Les Cahiers du capitaine Coignet (Larchey)/Huitième cahier

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Texte établi par Lorédan LarcheyHachette (p. 348-380).

HUITIÈME CAHIER

je suis nommé capitaine. — campagnes de 1813 et de 1814. — les adieux de fontainebleau.


Le général faisait part, tous les jours, des nouvelles de Paris et de l’armée qu’on mettait sur pied. L’Empereur arriva dans le but d’opérer sa jonction avec le vice-roi, mais il fut trompé dans son attente ; les Russes et les Prussiens furent au-devant de lui à marches forcées, nous laissant tranquilles dans notre camp. Ils longèrent notre gauche sans être aperçus, atteignirent l’Empereur et lui livrèrent bataille. Lorsqu’il se vit attaqué, il fit ses dispositions de défense, et en même temps fit partir un de ses aides de camp à toute bride pour informer le prince Eugène qu’il était aux prises. Celui-ci prit les ennemis en flanc ; ils furent forcés de battre en retraite sur la route de Lutzen. L’armée continua sa marche sur Leipzig ; le corps du maréchal Ney formait l’avant-garde. C’est le 2 mai qu’eut lieu la bataille mémorable de Lutzen dont le succès fut dû à l’infanterie française, et principalement à la valeur de nos jeunes conscrits, malgré l’absence de toute cavalerie. On ne peut se faire une idée de l’acharnement de nos troupes. Devant Lutzen, tous les blessés étaient emportés par de jeunes garçons et de jeunes filles. Trente couples au moins allaient de la ville au champ de bataille, et revenaient avec leur pénible fardeau pour retourner de suite. J’ai vu ce trait, il ne doit pas être passé sous silence ; ces garçons méritaient des lauriers, et les filles, des couronnes.

Quant aux équipages de l’armée, je les faisais parquer d’après l’ordre reçu, avec une forte, escorte de gendarmes d’élite et tous les piqueurs ; l’Empereur me faisait prévenir pour rejoindre le soir. Je faisais toujours former le carré, tous les chevaux en dedans, et les voitures se touchant de manière qu’il était impossible à l’ennemi de pénétrer.

Le 8 mai, l’armée entra vers midi à Dresde. Le 12, l’Empereur fut à la rencontre du roi de Saxe revenant de Prague où il s’était retiré, et le conduisit jusqu’à son palais au son des cloches et au bruit du canon.

Avant d’arriver à Dresde, je reçus l’ordre de me porter au passage du pont avec mes gendarmes pour ne laisser passer que les équipages des états-majors ainsi que les cantines appartenant au corps. Tout le reste fut dételé sur-le-champ, et les chevaux mis de côté. Ce qu’il y avait de curieux, c’était de voir les officiers et sergents-majors à cheval. Je faisais descendre ces messieurs. J’avais ainsi des chevaux tout harnachés, sans compter les voitures attelées de bœufs. Je fis conduire 200 chevaux à l’artillerie qui eut le choix ; la cavalerie eut le reste ; les bœufs furent envoyés au grand parc. Messieurs les juifs me montraient de l’or pour les prendre, mais moi de suite je leur détachais un coup de plat de sabre sur le dos : « Va porter cela à la cuisine ! »

Je fis si bien mon devoir que ça fit du bruit dans le cabinet du ministre prince Berthier, mon général Monthyon présent : « Ce vieux grognard fait marcher tout le monde à pied, dit-il. — Il se peut, mon prince, mais il fait conduire les chevaux à l’artillerie. — Eh bien ! je le nomme capitaine à l’état-major général de l’Empereur, et il continuera ses fonctions. »

Le soir, je rentre avec mes gendarmes à l’hôtel, près de mon général. Il se mit à rire : « Eh bien ! avez-vous fait une bonne journée ? — Oui, mon général, j’ai envoyé de bons chevaux à l’artillerie. — Allons dîner ! »

Et se mettant à table, il dit : « Capitaine, nous monterons à cheval demain. — Mais, mon général, vous dites : Capitaine… — Oui, voilà la lettre du ministre, il vient de vous nommer sur le rapport que je lui ai fait de vous ; venez embrasser votre général. Et voilà votre nomination en attendant votre lettre de service.

— Combien je suis heureux !

— Vous restez toujours près de l’Empereur, tâchez de vous procurer de suite des épaulettes de capitaine. — Mais, général, comment ? — J’ai fait donner permission à un passementier de s’installer dans la grande rue. — Je vais le trouver, si vous me le permettez. — Allez, mon brave. — Mon général, dans la joie d’être capitaine, j’ai oublié de vous dire que j’avais renvoyé deux paysans de Lutzen avec leurs voitures et leurs chevaux ; ils s’étaient mis à genoux ; et je leur ai demandé de quel pays ils étaient. « De Lutzen », m’ont-ils répondu. Je leur ai dit alors : « Eh bien ! je vous accorde votre demande pour récompenser la bonne action des jeunes gens et des jeunes filles de votre endroit qui ont ramassé nos blessés ; vous pouvez choisir les meilleures voitures à la place des vôtres et prendre des chemins de traverse pour vous rendre chez vous. Vous devez cela aux bonnes actions de vos jeunes gens. » Ai-je bien fait, mon général ? — Je rendrai compte au ministre de ce fait, je vous en loue, mais les autres voitures ? — Je ne les ai pas brûlées ; je les ai laissées au profit de la ville. Voilà, mon général, ma conduite. J’ai pris cela sous ma responsabilité. — Vous avez bien fait. »

Le lendemain, je parus à table avec mes belles épaulettes qui m’avaient coûté 220 francs et des belles torsades à non chapeau. « Ah ! cela, c’est du beau, me dit on, c’est absolument, les épaulettes de la garde. »

