; ils forment une espèce de catéchisme dont les réponses stéréotypées s’appliquent à tous les temps et à tous les pays. C’est à vaincre l’opiniâtreté de cette résistance que l’association s’attacha tout d’abord. Sans négliger de traiter la question douanière au point de vue du consommateur, qui est le plus important, elle chercha à prouver aux fabricans que le système protecteur, tout en pesant lourdement sur le pays, leur était en réalité très préjudiciable à eux-mêmes. S’adressant tour à tour aux fabricans de drap de Verviers, aux filateurs de Gand, aux maîtres de forges du Hainaut, aux agriculteurs des Flandres, elle leur prouva que l’incidence des taxes les unes sur les autres surélève, dans toutes les industries, les frais de production, et qu’aucune d’elles ne reçoit jamais par la protection l’équivalent des sacrifices qu’elle fait pour être protégée. Les droits sur les houilles font hausser le prix du fer ; les droits sur le fer retombent sur les produits agricoles et manufacturés, qu’il faut par suite protéger à leur tour, et tous ensemble pèsent de tout leur poids sur l’ouvrier, qui voit les prix hausser autour de lui sans que son salaire suive la même progression. Il résulte de cette hausse générale que, si la protection a bien pour effet de réserver à la fabrication indigène le marché intérieur, elle grève en revanche les produits destinés à l’extérieur de frais énormes qui les mettent souvent dans l’impossibilité de soutenir la concurrence étrangère. C’est là un des résultats les plus fâcheux pour la prospérité industrielle d’un pays comme la Belgique, qui, n’offrant qu’un marché restreint, doit chercher ses principaux débouchés au dehors. Les négocians, plus particulièrement intéressés au développement des transactions, avaient été les premiers auxiliaires de l’association ; mais en présence d’argumens aussi péremptoires un certain nombre de fabricans ne tardèrent pas à se ranger parmi ses adhérens, et devinrent eux-mêmes d’ardens promoteurs de la réforme.

Les années 1857 et 1858 furent, consacrées par les membres de l’association à se transporter dans les différens centres industriels pour y traiter la question du libre échange au point de Yue des intérêts spéciaux de chacun d’eux. Les questions des fers, des houilles, des draps, des tissus de coton, furent successivement abordées dans des meetings tenus à Bruxelles, Charleroi, Mons, Verviers, Namur, Anvers, Liège, Tournai, Gand, etc. Dans cette dernière ville, centre de l’industrie cotonnière et foyer principal de la protection, la séance fut des plus orageuses ; interrompus par des cris et des sifflets, les orateurs purent à peine se faire entendre, et l’on fut sur le point de se porter sur eux à des voies de fait. À Tournai, l’émotion publique fut plus vive encore ; on menaça de jeter à l’eau ces apôtres de la liberté, et la municipalité, pour éviter de plus grands désordres, empêcha la réunion qui devait avoir lieu. Il y eut à cette occasion, à la chambre des députés, des interpellations qui servirent à montrer combien le ministère avait le sentiment de sa responsabilité. Sans se prononcer sur les doctrines en cause, il blâma énergiquement les citoyens qui avaient eu si peu de respect pour la liberté de discussion, et désavoua sans hésiter les autorités locales qui, par mesure d’ordre, s’étaient opposées à l’exercice d’un droit formellement reconnu par la constitution du pays. Ces tentatives d’ailleurs, bien loin de nuire aux travaux de l’association, ne firent qu’en accroître la force et l’importance. Parmi les orateurs qui se firent remarquer dans ces discussions, il en est plusieurs qui montrèrent une véritable éloquence ; tels sont MM. Masson, secrétaire de la chambre de commerce de Verviers, Snoeck, fabricant de draps, et plusieurs autres. Ce qui faisait surtout l’originalité de leurs discours, c’est le caractère pratique qu’ils s’attachaient à leur donner. Que pouvait-on répondre par exemple quand ils venaient démontrer que, par l’effet de la protection, la houille belge coûtait plus cher en Belgique même qu’en Hollande, ou quand M. Gouvy, filateur de laine à Verviers, prouvait chiffres eh main que les droits sur les fers surélevaient de 8,700 fr. le prix de ses machines, et que, sous prétexte de favoriser le travail national, on lui imposait ainsi une amende annuelle de 435 francs ?

