Monsieur Parent (recueil, Ollendorff 1886)/Les Bécasses
LES BÉCASSES
Ma chère amie, vous me demandez pourquoi je ne rentre pas à Paris ; vous vous étonnez, et vous vous fâchez presque. La raison que je vais vous donner va, sans doute, vous révolter : Est-ce qu’un chasseur rentre à Paris au moment du passage des bécasses ?
Certes, je comprends et j’aime assez cette vie de la ville, qui va de la chambre au trottoir ; mais je préfère la vie libre, la rude vie d’automne du chasseur.
À Paris, il me semble que je ne suis jamais dehors ; car les rues ne sont, en somme, que de grands appartements communs, et sans plafond. Est-on à l’air, entre deux murs, les pieds sur des pavés de bois ou de pierre, le regard borné partout par des bâtiments, sans aucun horizon de verdure, de plaines ou de bois ? Des milliers de voisins vous coudoient, vous poussent, vous saluent et vous parlent ; et le fait de recevoir de l’eau sur un parapluie quand il pleut ne suffit pas à me donner l’impression, la sensation de l’espace.
Ici, je perçois bien nettement, et délicieusement la différence du dedans et du dehors… Mais ce n’est pas de cela que je veux vous parler…
Donc les bécasses passent.
Il faut vous dire que j’habite une grande maison normande, dans une vallée, auprès d’une petite rivière, et que je chasse presque tous les jours.
Les autres jours, je lis ; je lis même des choses que les hommes de Paris n’ont pas le temps de connaître, des choses très sérieuses, très profondes, très curieuses, écrites par un brave savant de génie, un étranger qui a passé toute sa vie à étudier la même question et a observé les mêmes faits relatifs à l’influence du fonctionnement de nos organes sur notre intelligence.
Mais je veux vous parler des bécasses. Donc mes deux amis, les frères d’Orgemol et moi, nous restons ici pendant la saison de chasse, en attendant les premiers froids. Puis, dès qu’il gèle, nous partons pour leur ferme de Cannetot près de Fécamp, parce qu’il y a là un petit bois délicieux, un petit bois divin, où viennent loger toutes les bécasses qui passent.
Vous connaissez les d’Orgemol, ces deux géants, ces deux Normands des premiers temps, ces deux mâles de la vieille et puissante race de conquérants qui envahit la France, prit et garda l’Angleterre, s’établit sur toutes les côtes du vieux monde, éleva des villes partout, passa comme un flot sur la Sicile en y créant un art admirable, battit tous les rois, pilla les plus fières cités, roula les papes dans leurs ruses de prêtres et les joua, plus madrés que ces pontifes italiens, et surtout laissa des enfants dans tous les lits de la terre. Les d’Orgemol sont deux Normands timbrés au meilleur titre, ils ont tout des Normands, la voix, l’accent, l’esprit, les cheveux blonds et les yeux couleur de la mer.
Quand nous sommes ensemble, nous parlons patois, nous vivons, pensons, agissons en Normands, nous devenons des Normands terriens plus paysans que nos fermiers.
Or, depuis quinze jours, nous attendions les bécasses.
Chaque matin l’aîné, Simon, me disait : « Hé, v’là l’vent qui passe à l’est, y va geler. Dans deux jours, elles viendront. »
Le cadet Gaspard, plus précis, attendait que la gelée fût venue pour l’annoncer.
Or, jeudi dernier, il entra dans ma chambre dès l’aurore en criant :
— Ça y est, la terre est toute blanche. Deux jours comme ça et nous allons à Cannetot.
Deux jours plus tard, en effet, nous partions pour Cannetot. Certes, vous auriez ri en nous voyant. Nous nous déplaçons dans une étrange voiture de chasse que mon père fit construire autrefois. Construire est le seul mot que je puisse employer en parlant de ce monument voyageur, ou plutôt de ce tremblement de terre roulant. Il y a de tout là dedans : caisses pour les provisions, caisses pour les armes, caisses pour les malles, caisses à claire-voie pour les chiens. Tout y est à l’abri, excepté les hommes, perchés sur des banquettes à balustrades, hautes comme un troisième étage et portées par quatre roues gigantesques. On parvient là-dessus comme on peut, en se servant des pieds, des mains et même des dents à l’occasion, car aucun marchepied ne donne accès sur cet édifice.
