Les Associations populaires de consommation, de production et de crédit/Introduction

La bibliothèque libre.
Les Associations populaires de consommation, de production et de crédit :
leçons publiques faites à Paris en janvier et février 1865
Dentu (p. v-xxiii).

Deux motifs principaux m’encouragent à publier, malgré leur peu d’étendue et leur imperfection, les trois leçons sur les Associations populaires que j’ai faites cet hiver au Cercle des Sociétés savantes. Je les puise dans la conviction que, d’une part, dans le cadre de la disposition générale de ces leçons, j’ai pu faire entrer la discussion et l’éclaircissement des points les plus essentiels au développement du mouvement coopératif, et que, d’autre part, l’esprit dont elles sont animées est en effet celui qui doit présider à la conduite de ce mouvement merveilleux, naguère latent et presque insensible encore, aujourd’hui si fort et si rapide, et auquel une si grande place est réservée dans l’avenir.

Comme il ressort de mon programme, résumé dans les sommaires de mes leçons, j’ai commencé par déterminer les caractères généraux de toutes les associations populaires ou sociétés de coopération, et l’objet particulier de chacune d’elles. Je me suis attaché à faire cette détermination et l’appréciation qui s’ensuivait en conformité avec les définitions et les données de l’économie politique. Mon intention avouée, en suivant cette méthode, était de fixer d’une manière scientifique et précise la portée véritable du mouvement coopératif, lequel, comme on verra, n’a rien à redouter de cette rigueur d’analyse.

L’étude du principe économique des associations populaires est l’acheminement naturel et indispensable à celle de la question, extrêmement compliquée, de leur organisation financière et de leur constitution légale. Je ne doute pas que tous ceux qui adopteront cette marche ne soient conduits à reconnaître que des deux principes différents de responsabilité sociale, — celui de la responsabilité solidaire et celui de la responsabilité limitée, — sur lesquels reposent les diverses formes de sociétés commerciales énoncées au titre III du Code de commerce, ni l’un ni l’autre ne convient parfaitement aux associations de consommation, de production ou de crédit. Il est assez facile, en outre, de constater à première vue que les formalités imposées aux sociétés en nom collectif, anonymes ou en commandite par le même titre du Code de commerce sont plus ou moins inacceptables par les sociétés de coopération, notamment en ce qu’elles s’opposent à la formation du capital social par le moyen de versements successifs, formation qui est de l’essence même de ces sociétés. Il y aurait donc ainsi deux raisons pour une de provoquer une réforme de la législation qui permettrait aux associations populaires de se donner une existence financièrement convenable, en même temps que légalement assurée.

Un projet de loi dans ce sens devait être et a été effectivement envoyé au Corps législatif ; mais ce projet, quand il a été connu, a paru très-hâtif et très-défectueux. Au moment où j’écris, c’est un bruit généralement accrédité que la discussion en sera renvoyée à l’année prochaine, et peut-être y aurait-il lieu de s’applaudir de cet ajournement. D’ici là, le projet en question aurait le temps de se mûrir et de s’améliorer, quoique, à vrai dire, il ne faille point à cet égard se dissimuler une chose : c’est que la seule préparation sérieuse et efficace des réformes légales est l’agitation de l’opinion publique, et que cette agitation, dans l’espèce dont il s’agit, est singulièrement difficile à susciter, eu égard aux entraves qui sont actuellement apportées à l’expression des idées, et tout spécialement des idées économico-sociales. Quoi qu’il en soit, et en attendant qu’une loi, bonne ou mauvaise, nous soit donnée, le mouvement coopératif ne doit pas s’arrêter. Il convient donc plus que jamais d’exposer ce qui a déjà été fait et ce qu’il est possible de faire encore, en matière d’association populaire, dans l’état actuel de la législation. C’est là précisément quel est le sujet de ma troisième et dernière leçon, dans laquelle j’ai développé le mécanisme de quelques institutions récemment fondées dans les conditions les plus honorables, telles que la Société du Crédit au Travail et la Caisse d’escompte des Associations populaires.