Cette agitation porta ses fruits ; les chambres de commerce, d’abord ultra-protectionnistes, se mirent peu à peu de la partie, et, par leurs incessantes réclamations, finirent par obtenir du gouvernement des réductions nombreuses, notamment sur les houilles et les fers. Une refonte complète du tarif douanier était même promise quand la France, modifiant sa politique commerciale, entra elle-même dans la voie des réformes. Comme elle y procédait par des traités de commerce, force fut bien à la Belgique de la suivre momentanément sur ce terrain. La suppression des octrois, ces douanes intérieures, si impopulaires partout, peut également être considérée comme une des plus heureuses conséquences de cette agitation.

L’association ne s’en tint pas là[1] , et ses premiers succès lui en firent bientôt ambitionner d’autres. Non contente d’avoir atteint le résultat pour lequel elle s’était constituée dans l’origine, c’est-à-dire la réforme douanière, elle veut aujourd’hui poursuivre, non plus seulement la diminution des droits, mais l’abolition complète et absolue de la douane. En se constituant en 1856, elle avait pris le nom d’Association pour la réforme douanière, et avait inscrit sur son drapeau : Transformation des tarifs protecteurs en tarifs fiscaux. Fidèle à son programme, elle n’avait combattu la douane que comme instrument de protection industrielle, mais elle l’acceptait comme une source de revenus pour le trésor. Dans cette campagne, elle avait eu le fisc avec elle, et sans nul doute un tel auxiliaire avait contribué à son triomphe. Aujourd’hui c’est cet auxiliaire lui-même qu’elle attaque, et pour qu’il n’y ait aucun doute sur le but qu’elle poursuit, elle a changé son nom primitif en celui d’Association internationale pour la suppression des douanes ; en même temps elle a chargé son bureau de travailler par tous les moyens légaux à l’abolition des droits de douane et d’accise, non-seulement en Belgique, mais dans tous les pays.

Cette question, c’est la chambre de commerce d’Anvers qui l’a posée la première en 1861, sur la proposition d’un de ses membres, M. A. Joffroy, et qui, après six séances d’une discussion très animée, s’est la première prononcée dans le sens d’une liberté absolue. Le vœu émis par elle, adopté par 12 voix contre 9, est ainsi conçu :

« La chambre de commerce émet le vœu que les lignes douanières qui existent en Belgique puissent être complètement supprimées, tout en réservant les droits d’accise ;

« Charge son. bureau de transmettre ce vœu au gouvernement, de lui donner la plus grande publicité possible et de ne négliger aucune occasion, dans les lettres, rapports et autres pièces émanant de la chambre, d’indiquer nettement son intention à cet égard[2]. »

Il n’y a pas lieu d’être étonné de l’initiative prise par les négocians d’Anvers. Autrefois port libre, cette ville comptait au XVIe siècle cent cinquante mille habitans et jouissait d’une prospérité remarquable. À la suite du traité de Westphalie, qui ferma l’Escaut, la population diminua peu à peu et ne compta bientôt plus que trente-sept mille habitans. À partir de 1815, le commerce reprit une marche ascendante, qui s’est sensiblement ralentie dans ces dernières années. Le commerce de transit surtout, autrefois très considérable, abandonne Anvers pour les ports rivaux de Brème, Hambourg et Rotterdam. C’est aux droits de douane et à l’exagération des frais maritimes qu’on attribue ce fâcheux résultat, car la douane, par les formalités qu’elle exige, décourage des négocians, éloigne les étrangers, chasse le commerce de transit et accroît sensiblement les frais généraux : De tout temps, les ports francs ont été beaucoup plus prospères que les autres, et si Anvers ne veut abdiquer, il faut qu’il obtienne les mêmes avantages que Hambourg, dont le sénat vient de voter l’abolition des droits de douane.