Le 19 mai, l’Empereur se porta devant Bautzen et s’y prépara à une bataille. Le 20 mai, la canonnade s’engagea à midi et dura cinq heures sans interruption. Deux heures après, la bataille recommença sur une plus large échelle. Le lendemain 21 mai, l’ennemi opéra sa retraite vers six heures du soir. Le 22 mai, à quatre heures du matin, l’armée se mit en marche pour suivre l’ennemi ; les Russes furent enfoncés par la cavalerie de Latour-Maubourg après un combat meurtrier ; le général de cavalerie Bruyère eut les jambes emportées par un boulet de canon. Comme nous étions à la poursuite des Russes sur la grande route, il part deux coups de canon sur notre côté droit. L’Empereur s’arrête et dit au maréchal Duroc : « Va voir cela. » Ils arrivèrent sur une hauteur et le maréchal fut frappé d’un boulet ; par ricochet, le général du génie qui était avec lui mourut sur le coup. Duroc ne survécut que quelques heures ; l’Empereur ordonna que la garde s’arrêtât. Les tentes du quartier impérial furent dressées dans un champ sur la droite de la route. Napoléon entra dans le carré de la garde et y passa le reste de la soirée, assis sur un tabouret devant sa tente, les mains jointes, la tête baissée. Nous étions tous là autour de lui sans bouger ; il gardait le plus morne silence. « Pauvre homme ! disaient les vieux grenadiers, il a perdu ses enfants. »

Lorsque la nuit fut tout à fait close, l’Empereur sortit du camp, accompagne du prince de Neuchâtel, du duc de Vicence et du docteur Ivan ; il voulut voir Duroc et l’embrasser une dernière fois. Rentré au camp, il se mit à se promener seul devant sa tente : personne n’osait l’aborder ; nous étions tous autour de lui, l’oreille basse.

Un armistice fut conclu le 4 juin. L’Empereur repartit immédiatement pour Dresde où il s’occupa avec activité des préparatifs d’une nouvelle campagne. Le 10 août, l’armistice fut rompu ; le 12, l’Autriche fit connaître sa réunion à la coalition. Les armées coalisées formaient un effectif de plus de huit cent mille combattants ; les forces qu’on était en mesure de leur opposer, ne s’élevaient pas au delà de trois cent douze mille hommes. Plusieurs engagements, dans lesquels l’ennemi perdit 7,000 hommes, eurent lieu dans les trois journées des 21, 22 et 23 août. L’Empereur reçut à cette époque des nouvelles de Dresde qui l’obligèrent à y revenir précipitamment. Le corps du maréchal Gouvion Saint-Cyr restait seul chargé de la défense de Dresde. Les coalisés, qui ignoraient le retour de Napoléon, attaquèrent le 26 août, à quatre heures de l’après-midi. L’ennemi fut repoussé ; il perdit 4,000 hommes et 2,000 prisonniers dans la première journée ; les Français eurent environ 3,000 hommes hors de combat ; mais cinq généraux de la garde furent blessés. Le lendemain 27, on ordonna l’attaque ; la pluie tombait par torrents, mais l’élan de nos soldats n’en fut pas ralenti. L’Empereur présidait à tous les mouvements, sa garde était dans une rue sur notre gauche, et ne pouvait sortir de la ville sans être foudroyée par une redoute défendue par 800 hommes et 4 pièces de canon ; elle était à cent pas des palissades de l’enceinte.

Il n’y avait pas de temps à perdre ; leurs obus tombaient au milieu de la ville. L’Empereur fait venir un capitaine de fusiliers de la garde, nommé Gagnard (d’Avallon). Ce brave se présente devant l’Empereur, la figure un peu de travers : « Qu’as-tu à la joue ? — C’est mon pruneau, Sire. — Ah ! tu chiques ? — Oui, Sire. — Prends ta compagnie et va prendre cette redoute qui me gêne. — Ça suffit. — Tu marcheras le long des palissades par le flanc, ensuite cours dessus. Qu’elle soit enlevée de suite. »

Mon bon camarade part au pas de course par le flanc droit ; arrivée à cent pas de la barrière de la redoute, sa compagnie fait halte ; il court à la barrière. L’officier qui tenait la barre des deux portes, le voyant seul, croit qu’il va se rendre et ne bouge pas. Mon gaillard lui passe son sabre au travers du corps, et ouvre la barrière ; sa compagnie en deux sauts est dans la redoute et fait mettre bas les armes. L’Empereur, qui suivait le mouvement, dit : « La redoute est prise. » La pluie tombant par torrents, ils se rendirent à discrétion, et mon gaillard les ramena au milieu de sa compagnie.

Je cours près de mon camarade (car nous sortions de la même compagnie), je l’embrasse, le prends par le bras et le conduis à l’Empereur qui avait fait signe à Gagnard de monter près de lui : « Eh bien ! je suis content de toi. Tu vas passer dans mes vieux grognards ; ton premier lieutenant sera capitaine ; ton sous-lieutenant, lieutenant, et ton sergent-major, sous-lieutenant. Va garder tes prisonniers. » La pluie tombait si fort que le chapeau de l’Empereur lui tombait sur les épaules.

Sitôt la redoute prise, la vieille garde sortit de la ville, et vint prendre sa ligne de bataille ; toutes nos troupes étaient en ligne dans des bas-fonds et notre droite appuyée sur la route de France ; l’Empereur nous fit partir à trois pour porter des ordres sur toute la ligne pour l’attaque. Je fus envoyé à la division de cuirassiers ; arrivé de ma mission, je rentre près de l’Empereur. Il avait dans sa redoute une très longue lorgnette sur pivot, et à chaque instant il regardait dedans. Ses généraux regardaient aussi tandis que, avec sa petite lorgnette à la main, il voyait les grands mouvements. Notre aile droite gagnait du terrain, nos soldats étaient maîtres de la route de France, et l’Empereur prenait sa prise de tabac dans la poche de sa petite veste. Tout d’un coup jetant ses regards sur la hauteur, il se met à crier : « Voilà Moreau ! Voyez-le en habit vert, à la tête d’une colonne, avec les empereurs. Canonniers à vos pièces ! Pointeurs, jetez un coup d’œil dans la grande lunette. Dépêchez-vous. Lorsqu’ils seront à mi-côte, ils seront à portée. » La redoute était armée de seize pièces de la garde : leur salve fit trembler tout le monde, et l’Empereur avec sa petite lorgnette dit : « Moreau est tombé ! »