Ainsi conçues et divisées, mes trois leçons peuvent, ce me semble, aspirer à une durée un peu moins éphémère que celle d’une simple causerie à l’usage des gens du monde. Elles visent à constituer une première tentative, ou, — comme je dirais, si les formules imaginées par la modestie de nos pères étaient moins surannées, — un Essai, un Aperçu ou une Esquisse d’une théorie économique des associations populaires. C’est pourquoi je me décide à les adresser à tous les travailleurs que le succès du mouvement coopératif intéresse directement, et aussi à tous les hommes qui, en raison de leur position ou de leurs fonctions, ou mus par un louable entraînement, seront amenés à s’occuper de ce mouvement qui se produit, à l’heure qu’il est, avec une intensité si marquée et dans des conditions si favorables. Je dois ajouter qu’en les livrant à l’impression, je me suis imposé comme une obligation absolue et rigoureuse de les donner exactement, et, autant que faire se pouvait, mot pour mot, telles qu’après une longue et laborieuse préparation, elles ont été prononcées, entendues et applaudies. Mais peut-être est-il nécessaire d’expliquer que cette sincérité scrupuleuse m’a été dictée non par aucune raison d’amour-propre, mais par des considérations d’un intérêt supérieur et d’un ordre plus honorable.

Je ne sais si ce que je vais dire ne choquera pas quelques susceptibilités, mais il me semble que ce n’est pas, à tout prendre, quelque chose de bien difficile en soi, ni, par conséquent, de bien méritoire, surtout si l’on ne se classe à aucun titre parmi les privilégiés de ce monde, que d’avoir des opinions démocratiques très-énergiques et très-arrêtées. Et, tout de même, peut-être n’est-ce pas non plus quelque chose de particulièrement pénible et glorieux, de la part de personnes non dépourvues d’intelligence et en possession de quelque loisir, que de puiser dans la lecture des bons auteurs une connaissance exacte des vérités économiques par eux découvertes, et de reproduire ces vérités en les défendant contre toute attaque. Mais ce qui, selon moi, est une entreprise ardue et vraiment digne d’éloge, c’est de prétendre être et demeurer toujours démocrate radical en même temps qu’économiste orthodoxe ; c’est de prendre et tenir vis-à-vis de soi-même l’engagement de ne jamais sacrifier l’économie politique à la démocratie, non plus que la démocratie à l’économie politique ; c’est enfin d’aborder, parmi les problèmes sociaux, ceux qui sont obscurs et pressants, et de fournir ou préconiser de chacun d’eux une solution telle que la démocratie disant : — Je l’accepte, l’économie politique soit forcée de dire : — Je la sanctionne.

Voilà, dis-je, une ligne de conduite qu’il est, à mes yeux, très-malaisé et, par cela même, très-beau de poursuivre. Quoi qu’on en pense, au surplus, cette ligne est celle qui me fut tracée dès le premier jour où je formai la résolution de prendre ma part des préoccupations et des efforts de mon siècle, et à laquelle je me suis tenu pendant plusieurs années, avec persévérance. La première question qui s’offrit à mes recherches, et à laquelle je tentai de faire une réponse qui pût passer pour aussi largement satisfaisante au point de vue de la démocratie que solidement fondée en économie politique, fut celle de l’impôt. Les théories que j’ai professées, sur ce sujet n’ont pas ému le public, jusqu’auquel il est vrai qu’elles ne sont guère parvenues, et elles n’ont été jugées que très-superficiellement par un fort petit nombre de critiques, démocrates ou économistes, desquels les premiers me renvoyèrent sans examen parmi cette secte que M. Proudhon dénonce en masse comme « malthusienne, fataliste et aléatoire, » et les seconds me considérèrent à première vue comme éminemment suspect de socialisme. Ce résultat, bien que médiocrement brillant, ne me désola point outre mesure. Il me parut que l’indifférence du public pour mes idées s’expliquait, à la rigueur, par les circonstances d’une époque et d’un milieu plus hostiles qu’on ne peut se l’imaginer à l’étude sérieuse des questions sociales ; et quant aux dispositions respectives des démocrates et des économistes à mon égard, bien loin qu’elles fussent pour moi imprévues et décourageantes, je les trouvai plutôt de nature à prouver que je m’étais maintenu fermement dans ma voie.

