Les Cahiers du capitaine Coignet (Larchey)/Neuvième cahier

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Texte établi par Lorédan LarcheyHachette (p. 381-466).


NEUVIÈME CAHIER

en demi solde. — les cent jours et waterloo. — rentrée a auxerre. — dix ans de surveillance. — mon mariage. — 1830. je suis nommé porte-drapeau de la garde nationale et officier de la légion d’honneur.


Le Gouvernement nous renvoya planter des choux dans nos départements, avec demi-solde, soixante-treize francs par mois. Il fallut se résigner ; je vendis deux de mes chevaux et gardai mon cheval blanc ; je plaçai mon domestique à la Maison d’Autriche pour emmener des chevaux de main ; je partis pour Auxerre, chef-lieu de mon département, et je végétai dans cette ville toute l’année 1814.

Je ne connaissais personne ; je finis par être invité chez M. Marais, avoué, rue Neuve, un vrai patriote. Il m’offrit mon couvert chez lui ; il poursuivait un procès au nom de mon frère contre ma famille qui nous avait dépouillés d’un peu de biens du côté de notre mère. C’était le beau-père de M. Marais qui avait entamé le maudit procès qui dura dix-sept ans. Je ne l’appris qu’à mon arrivée de l’armée. Lorsque mon procès fut appelé, je me présentai au tribunal en grande tenue, et me posai là dans le plus profond silence. J’entendis mes adversaires déclamer et blasphémer contre moi. C’était terrible de me voir vilipender par l’avoué Chapotin. Je ne soufflais mot. Chapotin s’adressait ainsi au tribunal : « Le voilà, en me montrant, ce lion rugissant qui fait trembler ces malheureux par sa présence ; je l’ai vu à Auxerre, il y a deux ans, faire la belle jambe le soir. »

Heureusement, je me vengeais sur ma tabatière ; je fourrais des prises de tabac dans mon gros nez, les unes sur les autres. Mais il était temps que Chapotin finisse ; enfin, je repris mon sang-froid, je demandai la parole au président : « Je prie le tribunal de remettre ma cause à huitaine pour me justifier des calomnies de M. Chapotin par mes lettres de services. » Tout me fut accordé. Je rentrai chez moi ; je pris de suite mes lettres de service avec brevets et certificats à l’appui.

À la huitaine, mon procès fut appelé ; je portai tous mes papiers sur le bureau du président, et me retirai sans dire mot. Voyant tous ces papiers, il les examine ; après les avoir compulsés, il en fit part à ses juges, et il interpella Chapotin : « Monsieur Chapotin, répondez. Étiez-vous à telle époque dans telle et telle ville ? — Non, Monsieur le Président. — Eh bien, le capitaine Coignet y était ; en voilà la preuve par ses lettres de service. Il était loin d’Auxerre à cette époque, il défendait sa patrie et vous l’avez injurié, vous lui devez des excuses, il vous a écouté avec un sang calme qui est d’un homme réfléchi. »

M. Chapotin vint me serrer les mains, me prit le bras en sortant du tribunal, il voulait m’emmener chez lui dîner ; je le remerciai. Mon procès était interminable ; il fallait que les pauvres plaideurs fussent ruinés avant de terminer ; cependant dix-sept ans devaient être suffisants : « Jamais ce procès ne finira », me dit-on.

Je pars sur-le-champ pour Paris, et vais trouver le prince Cambacérès, pour lui conter que, durant que j’étais sous les drapeaux, l’on m’avait dépouillé d’un peu de bien provenant de ma mère et que ce procès durait depuis dix-sept ans : « Je ne suis plus ministre de la justice, dit-il, mais je vais vous donner une lettre pour celui qui me remplace. Vous la porterez.» Il dicta cette lettre et me la remit : « Allez, mon brave ; votre procès sera terminé. »

Arrivé chez le ministre de la justice, je lui présente ma lettre ; après lecture, il dit à son secrétaire : « Écrivez à M. Rémon, président, et à M. Latour, procureur du Roi. Allez, me dit-il, portez-leur ces lettres et justice vous sera rendue. À quel corps apparteniez-vous ? — À l’état-major de l’Empereur. — Avez-vous été en Russie ? — Oui, Monsieur le Ministre. — C’est bien, partez pour votre département. »

J’arrive à Auxerre, je vais trouver le procureur du Roi. Je lui remets ma lettre ; je trouve un petit homme enveloppé dans une robe de chambre, faisant des grimaces comme un chat pris au piège. Ce vieillard souffrait tellement de la goutte qu’il ne pouvait bouger, il lit ma lettre cependant, mais arrive son médecin qui lui trouve le pied enflé : « Il faut vous mettre des sangsues. — Combien ? Vous ne le savez pas, répond le docteur,… autant qu’il y a d’avoués à Auxerre. » (On disait qu’il faisait trembler tous les avoués.) Je me rendis chez le président ; ce bon vieillard me reçut affablement : « Voilà une lettre du ministre de la justice pour vous. — Voyons », me dit-il. — Après lecture : « Vous connaissez donc le ministre ? — Je connais le prince de Cambacérès. — Votre affaire sera terminée sous peu. — Il est temps : dix-sept ans, c’est long. — C’est vrai », dit-il.

Je pris mon mal en patience et j’attendis mon sort de la justice des hommes ; je me casai dans un modique logement que je ne payais pas. Je louai un lit de sangle, un matelas ; dans cette maison inhabitée, par bonheur, il y avait une petite écurie pour mon cheval. Le dimanche arrivé, il fallait aller à la messe pour ne pas être rejeté de la modique demi-solde. J’allai trouver le général et de là chez M. de Goyon. Le premier du mois, il fallait se présenter chez le payeur pour recevoir ses soixante-treize francs. On nous retint deux et demi pour cent d’avance sur notre croix, et tout doucement, ils frappérent le grand coup ; ils nous retinrent cent vingt-cinq francs par an sur notre Légion d’honneur, et toujours deux et demi, de manière que la demi-solde se trouvait réduite au tiers. Cette vie dura sept ans. Le général qui commandait le département fit appeler tous les officiers en demi-solde pour leur demander s’il se trouvait des officiers de bonne volonté pour conduire des déserteurs à Sarrelouis ; personne ne s’offrit. Je pris la parole : « C’est moi qui me charge de les conduire ; donnez-moi deux officiers, je ferai le voyage, mais à condition que j’irai à cheval et que les rations pour mon cheval me seront accordées. — Ça suffit », dit le général. Je partis pour Sarrelouis, mais au retour on ne me tint pas compte de mes rations, je réclamai, et j’en fus pour mes frais. Je me rendis alors chez M. Marais pour le prier de faire finir mon procès : « Je vous le promets, dit-il, je vais frapper le dernier coup ; il va être plaidé à fond sous peu. Prenez patience ; ils demandent du temps, ils ne sont pas prêts. » Pauvres plaideurs ! il faut manger son frein ; plus les procès sont longs, plus les bénéfices arrivent dans le cabinet de l’avoué.

Je pris patience ; je me rendais au café Milon ; je trouvai des groupes de vieux habitués qui parlaient politique ; ils m’abordèrent pour me demander si je savais des nouvelles : « Point du tout, dis-je. — Vous ne voulez pas parler, vous avez peur de vous compromettre. — Je vous jure que je ne sais rien. — Eh bien, dit un gros papa, on dit qu’il est passé un capucin déguisé et un autre grand personnage que le préfet voulait faire arrêter. — Je ne vous comprends pas. — Vous faites l’ignorant. C’est pour cela qu’il a gardé son cheval, dit l’un d’eux ; il attend la capote grise. — Je tombe des nues en vous entendant parler ; vous pouvez vous compromettre. »

Je me retirai confus de joie, je puis le dire, et je croyais déjà voir mon Empereur arriver. J’allais presser M. Marais, lui faire part des bruits qui circulaient : « Vous seriez content, dit-il (je souris)… Je vous vois d’ici monter à cheval. S’il venait, vous partiriez. — De bon cœur, c’est vrai ! — Je vais faire en sorte de faire finir votre affaire. Restez à dîner ; j’ai besoin de quelques notes. » Le mardi suivant, mon procès fut appelé et plaidé à fond ; le délibéré fut remis à 15 jours. Je fus encore dîner chez mon avoué qui me dit : « Votre affaire est gagnée, ils vont être rossés d’importance » ; mais j’étais loin de compte, je n’en vis la fin qu’en 1816.

Une tempête se préparait ; joie pour les uns, tristesse pour les autres. On débitait dans les rues d’Auxerre que l’Empereur était débarqué à Cannes, qu’il marchait sur Grenoble et de là sur Lyon. Tout le monde était dans la consternation ; mais la certitude éclata lorsqu’il nous arriva de bon matin un beau régiment de ligne, le 14e avec le maréchal Ney à sa tête. On disait qu’il allait pour arrêter l’Empereur : « Ça n’est pas possible, me dis-je, l’homme que j’ai vu à Kowno prendre un fusil et avec cinq hommes arrêter les ennemis, ce maréchal que l’Empereur nommait son lion, ne peut mettre la main sur son souverain. » Cela me faisait frémir, j’étais aux écoutes, je n’arrêtais pas. Enfin, le maréchal se rend chez le préfet ; il fut fait une proclamation publiée dans toute la ville. Le commissaire de police bien escorté publiait que Bonaparte était revenu et que l’ordre du Gouvernement était de l’arrêter. Et à bas Bonaparte ! Vive le Roi ! Dieu ! comme je souffrais ! Mais ce beau 14e de ligne mit les shakos au bout des baïonnettes au cri de Vive l’Empereur ! Qu’aurait fait ce maréchal sans soldats ? Il fut contraint de fléchir.

Le soir, cette avant-garde arriva à l’hôtel de ville, mais pas comme elle était partie ; cocardes blanches le matin et cocardes tricolores le soir. Ils s’emparèrent de l’hôtel de ville, et aux flambeaux il fallut que le même commissaire se promenât pour faire une autre proclamation et crier à tue-tête : « Vive l’Empereur ! » Je puis dire que je me dilatais la rate.