Une charge des cuirassiers mit la colonne en déroute, et ramena l’escorte du général, et on sut que Moreau était mort. Un colonel, fait prisonnier dans la charge des cuirassiers, fut interrogé par notre Napoléon en présence du prince Berthier et du comte Monthyon, il dit que les empereurs avaient voulu donner le commandement à Moreau et qu’il l’avait refusé, avec ces paroles : « Je ne veux pas prendre les armes contre ma patrie, mais vous ne les battrez jamais en masse. Il faut vous diviser en sept colonnes, ils ne pourront faire tête à toutes ; s’ils en écrasent une, les autres marcheront en avant. » A trois heures de l’après-midi, l’ennemi précipitait sa retraite par des chemins de traverse et des défilés presque impraticables. Cette victoire fut mémorable, mais nos généraux n’en voulaient plus. J’avais mon couvert au grand état-major, et j’entendais des propos de toutes les manières. On blasphémait contre l’Empereur : « C’est un…, disaient-ils, qui nous fera tous périr. »

J’en fus pétrifié, je me dis : « Nous sommes perdus. » Le lendemain de cette conversation, je me hasardai de dire à mon général : « Je crois que notre place n’est plus ici, que c’est sur le Rhin qu’il faudrait nous porter à marches forcées. — J’approuve votre idée, mais l’Empereur est têtu ; personne ne peut lui faire entendre raison. »

L’Empereur poursuivit l’armée ennemie jusqu’à Pirna, mais, au moment d’entrer dans cette place, il fut pris de vomissements causés par la fatigue ; ils l’obligèrent à revenir sur Dresde, où le repos rétablit sa santé en peu de temps. Le général Vandamme (sur lequel l’Empereur comptait pour arrêter les débris de l’armée ennemie ) s’étant aventuré dans les vallées de Tœplitz, se fit écraser le 30 août. Cette défaite, celles de Macdonald sur la Katzbach et d’Oudinot dans la plaine de Grosbeeren, firent perdre les fruits de la victoire de Dresde. Le 14 septembre, on reçut la nouvelle de la défection de la Bavière, qui fit diriger nos forces sur Leipzig ; l’Empereur y arriva dans la matinée du 15. Le 16 octobre, à neuf heures du matin, l’armée ennemie commença l’attaque, et aussitôt la canonnade s’engagea sur toute la ligne. Cette première journée, quoique marquée par de sanglants engagements, laissa la victoire indécise.

Pendant la journée du 17 octobre, les deux armées restèrent en présence sans se livrer à aucun acte d’hostilité. Le 17, à midi, l’Empereur m’envoya par un aide de camp l’ordre de partir avec la maison composée de dix-sept attelages et de tous ses piqueurs, avec le trésor et les cartes de l’armée. Je traverse la ville, j’arrive sur le champ de bataille, à gauche, près d’un grand enclos, bien masqué. J’avais l’ordre de ne pas bouger. Me voilà établi, les marmites au feu. Le lendemain, 18 octobre, de grand matin, l’armée coalisée prit encore l’initiative. Je voyais de ma position les divisions françaises se porter en ligne sur le champ de bataille. Je découvrais toute l’étendue du front de bataille ; de fortes colonnes autrichiennes débusquaient des bois et marchaient en colonnes sur notre armée. Voyant une forte division d’infanterie saxonne marcher sur l’ennemi avec 12 pièces de canon, je donne l’ordre à tous mes hommes de manger leur soupe et de se tenir prêts à partir. Je pars au galop sur la ligne, suivant le centre de cette division ; mais les voilà qui tournent le derrière à l’ennemi et tirent à toutes volées sur nous.

J’étais si bien monté que je pus rejoindre mon poste que je n’aurais pas dû quitter. Une fois de retour, j’avais repris mon sang-froid et je dis aux piqueurs : « A cheval de suite pour retourner à Leipzig. » Deux minutes après, un aide de camp arrive au galop : « Partez de suite, capitaine. Portez-vous derrière la rivière, c’est l’ordre de l’Empereur. Suivez les boulevards et la grande chaussée. »

Je pars en plaçant le premier piqueur à la tête de mes attelages. Près du boulevard, je trouve une pièce de canon attelée de quatre chevaux et deux soldats : « Que faites-vous là ? » leur criai-je. — Ils me disent en italien : « Ils sont morts (les canonniers). — Mettez-vous à la tête des voitures. Je vous sauverai. Allons ! au galop, prenez la tête ! » Je me trouvais fier d’avoir cette pièce pour ouvrir ma marche.

Une fois sur le premier boulevard, je donne l’ordre de ne pas se laisser couper, mais là le plus grand péril nous attendait. Arrivé sur le second boulevard, je vais me faire donner du feu à un bivac au bas côté de la promenade ; ma pipe n’est pas plutôt allumée qu’un obus tombe près de moi. Mon cheval fait un saut ; je ne perds pas l’équilibre, mais voilà les boulets qui traversent mes voitures. Un vent terrible régnait ; je ne pouvais pas maintenir mon chapeau sur ma tête. Je le prends, je le jette dans la première voiture. Tirant mon sabre et me portant le long des attelages, je criais : « Messieurs les piqueurs, maintenez vos postillons ; le premier qui mettra pied à terre, il faut lui brûler la cervelle. Vos pistolets au poing ! quant à moi, le premier qui bouge, je lui fends la tête ; il faut savoir au besoin mourir à son poste. Sauvons les voitures de notre maître. » Deux de mes piqueurs avaient été atteints ; la mitraille avait enlevé deux boutons à l’un et percé l’habit de l’autre ; j’avais reçu dix boulets dans mes voitures, mais un seul cheval fut blessé, et je me trouvai tout à fait hors de danger à l’embouchure du défilé qui longe les promenades et qui reçoit les eaux des marais qui sont sur le flanc droit de la ville. Il y a là un petit pont de pierre, et il faut le passer pour gagner la grande chaussée qui aboutit au grand pont. Je vois devant moi un parc d’artillerie qui enfilait le petit pont ; je pars au galop, je trouve le colonel d’artillerie qui faisait défiler son parc, je l’aborde : « Colonel, au nom de l’Empereur, veuillez me prêter votre concours pour que je puisse vous suivre. Voilà les voitures de l’Empereur, le trésor et les cartes de l’armée. J’ai l’ordre de les conduire au delà du fleuve. — Oui, mon brave, sitôt que nous aurons passé, tenez-vous prêts, je vous laisserai 20 hommes pour vous faire traverser le pont. — Voilà, lui dis-je, une pièce de canon qui était abandonnée ; je vous la remets tout attelée. — Allez la chercher, dit-il à deux canonniers, je la prendrai. »