Donc, les deux d’Orgemol et moi nous escaladons cette montagne, en des accoutrements de Lapons. Nous sommes vêtus de peaux de mouton, nous portons des bas de laine énormes par-dessus nos pantalons, et des guêtres par-dessus nos bas de laine ; nous avons des coiffures en fourrure noire et des gants en fourrure blanche. Quand nous sommes installés, Jean, mon domestique, nous jette nos trois bassets, Pif, Paf et Moustache. Pif appartient à Simon, Paf à Gaspard et Moustache à moi. On dirait trois petits crocodiles à poil. Ils sont longs, bas, crochus, avec des pattes torses, et tellement velus qu’ils ont l’air de broussailles jaunes. À peine voit-on leurs yeux noirs sous leurs sourcils, et leurs crocs blancs sous leurs barbes. Jamais on ne les enferme dans les chenils roulants de la voiture. Chacun de nous garde le sien sous ses pieds pour avoir chaud.
Et nous voilà partis, secoués abominablement. Il gelait, il gelait ferme. Nous étions contents. Vers cinq heures nous arrivions. Le fermier, maître Picot, nous attendait devant la porte. C’est aussi un gaillard, pas grand, mais rond, trapu, vigoureux comme un dogue, rusé comme un renard, toujours souriant, toujours content et sachant faire argent de tout.
C’est grande fête pour lui, au moment des bécasses.
La ferme est vaste, un vieux bâtiment dans une cour à pommiers, entourée de quatre rangs de hêtres qui bataillent toute l’année contre le vent de mer.
Nous entrons dans la cuisine où flambe un beau feu en notre honneur.
Notre table est mise tout contre la haute cheminée où tourne et cuit, devant la flamme claire, un gros poulet dont le jus coule dans un plat de terre.
La fermière alors nous salue, une grande femme muette, très polie, tout occupée des soins de la maison, la tête pleine d’affaires et de chiffres, prix des grains, des volailles, des moutons, des bœufs. C’est une femme d’ordre, rangée et sévère, connue à sa valeur dans les environs.
Au fond de la cuisine s’étend la grande table où viendront s’asseoir tout à l’heure les valets de tout ordre, charretiers, laboureurs, goujats, filles de ferme, bergers ; et tous ces gens mangeront en silence sous l’œil actif de la maîtresse, en nous regardant dîner avec maître Picot, qui dira des blagues pour rire. Puis, quand tout son personnel sera repu, madame Picot prendra, seule, son repas rapide et frugal sur un coin de table, en surveillant la servante.
Aux jours ordinaires elle dîne avec tout son monde.
Nous couchons tous les trois, les d’Orgemol et moi, dans une chambre blanche, toute nue, peinte à la chaux, et qui contient seulement nos trois lits, trois chaises et trois cuvettes.
Gaspard s’éveille toujours le premier, et sonne une diane retentissante. En une demi-heure tout le monde est prêt et on part avec maître Picot qui chasse avec nous.
Maître Picot me préfère à ses maîtres. Pourquoi ? sans doute parce que je ne suis pas son maître. Donc nous voilà tous les deux qui gagnons le bois par la droite, tandis que les deux frères vont attaquer par la gauche. Simon a la direction des chiens qu’il traîne, tous les trois attachés au bout d’une corde.
Car nous ne chassons pas la bécasse, mais le lapin. Nous sommes convaincus qu’il ne faut pas chercher la bécasse, mais la trouver. On tombe dessus et on la tue, voilà. Quand on veut spécialement en rencontrer, on ne les pince jamais. C’est vraiment une chose belle et curieuse que d’entendre dans l’air frais du matin, la détonation brève du fusil, puis la voix formidable de Gaspard emplir l’horizon et hurler : « Bécasse. — Elle y est. »
Moi je suis sournois. Quand j’ai tué une bécasse, je crie : « Lapin ! » Et je triomphe avec excès lorsqu’on sort les pièces du carnier, au déjeuner de midi.
Donc nous voilà, maître Picot et moi, dans le petit bois dont les feuilles tombent avec un murmure doux et continu, un murmure sec, un peu triste, elles sont mortes. Il fait froid, un froid léger qui pique les yeux, le nez, et les oreilles et qui a poudré d’une fine mousse blanche le bout des herbes et la terre brune des labourés. Mais on a chaud tout le long des membres, sous la grosse peau de mouton. Le soleil est gai dans l’air bleu, il ne chauffe guère, mais il est gai. Il fait bon chasser au bois par les frais matins d’hiver.
Là-bas, un chien jette un aboiement aigu. C’est Pif. Je connais sa voix frêle. Puis, plus rien. Voilà un autre cri, puis un autre ; et Paf à son tour donne de la gueule. Que fait donc Moustache ? Ah ! le voilà qui piaule comme une poule qu’on étrangle ! Ils ont levé un lapin. Attention, maître Picot !