Un vœu est déjà quelque chose, mais, quand on s’en tient là ; on est parfois exposé à en attendre assez longtemps la réalisation. Aussi la chambre de commerce d’Anvers pensa-t-elle que le meilleur moyen de le faire aboutir à un résultat pratique était un appel à l’opinion publique : elle commença par soumettre la question aux autres chambres de commerce de Belgique, qui pour la plupart suivirent son exemple. Celles de Bruxelles, de Liège, d’Alost, de Courtrai, de Termonde, d’Ypres, de Dixmude, formulèrent des vœux analogues à ceux de la chambre d’Anvers, et entrèrent résolument dans la voie libérale qu’elle avait ouverte. Ce n’est pas tout : sur la demande de M. Joffroy, le promoteur de ce mouvement, cette question fut inscrite sur le programme de l’Association internationale pour l’avancement des sciences sociales, et discutée en séance publique au congrès de Bruxelles en 1862 et à celui de Gand en 1863[3].

Il n’est pas sans intérêt de reproduire ici, les principaux argumens qui ont été développés en cette circonstance. Tous les orateurs, sans reprendre pour cela la thèse désormais épuisée de la liberté commerciale, ont fait remarquer avec raison que, si modérés que soient les droits, ils n’en agissent pas moins comme s’ils étaient protecteurs, et n’en tendent pas moins à hausser d’une manière factice le prix des produits : ils font donc dévier de son cours naturel l’industrie nationale, entravent les transactions et portent une atteinte réelle à la richesse publique. Envisagés comme impôts, ces droits ne valent pas mieux, car ils ont tous les inconvéniens des impôts indirects. Comme eux, ils sont mal assis, contraires au principe de la proportionnalité, et bien loin d’être volontaires, comme on se plaît à le répéter si souvent, ils sont de ceux qui se paient, suivant l’expression de Droz, non-seulement en argent, mais en pertes de temps et en vexations. Dire qu’on les paie sans s’en apercevoir, cela n’est pas sérieux : il n’y en a pas au contraire dont on s’aperçoive davantage, puisqu’on ne peut passer la frontière ou déplacer une bouteille de vin sans rencontrer la main du fisc et même sans la sentir sur sa personne. Ils sont plus nuisibles encore par les transactions qu’ils empêchent que par les sommes cependant très considérables qu’ils prélèvent.

Les taxes indirectes nécessitent des frais de perception considérables et sont par conséquent très onéreuses pour le public, puisqu’elles lui enlèvent plus qu’elles ne rapportent en réalité au trésor. En France, les frais de perception pour les douanes et contributions indirectes réunies (non compris les tabacs et les poudres) s’élèvent à 64,800,000 francs pour un produit brut de 489,900,000 francs ou à 13 pour 100 ; en Belgique, la proportion atteint 15 pour 100, parce que les frontières y sont plus développées proportionnellement à l’étendue du pays. En Italie, elle atteindrait 42 pour 100, si l’on en croit une récente brochure de M. Semenza. En présence de ces divers inconvéniens, on doit se demander si, sans procéder à une refonte complète du système d’impôts, il ne serait pas possible de remédier à une partie d’entre eux. En y réfléchissant un peu, il semble que cette tâche ne soit pas aussi difficile qu’elle paraît d’abord. Tous les économistes ont reconnu en effet que l’impôt ne pèse pas toujours sur celui qui en acquitte le montant entre les mains du fisc, et que c’est même, en matière de contributions indirectes, le contraire qui se passe le plus souvent. Lorsqu’on frappe le vin, par exemple, de droits de circulation et de débit, ce n’est pas le marchand qui les paie en réalité, c’est le consommateur, auquel il fait rembourser ses avances. Le même effet se produit avec les patentes, et dans certains cas même avec l’impôt foncier. Cette incidence est si réelle que J.-B. Say est allé jusqu’à dire que l’impôt, étant un fardeau dont tout le monde cherche à se débarrasser, retombe en définitive, quoi qu’on fasse, sur le consommateur, qui seul ne peut le repasser à personne. Il en arrive à conclure qu’à quelque moment qu’on frappe un-produit, que ce soit quand on le fabrique, ou quand on le fait circuler, ou quand on le vend, le résultat est en définitive toujours le même[4].