Je retourne au galop vers mon convoi : « Nous sommes sauvés, dis-je aux piqueurs ; nous passerons, faites atteler. » Je reste près du petit pont et mes voitures arrivent ; sitôt mes premiers fourgons enfilés sur le pont, je dis aux canonniers : « Partez rejoindre vos pièces », et je remercie ces braves soldats. Arrivé sur ce grand défilé, je ne trouve plus l’artillerie, elle était partie au galop prendre position. Je rencontre les ambulances de l’armée commandées par un colonel de l’état-major de l’Empereur qui tenait le milieu de la chaussée. Mon premier piqueur lui dit : « Monsieur le Colonel, veuillez bien nous céder la moitié du chemin. — Je n’ai pas d’ordre à recevoir de vous. — Je vais en faire part à l’officier qui commande, répliqua le piqueur. — Qu’il vienne, je l’attends ! »

Il vient me rendre compte, je pars au galop ; arrivé près du colonel, je le prie de me céder la moitié du chemin. « Puisque vous l’avez cédée au parc d’artillerie, lui dis-je, vous pouvez bien faire appuyer à droite, et nous doublerons. — Je n’ai pas d’ordre à recevoir de vous. — Est-ce là votre dernier mot, colonel ? — Oui. — Eh bien ! au nom de l’Empereur, appuyez à droite de suite, ou je vous bouscule. » Je le pousse du poitrail de mon cheval, répétant : « Faites appuyer à droite, vous dis-je. » Il veut mettre la main à son épée : « Si vous tirez votre épée, je vous fends la tête. » Il appelle à son secours des gendarmes qui disent : « Démêlez-vous avec le vaguemestre de l’Empereur, cela ne nous regarde pas. » Le colonel hésitait, néanmoins. Me retournant vers son ambulance, je fais appuyer. Comme je passais devant le colonel, il me dit : « Je rendrai compte de votre conduite à l’Empereur. — Faites votre, rapport. Je vous attends, et je n’irai qu’après vous, je vous en donne ma parole. »

Je passai le grand pont ; à gauche est un moulin, et entre les deux un gué où toute l’armée pouvait passer sans danger. Mais cette rivière est encaissée et très profonde, les bords sont à pic ; elle fut le tombeau de Poniatowski. Je montai sur le plateau avec mes 17 voitures et fus me placer derrière cette belle batterie qui m’avait protégé. Quand la nuit vint, les deux armées étaient dans la même position qu’au commencement de la bataille, nos troupes ayant repoussé vaillamment les attaques de quatre armées réunies. Aussi nos munitions se trouvaient-elles épuisées, nous avions tiré dans la journée 95,000 coups de canon, et il nous restait à peine 16,000 ; il était impossible de conserver plus longtemps le champ de bataille et il fallut se résigner à la retraite. À huit heures du soir, l’Empereur quitta son bivac pour descendre dans la ville et s’établit dans l’auberge des Armes de Prusse, où il passa la nuit à dicter des ordres ; je l’attendais, il ne vint que le lendemain, mais le comte Monthyon fut dépêché pour donner des ordres à l’artillerie et aux troupes ; il me fit appeler : « Eh bien, et vos voitures ? Comment vous êtes-vous tiré de cette bagarre ? — Bien, mon général, toute la maison de l’Empereur est sauvée, le trésor et les cartes de l’armée ; rien n’est resté en arrière, j’ai tout sauvé, mais j’ai dix boulets qui ont entamé mes voitures et deux piqueurs atteints légèrement. » Et je lui conte mon affaire du défilé avec le colonel ; il me dit qu’il en ferait son rapport à l’Empereur. « Restez tranquille, ajouta-t-il, je verrai l’Empereur demain matin. Qu’il se présente ! il devrait être sur le champ de bataille pour ramasser nos généraux blessés qui sont au pouvoir de l’ennemi ; il va avoir un savon de l’Empereur. Vous étiez à votre poste, et lui n’y était pas. — Mais, général, je l’ai mené dur ; je voulais lui fendre la tête. S’il avait été mon égal, je l’aurais sabré, mais j’ai toujours eu tort de lui manquer de respect. — Eh bien ! je me charge de tout. Allez, mon brave, vous ne serez pas puni ; vous étiez autorisé de l’Empereur, et lui pas. » Jugez si j’étais content !