Le lendemain, tout le peuple se porta sur la route de Saint-Bris pour voir arriver l’Empereur dans sa voiture, bien escorté. La boule de neige avait grossi ; 700 vieux officiers formaient un bataillon et les troupes arrivaient de toutes parts. Arrivé sur la place Saint-Étienne, le 14e de ligne se forme en carré et l’Empereur le passe en revue ; ensuite il fit former le cercle aux officiers, et m’apercevant me fit venir près de lui : « Te voilà, grognard. — Oui, Sire. — Quel grade avais-tu à mon état-major ? — Vaguemestre du grand quartier général. — Eh bien, je te nomme fourrier de mon palais et vaguemestre général du grand quartier général. Es tu monté ? — Oui, Sire. — Eh bien, suis-moi, va trouver Monthyon à Paris. »

Ce beau cercle d’officiers formé autour de l’Empereur firent une couronne avec leurs épées au-dessus de sa tête. L’Empereur leur dit : « Officiers et soldats, nous marchons sur Paris ; nous n’avons rien à craindre, car il n’y a qu’un soldat chez les Bourbons, c’est la duchesse d’Angoulême. »

Il donna ses ordres et rentra à la Préfecture où je le suivis, et dans la première pièce, je trouvai le général Bertrand. « Vous voilà, vous êtes content, vous nous restez. — Oui, mon général. — Vous viendrez me voir aux Tuileries, je vous transmettrai les ordres de l’Empereur. Votre gendarmerie s’est donc sauvée ? — Je ne sais pas, mon général. — L’Empereur est furieux, il croyait la trouver sur sa route, et pas du tout. Je crois qu’il enverra le capitaine planter des choux. Et le curé, voilà deux fois que l’Empereur le fait demander. Je viens de l’envoyer chercher par les agents de police ; la soutane va être secouée ; il en est bien sûr. »

Un instant après, je vois arriver l’abbé Viard, bien penaud en passant au milieu de tout ce nombreux état-major. Le maréchal l’introduit près de l’Empereur pour recevoir son galop. Le corps d’officiers arrive pour être présenté avec son colonel ; au sortir, celui-ci vient près de moi : « Bonjour, brave capitaine, vous ne me connaissez pas ? — C’est vrai, colonel. — Eh bien, c’est vous qui m’avez fait faire l’exercice à Courbevoie, je suis un des 50 que vous avez instruits. — Vous avez grandi ; votre carrière est belle, colonel. — Je vous remercie ; nous nous reverrons à Paris. Qu’il commande bien ! dit-il à ses officiers, je vous ai souvent parlé du vieux Coignet, le voilà, Messieurs ! » Et il me serra la main. Je pris congé et me retirai content. Le lendemain, je partis pour Joigny, et le jour suivant je m’embarquai avec dix officiers dans une barque pour Sens. La rivière était couverte de bateaux pleins de troupes et nous en trouvâmes de submergés au passage des ponts (car on marchait de nuit) ; les bords étaient couverts de neige. Nous quittâmes notre barque et nous prîmes des pataches pour arriver à Paris. Je descendis chez mon frère faire ma toilette et fus faire visite à mon général Monthyon. Je lui fis part que l’Empereur m’avait nommé à Auxerre vaguemestre général du grand quartier général. « Que je suis content, mon brave, de vous avoir près de moi ! J’irai prendre votre brevet, cela me regarde. » Je vais aux Tuileries et me fais annoncer : « Je désire parler au général Bertrand. — Je vais l’appeler », me dit le général Drouot. Le général arrive : « Déjà, mon brave ! vous avez donc pris la poste ? — Je suis venu le plus promptement possible ; je vous demande permission de six jours, mon général. — Accordé ! partez ! »

Je pars de Paris le soir même pour Auxerre et j’arrive le samedi matin. À cette époque le public se promenait à l’Arquebuse le dimanche. Sur les quatre heures, étant en grand uniforme, je partis pour me faire voir comme si je n’avais pas quitté Auxerre. Le lundi, je fus chez mon avoué qui me dit : « Votre affaire est suspendue comme bien d’autres. — Mais il faut que je parte, je n’ai que six jours pour me rendre à Paris. — Eh bien, elle restera en suspens. » Je partis pour prendre mon poste, j’arrivai chez mon frère ; je fus le lendemain chez mon général : « Vous voilà, mon brave ? Voilà votre brevet ; vous avez droit au logement avec votre domestique et vos chevaux ; vous irez trouver le maire de l’arrondissement de votre frère pour être près des Tuileries. Il faut vous monter, il vous faut au moins deux chevaux, et puis vous avez droit comme faisant partie du bataillon sacré à 300 francs, vous irez les toucher place Vendôme, 3. Tous les jours, vous viendrez prendre mes ordres, et vous passerez aux Tuileries à midi. »

Je pris congé de mon général, je me rendis faubourg Saint-Honoré, et présentai mon brevet au maire qui dit après l’avoir lu : « Vous êtes le frère du logeur du marché d’Aguesseau ? — Oui, Monsieur. — Vous êtes vaguemestre du grand quartier général. Je voudrais avoir l’état des ayants droit dans chaque grade, et du nombre de rations par grade. — Je vous remettrai cela, j’en prendrai note. — Vous me rendrez service, crainte d’abus. — Vous l’aurez sous trois jours. — Depuis quand êtes-vous à Paris ? — Depuis dix jours je suis à mon compte. Je ne pouvais me présenter sans ordre pour avoir mon logement. — Eh bien, vous y avez droit depuis votre arrivée à Paris ; tout le bataillon sacré est logé chez le bourgeois. Je vais vous donner un billet de logement daté de votre arrivée à Paris pour vous faire toucher un tiers en sus de votre paye, et pour votre logement (6 fr. par jour). » Je partis avec la main pleine de pièces de cent sous chez mon frère où j’avais mon logement et mon domestique. Le lendemain, je vais place Vendôme, 3, chercher mes 300 francs de gratification du bataillon sacré. Arrivé près du capitaine qui commandait la 3e compagnie d’officiers, car les simples officiers n’étaient que soldats (il fallait être officier supérieur pour être capitaine d’une compagnie de cent officiers) : « Je viens, capitaine, réclamer les 300 francs qui me sont dus. — Comment vous nommez-vous ? — Coignet. » Il regarde sur sa feuille et trouve mon nom : « Je n’ai plus d’argent, il fallait vous trouver avec les autres. — Mais vous avez mon argent. — Je vous dis que la paye est terminée. — Ça suffit, capitaine, je vais voir cela. »

C’était un vieil émigré qui s’était présenté à l’Empereur pour reprendre du service et qui avait été mis en activité. Je rends compte au général Bertrand du désappointement que j’avais eu : « Ce n’est pas possible ! ce vieux chevalier ne veut pas vous payer ? — Du tout, mon général. — Eh bien ! je vais vous donner un petit poulet pour lui. » Je reviens avec la lettre : « Capitaine, il ne faut pas de broche pour faire cuire ce poulet, il est tout plumé. » Son aide de camp debout près de lui, il lit le petit billet, et se retournant de mon côté : « Pourquoi avoir été aux Tuileries ? ce n’est pas votre place. — Pardonnez, capitaine, je suis vaguemestre général et fourrier du Palais, c’est moi qui suis chargé du logement de l’armée. Je vous promets de vous loger de la même manière que vous m’avez reçu. Mes 300 francs, s’il vous plaît. » Je fus payé de suite et portai cet argent à mon frère ; je fus chercher mes coupons pour toucher mes rations de fourrage chez le fournisseur qui me les remboursa. J’avais droit à trois rations par jour ; cela ajouté à mon mois de 300 francs, je me vis en peu de temps 800 francs. Alors il fallut se monter et je me mis à la recherche pour trouver des chevaux, j’en trouvai deux près du Carrousel, chez un royaliste qui s’était sauvé ; je les achetai 2,700 francs, ils étaient très beaux ; mon frère me prêta 2.500 francs.

Je me rendis ensuite chez le notaire de mon frère ; il me fit un contrat par lequel je reconnaissais devoir à mon frère la somme de 2.500 francs, et pendant qu’on rédigeait l’acte, je fis mon testament que je déposai entre les mains du notaire. Mon frère qui me gronda en voyant la grosse du contrat : « Eh bien ! lui dis-je, si je meurs dans cette campagne, tu trouveras mon testament chez ton notaire. »

Je m’occupai de trouver un bon domestique et de faire harnacher mes deux chevaux ; tout cela terminé, j’allai chez mon général lui faire visite à cheval, domestique derrière, comme un commandant de place faisant sa ronde. J’entrai à l’hôtel du comte Monthyon : « Mon général, me voilà monté. — Déjà ! dit-il, c’est affaire à vous, et deux beaux chevaux ! — Mon cheval de bataille me coûte 1,800 francs, et mon cheval de domestique 900 francs. — Vous êtes mieux monté que moi ; je suis content, mon brave ; vous pouvez entrer en campagne. Sont-ils payés ? — C’est mon frère qui m’a prêté. »

Souvent le bon général venait me prendre chez mon frère pour m’emmener à la promenade, à cheval ou en voiture, et m’invitait à dîner en famille ; il se rappelait les bons feux que je lui faisais à la retraite de Moscou. Tous mes préparatifs faits pour entrer en campagne, je m’occupai de régler l’ordre de marche des équipages par rang de grade, pour éviter la confusion dans les marches, ainsi que pour les distributions. Cette précaution me servit, et je fus félicité plus tard.

Les préparatifs du Champ de mai se faisaient au Champ de Mars devant la façade de l’École militaire. L’Empereur, en grand costume, entouré de l’état-major, vint y recevoir les députés et les pairs de France ; la réception finie, l’Empereur descendit de son majestueux amphithéâtre pour en gagner un autre au milieu du Champ de Mars. Nous eûmes toutes les peines du monde à traverser la foule si serrée, qu’il fallut la refouler pour arriver ; et là, tout l’état-major rangé, l’Empereur fit un discours. Il se fit apporter les aigles pour les distribuer à l’armée et à la garde nationale ; de cette voix de Stentor, il leur criait : « Jurez de défendre vos aigles ! Le jurez-vous ? » leur répétait-il.

Mais les serments étaient sans énergie ; l’enthousiasme était faible ; ce n’étaient pas les cris d’Austerlitz et de Wagram ; l’Empereur s’en aperçut. Il est impossible de voir plus de peuple ; on ne put faire manœuvrer, à peine put-il passer la revue. Nous fûmes forcés de protéger le cortège de l’Empereur au milieu de ces masses. Le Champ de mai eut lieu le 1er juin ; de retour de cette grande cérémonie, je fis mes préparatifs de départ pour l’armée. Je quittai Paris le 4 juin pour me rendre à Soissons, et de là à Avesnes, où je devais attendre de nouveaux ordres. L’Empereur arriva le 13, et n’y resta que peu de temps ; il fut coucher à Laon. Le 14 juin, il ordonna des marches forcées. Le maréchal Ney arriva ; l’Empereur lui dit devant tout le monde : « Monsieur le Maréchal, votre protégé Bourmont a passé à l’ennemi avec ses officiers. » Le prince de la Moskowa en fut ému. Il lui donna le commandement d’un corps d’armée de 40,000 hommes pour se porter contre les Anglais : « Vous pouvez pousser les Anglais sur Bruxelles », lui dit-il.