S’il en est ainsi, il est évident que rien ne justifie la conservation du mode actuel de perception des contributions indirectes, et que, tout en en faisant supporter le poids aux mêmes individus, on pourrait les transformer en contributions directes, et économiser ainsi des frais considérables d’administration. Voulez-vous frapper le vin ? Au lieu de l’exercice et du droit de circulation, augmentez l’impôt foncier des vignes et les patentes des débitons, qui sauront bien se rattraper sur leurs cliens. Voulez-vous imposer certains produits étrangers ? Au lieu de percevoir à la frontière les droits de douane dont il s’agit de les grever, faites-en payer le montant aux marchands qui les revendent, en les taxant suivant l’importance de leur commerce. C’est toujours le consommateur qui en fin de compte sera atteint, car, il ne faut pas s’y tromper, ce ne sont pas les producteurs du dehors, mais bien les consommateurs du dedans qui paient les droits de douane, comme tous les autres. C’est à un expédient de ce genre que M. Verckhen, secrétaire de la chambre de commerce d’Anvers, propose d’avoir recours en Belgique. Dans une brochure qui a été distribuée à l’occasion du congrès de Gand[5], il constate avec raison qu’on ne peut toucher à la douane sans modifier l’accise. Actuellement cet impôt est payé en fabrique ; ce sont le raffineur de sucre, le brasseur, le distillateur, qui acquittent directement les droits dont leurs produits sont grevés. Si au contraire on percevait ces droits chez les détaillans, on pourrait frapper du même coup tous les similaires étrangers qui auront franchi la frontière. Le meilleur moyen, suivant lui, d’atteindre ce but serait d’exiger, comme en Angleterre, une licence pour débiter la bière et l’eau-de-vie, et d’établir une échelle de répartition par catégorie pour les 66,000 débits qui existent en Belgique. De cette manière, le détaillant paierait l’accise au fisc et s’en ferait rembourser par le consommateur. C’est, on le voit, un moyen fort simple d’arriver à la suppression de la douane sans porter aucune perturbation dans le système général des impôts et sans diminuer les revenus du trésor. On peut faire valoir des considérations d’un autre ordre pour résoudre la question financière que soulève cette mesure. Il n’est pas douteux que le développement commercial qui serait la conséquence nécessaire de l’abolition de toute entrave provoquerait dans le pays une prospérité dont les autres branches du revenu public éprouveraient nécessairement le contre-coup, si bien qu’au bout de quelques années le déficit causé par la suppression des douanes serait infailliblement comblé.

Ces divers expédiens suffisent déjà pour montrer la possibilité pratique de la réforme réclamée, mais la meilleure solution du problème financier serait sans contredit dans les économies à faire sur les dépenses publiques et notamment sur le budget de l’armée. Ces économies sont-elles possibles ? On pourrait en douter après les tentatives infructueuses dont nous avons été plusieurs fois témoins en France même. Chaque fois en effet que nos assemblées parlementaires ont essayé de réduire le budget, elles en sont toujours arrivées, après une enquête minutieuse, à constater que la plupart des employés sont Insuffisamment rétribués, et que, pour ce qu’ils ont à faire, ils ne sont pas trop nombreux, en sorte qu’au lieu d’une diminution des charges publiques c’est à une aggravation quelles aboutissaient le plus souvent. Faut-il cependant se tenir pour battu et admettre qu’il n’y a pas d’économies à faire ? Non, mais elles ne sont pas là où on les cherche. Le point de départ de toute économie doit être l’étude consciencieuse et approfondie de tout ce qui est essentiellement du domaine de l’état et la limitation absolue de ses attributions à la sauvegarde des intérêts généraux de la société. Il n’est pas douteux que l’on ne pût se passer de bien des administrations, si l’on abandonnait à l’industrie privée le soin de nous rendre les services en vue desquels elles ont été créées. La liberté des cultes, celle de l’enseignement, celle des théâtres, etc., supprimeraient les budgets correspondais ; une autre organisation communale permettrait de réduire le nombre des fonctionnaires ; un autre système d’impôts rendrait sans doute les frais de perception moins onéreux, etc. Quant aux administrations jugées utiles à conserver, il suffirait, pour en simplifier les rouages, d’imposer aux agens la responsabilité de leurs actes.