Je me remis donc, en attendant des temps meilleurs, à mes études, avec une ardeur dont la récompense ne s’est pas fait attendre. Bientôt, en effet, se manifesta à tous les yeux le magnifique mouvement d’association coopérative qui, depuis vingt ans, allait grandissant et se propageant en Angleterre, en France, en Allemagne, et que nous révéla surtout l’ouvrage de MM. Batbie et Horn sur le Crédit populaire. Du premier coup d’œil je n’hésitai point à reconnaître dans ce mouvement ce double caractère et ce double intérêt économique et démocratique à la fois que j’eusse voulu voir prendre à la réforme de l’impôt. Seulement, il s’agissait ici non plus d’entraîner l’opinion, par une théorie neuve, abstraite et ardue, sur le terrain escarpé et brûlant de la distribution de la richesse sociale, mais simplement de continuer une expérience déjà commencée, au milieu de l’attention et de la sympathie générales, dans le domaine bien moins redoutable et bien plus accessible de la production de cette richesse. Combien ces circonstances n’étaient-elles pas séduisantes ! Peu de personnes, je crois, seront à même de se figurer ce que fut une occasion de cette nature pour un homme de la génération sacrifiée à laquelle j’appartiens, et animé des sentiments que je viens d’exprimer. Je crains qu’il ne paraisse malséant de mêler ainsi des confidences personnelles au récit de faits que l’histoire attend pour les enregistrer. Pourtant, et puisque j’ai tant fait que d’entrer dans ces détails, qu’on me permette de dire encore qu’après avoir donné d’abord à l’étude du mouvement coopératif tous les moments que je réservais à la science, j’ai fini par consacrer, de plus, à son extension pratique tout le temps que je réservais à d’autres affaires, de telle sorte que je lui appartiens maintenant tout entier et sans réserve.

Tel fut donc l’entraînement sous l’empire duquel ont été faites les trois leçons qui sont fidèlement reproduites dans ce petit volume. Elles ont été faites — et c’est à quoi précisément j’en voulais venir — en présence d’un auditoire composé d’hommes dont les noms sont chers à l’économie politique, et dont les tendances dominantes sont franchement conservatrices, et d’autres, en majorité, dont les dispositions connues sont plutôt progressistes, et chez lesquels l’attachement à la démocratie se confond avec le sentiment si naturel et si légitime de leur propre défense. Eh bien, je ne crains point d’être démenti par aucun d’eux, économistes ou démocrates, si j’affirme que, par eux tous, ma pensée était constamment devinée, saisie et approuvée, avant même, en quelque sorte, que j’eusse achevé de l’exposer ; qu’entre eux tous et moi n’a cessé de régner l’entente la plus intime et la plus complète. Au moins que l’on ne se méprenne point sur ma pensée ! Ce n’est pas mon succès qui me préoccupe, c’est celui de l’association populaire auprès de la démocratie et, en même temps, auprès de l’économie politique. Ce qui me touche et m’émeut, c’est que se présente enfin une question ayant assez d’attaches avec la science pour être accueillie par des économistes avec sa portée démocratique, et donnant assez de garanties au progrès pour être accueillie par des démocrates sous son aspect économique ; c’est que s’offre enfin un terrain où l’économie politique et la démocratie se rencontrent, se donnent la main et unissent leurs destinées. Voilà le fait que je tiens à constater. Ce sera l’honneur des hardis pionniers de Rochdale, des intelligents coopérateurs parisiens, des vaillants selbsthülfers de Delitsch d’en avoir préparé l’éclatante apparition. Je désire que ce soit simplement le mérite de cet opuscule d’en fournir l’exacte mesure.

