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Les Bons Enfants/La récompense

La bibliothèque libre.
Hachette (p. 127-134).

LA RÉCOMPENSE.


lendemain était la fête du village ; on devait faire une procession avec des bannières portées par des petites filles en blanc ; Camille devait être à la tête de la procession, comme la plus âgée. Mais comment pouvait-elle sans fleurs et sans panier se mettre en tête des petites filles ? C’était elle qui devait donner le signal des temps d’arrêt en jetant des fleurs devant les bannières de la sainte Vierge. Elle aurait pu faire part de son embarras à ses cousins et

cousines, mais elle savait que tous viendraient lui céder leur panier et se priver du plaisir qu’ils attendaient depuis huit jours.

« Et c’est ce que je ne veux pas, se dit-elle, car je sais par moi-même le chagrin qu’ils en auraient. C’est moi qui suis la plus âgée, je dois être la plus raisonnable et savoir me priver pour le plaisir des autres ; le bon Dieu saura bien me dédommager de mon sacrifice. »

L’heure avançait pourtant ; Camille ne savait comment faire ; enfin elle trouva un moyen.

Une demi-heure avant le départ général, elle demanda à sa maman la permission de partir d’avance pour allonger le chemin en passant par le bois et voir un pauvre vieux bonhomme qui était très malade.

« Il vaut mieux y aller au retour de l’office et de la procession, lui répondit sa maman. N’oublie pas que tu as ton panier à emporter ; il t’embarrassera pendant une si longue route.

Camille.

Oh non ! maman ; on emportera tous les paniers ensemble, et nous les retrouverons à la sacristie.

La maman.

Camille, ce n’est pas raisonnable ; tu ne peux pas aller seule par le bois ; il n’y a personne pour t’accompagner.

Camille.

Oh ! maman, je vous en prie.

La maman.

Qu’est-ce qui te prend, de demander avec tant d’insistante une chose si peu raisonnable ? Il y a quelque chose là-dessous. Voyons, Camille, avoue-moi la vérité. Pourquoi ne veux-tu pas aller avec tes cousins et cousines ? »

Camille ne crut pas devoir cacher plus longtemps la vérité à sa maman ; elle lui raconta ce qui était arrivé pour les paniers et comment elle avait voulu renoncer à être de la procession.

« Vous m’avouerez, maman, ajouta-t-elle en prenant un air riant, que je ne serai pas bien malheureuse de marcher derrière la procession avec vous, au lieu de marcher en avant ; au contraire, ce sera même plus agréable pour moi, car je verrai l’effet qu’ils produiront en lançant leurs fleurs.

— Tu es une excellente petite fille, lui répondit sa maman en l’embrassant, et tu mérites bien la surprise que veulent te faire tes cousins et cousines, et tous les enfants du village.

Camille.

Quelle surprise, maman ? On ne m’a rien dit.

La maman.

Puisque c’est une surprise, on ne devait te rien dire ; mais je suis dans le secret, moi.

Camille.

Et vous l’avez un peu trahi, maman, par bonté pour moi.

La maman.

C’est vrai ! mais je ne pouvais pas et je ne devais pas te laisser dans l’embarras que tu m’as confié et dans la tristesse que je voyais sur ta pauvre figure, ordinairement si gaie. Partons, maintenant, pour rejoindre les autres qui nous attendent.

— Camille ! où est donc Camille ? criaient les enfants au moment où elle entra.

Camille.

Me voici, mes amis ; j’arrive avec maman.

Élisabeth.

Et ton panier, où est-il ? Nous avons chacun le nôtre.

— Je n’en ai pas, dit Camille avec un peu d’hésitation.

— Comment, tu n’en as pas ? Il faut que tu en aies un. Va le chercher, dépêche-toi.

— Je n’en ai pas », répéta Camille.

Les enfants la regardèrent avec étonnement.

La maman.

Camille a trouvé un panier de moins qu’il n’en fallait, mes enfants ; comme c’est elle qui les a remplis et marqués pour chacun, elle s’est sacrifiée, selon son habitude ; elle s’est privée d’un plaisir pour qu’aucun de vous n’en fût privé.

— Bonne Camille ! dirent les enfants les uns après les autres avec un attendrissement visible. Bonne Camille ! » répétaient-ils.

Tous voulurent lui faire accepter leur panier, comme elle l’avait prévu ; elle avait beau refuser, ils la suppliaient avec tant d’instances et, il faut le dire, avec un tel vacarme, une telle importunité, qu’elle ne savait plus auquel entendre. La maman, après avoir ri un instant de leurs clameurs et de leurs sauts, les appela, en disant qu’elle avait un secret à leur confier, et que Camille ne devait pas l’entendre. Ils accoururent tous, et, après avoir écouté ce que Mme de Fleurville avait à leur dire, ils devinrent calmes et tranquilles, souriant avec malice.