Lorsque nous fûmes entrés dans ce pays fertile de la Belgique, au milieu de seigles très hauts, les colonnes avaient de la peine à se frayer des routes ; les premiers rangs ne pouvaient avancer. Quand on les avait foulés aux pieds, ce n’était que paille, où la cavalerie se perdait. Ce fut un de nos malheurs. Pour mettre le pied dans la plaine de Fleurus, l’Empereur se porta en avant, suivant la grande route avec son état-major et un escadron de grenadiers à cheval. Il s’entretenait avec un aide de camp ; il regarde à sa gauche, prend sa petite lorgnette et regarde avec attention sur une hauteur à pic très loin de la route, dans une plaine immense. Il aperçoit de la cavalerie pied à terre, et dit : « Ce n’est pas de ma cavalerie, il faut s’en assurer. Faites venir un officier de mon escorte, et qu’il parte reconnaître cette troupe. » On me fait signe d’approcher près de l’Empereur : « C’est toi. — Oui, Sire. — Vas au galop reconnaître la troupe sur cette montagne ; tu vois cela d’ici. — Oui, Sire. — Ne te fais pas pincer. » Je pars au galop ; arrivé au pied de cette montagne rapide, je m’aperçus que trois officiers montaient à cheval et je crus voir des lances, mais je n’étais pas sûr. Je continuai de monter doucement, et je vis que leurs soldats faisaient le tour de la montagne pour me couper ma retraite. A moitié de la montagne, je vois mes trois gaillards qui descendaient en faisant le tire-bouchon ; ils se croisaient et ne pouvaient descendre qu’à petits pas. Moi, je m’arrête tout court ; je vois des ennemis ; alors très poli, je les salue et redescend. Ils descendirent tous trois ; je n’en étais pas en peine, mais c’étaient les autres qui faisaient la route pour me couper. Je regardai à ma gauche, et rien ne parut. Arrivé au bas de la montagne, ces messieurs descendaient toujours ; une fois dans cette plaine, je me tourne de leur côté et leur fais un grand salut en voyant mon chemin libre. Je disais à mon beau cheval de bataille : « Doucement, Coco ! » (C’était le nom de ce bel animal.) J’avais de l’avance, lorsque l’un d’eux se chargea de me poursuivre ; les deux autres attendirent. Il gagnait du terrain et ça l’encourageait. Lorsque je le vis à moitié chemin de la montagne et de l’état-major de l’Empereur (qui regardait mes mouvements, et me voyant serré de près, envoya deux grenadiers à cheval à mon secours), je flattai mon cheval pour qu’il ne s’emportât pas. Je regarde en arrière, et je vois que j’ai le temps nécessaire pour faire mon à-gauche et fondre sur lui à mon tour. Il me crie : « Je te tiens. — Et moi aussi, je te tiens. » Appuyant à gauche, je fonds sur lui ; me voyant faire ce brusque demi-tour, il fléchit, mais il n’était plus temps : le vin était versé, il fallait le boire. Il n’était pas encore sur son retrait au galop que j’étais à son côté, lui enfonçant un coup de pointe. Il tomba raide mort, la tête en bas. Lâchant mon sabre pendu au poignet, je saisis son cheval et m’en revins fier près de l’Empereur : « Eh bien ! grognard, je te croyais pris. Qui t’a montré à faire un pareil tour ? — C’est un de vos gendarmes d’élite à la campagne de Russie. — Tu t’y es bien pris, tu es bien monté. L’as-tu vu, cet officier ? Il m’a paru blond ; c’est toujours un lâche, il devait engager le combat et s’est laissé tuer comme un enfant. Un coup de sabre comme cela n’a pas de mérite. Tu grognes, je crois. — Oui, Sire, j’aurais dû prendre le cheval par la bride et vous le ramener. » Il fit un petit sourire, et le cheval arriva : « C’est tel régiment anglais. » Tout le monde flattait mon cheval, et un officier me pria de le lui céder : « Donnez 15 napoléons à mon domestique, 20 francs aux grenadiers, et prenez-le. »

L’Empereur dit au grand maréchal : « Mettez le vieux grognard en note ; après la campagne, je verrai. »

C’était, je crois, le 14, de l’autre côté de Gilly, que nous rencontrâmes une forte avant-garde prussienne ; les cuirassiers traversèrent cette ville d’un tel galop que les fers des chevaux volaient par-dessus les maisons. L’Empereur les regardait passer pour sortir ; ça montait raide et l’on ne peut se figurer la rapidité de cette cavalerie pour franchir la montagne ; la ville était pavée. Nos intrépides cuirassiers arrivèrent sur les Prussiens et les sabrèrent sans faire de prisonniers ; ils furent renversés sur leur première ligne avec une perte considérable ; la campagne était commencée.

Nos troupes bivouaquèrent à l’entrée de la plaine de Charleroi que l’on nomme Fleurus. L’ennemi ne pouvait pas nous voir et ne croyait pas à une armée réunie ; notre Empereur ne les croyait pas réunis non plus, et le 15 dans la nuit, il était de sa personne à la tête de son armée. Le matin, il envoya sur tous les points reconnaître la position de l’ennemi dans toutes les directions (il ne restait près de lui que le grand maréchal, le comte Monthyon et moi). Il se porta près d’un village à gauche de la plaine, au pied d’un moulin à vent, et les armées prussiennes se trouvaient en grande partie sur sa droite, mais masquées par des enclos, des massifs de bois et des fermes. « Leur position est à couvert ; on ne peut les voir », dirent tous les officiers qui arrivèrent. On donna l’ordre d’attaquer sur toute la ligne ; l’Empereur monta dans le moulin à vent, et là par un trou il voyait tous les mouvements. Le grand maréchal lui dit : « Voilà le corps du général Gérard qui passe. — Faites monter Gérard. » Il arrive près de l’Empereur : « Gérard, lui dit-il, votre Bourmont dont vous me répondiez, est passé à l’ennemi ! » Et lui montrant par le trou du moulin un clocher à droite : « Il faut te porter sur ce clocher et pousser les Prussiens à outrance, je te ferai soutenir. Grouchy a mes ordres. »

Tous les officiers de État-major partaient et ne revenaient pas ; alors l’Empereur me fit partir près du général Gérard : « Dirige-toi sur le clocher, va trouver Gérard, tu attendras ses ordres pour revenir. » Je partis au galop ; ce n’était pas une petite mission, il fallait faire des détours. Ce n’étaient que des enclos ; je ne savais quel chemin prendre. Enfin je trouve cet intrépide général qui était aux prises, couvert de boue ; je l’abordai : « L’Empereur m’envoie près de vous, mon général. — Allez dire à l’Empereur que s’il m’envoie du renfort, les Prussiens seront enfoncés ; dites-lui que j’ai perdu la moitié de mes soldats, mais que si je suis soutenu, la victoire est assurée. »

Ce n’était pas une bataille, c’était une boucherie, la charge battait de tous côtés ; ce n’était qu’un cri : « En avant ! » Je rendis compte à l’Empereur ; après m’avoir entendu : « Ah ! dit-il, si j’avais quatre lieutenants comme Gérard, les Prussiens seraient perdus. » J’étais de retour de beaucoup avant ceux que l’Empereur avait envoyés avant moi ; il y en eut le soir, après la bataille gagnée, six qui ne parurent pas. L’Empereur se frottait les mains après mon récit, il me fit dépeindre tous les endroits par où j’avais passé. « Ce n’est que vergers, gros arbres et fermes. — C’est cela, me dit-il, on croyait que c’était des bois. — Non, Sire, c’est des chemins couverts. » Toutes nos colonnes avançaient, la victoire était décidée ; l’Empereur nous dit : « A cheval, au galop ! voilà mes colonnes qui montent le mamelon. » Nous voilà partis. Au travers de la plaine, se trouve un fossé de trois à quatre pas de large ; le cheval de l’Empereur fit un petit temps d’arrêt, mon cheval franchit, et je me trouvai devant Sa Majesté, emporté par sa rapidité. Je craignais d’être grondé de ma témérité, mais pas du tout. Arrivé sur le mamelon, l’Empereur me regarde et me dit : « Si ton cheval était entier, je le prendrais. »

Il venait encore des boulets au pied du mamelon, mais nos colonnes renversèrent les Prussiens dans les fonds sur la droite ; cela dura jusqu’à la nuit. La victoire fut complète ; l’Empereur se retira fort tard du champ de bataille et revint au village près du moulin à vent. Là, il fit partir des officiers sur tous les points ; deux officiers partirent porter ordre au maréchal Grouchy de poursuivre les Prussiens à outrance, et de ne pas leur donner le temps de se rallier. C’est le comte Monthyon qui dictait ses dépêches par ordre du major général, et les officiers de service partaient de suite. Nous étions cette nuit-là tous de service ; personne ne prit de repos. Ces dépêches parties, on envoya deux officiers près du maréchal Ney, et toute cette nuit ne fut qu’un mouvement. J’eus le bonheur de passer la nuit tranquille, quoiqu’il manquât six officiers qu’on disait passés à l’ennemi.

Le lendemain, 17 juin 1815, à trois heures du matin, les ordres furent expédiés pour se porter en avant. À sept heures, nos colonnes étaient arrivées. Nous n’avions que les Anglais devant nous à cette heure ; l’Empereur envoya un officier du génie afin de reconnaître leur position sur les hauteurs de la Belle-Alliance, et pour voir s’ils n’étaient pas fortifiés ; de retour, il dit n’avoir rien vu. Le maréchal Ney arriva, et fut tancé de n’avoir pas poursuivi les Anglais, car il ne se trouvait aux Quatre-Bras que les sans-culottes[1]. — « Partez, Monsieur le Maréchal, vous emparer des hauteurs ; ils sont adossés près du bois. Lorsque j’aurai des nouvelles de Grouchy, je vous donnerai l’ordre d’attaquer. » Le maréchal partit, et l’Empereur se porta sur une hauteur, près d’un château sur le bord de la route ; de là, il découvrait son aile gauche, au point le plus fort de l’armée anglaise. Il attendait des nouvelles de Grouchy, mais toujours en vain, et se minait ; enfin il fut trouvé près d’un château par un officier qui dit à l’Empereur : « Nous perdons un temps bien précieux ; je n’ai point vu de Prussiens sur ma route ; ils ne se battent pas. » L’Empereur fut soucieux après cette nouvelle ; je fus appelé et j’eus l’ordre d’aller un peu à droite de la route de Bruxelles pour m’assurer de l’aile gauche des Anglais qui était appuyée au bois. Je fus obligé, en descendant, de côtoyer la route à cause d’un ravin large et profond que je ne pouvais franchir, et d’un mamelon où l’artillerie de la garde était en batterie. Il faut dire que nous avions été inondés de pluie et que les terres étaient détrempées ; notre artillerie ne pouvait manœuvrer. Je passai près d’eux, et lorsque je fus en face de cet immense ravin, je vis des colonnes d’infanterie réunies en masses serrées dans sa partie basse ; je le dépassai, j’appuyai un peu à droite, et arrivai près d’une baraque isolée, à peu de distance de la route. Je m’arrête pour regarder : sur ma droite, je voyais de grands seigles et leurs pièces en batterie, mais personne ne bougeait, je fis un peu le fanfaron ; je m’approchai de ces grands seigles, et vis une masse de cavalerie derrière ; j’en avais assez vu.