C’est là, si je ne me trompe, un fait considérable et dont il est essentiel que l’importance soit bien sentie. Le terrain commun dont je parle est assurément assez large ; il est certain toutefois que, d’un côté et de l’autre, la pente est rapide. Si ceux qui chercheront à s’y placer ne se gardent pas avec soin, les uns d’une économie politique étroite et arriérée, et les autres d’une démocratie ignorante et téméraire, ils se retrouveront bientôt plus éloignés et plus ennemis les uns des autres que par le passé. J’entends d’ici ces gens qui n’auront pas su faire au mouvement coopératif le mutuel sacrifice de leurs préjugés soit de violences à exercer contre le capital, soit de méfiance à témoigner au travail, se séparer en échangeant les vieilles accusations de « réactionnaires entêtés » et de « dangereux socialistes. » Songeons combien le rôle de conciliateur est ingrat quand une fois ces personnages occupent la scène ; sachons ne pas la leur laisser envahir, et marchons sans eux à notre but qui est, après tout, le but véritable de l’activité intellectuelle et politique de l’humanité. N’est-ce donc pas, en effet, une seule et même chose, en somme, que d’une part la saine démocratie désire et a droit d’obtenir, et que d’autre part l’économie politique digne de ce nom recherche et a les moyens de lui donner ? À qui fera-t-on croire que la science des Turgot, des A. Smith, des J.-B.Say, n’est qu’un ramas de fictions chimériques et d’oiseuses futilités ? Et à qui persuadera-t-on pareillement qu’il n’y a que folles prétentions et plaintes envieuses au fond des réclamations élevées par tant de millions de travailleurs dont les sueurs arrosent et transforment le monde ?

J’en dirais trop long sur ce sujet, qui est celui de mes constantes méditations, si je laissais courir ma plume sur le papier. Je me souviens que le moment est venu pour moi non plus de parier, mais d’agir, et je me borne, pour finir, à compléter ma pensée par un exemple.

Le corps social m’apparaît comme un malade, d’une constitution en réalité robuste et qui s’est constamment améliorée, mais chez lequel persistent encore une maigreur extrême et des douleurs cruelles dans certains membres.

Ce malade a un ami, — c’est la démocratie, — d’une sensibilité vive et impétueuse, qui ne se résigne point à le voir ainsi faible et souffrant, au dire duquel on le devrait guérir du jour au lendemain, fût-ce au prix de quelque drogue énergique ou de quelque grave opération, qui même prendrait sur lui, si on ne l’arrêtait, de faire cet essai d’une médicamentation périlleuse.

Le malade en question est traité par un médecin, — c’est l’économie politique, — qui le soigne depuis peu et lui a déjà procuré un notable soulagement. Ce médecin a longuement interrogé son malade sur son état et sur ses antécédents. Il s’est enquis avec soin des cas analogues. Connaissant les organes, leur structure anatomique, leur jeu physiologique, il recherche l’origine, la nature et l’étendue du trouble des fonctions vitales Mais peut-être, à vrai dire, est-il mû par une curiosité moins philanthropique que scientifique, et s’intéresse-t-il plus à la maladie qu’au malade. Ou peut-être la difficulté de la cure l’embarrasse-t-elle quelquefois. Il lui serait arrivé, prétend-on, de dire qu’au surplus si son malade avait ainsi vécu jusqu’ici, rien n’empêchait qu’il vécût encore pendant longtemps de la même manière…

Ces propos ont exaspéré l’ami de qui les tentatives n’ont pas moins irrité le médecin. Ces deux hommes se sont qualifiés réciproquement de pédant sans entrailles et de fou déraisonnable. Ce que voyant, notre malade a été sur le point de les congédier tous les deux. S’ils veulent cependant s’accorder et s’entr’aider, mettre en commun leurs lumières et leur dévouement, le mal assurément sera vaincu. La cause en sera reconnue et le remède appliqué. Et le malade, guéri définitivement, vivra de longues années, pendant lesquelles il ne cessera de leur témoigner à tous deux son affection, son estime et sa gratitude.


Paris, mai 1865.