Marguerite.

C’est vrai, Camille n’a pas besoin de panier.

Sophie.

Tais-toi donc, tu parles toujours trop !

Marguerite.

Moi ! je n’ai rien dit. N’est-ce pas, Camille, que tu ne sais rien ?

Sophie.

Là ! la voilà qui recommence ! Tais-toi, je te dis.

Jacques.

Laisse-la, Sophie ; elle n’a rien fait de mal ; elle est si petite !

La maman.

Voyons ! pas de disputes. Nous sommes en retard ; partons et marchons vite. »

Tous se mirent en route pour aller se joindre aux enfants du village, qui attendaient sur la place ; ils les trouvèrent rassemblés. Les enfants prirent leur rang pour entrer à l’église. Quand on fut à quelques pas de la porte, on vit paraître le curé, tenant à la main une bannière légère en soie blanche, sur laquelle était peinte une image de la Sainte Vierge ; au-dessous était brodé en lettres d’or :

offrande affectueuse de tous les enfants
assistant à la procession du 16 octobre 1861
à mademoiselle Camille de Rouville,
la meilleure de toutes
.


Le curé s’avança et chercha des yeux Camille, qui, ne portant pas de panier, s’était retirée derrière les enfants et près de sa maman.

« Mademoiselle Camille, dit-il, ayez la bonté de venir recevoir le présent des enfants du village, de vos cousins, cousines et amies, en signe de reconnaissance et d’affection. »

Camille, fort surprise, avança et reçut des mains du curé la jolie bannière, dont il lui fit lire l’inscription. Des larmes de bonheur vinrent mouiller les yeux de Camille ; elle se retourna vers les enfants rassemblés.

« Merci, mes amis ; mille fois merci. C’est vous qui êtes bons et aimables : c’est moi qui dois être reconnaissante. Quelle bonne et aimable surprise ! Merci, monsieur le curé, ajouta-t-elle en se retournant vers lui. Ayez la bonté de bénir la bannière et celle qui la portera. »

Et, s’agenouillant aux pieds du curé avec sa bannière inclinée vers lui, elle reçut sa bénédiction.

Les rangs se reformèrent, Camille marchant en tête de la procession. Chacun admirait la bannière et la charmante petite fille qui la portait avec tant de recueillement. Camille se sentait heureuse, mais pas fière : car elle n’était pas du tout orgueilleuse, et prenait pour un acte de bonté ce qui n’était que la juste récompense de sa propre bonté, de son dévouement et de sa modestie.

Quand la cérémonie fut terminée, Camille demanda au curé la permission d’offrir sa bannière à la sainte Vierge et de la laisser toujours près de son autel. Le curé y consentit, et Camille alla

porter sa jolie bannière près de l’autel de la sainte Vierge.
Valentine.

Pourquoi n’as-tu pas rapporté à la maison le présent que nous t’avons fait ? Cette bannière t’aurait fait honneur.

Camille.

Elle m’aurait fait trop d’honneur ; dans quelque temps on aurait pu me croire bien meilleure que je ne le suis. Et puis, une bannière doit être dans une église, et pas dans une chambre.

Valentine.

Comment fais-tu pour être si bonne ? Jamais tu ne te fâches, jamais tu ne te plains de personne.

Camille.

Et de quoi pourrais-je me fâcher ? Et de quoi pourrais-je me plaindre ? Vous êtes tous si bons avec moi !

Valentine.

Pas toujours. Ainsi, quand je t’ai mis de la cire sur ta belle tapisserie, ce n’était pas bon cela ?

Camille.

Oh ! tu l’as fait par maladresse, pas par méchanceté.

Valentine.

Hem ! hem ! Un peu par méchanceté, parce que tu n’as pas voulu me laisser te couper tes aiguillées de soie. Et lorsque Paul t’a pris et mangé ta part de biscuits ?

Camille.

Il est si petit, ce pauvre Paul ! Est-ce qu’on peut se fâcher contre lui ?

Valentine.

Vois-tu, comme tu trouves toujours des raisons pour ne pas accuser !

Camille.

Prends garde que je n’en trouve une pour me fâcher contre toi.

Valentine.

Pourquoi ? Qu’est-ce que je te fais ?

Camille.

Tu cherches à me donner de l’orgueil. C’est mal. »

Valentine sourit de ce reproche ; elle embrassa ensuite la charmante Camille et alla rejoindre ses amis.