Ils s’éloignent, se rapprochent, s’écartent encore, puis reviennent ; nous suivons leurs allées imprévues, en courant dans les petits chemins, l’esprit en éveil, le doigt sur la gâchette du fusil.
Ils remontent vers la plaine, nous remontons aussi. Soudain, une tache grise, une ombre traverse le sentier. J’épaule et je tire. La fumée légère s’envole dans l’air bleu ; et j’aperçois sur l’herbe une pincée de poil blanc qui remue. Alors je hurle de toute ma force : « Lapin, lapin. — Il y est ! » Et je le montre aux trois chiens, aux trois crocodiles velus qui me félicitent en remuant la queue ; puis s’en vont en chercher un autre.
Maître Picot m’avait rejoint. Moustache se remit à japper. Le fermier dit : « Ça pourrait bien être un lièvre, allons au bord de la plaine. »
Mais au moment où je sortais du bois, j’aperçus, debout, à dix pas de moi, enveloppé dans son immense manteau jaunâtre, coiffé d’un bonnet de laine, et tricotant toujours un bas, comme font les bergers chez nous, le pâtre de maître Picot, Gargan, le muet. Je lui dis, selon l’usage : « Bonjour, pasteur. » Et il leva la main pour me saluer, bien qu’il n’eût pas entendu ma voix ; mais il avait vu le mouvement de mes lèvres.
Depuis quinze ans je le connaissais, ce berger. Depuis quinze ans je le voyais chaque automne, debout au bord ou au milieu d’un champ, le corps immobile, et ses mains tricotant toujours. Son troupeau le suivait comme une meute, semblait obéir à son œil.
Maître Picot me serra le bras :
— Vous savez que le berger a tué sa femme.
Je fus stupéfait : — Gargan ? Le sourd-muet ?
— Oui, cet hiver, et il a été jugé à Rouen. Je vas vous conter ça.
Et il m’entraîna dans le taillis, car le pasteur savait cueillir les mots sur la bouche de son maître comme s’il les eût entendus. Il ne comprenait que lui ; mais, en face de lui, il n’était plus sourd ; et le maître, par contre, devinait comme un sorcier toutes les intentions de la pantomime du muet, tous les gestes de ses doigts, les plis de ses joues et les reflets de ses yeux.
Voici cette simple histoire, sombre fait divers, comme il s’en passe aux champs, quelquefois.
Gargan était fils d’un marneux, d’un de ces hommes qui descendent dans les marnières pour extraire cette sorte de pierre molle, blanche et fondante, qu’on sème sur les terres. Sourd-muet de naissance, on l’avait élevé à garder des vaches le long des fossés des routes.
Puis, recueilli par le père de Picot, il était devenu berger de la ferme. C’était un excellent berger, dévoué, probe, et qui savait replacer les membres démis, bien que personne ne lui eût jamais rien appris.
Quand Picot prit la ferme à son tour, Gargan avait trente ans et en paraissait quarante. Il était haut, maigre et barbu, barbu comme un patriarche.
Or, vers cette époque, une bonne femme du pays, très pauvre, la Martel, mourut, laissant une fillette de quinze ans, qu’on appelait la Goutte à cause de son amour immodéré pour l’eau-de-vie.
Picot recueillit cette guenilleuse et l’employa à de menues besognes, la nourrissant sans la payer, en échange de son travail. Elle couchait sous la grange, dans l’étable ou dans l’écurie, sur la paille ou sur le fumier, quelque part, n’importe où, car on ne donne pas un lit à ces va-nu-pieds. Elle couchait donc n’importe où, avec n’importe qui, peut-être avec le charretier ou le goujat. Mais il arriva que, bientôt, elle s’adonna avec le sourd et s’accoupla avec lui d’une façon continue. Comment s’unirent ces deux misères ? Comment se comprirent-elles ? Avait-il jamais connu une femme avant cette rôdeuse de granges, lui qui n’avait jamais causé avec personne ? Est-ce elle qui le fut trouver dans sa hutte roulante, et qui le séduisit, Ève d’ornière, au bord d’un chemin ? On ne sait pas. On sut seulement, un jour, qu’ils vivaient ensemble comme mari et femme.
Personne ne s’en étonna. Et Picot trouva même cet accouplement naturel.
Mais voilà que le curé apprit cette union sans messe et se fâcha. Il fit des reproches à madame Picot, inquiéta sa conscience, la menaça de châtiments mystérieux. Que faire ? C’était bien simple. On allait les marier à l’église et à la mairie. Ils n’avaient rien ni l’un ni l’autre : lui, pas une culotte entière ; elle, pas un jupon d’une seule pièce. Donc, rien ne s’opposait à ce que la loi et la religion fussent satisfaites. On les unit, en une heure, devant maire et curé, et on crut tout réglé pour le mieux.