Sur les deux heures du matin, nous voyons du feu sur le champ de bataille ; on faisait brûler tous les fourgons, et sauter les caissons. C’était affreux à voir. Le 19 octobre, Napoléon, après une entrevue touchante avec le roi de Saxe et sa famille, s’éloigna de Leipzig. Il se dirigea par les boulevards qui conduisent au grand pont du faubourg de Lindenau et recommanda aux officiers du génie et de l’artillerie de ne faire sauter ce pont que quand le dernier peloton serait sorti de la ville, l’arrière-garde devant tenir encore 24 heures dans Leipzig. Mais les tirailleurs d’Àugereau d’une part, les Saxons et les Badois de l’autre, ayant fait feu sur les Français, les sapeurs crurent que l’armée ennemie arrivait et que le moment était venu pour mettre le feu à la mine. Le pont ainsi détruit, tout moyen de retraite fut enlevé aux troupes de Macdonald, de Lauriston, de Régnier et de Poniatowski. Ce dernier ayant voulu, quoique blessé au bras, franchir l’Elster à la nage, trouva la mort dans un gouffre. Le maréchal Macdonald fut plus heureux et put gagner la rive opposée. Vingt-trois mille Français échappés au carnage qui eut lieu dans Leipzig jusqu’à deux heures de l’après-midi furent faits prisonniers ; 250 pièces d’artillerie restèrent au pouvoir de l’ennemi. L’Empereur arriva à son quartier général bien fatigué ; il avait passé la nuit sans dormir ; il était tout défait : « Eh bien ! dit-il à Monthyon, mes voitures et le trésor, où sont-ils ? — Tout est sauvé, Sire. Votre grognard a essuyé une bordée sur les promenades. — Fais-le venir ! Il a eu une affaire sérieuse avec un colonel. — Je le sais, dit le général. — Fais-les venir tous les deux, qu’ils s’expliquent. » Le général conte l’affaire. J’arrive près de l’Empereur. « Où est ton chapeau ? — Sire, je l’ai jeté dans une des voitures, je ne peux le retrouver. — Tu as eu des raisons sur la grande chaussée ? — Je voulais doubler avec les ambulances et le colonel m’a répondu qu’il n’avait pas d’ordres à recevoir de moi, je lui ai dit : « Au nom de l’Empereur, appuyez à droite ! » Il l’avait fait pour l’artillerie et il ne voulait pas me céder la moitié du chemin. Alors je l’ai menacé ; s’il avait été mon égal, je l’aurais sabré. »

L’Empereur se tournant vers le colonel : « Eh bien ! que dis-tu ? tu l’as échappé belle ; tu garderas les arrêts quinze jours pour être parti sans mon ordre, et si tu n’es pas satisfait, mon grognard te fera raison. Pour toi, me dit-il, tu as fait ton devoir, va chercher ton chapeau ! »

Après que l’Empereur eut réuni tous nos débris. l’armée traversa la Saale dans la journée du 20 octobre. L’Empereur passa la nuit dans un petit pavillon, sur un coteau planté de vignes. Le 23, à Erfurt, le roi Murât quitta Napoléon pour retourner à Naples. Pendant cette première journée de marche, le reste des Saxons désertèrent dans la nuit ainsi que les Bavarois ; il n’y eut que les Polonais qui nous restèrent fidèles. L’armée partit d’Erfurt le 25 octobre et se porta successivement sur Gotha et Fulde ; l’Empereur, ayant été informé d’une manœuvre du général bavarois de Wrède, se dirigea précipitamment sur Hanau. Arrivé devant la forêt que la route traverse aux approches de cette ville, Napoléon passa la nuit faire ses dispositions. Le lendemain matin, les bras croisés, il passait devant la garde et disait : « Je compte sur vous pour me faire de la place pour arriver à Francfort. Tenez-vous prêts ; il faut leur passer sur le ventre. Ne vous embarrassez pas de prisonniers ; passez outre, faites-les repentir de nous barrer le chemin. C’est assez de deux bataillons (un de chasseurs et un de grenadiers) et deux escadrons de chasseurs et deux de grenadiers ; vous serez commandés par Friant. » Et il se promenait, parlait à tout le monde, mais les traînards n’étaient pas bien reçus. Tout cela se passait dans un grand bois de sapins qui nous dérobait aux regards de l’ennemi ; mais nous avions affaire à un plus fort que nous ; l’armée bavaroise qui nous était opposée sur ce point comptait plus de quarante mille hommes. L’Empereur donne le signal ; les chasseurs partent les premiers, les grenadiers ensuite. L’ennemi formait une masse imposante. En voyant partir mes vieux camarades, je frissonnais. Les grenadiers à cheval, avec toute la cavalerie, font un mouvement en avant. Je me porte vers l’Empereur : « Si Sa Majesté me permettait de suivre les grenadiers à cheval ? — Va, me dit-il, c’est un brave de plus. »

Que je fus content de ma hardiesse ! jamais je ne lui avais rien demandé ; je le craignais trop. Nos vieux grognards à pied arrivent sur cette masse qui les attendait de pied ferme de l’autre côté d’un ruisseau qui traverse la grande route et qui reçoit les eaux de marais considérables. Nous fûmes un moment entre deux feux ; si l’ennemi en avait profité, il fallait poser les armes. Impossible de manœuvrer, on enfonçait dans la bourbe jusqu’aux genoux. Mais on parvient à tourner la position ; les chasseurs se précipitent sur les Bavarois épouvantés qui ne purent résister un instant et furent taillés en pièces. Nous arrivâmes comme la foudre quand la cavalerie put ouvrir ses rangs, et ce fut le carnage le plus épouvantable que j’aie vu de ma vie.

Je me trouvais à l’extrême gauche des grenadiers à cheval, et je voulais suivre le capitaine : « Non, me dit-il, vous et votre cheval vous n’êtes pas de taille, vous gêneriez la manœuvre. »

J’étais contrarié, mais je me contins ; en jetant un coup d’œil à ma gauche, je vois un chemin qui longe le mur de la ville. (Hanau est entouré du côté ou je me trouvais d’une muraille très élevée qui masque les maisons.) Je m’élance au galop. Un peloton de Bavarois arrivait de mon côté, avec un bel officier à sa tête. Me voyant seul, il fond sur moi. Je m’arrête ; il m’aborde et m’envoie un coup de pointe avec sa longue épée. Je lui pare son coup du revers de mon grand sabre (que j’ai encore chez moi). Je l’aborde à mon tour et lui coupe la moitié de la tête. Il tombe comme une masse ; je prends son cheval par la bride et pars au galop ; et son peloton de faire feu sur moi. J’arrivai comme le vent près de mon Empereur avec un joli cheval blanc arabe qui portait sa queue en panache. L’Empereur me voyant près de lui : « Te voilà de retour ? À qui ce cheval ? — À moi, Sire (j’avais encore mon sabre pendant), j’ai coupé la figure à un bel officier. Il était temps, car il était brave ; c’est lui qui m’a chargé. — Te voilà monté sur un bon cheval ; fais préparer toutes mes voitures ; vous partirez cette nuit pour Francfort, sitôt le chemin libre. — Nous ne pourrons passer, ils sont tous les uns sur les autres. — Je vais faire déblayer la route de suite.