Il paraît qu’il ne leur convenait pas de me voir approcher d’eux ; ils me saluèrent de trois coups de canon. Je m’en reviens rendre compte à l’Empereur que, sur la droite, leur cavalerie était cachée derrière les seigles, leur infanterie, masquée par le ravin, qu’une batterie m’avait salué. L’Empereur donna l’ordre de l’attaque sur toute la ligne ; et le maréchal Ney fit des prodiges de courage et de bravoure. Cet intrépide maréchal avait devant lui une position formidable ; il ne pouvait la franchir. À chaque instant, il envoyait près de l’Empereur pour avoir du renfort, et en finir, disait-il. Enfin le soir, il reçut de la cavalerie qui mit les Anglais en déroute, mais sans succès prononcé. Encore un effort, et ils étaient renversés dans la forêt ; notre centre faisait des progrès, on avait passé la baraque malgré la mitraille qui tombait dans les rangs. Nous ne connaissions pas les malheurs qui nous attendaient.

Il arrive un officier de notre aile droite ; il dit à l’Empereur que nos soldats battaient en retraite : « Vous vous trompez, dit-il, c’est Grouchy qui arrive. » Il fit partir de suite dans cette direction pour s’assurer de la vérité. L’officier de retour confirma la nouvelle qu’il avait vu une colonne de Prussiens s’avancer rapidement sur nous, et que nos soldats battaient en retraite. L’Empereur prit de suite d’autres dispositions. Par une conversion à droite de son armée, il arrive près de cette colonne qui fut repoussée. Mais une armée, commandée par le général Blucher, arrivait, tandis que Grouchy la cherchait d’un côté opposé. Le centre de notre armée était affaibli par cette conversion ; les Anglais purent respirer, on ne pouvait plus envoyer de renfort à Ney qui voulait, nous dirent les officiers, se faire tuer. L’armée prussienne était en ligne ; la jonction était complète ; on pouvait compter deux ou trois contre un ; il n’y avait pas moyen de tenir. L’Empereur, se voyant débordé, prit sa garde, se porta en avant au centre de son armée en colonnes serrées, suivi de tout son état-major ; il fait former les bataillons en carrés ; cette manœuvre terminée, il pousse son cheval pour entrer dans le carré que commandait Cambronne, mais tous ses généraux l’entourent : « Que faites-vous ? » criaient-ils. « Ne sont-ils pas assez heureux d’avoir la victoire ! » Son dessein était de se faire tuer. Que ne le laissèrent-ils s’accomplir ! Ils lui auraient épargné bien des souffrances, et au moins nous serions morts à ses côtés, mais les grands dignitaires qui l’entouraient n’étaient pas décidés à faire un tel sacrifice. Cependant, je dois dire qu’il fut entouré par nous, et contraint de se retirer.

Nous eûmes toutes les peines du monde à en sortir ; on ne pouvait se faire jour à travers cette foule ébranlée par la peur. Ce fut bien pis quand nous fûmes arrivés à Jemmapes. L’Empereur essaya de rétablir un peu d’ordre parmi les fuyards ; ses efforts furent sans succès. Les soldats de tous les corps et de toutes les armes, marchant sans ordre, confondus, se heurtaient, s’écrasaient dans les rues de cette petite ville, fuyant devant la cavalerie prussienne qui faisait un hourra derrière eux. C’était à qui arriverait le plus vite de l’autre côté du pont jeté sur la Dyle. Tout se trouvait renversé.

Il était près de minuit. Au milieu de ce tumulte, aucune voix ne pouvait se faire entendre ; l’Empereur, convaincu de son impuissance, prit le parti de laisser couler le torrent, certain qu’il s’arrêterait de lui-même quand viendrait le jour ; il envoya plusieurs officiers au maréchal Grouchy pour lui annoncer la perte de la bataille. Le désordre dura un temps considérable. Rien ne pouvait les calmer ; ils n’écoutaient personne, les cavaliers brûlaient la cervelle à leurs chevaux, des fantassins se la brûlaient pour ne pas rester au pouvoir de l’ennemi ; tous étaient pêle-mêle. Je me voyais pour la seconde fois dans une déroute pareille à celle de Moscou : « Nous sommes trahis ! » criaient-ils. Ce grand malheur nous venait de notre aile droite enfoncée ; l’Empereur ne vit le désastre qu’arrivé à Jemmapes.

L’Empereur quitta Jemmapes et se dirigea sur Charleroi où il arriva entre 4 et 5 heures du matin ; il donna des ordres pour tous ses équipages avec injonction de se retirer sur Laon, partie par Avesnes, partie par Philippeville, où il entra vers 10 heures. Des officiers furent encore envoyés au maréchal Grouchy avec l’ordre de se porter sur Laon. L’Empereur descendit au pied de la ville ; là il eut une grande discussion avec les généraux admis à son conseil ; les uns voulaient qu’il restât à son armée ; les autres, qu’il partît sans différer pour Paris, et il leur disait : « Vous me faites faire une sottise, ma place est ici. »

Après qu’il eut donné ses ordres et fait son bulletin pour Paris, arrive un officier qui annonce une colonne ; l’Empereur envoie la reconnaître ; c’était la vieille garde qui revenait en ordre du champ de bataille. Lorsque l’Empereur apprit cette nouvelle, il ne voulait plus partir pour Paris, mais il y fut contraint par la majorité des généraux ; on lui avait apprêté une vieille carriole, et des charrettes pour son état-major. Il arrive un de ses grands officiers qui donne ordre au colonel Boissy de prendre le commandement de la place et de réunir tous les traînards ; la garde nationale arrivait de toutes parts. Enfin, l’Empereur se présente dans une grande cour où nous étions dans l’anxiété ; il demande un verre de vin ; on le lui donne sur un grand plat ; il le boit, puis nous salue, et part. On ne devait plus jamais le revoir.

Nous restâmes dans cette cour sans nous parler ; nous remontâmes cette montagne très rapide dans le plus profond silence, anéantis par la faim et la fatigue ; nos pauvres chevaux eurent du mal à la monter, ayant couru 24 heures. Hommes et chevaux tombaient de besoin, sans savoir que devenir. Personne ne tenant compte de nous, nous étions bien malheureux. On réunit un peu de braves soldats qui n’avaient pas quitté leurs armes, car la plus grande partie les avaient abandonnées pour se sauver, ne suivant pas les routes et fuyant à travers les plaines. Le quartier général réuni, le comte Monthyon à sa tête, nous partîmes pour Avesnes l’oreille basse ; nous arrivâmes à marches forcées à la forêt de Villers-Cotterets. À la sortie de cette grande forêt, nous logeâmes la nuit chez un médecin. Le comte Monthyon me dit : « Mon brave, il ne faut pas desseller vos chevaux, car l’ennemi pourrait venir nous surprendre pendant la nuit ; je suis sûr qu’ils sont à notre poursuite ; il ne faut pas nous déshabiller. » Je plaçai tous nos chevaux ; heureusement je trouvai du foin dans cette maison. Les domestiques furent consignés à l’écurie, bride au bras ; j’en mets un en faction pour prévenir le général, et rentre près de lui. Après avoir soupé, je priai le général d’ôter ses bottes pour se reposer : « Non ! » me dit-il. Je tire un matelas : « Mettez-vous là-dessus ! vous reposerez mieux que sur une chaise. Je vais veiller avec les domestiques. Restez tranquille, je vous préviendrai. » À trois heures du matin, les Prussiens attaquèrent Villers-Cotterets ; ils débouchaient par la grande route, ayant coupé à droite pour nous enfermer dans la ville ; c’est ce qui nous sauva. Ils tombèrent sur notre parc, et ils firent un carnage épouvantable. À ce bruit, je fais brider et sortir les chevaux et cours prévenir mon général : « À cheval, général ! l’ennemi est en ville. »

C’est là qu’il faut voir des domestiques alertes ; les chevaux étaient arrivés aussitôt que moi à la porte ; le général descend l’escalier et monte à cheval ainsi que moi : « Par ici », nous dit-il, « suivez-moi ! »

Il prend la gauche dans une allée à perte de vue qui longe la forêt et la belle plaine ; avec trois minutes de retard, nous étions pincés. À deux portées de fusil derrière nous, étaient des pelotons de fantassins qui posaient des factionnaires partout. Lorsque nous fûmes arrivés au bout de la grande avenue, le général mit pied à terre pour souffler et délibérer ; ensuite, nous partîmes pour Meaux. La désolation régnait de toutes parts ; nos déserteurs arrivaient, la plus grande partie sans armes ; c’était navrant à voir.

Meaux était tellement encombré de troupes qu’il fallut partir pour Claye ; là, nous trouvâmes le pays désert. Tous les habitants avaient déménagé ; c’était comme si l’ennemi y avait passé. Tout le monde rentrait dans Paris avec ce qu’il avait de plus précieux ; les routes étaient encombrées de voitures ; ils avaient tout renversé dans leur maison ; l’ennemi n’en aurait pas fait davantage.

Nous arrivâmes aux portes de Paris par la porte Saint-Denis ; toutes les barrières étaient barricadées ; la troupe campait dans la plaine des Vertus et aux buttes Saint-Chaumont ; le quartier général était au village de la Villette, où le maréchal Davoust s’établit. Il était ministre de la guerre, général en chef, enfin il était tout ; on peut dire qu’il gouvernait la France. Toute notre armée était donc réunie au nord de Paris, dans cette plaine des Vertus où le maréchal Grouchy arriva avec son corps d’armée qui n’avait pas souffert ; on nous dit qu’il avait trente mille hommes. Le grand quartier général était réuni à la Villette, près du maréchal Davoust ; comme j’étais vaguemestre, j’avais le droit de me présenter tous les jours pour recevoir les ordres et assister aux distributions. Là, je voyais arriver toutes les députations : généraux et matadors en habit bourgeois… De grandes conférences se tenaient nuit et jour ; je dois dire à la louange des Parisiens que rien ne nous manquait ; ils envoyaient de tout, même des cervelas et du pain blanc à l’état-major. Le matin, à 4 et 5 heures, je voyais ces braves gardes nationaux monter sur les murs de clôture de l’enceinte de Paris, prendre à gauche du village pour ne pas se faire arrêter, et se porter sur la ligne pour faire le coup de fusil avec les Prussiens. Tous les jours, je voyais ce mouvement[2]. Le 29 ou le 30 juin, je dis à mon domestique : « Donne l’avoine à mon cheval ; selle-le ; je vais voir les gardes nationaux. »

Je pars bien armé ; j’avais deux pistolets dans les fontes ; ils étaient carabinés ; il fallait un maillet pour les charger et portaient la balle loin ; ils m’avaient coûté cent francs.