Mais voilà que, bientôt, ce fut un jeu dans le pays (pardon pour ce vilain mot !) de faire cocu ce pauvre Gargan. Avant qu’il fût marié, personne ne songeait à coucher avec la Goutte ; et, maintenant, chacun voulait son tour, histoire de rire. Tout le monde y passait pour un petit verre, derrière le dos du mari. L’aventure fit même tant de bruit aux environs qu’il vint des messieurs de Goderville pour voir ça.
Moyennant un demi-litre, la Goutte leur donnait le spectacle avec n’importe qui, dans un fossé, derrière un mur, tandis qu’on apercevait, en même temps, la silhouette immobile de Gargan, tricotant un bas à cent pas de là et suivi de son troupeau bêlant. Et on riait à s’en rendre malade dans tous les cafés de la contrée ; on ne parlait que de ça, le soir, devant le feu ; on s’abordait sur les routes en se demandant : « As-tu payé la goutte à la Goutte ? » On savait ce que cela voulait dire.
Le berger ne semblait rien voir. Mais voilà qu’un jour, le gars Poirot, de Sasseville, appela d’un signe la femme à Gargan derrière une meule en lui faisant voir une bouteille pleine. Elle comprit et accourut en riant ; or, à peine étaient-ils occupés à leur besogne criminelle que le pâtre tomba sur eux comme s’il fût sorti d’un nuage. Poirot s’enfuit, à cloche-pied, la culotte sur les talons, tandis que le muet, avec des cris de bête, serrait la gorge de sa femme.
Des gens accoururent qui travaillaient dans la plaine. Il était trop tard ; elle avait la langue noire, les yeux sortis de la tête ; du sang lui coulait par le nez. Elle était morte.
Le berger fut jugé par le tribunal de Rouen. Comme il était muet, Picot lui servait d’interprète. Les détails de l’affaire amusèrent beaucoup l’auditoire. Mais le fermier n’avait qu’une idée : c’était de faire acquitter son pasteur, et il s’y prenait en malin.
Il raconta d’abord toute l’histoire du sourd et celle de son mariage ; puis, quand il en vint au crime, il interrogea lui-même l’assassin.
Toute l’assistance était silencieuse.
Picot prononçait avec lenteur : « Savais-tu qu’elle te trompait ? » Et, en même temps, il mimait sa question avec les yeux.
L’autre fit « non » de la tête.
— « T’étais couché dans la meule quand tu l’as surpris ? » Et il faisait le geste d’un homme qui aperçoit une chose dégoûtante.
L’autre fit « oui » de la tête.
Alors, le fermier, imitant les signes du maire qui marie, et du prêtre qui unit au nom de Dieu, demanda à son serviteur s’il avait tué sa femme parce qu’elle était liée à lui devant les hommes et devant le ciel.
Le berger fit « oui » de la tête.
Picot lui dit : « Allons, montre comment c’est arrivé ? »
Alors, le sourd mima lui-même toute la scène. Il montra qu’il dormait dans la meule ; qu’il s’était réveillé en sentant remuer la paille, qu’il avait regardé tout doucement, et qu’il avait vu la chose.
Il s’était dressé, entre les deux gendarmes, et, brusquement, il imita le mouvement obscène du couple criminel enlacé devant lui.
Un rire tumultueux s’éleva dans la salle, puis s’arrêta net ; car le berger, les yeux hagards, remuant sa mâchoire et sa grande barbe comme s’il eût mordu quelque chose, les bras tendus, la tête en avant, répétait l’action terrible du meurtrier qui étrangle un être.
Et il hurlait affreusement, tellement affolé de colère qu’il croyait la tenir encore et que les gendarmes furent obligés de le saisir et de l’asseoir de force pour le calmer.
Un grand frisson d’angoisse courut dans l’assistance. Alors maître Picot, posant la main sur l’épaule de son serviteur, dit simplement : « Il a de l’honneur, cet homme-là. »
Et le berger fut acquitté.
Quant à moi, ma chère amie, j’écoutais, fort ému, la fin de cette aventure que je vous ai racontée en termes bien grossiers, pour ne rien changer au récit du fermier, quand un coup de fusil éclata au milieu du bois ; et la voix formidable de Gaspard gronda dans le vent comme un coup de canon.
— Bécasse. Elle y est.
Et voilà comment j’emploie mon temps à guetter des bécasses qui passent tandis que vous allez aussi voir passer au bois les premières toilettes d’hiver.