Les aides de camp arrivaient disant à Sa Majesté : « La victoire est complète. » Et il prenait de grosses prises de tabac ; il eut encore une journée de bonheur.

Il fit partir tous les traînards pour déblayer la grande route afin de faire passer son parc. Je reçus l’ordre de partir sous bonne escorte, il faisait nuit à ne pas se voir, et nous arrivâmes à Francfort dans la nuit du 1er au 2 novembre. Sur une grande place il y avait des piles de beau bois qui nous firent avoir de bons feux. L’Empereur passa la nuit sur le champ de bataille, que le général de Wrède se hâta d’abandonner, opérant sa retraite sous la protection de la place, dont il ordonna l’entière évacuation pendant la nuit. Au point du jour, l’armée se mit en marche pour gagner la ville de Francfort. La perte de l’armée bavaroise fut de dix mille hommes dont six mille tués ou blessés ; celle des Français s’éleva à cinq mille hommes, en y comprenant trois mille malades ou blessés. L’Empereur arriva le 2, et se rendit le même jour à Mayence ; il y resta six jours pour donner ses derniers ordres. Le 9 novembre, il arrivait à Paris et se rendait immédiatement à Saint-Cloud. L’armée fit son entrée à Mayence le 3 novembre avec les malheureux débris de cette grande armée naguère si florissante, aujourd’hui dénuée de tout le nécessaire. On les logeait dans des couvents et des églises ; ils furent atteints d’une fièvre jaune et on les trouvait morts tous pêle-mêle. Dans leurs transports effrayants, ils nommaient leurs parents, leurs bestiaux, et j’eus encore cette pénible corvée à faire, car je fus désigné pour faire enlever tous les cadavres des hommes morts dans la nuit. Il fallut prendre des forçats pour les charger dans de grandes charrettes, et les corder comme des voitures de foin.

Ils voulurent s’y refuser, mais ils furent menacés d’être mitraillés ; on renversait les morts en mettant la voiture à cul. Comme à Moscou, c’était à moi que cette pénible corvée était échue ; toutes les voitures de l’Empereur étaient parties. Que de pareilles horreurs ne reparaissent jamais !

Le petit quartier général se porta sur Metz, et nous restâmes longtemps dans cette grande ville ; toutes les troupes prirent leurs cantonnements, et nous fumes plus de deux mois dans l’inaction. L’Empereur retirait d’Espagne une bonne partie des troupes et beaucoup d’officiers, douze cents gendarmes à pied, enfin ce qu’il put en tirer pour reformer une nouvelle armée. A Paris, il les a réunis aux gardes d’honneur, mais tout cela était bien jeune pour faire face à trois grandes puissances, à toute la confédération du Rhin. Il y avait autant de soldats ennemis contre un Français que de souverains contre Napoléon, et cependant partout où ils se sont trouvés en présence de l’Empereur, ils ont été battus. Si l’énergie de ses généraux n’avait pas ralenti, les ennemis auraient trouvé leurs tombeaux sur la terre de France, mais la fortune et les honneurs les avaient amollis. Le fardeau retombait sur le grand homme ; il était partout, il voyait tout.

Les colonnes ennemies remontaient le Rhin pour gagner la Champagne et la Lorraine. Le 27 janvier 1814, le combat de Saint-Dizier eut lieu ; ce n’était pas un combat, mais une vraie bataille, des plus acharnées. La ville fut massacrée par la fusillade et l’on pouvait compter dans les fermetures des portes et des contrevents des milliers de balles ; les arbres d’une petite place étaient criblés, toutes les maisons furent pillées, pas un habitant ne put rester dans cette ville. Les alliés perdirent beaucoup de monde, et furent obligés de se retirer pour prendre position sur les hauteurs de Brienne ; ils occupaient une position d’où ils pouvaient nous foudroyer ; tous les efforts de nos troupes à plusieurs reprises furent repoussés par leur artillerie. À force de manœuvrer, les terres se détrempèrent ; la journée s’avançait, on ne pouvait se dégager dans des terres effondrées. Cependant l’Empereur, à cheval près d’un enclos, se préparait à tenter un dernier coup. Le prince Berthier voit des cosaques sur notre droite qui emmenaient une pièce de canon : « À moi, me dit-il, au galop ! » Il part comme la foudre ; les quatre cosaques se sauvèrent, et les malheureux soldats du train ramenèrent leur pièce. À ce moment, l’Empereur lui dit : « Je veux coucher au château de Brienne, il faut que cela finisse. Mets-toi à la tête de mon état-major, et suis mon mouvement. »