Sur le terrain de cette plaine des Vertus, j’avais la vieille garde à ma droite et les gardes nationaux à ma gauche ; j’arrive près de nos derniers factionnaires qui étaient en première ligne, l’arme au bras. Je leur parlai ; ils étaient furieux de leur inaction : « Point d’ordres ! disaient-ils, les gardes nationaux font le coup de fusil, et nous, nous avons l’arme au bras, nous sommes trahis, capitaine. — Non, mes enfants, vous recevrez des ordres ; prenez patience. — Mais on nous défend de tirer. — Dites-moi, mes braves soldats, je voudrais passer la ligne. Je vois là-bas un officier prussien qui fait ses embarras ; je voudrais lui donner une petite correction. Si vous me permettez de passer, ne craignez rien de moi, je ne passe point à l’ennemi. — Passez, capitaine. »

Je vois derrière moi quatre beaux messieurs qui m’abordent ; l’un d’eux vient près de moi et me dit : « Vous venez donc sur la ligne en amateur ? — Comme vous, je pense. — C’est vrai, me dit-il, vous êtes bien monté. — Et vous de même, Monsieur. » Les trois autres appuyèrent à droite : « Que fixez-vous là, me dit-il encore, sur la ligne des Prussiens ? — C’est l’officier là-bas, qui fait caracoler son cheval ; je voudrais aller lui faire une visite un peu serrée ; il me déplaît. — Vous ne pouvez l’approcher sans danger. — Je connais mon métier, je vais le faire sortir de sa ligne et le faire fâcher, si c’est possible. S’il se fâche, il est à moi. Je vous prie, Monsieur, de ne pas me suivre ; vous dérangeriez ma manœuvre. Retirez-vous plutôt en arrière. — Eh bien ! voyons cela. »

Je pars bien décidé. Arrivé au milieu des deux lignes, il voit que je marche sur lui ; il croit sans doute que je passe de son côté et sort de sa ligne pour venir au-devant de moi ; à cent pas des siens, il s’arrête et m’attend. Arrivé à distance, je m’arrête aussi et, tirant mon pistolet, je lui fais passer ma balle près des oreilles. Il se fâche, me poursuit ; je fais demi-tour ; il ne poursuit plus et s’en retourne. Je fais alors mon à-gauche et fonds sur lui. Me voyant derechef, il vient sur moi ; je lui envoie mon second coup de pistolet. Il se fâche plus fort, il me charge. Je fais demi-tour et je me sauve : il me poursuit à moitié de la distance des deux lignes, en furieux. Je fais volte-face et fonds sur lui ; il m’aborde et m’envoie un coup de pointe. Je relève son sabre par-dessus sa tête, et, de la même parade, je lui rabats mon coup de sabre sur la figure de telle sorte que son nez fut trouver son menton ; il tomba raide mort.

Je saisis son cheval, et revins fier vers mes petits soldats qui m’entourèrent ; le bel homme qui suivait tous mes mouvements vint au galop au-devant de moi : « Je suis enchanté, dit-il, c’est affaire à vous ; vous savez vous y prendre, ce n’est pas votre coup d’essai, je vous prie de me donner votre nom. — Pourquoi faire, s’il vous plaît ? — J’ai des amis à Paris, je voudrais leur faire part de cette action que j’ai vue. À quel corps appartenez-vous ? — À l’état-major général de l’Empereur. — Comment vous nommez-vous ? — Coignet. — Et vos prénoms ? — Jean-Roch. — Et votre grade ? — Capitaine. » Il prit son calepin et écrivit. Il me dit son nom : Boray ou Bory. Il prit à droite du côté des buttes Saint-Chaumont où se trouvait la vieille garde, et moi je rentrai au quartier général avec mon cheval en main, bien fier de ma capture. Tout le monde de me regarder ; un officier me demande d’où vient ce cheval : « C’est un cheval qui a déserté et qui a passé de notre côté ; je l’ai agrafé en passant. — Bonne prise », dit-il.

Arrivé à mon logement, je fis donner l’avoine à mes chevaux, et vérifiai ma capture ; je trouvai un petit portemanteau avec du beau linge et les choses nécessaires à un officier. Je fis desseller ce cheval et je le vendis ; comme j’en avais trois, cela me suffisait. Je fus à l’état-major prendre un air de bureau ; je trouvai beaucoup de monde près du maréchal : les uns sortaient, les autres arrivaient ; toute la nuit ce ne fut que conférences. Le lendemain, 1er juillet, nous eûmes l’ordre de nous porter au midi de Paris, derrière les Invalides, où l’armée se réunit dans de bons retranchements. Je m’y rendis après avoir été prendre les ordres de mon général ; il me fit partir avec son aide de camp et ses chevaux : « Partez, dit-il, Paris est rendu ; l’ennemi va en prendre possession. Ne perdez point de temps ; tous les officiers doivent sortir de Paris ; vous seriez arrêtés. Allez rejoindre l’armée qui se réunit du côté de la barrière d’Enfer, et la vous recevrez des ordres pour passer la Loire à Orléans. »

Arrivé à la barrière d’Enfer où l’armée était réunie, je trouvai le maréchal Davoust à pied, les bras croisés, contemplant cette belle armée qui criait : « En avant ! » Lui, silencieux, ne disait mot ; il se promenait le long des fortifications, sourd aux supplications de l’armée qui voulait marcher sur l’ennemi. Nos soldats voulaient se porter sur l’ennemi qui avait passé la Seine, une partie sur Saint-Germain, l’autre sur Versailles, tandis que nous n’avions que le Champ de Mars à traverser pour gagner le bois de Boulogne. Avec notre aile gauche sur Versailles, il ne serait resté pas un Prussien ni un Anglais devant la fureur de nos soldats. Le maréchal Davoust ne savait quel parti prendre ; il fit appeler les généraux de la vieille garde et donna ordre au général Drouot de montrer l’exemple à l’armée, disant qu’il ferait suivre son mouvement et partir sur-le-champ pour Orléans. Notre sort fut ainsi décidé. Les vieux braves partirent sans murmurer ; le mouvement commença, notre aile droite sur Tours et l’aile gauche sur Orléans. Les ennemis formèrent de suite notre arrière-garde, et ils eurent la cruauté de s’emparer des hommes qui rejoignaient leur corps et de les dépouiller, ainsi que les officiers. A notre première étape, ils nous serraient de si près, que l’armée fit demi-tour et tomba sur leur avant-garde ; on les poursuivit, ils ne furent plus si insolents et ne nous suivirent que de loin.

Nous arrivâmes dans Orléans sans être poursuivis ; nous passâmes le pont sur la Loire et on établit le quartier général dans un grand faubourg qui se trouvait presque désert ; les habitants étaient rentrés en ville et nous manquions de tout. Quand nous fûmes installés, on s’occupa de barricader le pont par le milieu avec des poteaux énormes et deux portes à résister contre une attaque de vive force ; puis on mit la tête du pont dans un état de défense, toute hérissée de pièces d’artillerie. Nous restâmes tranquilles pendant quelques jours ; ces deux énormes portes s’ouvraient à volonté pour aller aux vivres ; nous fûmes obligés d’aller en ville pour en chercher. Nous trouvâmes une pension à l’entrée de la grande rue, et tous les jours il fallait faire ouvrir les portes, mais cela ne dura pas longtemps. On voyait le grand maréchal derrière ses batteries, les bras derrière le dos, bien soucieux ; personne ne lui parlait. Ce n’était plus ce grand guerrier que j’avais vu naguère sur le champ de bataille, si brillant ; tous les officiers le fuyaient. S’il avait voulu, sous les murs de Paris, lui qui était le maître des destinées de la France, il n’avait qu’à tirer son épée.

Un matin donc, comme à l’ordinaire, nous partîmes à 9 heures pour nous rendre à notre pension pour déjeuner. Arrive le traiteur qui nous dit : « Je ne puis vous servir. J’ai ordre de me tenir prêt à recevoir les alliés qui sont aux portes et vont faire leur entrée ; les autorités leur ont porté les clefs de la ville. » Au même instant, on crie : « Aux cosaques ! » Nous sortîmes le ventre creux ; à peine dans la rue, nous vîmes la cavalerie qui marchait en bataille au petit pas et une foule immense de peuple de tout sexe, hommes et femmes. Ce coup d’œil faisait frémir ; toutes les dames, richement vêtues, avec de petits drapeaux blancs d’une main et le mouchoir blanc de l’autre, formaient l’avantgarde en criant : « Vivent nos bons alliés ! » Mais la foule fut pressée par cette cavalerie contre le pont et passa nos portes. Puis, l’ennemi posa ses factionnaires ; les portes se fermèrent, et chacun chez soi, de chaque côté des palissades ! Quant aux mouchoirs blancs et aux petits drapeaux, nos soldats s’en emparèrent, et, bras dessus bras dessous, les emmenèrent dans leurs logements. Des maris voulurent s’y opposer, mais les soldats pour toute réponse leur envoyaient un soufflet ; il fallut subir la loi du plus fort, et les maris de repasser la Loire dans des barques pour rejoindre leurs chers alliés, comme ils les appelaient. Leurs femmes passèrent la nuit de notre côté ; il leur fallut retourner en bateaux.

Le maréchal ne souffla mot ; tout alla le mieux du monde. Peines et plaisirs se passent avec le temps. Nous reçûmes l’ordre de porter le quartier général à Bourges, et le maréchal Davoust s’y installa, mais ce ne fut pas de longue durée. N’étant pas le favori de Louis XVIII, il fut dégommé par le maréchal Macdonald, qui prit le commandement de l’armée de la Loire. Davoust vint faire sa soumission au roi, mais il fut le premier licencié.

Le maréchal Macdonald arriva avec un brillant état-major dont le chef était le comte Hulot qui n’avait qu’un bras, et deux aides de camp décorés de la croix de Saint-Louis. Je me rendais tous les jours chez le maréchal pour prendre ses ordres, et de là à la poste prendre les dépêches. J’arrivais toujours tard et trouvais le maréchal à table. Il vient un de ses aides de camp qui me demande mon paquet de dépêches. « Je ne vous connais pas, lui dis-je, dites au maréchal que son vaguemestre l’attend à la porte. — Mais le maréchal est à table. — Je vous dis que je ne vous connais pas. » Il va rendre compte au maréchal de ma résistance. « Faites-le entrer. » Je vais près de lui, chapeau bas ; il se lève pour recevoir son paquet, et me dit : « Vous connaissez votre service, vous avez bien fait de répondre ainsi à mon aide de camp. Je vous remercie, mon brave, cela n’arrivera plus ; vous le ferez entrer toutes les fois qu’il se présentera avec mes dépêches ; il ne doit les remettre qu’à moi. Vous avez été en Russie ? — Partout, Monsieur le Maréchal ! Je vous ai porté quelquefois des dépêches de l’Empereur. » (J’appuyais sur ce mot, et ses nobles aides de camp me regardaient. ) Le maréchal reprend : « Il a fait la guerre, ce capitaine. De quel corps sortez-vous ? — De la vieille garde (depuis 1803, après mes quatre campagnes). — C’est bien, me dit-il, je vous garderai près de moi tout le temps nécessaire à votre service. — Et nos lettres, dirent les aides de camp et le comte Hulot. — Toutes vos lettres sont dans le paquet. Je fais mon paquet à la poste, et ce qui fait partie de l’état-major est sous le couvert du maréchal. — Et moi, Monsieur le Capitaine dit la demoiselle du maréchal, n’y en a-t-il pas pour moi ? — Trois, Mademoiselle. — Il faudra m’en apporter tous les jours ; papa, tu payeras tout cela. — Oui, chère amie, le capitaine me remettra sa note, que je payerai. La poste arrive bien tard ? — À cinq heures. »

Ce fut tous les jours la même répétition en 1815. L’armée fut licenciée et reformée en régiments qui portaient le nom de chaque département. Celui de l’Yonne était commandé parle marquis de Ganet, parfait colonel. J’ai eu l’occasion de le connaître à Auxerre.