Néanmoins les économies à faire par les administrations civiles sont peu importantes en comparaison de celles qu’on pourrait réaliser sur le budget de la guerre. Les Belges, qu’on ne l’oublie pas, s’imaginent toujours que leur pays doit être l’enjeu d’une conflagration européenne. Aussi redoutent-ils la guerre plus que tout au monde. N’ayant avec raison aucune confiance dans l’adage : si vis pacem, para bellum, ils prêchent le désarmement avec une persévérance qui, pour être intéressée, n’en est pas moins digne d’éloges. La plupart, il est vrai, entendent parler d’un désarmement général ; mais il en est quelques-uns qui voudraient que la Belgique donnât l’exemple et qui prétendent que leur indépendance est mieux garantie par leur neutralité que par leur armée. Dans leur opinion, celle-ci n’est pour eux qu’un danger, car elle pourrait entraîner malgré lui le gouvernement à prendre parti dans un conflit et par conséquent attirer sur le pays les malheurs qu’elle a pour objet de prévenir. Ils ajoutent que la liberté commerciale finirait par créer entre les peuples une telle solidarité qu’aucune guerre ne serait bientôt plus possible, et que par conséquent la suppression de l’armée serait la conséquence logique de la suppression de la douane.

Quoi qu’il en soit de ces argumens pour ou contre le désarmement, il est permis, tout en écartant cette question d’un ordre trop général, de ne pas constater sans une satisfaction sincère les progrès si remarquables que l’esprit d’association et de discussion a fait faire en Belgique aux questions économiques. Si cet esprit avait plus largement présidé en France aux dernières réformes commerciales, peut-être seraient-elles mieux comprises aujourd’hui dans notre pays. C’est donc à tort qu’un orateur, tout en vantant récemment au corps législatif les bienfaits de la liberté commerciale, a dit qu’on avait eu raison chez nous d’ajourner encore les autres libertés. L’exemple de la Belgique prouve au contraire que ces libertés sont elles-mêmes nécessaires pour rallier l’opinion publique à celles dont on nous juge dignes.

J. Clavé.

  1. Outre le concours qu’ils apportaient à l’œuvre commune, les membres de l’association douanière agissaient encore en quelque sorte chacun pour son propre compte et dans sa sphère particulière. C’est ainsi que M. E. Séve, négociant à Bruxelles, entreprit à ses frais, mais sous les auspices de la chambre de commerce, un voyage en Russie, en Suède, en Norvège et en Danemark, pour y étudier la situation industrielle et commerciale de ces pays. Les renseignemens intéressans qu’il a recueillis ont été publiés dans un ouvrage intitulé le Nord industriel et commercial (3 vol. in-8o, 1862. Bruxelles, Lacroix et compagnie ; — Paris, Guillaumin).
  2. Séance du 6 moi 1861.
  3. L’Association internationale pour l’avancement des sciences sociales est en quelque sorte issue du mouvement belge : elle a été fondée par l’initiative de M. Corr van der Maeren, dans la pensée de vulgariser partout l’étude des sciences sociales et de comparer entre elles les institutions des divers peuples. Chaque année, elle réunit en congrès les hommes de tous les pays qui en font partie, et provoque la discussion dès diverses questions qui préoccupent l’opinion. Elle se compose de cinq sections : la législation comparée, l’instruction et l’éducation, l’hygiène et la bienfaisance, les beaux-arts et la littérature, l’économie politique. Deux congrès ont déjà eu lieu, l’un à Bruxelles, l’autre à Gand ; le prochain doit se tenir à Amsterdam, puis viendra le tour de Turin, de Genève, etc.
  4. Voyez à ce sujet les Études de M. de Parieu sur le système des impôts.
  5. Des Moyens pratiques de supprimer la douane, par M. Léon Verckhen, secrétaire de la chambre de commerce d’Anvers.