Le voilà qui passe devant sa première ligne ; s’arrêtant au centre des régiments, il dit : « Soldats, je suis votre colonel ; je marche à votre tête ; je prends le commandement. Il faut que Brienne soit pris. » Tous les soldats crient : « Vive l’Empereur. » La nuit arrivait, il n’y avait pas de temps à perdre pour commander le mouvement. Chaque soldat en valut quatre. La fureur de nos troupes fut telle que l’Empereur ne put les contenir, ils passèrent à la course devant l’état-major. Le grand élan était donné, il fallait vaincre ou mourir. Au pied de la montagne qui fait face au château et à la grande rue de Brienne, la pente est rapide. Il fallait faire des efforts inouïs pour atteindre le but ; tous les obstacles sont surmontés. C’est le 29 janvier à la nuit que Brienne fut enlevé ; la nuit étant survenue, on ne distinguait plus les combattants ; on était les uns sur les autres, baïonnette en avant. Les Russes qui étaient amassés dans la grande rue furent chassés ; nos troupes de gauche montèrent si rapidement de leur côté qu’elles heurtèrent l’état-major du général Blucher ; il perdit beaucoup d’officiers. Parmi les prisonniers se trouvait un neveu de M. de Hardenberg, chancelier de Prusse, il raconta que, entouré à plusieurs reprises par nos tirailleurs, le feldmaréchal n’avait dû son salut qu’à la défense la plus énergique et à la vigueur de son cheval. L’Empereur fit alors faire un à-gauche, ne s’arrêta pas au château, et poursuivit l’ennemi jusqu’à Mézières. Comme il était nuit noire, une bande de cosaques qui rôdait cherchant quelque occasion de butin, entendit le pas des chevaux montés par Napoléon et son escorte. Cela les fit courir ; ils se ruèrent d’abord sur un des généraux qui cria : « Aux cosaques ! » et se défendît. Un des cosaques apercevant à quelques pas de là un cavalier à redingote grise courut sur lui ; le général Corbineau se jeta d’abord à la traverse, mais sans succès ; le colonel Gourgaud, qui causait en ce moment avec Napoléon, se mit en défense et d’un coup de pistolet tiré à bout portant abattit le cosaque. Au coup de pistolet, nous arrivâmes sur ces maraudeurs. Il était temps de s’arrêter ; tout le monde était sur les dents et tombait de besoin. Vingt-quatre heures sans débrider, sans manger ; je puis dire que les soldts avaient fait plus que leurs forces et s’étaient battus comme des lions ; un contre quatre.

De Brienne, l’Empereur se dirigea sur Troyes en passant sur la rive gauche de l’Aube, et nous restâmes trois jours pour nous reposer. Le 1er février, nous retrouvâmes les ennemis à Champaubert ; ils reçurent une bonne frottée ; il nous fallut rétrograder sur la rive droite de l’Aube, au village de la Rothière. La journée de la Rothière était la première bataille rangée de la campagne ; nous conservâmes notre champ de bataille, mais rien au delà ; nous ne pûmes recommencer le lendemain. Toutefois, les coalisés ne purent se vanter de nous avoir battus. Le 11 février, on se battit à Montmirail. Partout où l’Empereur se trouvait, l’ennemi était battu. Le 12, combat de Château-Thierry ; le 15, combat de Gennevilliers ; le 17, nous arrivâmes à Nangis après des marches forcées de nuit dans des chemins de traverse pour gagner les têtes de colonne de nos ennemis. Nous poussions devant nous des colonnes considérables sur Montereau ; c’est là que l’Empereur avait placé un corps d’armée pour les recevoir. Pas du tout : il fut trahi par celui qui les laissa passer, et tout le poids retomba sur nous. Cette bataille eut lieu le 18 : Montereau fut dévasté ; de tous les côtés, les boulets tombaient sur cette ville. L’Empereur, furieux de ne pas entendre le canon de son corps d’armée, dit : « Au galop ! » Nous étions sur la route de Nangis, à gauche de la route de Paris. Arrivé sur une hauteur à gauche de cette route, il distingua de cette position l’ennemi qui défilait sur le pont de Montereau. Furieux de ce contre-temps, il dit au maréchal Lefèbvre : « Prends tout mon état-major, je garde près de moi Monthyon, un tel et un tel ; pars au galop ; va t’emparer du pont, l’affaire est manquée, je vole à ton secours avec ma vieille garde. » Et nous voilà partis.

Descendus au bas de la montagne avec cet intrépide maréchal, nous arrivâmes sans être arrêtés ; nous tournons à gauche par quatre sur le pont, ventre à terre. Toute leur arrière-garde n’était pas passée. En arrivant sur le milieu du pont, une brèche large ne fut pas un obstacle pour nous, à cause de la rapidité avec laquelle nous étions conduits ; nos chevaux volaient. J’étais monté sur mon beau cheval arabe pris à la bataille de Hanau. Voici un trait qui mérite d’être rapporté. En franchissant cette arcade du pont détruite (les parapets restant intacts), je vis un homme à plat ventre le long du parapet glisser des pièces de bois pour aider au passage.

Au bout du pont, qui est long, se trouve une rue à gauche. Ce faubourg étant encombré des voitures de l’arrière-garde, nous ne pouvions passer qu’à coups de sabre. Nous balayons tout : ceux qui échappèrent à notre fureur se fourrèrent sous les fourgons. L’écume sortait de la bouche du maréchal, tellement il frappait.

Arrivés sur une belle chaussée qui conduit à Saint-Dizier, devant une plaine immense, le maréchal nous lit poursuivre notre charge, mais l’Empereur, nous voyant engagés dans un péril certain, avait fait poser les sacs à un bataillon de chasseurs à pied pour venir à notre secours. Ce bataillon nous sauva ; nous fûmes ramenés par une masse de cavalerie. Les chasseurs étaient à plat ventre le long de la chaussée, et après les avoir dépassés, la cavalerie ennemie fut surprise par un feu de file. La terre fut jonchée de chevaux et d’hommes, et nous pûmes atteindre le faubourg. Durant la charge, l’Empereur avec sa vieille garde et son artillerie montait la côte qui fait face à Montereau. En face du pont, sur un mur formant rotonde et garni de belles charmilles, nos pièces en batterie foudroyaient les masses dans la plaine. C’est là que l’Empereur fut canonnier ; il pointait lui-meme les pièces. On voulut le faire retirer : « Non, dit-il, le boulet qui doit me tuer n’est pas encore fondu. » Que ne trouva-t-il là cette mort glorieuse après avoir été trahi par l’homme qu’il avait élevé à une haute dignité ! Il était furieux d’un pareil échec. De notre côté, nous repassâmes les ponts et nous remontâmes près de l’Empereur. « Votre rapidité dans cette charge, dit-il, me donne deux mille prisonniers. Je vous croyais tous pris. — Vos chasseurs nous ont sauvés », dit le maréchal.