J’étais chargé de faire faire toutes les distributions chaque jour, et pendant le temps que je restai à Bourges, je fis distribuer deux cent mille rations par rang de grade. Je ne pouvais souvent donner que la demi-ration, alors il me fallait des gendarmes pour maintenir l’ordre.

Le maréchal me garda près de lui le plus longtemps qu’il put, mais on lui intima l’ordre de me renvoyer dans mes foyers à demi-solde ; le 1er janvier 1816, le maréchal me fit appeler : « Vous m’avez fait dire de venir vous parler ? — Oui, mon brave, je suis forcé de vous renvoyer dans vos foyers, a demi-solde. Je regrette sincèrement de vous faire partir, mais j’en ai reçu l’ordre. J’ai tardé le plus possible. — Je vous remercie, Monsieur le Maréchal. — Si vous voulez rejoindre le dépôt de l’Yonne et reprendre du service, je vous ferai avoir la compagnie de grenadiers. — Je vous remercie ; j’ai des affaires à terminer à Auxerre, et puis j’ai trois chevaux dont je voudrais me débarrasser. Je vous demanderai d’aller à Paris pour les vendre. — Je vous l’accorde avec plaisir. — Je n’ai besoin de permission que pour quinze jours ; mes chevaux sont de prix, je ne les vendrai bien qu’à Paris. — Vous pouvez partir d’ici. — Je désirerais passer par Auxerre. — Je vous donne toute permission. »

Je pris congé, lui fis mes adieux, ainsi qu’au comte Hulot. En sortant du palais, je me dis : « Voilà de belles étrennes, il faudra se serrer le ventre avec la demi-solde. » Je dois dire que je n’eus jamais qu’à me louer des bontés du général.

Le 4 janvier, je partis de Bourges ; le 5, j’arrivais à Auxerre avec trois beaux chevaux. A l’Hôtel de ville, je pris mon billet de logement pour cinq jours au Faisan, là je trouvai une table d’hôte où le marquis de Ganet prenait ses repas ; je fus invité à sa table pour mes 3 francs par dîner ; c’était trop cher pour ma petite bourse. Avec 73 francs par mois, on ne peut dépenser 90 francs pour dîner, sans compter mon domestique et mes trois chevaux. Je ne pus recommencer et je pris toutes les mesures d’économie. J’écrivis à mon frère à Paris, de me faire passer 200 francs pour nourrir mes chevaux, lui disant qu’aussitôt qu’ils seraient vendus je lui en donnerais le prix. Je reçus de suite les deux cents francs, et partis pour Ville-Fargeau faire emplette d’une voiture de foin, de paille et d’avoine, car l’auberge m’avait ruiné. En six jours, mes trois chevaux, moi et mon domestique me coûtèrent 60 francs. Je fis une visite à Carolus Monfort, aubergiste à côté de mon hôtel, qui me fit ses offres de service : « Venez chez moi, me dit-il, je vous logerai, vous et vos chevaux, et ne vous demanderai que 60 francs par mois ; vos chevaux seront seuls, et vous vivrez à la table d’hôte. — C’est une affaire convenue, lui dis-je, je vais faire venir tous les fourrages chez vous. — Je me rappelle de vous en 1804, vous logeâtes chez mon père. — C’est vrai, mon ami ; mais 60 francs c’est bien dur ; je n’ai que 73 francs par mois. — Il faut renvoyer votre domestique, mon garçon d’écurie pansera vos chevaux ; avec 8 francs par mois, vous en serez quitte. — Je vous remercie, lui dis-je, je suis content. » Me voilà donc installé chez cet excellent homme.

Le 7 janvier 1816, je fus chez le général Boudin : « Général, me voilà rentré sous vos ordres. Le maréchal Macdonald m’a donné une permission de quinze jours pour aller à Paris vendre mes chevaux. — Je vous défends de sortir d’Auxerre. — Mais, général, j’ai la permission. — Je vous répète que je vous défends de sortir de la ville. — Mais, général, je n’ai point de fortune. Comment vais-je faire pour les nourrir ? — Cela ne me regarde pas. — Quel parti prendre ? — Laissez-moi tranquille ! Si vous ne pouvez pas les vendre, il faut leur brûler la cervelle. — Non, général, je ne le ferai pas ; ils mangeront jusqu’à ma vieille redingote et je ne leur ferai point de mal ; j’en ferais plutôt cadeau à mes amis. » Je pris congé et me retirai bien consterné, mais je ne m’en vantai pas et gardai le silence le plus absolu. Rentré dans mon logement, je renvoyai de suite mon domestique, mais ce n’était que le prélude. Je ne me doutais pas que j’étais sous la surveillance de tous les dévots de la vieille monarchie. Installé chez Carolus Monfort, je formais le noyau de sa table d’hôte ; le régiment de l’Yonne était caserné à l’hôpital des fous, porte de Paris ; il vint 16 ou 17 officiers qui s’arrangèrent pour le prix de la pension, et me voilà doyen de cette table. Il fallut faire connaissance avec ces nouveaux arrivants. Il se trouvait parmi eux un vieux capitaine de vieille date, à cheveux gris, qui se mettait toujours en face de moi à table. Je voyais qu’il désirait faire ma connaissance et n’avait pas l’air à son aise avec ces jeunes officiers. Parmi eux, un nommé de Tourville, sous-lieutenant sortant des gardes du corps, et un nommé Saint-Léger, ancien sergent-major dans la ligne, qui avait été trouver le roi à Gand, se déboutonnèrent du beau rôle qu’ils avaient joué dans l’affaire du maréchal Ney ; ils se vantèrent d’avoir été travestis en vétérans pour le fusiller au Luxembourg. Je ne me possédais plus. J’étais prêt à sauter par-dessus la table. Je me retins, me disant : « Je vous pincerai au premier jour. »

Le vendredi, Mme Carolus nous sert un plat de lentilles pour légumes ; voilà mes antagonistes qui jettent feu et flammes, ils voulaient prendre le plat et le faire passer par la croisée. Je leur dis doucement : « Messieurs, il faut voir ce que décide votre vieux capitaine. Je m’en rapporte à lui. »

Le vieux capitaine goûte les lentilles : « Mais Messieurs, elles sont bonnes. — Nous n’en voulons pas. — Eh bien, leur dis-je, si je vous les faisais manger confites dans mon ventre pendant 24 heures, que diriez-vous ? et si je vous faisais faire le tour de la ville avec un fouet de poste ? Ça ne vous va pas ? il faudrait pourtant en passer par là. Vous m’avez compris, ça suffit ! je vous attends sous l’orme. »

Mais j’attendis en vain ; j’avais affaire à des plats d’étain qui ne peuvent supporter le feu. Le vieux capitaine me serra la main.

Je reçus l’invitation de me présenter tous les dimanches chez le général, pour assister à la messe comme mes camarades, et de là chez le préfet ; c’était l’étiquette du jour, il fallait se faire voir. Comme nous étions beaucoup d’officiers, le salon du général se trouvait plein ; moi, je formais l’arrière-garde, je restais dans l’antichambre ; je me donnais garde d’aller faire ma courbette, j’avais été trop bien reçu. Enfin, au bout de plusieurs dimanches, je fus aperçu par le général, qui tournait le dos à son feu ; me voyant, il m’appelle : « Capitaine ! approchez, mon brave. »

J’arrive chapeau bas : « Que me voulez-vous, général ? — Je fais en ce moment un tableau pour porter les officiers qui veulent reprendre du service ; j’ai ordre de les désigner. Si vous voulez, je me charge de vous faire avoir une compagnie de grenadiers. — Je vous remercie, général ; le maréchal Macdonald me l’a offert, j’ai refusé. »

Tous mes camarades ne soufflaient mot ; il s’en trouva un plus hardi, le capitaine de gendarmerie Glachan, qui dit : « Voyez ce vaguemestre, qui est revenu couvert d’or. » Me voyant apostrophé de cette manière, je m’avance devant le général, et relevant mon gilet : « Voyez, général, comme je flotte dans mes habits. Voyez le gendarme qui a trois boutons à son habit qu’il ne peut boutonner, tant il est gras… — Allons ! allons, capitaine ! — Je ne le connais pas, ce n’est pas à lui de me parler ; qu’il s’en souvienne ! »

Je rentrai chez moi, suffoqué de colère ; j’aurais voulu être encore en Russie. Au moins, j’avais mes ennemis devant moi, tandis qu’ici ils sont partout dans mon pays.

Vers ce temps, il arriva chez Carolus un armurier poursuivi pour propos séditieux. Je m’attachai à cet homme. J’en fis mon ami, il se nommait Jacoud. Je demeurai chez lui à la sortie de mon hôtel ; je n’eus qu’à m’en louer.

Un soir, je rentre chez moi à onze heures ; je prends ma lanterne pour aller voir mes chevaux avant de me coucher, ce que je faisais toujours ; mon écurie donnait dans la rue du Collège et j’entrais par l’intérieur de la cour. Je trouve mes trois chevaux couchés, je leur parle tout haut : « Vous voilà donc couchés, mes bons amis. » J’entends alors marcher près de la porte de l’écurie, je défais les deux verrous, je vois une patrouille, arme au pied, qui m’écoutait, j’ouvre la porte et leur dis : « Voilà les personnes à qui je parle. » Un peu confus, l’officier fait porter les armes et continue son chemin. « Mon Dieu ! me dis-je, je suis donc surveillé. »

Tous les jours j’allais au café Milon passer mes soirées et voir faire la partie des vieux habitués. Je fis connaissance de M. Ravenot-Chaumont. Cet excellent homme me prit en amitié ; après avoir pris sa demi-tasse de café, il me disait : « Allons, capitaine, faire notre petite promenade. » Nous sortions par la porte du Temple, nous allions par des sentiers détournés contempler les vignes. Je me croyais seul avec mon ami, mais pas du tout ! nous aperçûmes un homme couché à plat ventre sous les pampres de vigne, qui nous écoutait parler. La police était alors contre moi ; je ne tardai pas longtemps à en sentir les premières étincelles. Je fus invité à passer à l’Hôtel de ville pour me présenter devant le maire, M. Blandavot, grand et aimable magistrat. Je n’ai qu’à me louer de son accueil, toujours bienveillant. « Vous êtes dénoncé, me disait-il, il faut faire attention ; vous avez tenu des propos contre le Gouvernement. — Je vous jure sur l’honneur que c’est faux. Je renie la dénonciation et le dénonciateur ; faites-moi me justifier devant l’infâme ; mettez-moi en présence de lui. Je ne vous demande ni grâce ni protection ; si je suis coupable, faites moi arrêter, vous êtes le maître. — Allez, je vous crois, faites attention. »

Le lendemain, je me présente au café, je retrouve mon ami Ravenot ; nous sortîmes ensemble. Arrivés sur la route de Courson, je lui dis : « Il ne faut pas prendre les petits sentiers ; nous pourrions trouver des espions cachés dans les vignes. Suivons la route, car hier l’agent de police est venu me chercher pour paraître devant le maire, qui m’a renvoyé ; nous n’avons pourtant pas dit un mot de politique. — Ce sont des gens qui font ce métier-là pour gagner de l’argent. Qui donc est cet agent ? — J’ai demandé son nom ; il se nomme Monbont[3] ; il est grand, culottes courtes, des mollets comme un chevreuil et une loupe au coin de l’oreille. »

Les amateurs de beaux chevaux venaient voir les miens ; enfin un nommé Cigalat, vétérinaire, me fit vendre mon beau cheval de bataille 924 francs au fils Robin, de la poste aux chevaux ; il m’en avait coûté 1, 800 ; il fallut passer par là. Il m’en restait encore deux. Lorsque le 60e (de l’Yonne) eut l’ordre de partir d’Auxerre pour prendre garnison à Auxonne, je reçus une lettre du chirurgien-major : « Mon brave Capitaine, vous pouvez amener vos deux chevaux, je les crois vendus si le prix vous convient (1,200 francs et 80 francs pour le voyage). Si cela vous arrange, vous nous trouverez à Dijon. Nous sommes là pour le passage de la duchesse d’Angoulême, le major en prend un, le commandant l’autre ; tous descendrez au Chapeau-Rouge ; c’est là qu’ils logent. »

Comment faire pour aller à Dijon ? Si je le demande, on me dira : « Je vous défends de sortir de la ville. » Diable ! mon coup serait manqué ; il faut partir à trois heures du matin. Je ne dormais pas, comme si j’allais faire une mauvaise action. Le lendemain, j’étais à huit heures à l’hôtel du Chapeau-Rouge. À onze heures, le régiment de l’Yonne rentrait défaire la conduite à la duchesse ; j’avais eu le temps de faire rafraîchir mes chevaux. On annonce mon arrivée à ces messieurs ; ils viennent ; le gros major me voyant, dit : « Le maître de ces chevaux n’est donc pas venu ? — Vous me prenez, sans doute, pour un domestique, vous vous trompez ; je suis le propriétaire de ces chevaux. Je n’ai pourtant pas la figure d’un domestique. Je suis décoré, et je l’ai été avant vous, ne vous déplaise. Lequel de ces deux chevaux prenez-vous ? — Le cheval normand. — Je vous le donne, je veux 600 francs et les 80 francs promis. — Je vais vous faire un bon que vous toucherez chez mon frère, payeur. »

Une heure après, je revins livrer mon cheval, tout sellé et bridé, dans la cour : « Monsieur, si vous m’aviez demandé celui-là, je ne vous l’aurais pas donné ; il vaut lui seul 1,200 francs. » Et je dis au marquis de Ganet qui était là : « Si vous voulez, je vous le cède au premier étage monté par moi, et je redescendrai dessus, si l’escalier est praticable ; je vais vous faire voir les mérites de ce cheval. »

Je monte en effet, et le fais manœuvrer dans tous les sens ; il marchait le pas d’un homme en reculant ; de même, je le fais se dresser sur l’appui d’une croisée : « Reste là ! lui dis-je (il ne bougeait pas). Voilà, Monsieur le Major, un cheval de maître, et celui que vous avez est mon cheval de portemanteau ; il n’est point dressé[4]. »

Le lendemain, à Auxerre, personne ne s’était aperçu de mon absence. Je fus rendre compte de mon voyage à M. Marais : « Le prononcé de votre procès est rendu ; ils sont condamnés chacun à 1,500 francs de dommages-intérêts ; je suis nommé pour vous faire restituer votre bien. Il faut que tous ceux qui ont de votre bien se désistent, et le notaire de Courson fera les actes de désistement à leurs frais ; je vais leur assigner le jour, j’ai tous les noms, ils sont dix-sept ; cela ne vous regarde pas ; je vous dirai le jour et nous partirons, vous et votre frère. Mon frère sautait de joie : « Voilà 17 ans, disait-il, qu’ils me font donner de l’argent ! » Le jour indiqué, nous partîmes pour Mouffy, accompagnés de M. Marais, pour nous installer dans notre petit bien qui n’en valait pas la peine, car il nous coûtait 1,000 francs de plus que sa valeur ; mais nous avions gagné.

Lorsque ces malheureux se furent désistés, nous rentrâmes à Auxerre ; mon frère dit à M. Marais : « Tenez votre mémoire prêt, je vous payerai de suite, car mon frère n’a pas le sou. » Les frais se montèrent à 1,800 francs, et nous avions pourtant gagné. Voyant cette note, je fis un peu la grimace, mais je ne dis mot. Pauvres plaideurs, comme on vous plume ! Cette affaire réglée, nous partîmes pour Druyes, notre pays natal, dans un beau cabriolet pour assister à la vente des biens de nos débiteurs. Je convins avec mon frère de ne pas dépouiller notre père, qu’il fallait lui laisser, sa vie durant, tout ce qu’on devait vendre pour couvrir notre somme. Après un débat orageux avec mon frère, on procéda à la vente. Nous nous rendîmes chez notre père pour lui faire part de nos bonnes intentions à son égard : « C’est plutôt pour augmenter votre fortune que pour la diminuer. — C’est bien, nous dit-il, mais je veux un logement pour ma femme après moi. — Cela ne sera pas, lui dit mon frère. Je me rappelle qu’elle m’a mené dans les bois avec ma sœur pour nous perdre. D’ailleurs, vous lui avez passé tout le reste de votre fortune, vous avez dépouillé vos enfants pour lui donner d’abord 36 bichets de froment sa vie durant, et puis, vous le savez, elle est plus riche que nous. » J’aurais consenti, mais mon frère, qui avait tant souffert des cruautés de cette femme, ne voulait pas céder. Tout fut terminé le même jour, mais mon père nous garda rancune plus tard. Revenus à Auxerre, mon frère régla nos comptes ; je me trouvai débiteur de 700 francs : « Eh bien ! me dit-il, avant de partager, donne-moi deux morceaux de vigne et nous serons quittes. — Choisis. » Enfin, il me restait six arpents de mauvaise terre et de vignes. Combien je me trouvai soulagé d’être débarrassé d’une pareille somme envers mon frère ! J’avais un cheval de reste pour toute fortune. Le lendemain, nous fûmes chez M. Marais lui porter ses 1,800 francs ; nous fûmes invités à dîner et mon frère partit pour Paris. Le dimanche, je fus invité à dîner chez M. Marais qui me fit la remise de 100 francs ; il se rappelait les beaux pistolets dont je lui avais fais cadeau, mais il fallait de temps en temps lui prêter mon cheval lorsqu’il avait des biens à visiter. Cela ne pouvait se refuser ; mais d’autres se présentèrent pour me l’emprunter aussi ; je leur disais : « Il est retenu par M. Marais. » Je rendais compte de toutes ces invitations à M. Marais qui connaissait tout le monde : « Il ne faut pas le prêter, vous ne pourrez en jouir, et moi je compte sur votre obligeance. — Il est à votre service, mais ces messieurs que je ne connais pas me tourmentent. — Il faut refuser. — Il est venu ce matin un grand monsieur habillé en noir, maigre et pâle, qui a la vue basse ; il a l’air d’un juge. Il m’a prié de lui prêter mon cheval pour aller voir ses bois. — Vous a-t-il dit son nom ? — Oui, il se nomme Chopin. — Ne vous avisez pas de lui prêter votre cheval, il lui ferait manger des javelles. — Et comment faire ? — Il faut lui dire que je l’ai pour un mois. — Ça suffit, s’il me tourmente, je vous l’enverrai. — Je m’en charge », me dit-il.

Mon père se fâcha contre nous ; il nous fit assigner pour lui payer une pension viagère ; je partis pour Druyes afin de tâcher de concilier cette affaire par-devant le maire, M. Tremot. « Allons, mon père, il faut nous arranger. — Je le veux bien pour toi, mais je veux 14 bichets de froment par an et 200 francs. — Mais ça n’est pas possible, vous savez que je n’ai rien ; vous êtes plus riche que moi. Est-ce votre dernier mot ? — Si tu es venu pour cela, voilà ce que je veux : il faut que ma femme ait de quoi vivre après moi, ; vous payerez la sottise que vous m’avez faite. » Je fis prendre tous les renseignements sur la fortune que mon père possédait à l’époque de sa demande ; il se trouvait être plus riche que moi de dix mille francs. J’apportai tous ces renseignements à M. Marais, et le chargeai de cette affaire ; elle se plaida ; je prouvai au tribunal que mon père avait dix mille francs de plus que moi. On ne m’en tint pas compte. Je reconnus dans mes juges M. Chopin et je fus condamné à 240 francs payables trois mois d’avance, j’en fus suffoqué ; je revins chez mon avoué : « Eh bien ! lui dis-je, vous m’avez donné un mauvais conseil ; si j’avais laissé manger des javelles à mon cheval, je n’aurais peut-être pas perdu mon procès, car je crois que ce juge m’a nui. »

Mon père ne tarda pas à me faire signifier le jugement. Ce fut un coup de foudre pour moi. Eh ! mais mon Dieu ! je n’ai pourtant pas la goutte, et voilà de fortes sangsues qu’on applique à ma bourse : 80 francs pour quatre feuilles de papier, le timbre et l’enregistrement, c’est cher ; allez donc plaider, je me ferais plutôt arracher les deux oreilles. Aussi cela ne m’est jamais arrivé depuis, je craignais trop les sangsues. J’empruntai 40 francs pour solder ces frais ; la pauvre demi-solde ne suffisait pas, il fallut se serrer le ventre. Je vendis mon cheval à M. Cousin d’Avallon, ce qui me remit dans mes petites affaires, ayant touché de suite 600 francs. Que je me trouvais heureux de payer les premiers 30 francs à mon père (par le commissionnaire qui me remettait son reçu) !

Je me retirai chez le père Toussaint-Armansier, place du Marché-Neuf ; là ma pension et mon logement ne me coûtaient que 45 francs par mois avec un petit pot-au-feu d’une livre et demie pour deux jours. J’allais au café Milon regarder les habitués faire leur partie, sans jamais prendre une tasse de café ; de là je sortais toujours avec mon ami Chaumont-Ravenot faire notre promenade habituelle, puis je rentrais au café pour en sortir à dix heures. Voilà la vie que je menais pendant tout le temps que je restai garçon.