J’étais si content de moi que, mettant pied à terre, j’embrassai mon cheval ; grâce à lui, j’avais sabré à mon aise.

Le 21, combat de Méry-sur-Seine ; le 28, combat de Sézanne ; le 5 mars, combat de Berry-au-Bac, où les Polonais furent vainqueurs des cosaques ; le 7, bataille de Craonne. Celle-ci fut terrible ; des hauteurs considérables furent enlevées par les chasseurs à pied de la vieille garde et par 1,200 gendarmes à pied, arrivant d’Espagne, qui firent des prodiges de valeur. Le 13 mars, nous arrivâmes aux portes de Reims à la nuit ; une armée russe occupait la ville, retranchée par des redoutes faites avec du fumier et des tonneaux bien remplis ; les portes de la ville étaient barricadées ; près de la porte qui fait face à la route de Paris, se trouve une élévation surmontée d’un moulin à vent. L’Empereur y établit son quartier général en plein air. Nous lui fîmes un bon feu ; l’on ne voyait pas à deux pas, et il était si fatigué de la journée de Craonne qu’il demanda sa peau d’ours et s’allongea près du bon feu ; nous tous en silence à le contempler. Les Russes prirent l’avance à dix heures du soir ; ils firent une sortie avec une fusillade épouvantable sur notre gauche ; l’Empereur se leva furieux : « Que se passe-t-il par là ? — C’est un hourra, Sire, lui répond son aide de camp. — Où est un tel ? (C’était un capitaine commandant une batterie de 16.) — Le voilà, Sire ! » lui dit-on.

Il approche de l’Empereur : « Où sont tes pièces ? — Sur la route. — Va les faire venir. — Je ne puis passer, lui dit-il, l’artillerie de la ligne est devant moi. — Il faut renverser toutes ces pièces dans les fossés, il faut que je sois à minuit dans Reims. Tu es un c… si tu ne perces pas les portes de Reims. Allez, nous dit-il, renversez tout dans les fossés. »

Nous voilà tous partis. Arrivés près des pièces et des caissons, au lieu de les renverser, nous les portâmes sur le côté avec tous les canonniers et les soldats du train. Tout cela fut fait à la minute et les 16 pièces passèrent sous les regards de l’Empereur qui les voyait passer tournant le derrière à son feu. Elles se mirent en batterie à droite de la route dans une belle place, face à la porte. L’on ne voyait pas d’un pas, et le malheur voulut qu’il se trouvât deux pièces en batterie près des portes, en cas de sortie de la part des Russes ; on ne les voyait pas du tout. Nos pièces en batterie lâchèrent leurs bordées sur les portes et les redoutes ; les obus tombaient au milieu de la ville. Durant la canonnade, l’Empereur donnait ordre aux cuirassiers de se tenir prêts à entrer en ville, en leur indiquant les rues qu’ils devaient prendre pour chaque escadron. Puis il donna le signal ; la foudre des cuirassiers partit se mettre en bataille derrière les pièces ; on fait cesser le feu et tous se précipitèrent dans la ville. Cette charge fut si terrible qu’ils traversèrent tout, et le peuple renfermé entendant un pareil vacarme éclaira les croisées. Ce n’étaient que lumières ; on aurait pu ramasser une aiguille. L’Empereur, à la tête de son état-major, était à minuit dans Reims, et les Russes on pleine déroute. Nos cuirassiers sabrèrent à discrétion, leur hourra leur coûta cher. Si l’Empereur avait été secondé en France comme il le fut en Champagne, les alliés étaient perdus. Mais que faire, dix contre un nous avions la bravoure, non la force, il fallut succomber.

Fontainebleau fut le terme de nos malheurs ; nous voulûmes tenter un dernier effort, marcher sur Paris, mais il était trop tard ; l’ennemi était au bord de la forêt et Paris s’était rendu sans résistance. Il fallut revenir à Fontainebleau. L’Empereur se trouvait sous la faux de tous les hommes qu’il avait élevés aux hautes dignités ; ils le forcèrent d’abdiquer. Je désirais le suivre, le comte Monthyon fut le trouver et lui parla de moi : « Je ne puis pas le prendre ; il ne fait pas partie de ma garde. Si ma signature pouvait lui servir, je le nommerais chef de bataillon, mais il est trop tard. » Il lui fut accordé six cents hommes pour sa garde ; il fit prendre les armes et demanda des hommes de bonne volonté ; tous sortirent des rangs et il fut forcé de les faire rentrer : « Je vais les choisir. Que personne ne bouge ! » Et passant devant le rang, il désignait lui-même : « Sors, toi ! » et ainsi de suite. Cela fut long. Puis il dit : « Voyez si j’ai mon compte. — Il vous en faut encore vingt, dit le général Drouot. — Je vais les faire sortir. »

Son contingent fini, il choisit les sous-officiers, les officiers, et il rentra dans son palais, disant au général Drouot : « Tu conduiras ma garde à Louis XVIII à Paris après mon départ. »

Lorsque tous les préparatifs furent terminés et ses équipages prêts, il donna l’ordre pour la dernière fois de prendre les armes. Tous ces vieux guerriers arrivés dans cette grande cour naguère si brillante, il descendit du perron, accompagné de tout son état-major, et se présenta devant ses vieux grognards : « Que l’on m’apporte mon aigle ! » Et le prenant dans ses bras, il lui donna le baiser d’adieu. Que ce fut touchant ! On n’entendait qu’un gémissement dans tous les rangs ; je puis dire que je versai des larmes de voir mon cher Empereur partir pour l’île d’Elbe. Ce n’était qu’un cri : « Nous voilà donc laissés à la discrétion d’un nouveau gouvernement. » Si Paris avait tenu vingt-quatre heures, la France était sauvée, mais dans ce temps la populace de Paris ne savait pas faire de barricades ; elle ne l’a appris que pour en faire contre des concitoyens. Il fallu prendre la cocarde blanche, mais j’ai conservé la mienne comme souvenir.