Je ne passais pas plus de 15 jours sans être dénoncé, puis cela se ralentit. Le commissaire de police était interrogé pour rendre compte de ma conduite ; je puis dire à sa louange que je lui dois ma liberté, c’est lui qui répondait de moi tout le temps de ma surveillance, il me suivait de l’œil sans jamais me parler.

On fit la cérémonie funèbre de Louis XVI. Au jour indiqué pour la célébrer, toutes les autorités furent convoquées pour assister à ce pénible service, et nous reçûmes l’ordre de nous présenter chez le général Boudin pour aller prendre le préfet et nous rendre à la cathédrale. L’église était pleine ; après le service, M. l’abbé Viard monta en chaire, le général nous fit signe de sortir du chœur pour nous mener en face de la chaire. Nous formions le cercle tous assis, notre général au milieu de nous. L’abbé Viard lut le testament de Louis XVI d’une voix de Stentor ; après sa lecture, le voilà qui tombe sur l’usurpateur Bonaparte qui avait porté le carnage chez toutes les puissances avec ses satellites, ces buveurs de sang qui égorgeaient les enfants au berceau. Alors toutes les figures des vieux guerriers devinrent pâles, et le général, qui aurait dû venir à notre secours, ne dit mot. En sortant de cette cérémonie, tout le monde était silencieux ; je croyais étouffer de colère contre l’abbé Viard ; il m’a fait une si terrible blessure que je n’ai été depuis aux cérémonies que forcément. Voilà ce que j’ai vu et entendu ; que les hommes de ce temps s’en souviennent ! Il fallut que nous restâmes humiliés, il fallut aller à la messe tous les dimanches, je croyais toujours voir cette tête blanche, aux cheveux regrichés, monter en chaire. Je crois que je serais sorti de la cathédrale, tant cet homme me faisait mal à voir.

Un jour de Fête-Dieu, nous fûmes chez notre général, de là chez le préfet attendre le moment de partir pour la cathédrale, mais le chapitre des conversations se prolongeant un peu trop, la procession sortit et l’on vint avertir le préfet de ce contretemps. Au lieu d’aller à l’église, nous fûmes obligés de courir pour la rattraper sur la place, mais lorsque nous eûmes dépassé le portail, longeant le clergé pour nous porter derrière le dais, suivant notre général, on criait derrière nous à tue-tête : « En arrière ! en arrière les officiers, en arrière ! » C’était le tribunal qui voulait passer devant nous.

Je me trouvais sur le côté gauche ; le procureur du roi se trouvant à mon côté, me dit : « Vous n’entendez donc pas que je vous crie de rester derrière ? — Mais je suis mon général. — Je vous dis de laisser passer le tribunal. — C’est donc vous qui nous commandez ? Eh bien ! commandez ! — Je ne vous connais pas, dit-il. — Je vous connais moi, vous vous nommez Gachon, et il n’y a qu’un Gachon comme vous qui puisse gâcher un officier comme moi. Si vous étiez officier, je vous dirais deux mots. »

Il se trouvait parmi nous des chevaliers de Saint-Louis qui eurent l’insolence de me dire : « Donnez-lui un soufflet. » Je me retourne et les regardant, d’un air de mépris : « Que me dites-vous ? C’est affaire à vous de lui donner un soufflet et non à moi ; vous seriez pardonnés et moi fusillé. » Il fallut que je restasse encore une fois humilié. Cela fit grand bruit dans la procession, un des aides de camp du général vint lui rendre compte de ce qui venait de se passer derrière lui. Après la cérémonie, le général me dit : « Mon brave, cela n’arrivera plus ; on connaîtra l’ordre de marche. — Il n’est plus temps, vous ne nous verrez plus. Que M. Gachon s’en souvienne ! »

La duchesse d’Angoulême vint à passer à Auxerre et l’on fit tous les préparatifs pour la recevoir. Des hommes de la marine, tous habillés de blanc, étaient commandés pour dételer ses chevaux sous la porte du Temple. Moi, je reçus l’ordre de me porter en grand uniforme à la porte du Temple pour me placer à la portière de droite de la princesse, sabre au poing. Je m’y rendis ; les ordres ne sont pas des invitations, il faut obéir.

Arrivé à mon poste, je me plaçai près de la portière, et mes dindons habillés de blanc traînaient la voiture au petit pas… Moi, avec ma figure antique, je ne soufflais mot. Elle pouvait se vanter, si elle m’avait connu, que je ne l’aurais pas laissé insulter ; j’ai toujours respecté le malheur. Arrivée sur la place Saint-Étienne, la voiture s’arrêta près de la cathédrale, et le clergé avec la croix et le grand crucifix portés par l’abbé Viard et M. Fortin, vicaire, se présentèrent à la portière de gauche. L’abbé Viard présentait son crucifix, et ce pauvre Fortin, la tête penchée sur l’épaule de l’abbé Viard, pleurait de bon cœur ; ça coulait sur ses grosses joues si fort qu’il me donnait presque l’envie d’en faire autant. Comme c’était amusant pour moi ! Lorsque toutes les bénédictions et les baisers de crucifix furent terminés, la voiture de la princesse, traînée par les ânes du port, fit son entrée dans la cour de la Préfecture. Au pied du perron, elle fut reçue par les autorités, et monta d’un pas lent les degrés : elle était pâle, maigre et soucieuse. On l’introduisit dans une grande salle qui pouvait contenir 300 personnes ; là un trône était préparé pour la recevoir. Ma mission remplie, je me réunis au corps des officiers en demi-solde pour aller faire notre visite à cette princesse, fille du malheureux Louis XVI. Notre tour arrive, nous sommes annoncés et formons le cercle dans cette salle immense ; elle ne nous adressa pas un mot, elle avait l’air rechigné. Il se présente une grande dame pâle qui se fait annoncer pour faire présent d’un anneau ayant appartenu, disait-elle, aux ancêtres de la famille de Louis XVI. Une dame d’honneur rend compte de cette visite à la duchesse qui dit : « Faites retirer cette femme. » Force lui fut de se retirer, bien penaude.

En ce temps-là, il nous fut enjoint de chercher des établissements, ce qui voulait dire : « Vous êtes répudiés. » Tous les officiers qui ne purent rester en ville se sauvèrent dans les campagnes pour vivre à la table des laboureurs moyennant 300 francs de pension par an. Moi, je pris de suite mon parti. J’allais à Mouffy m’installer pour un mois, mettre mes morceaux de vigne en bon état, me disant que si j’y dépensais mes économies, je pourrais toujours vivre avec mes 73 francs par mois. Comme mes deux hommes de journée, je faisais trembler le manche de ma pioche ; dans un mois, mes petits morceaux de vigne étaient dans l’état parfait. Je ne le cédais pas à mes deux vignerons, je leur montrais que le soldat pouvait reprendre la charrue. Mes pauvres mains avaient de fortes ampoules, mais je me déchaînais contre l’ouvrage, disant : « J’ai passé par de plus grosses épreuves. Je vous ferai voir, mes enfants, que la terre doit nourrir son maître. »

Je m’en revins à Auxerre pour des affaires plus sérieuses, je m’étais dit : « Il faut prendre un parti, il faut te marier ; tu ne peux plus rester garçon, maintenant qu’il t’est permis de former un établissement, mais avant tout il faut la trouver. » À qui me confier ? Je fus faire visite à M. More qui était un de mes dignes amis, je le fréquentais depuis 1814. J’étais toujours bien reçu. Il avait une parente pour fille de boutique qu’il appelait toujours : ma cousine ; je l’avais distinguée à cause de son activité au commerce, mais je ne disais mot ; le temps m’en fournit l’occasion. Cette aimable demoiselle trouva un petit fonds de commerce, et sans rien dire de ses intentions à ses parents, elle en devint propriétaire. Je l’avais perdue de vue ; passant chez M. Labour, confiseur, pour lui faire visite, Mme Labour me dit : « Connaissez-vous un capitaine décoré qui demeure à Champ ? — Non, Madame. — C’est qu’il désirait se marier avec une demoiselle de nos amies qui était chez M. More depuis 11 ans, et qui vient de s’établir à son compte. — Et où est-elle établie ? — Au coin de la rue des Belles-Filles, elle a payé le fonds et la maison tout au comptant, avec un bon mobilier. — Eh bien, Madame, je ne connais ce capitaine que pour l’avoir vu aux grandes cérémonies ; je ne puis vous en donner de renseignements positifs. »

Je pris congé : « Ah ! me dis-je, on veut me souffler cette demoiselle. Il ne faut pas perdre de temps. » Le même jour je vais chez Mlle Baillet ; c’était son nom de famille : « Mademoiselle, je désirerais avoir du café et du sucre. — Volontiers, Monsieur, dit-elle. — Je voudrais avoir le café frais moulu. — Je vais vous en moudre ; combien en voulez-vous ? — Une livre me suffit. » Et voilà que je lui fais tourner son moulin.

Cette opération finie et mes deux paquets attachés, je paye : « Je n’en ai pas pris beaucoup ? — Tant pis, Monsieur. — Ce n’est pas cela que je désirais ; c’est à vous que je veux parler. — Eh bien ! parlez, je vous écoute. — Je viens vous demander votre main pour moi ; je fais ma commission moi-même, sans préambule et sans détour ; je ne sais pas faire de phrases ; c’est en franc militaire que je vous demande. — Eh bien, je vous réponds de même, cela se peut. — Eh bien, Mademoiselle, votre heure, s’il vous plaît, pour parler de cette sérieuse affaire ? — À six heures. »

À six heures précises, je me présente : « Vous n’avez pas la permission ? — Je vais la demander, mais il faut convenir de nos faits et de nos fortunes. Pour avoir la permission, il faut que ma future apporte en dot 12,000 francs. — Je puis le prouver, dit-elle, y compris ma maison et mon mobilier ; ainsi nous sommes d’accord. — Pour moi, je n’ai rien que quelques arpents de terre et des vignes, mais je ne dois rien ; toutes mes petites économies sont enfouies dans la réparation de mes vignes ; je ne croyais pas me marier sitôt. — Eh bien, demandez votre permission, je vous donne ma parole. — Et moi, Mademoiselle, je vous donne la mienne. Demain, je ferai ma demande au général. »

Je fus bien accueilli du général : « Je vais faire partir votre demande de suite et je vais l’apostiller. — Je vous remercie, général. »

Huit jours après, j’avais ma permission ; je cours chez Mlle Baillet : « Voilà ma permission, il faut prendre jour pour passer le contrat. Si vous êtes en règle, nous pouvons fixer le jour de notre mariage. — Vous allez bien vite ; il faut que j’en fasse part à mes parents. — Prenez tout le temps nécessaire et puis nous fixerons l’époque que vous voudrez. Je désirais me marier le jour de ma fête, le 16 août. — Cela n’est pas possible, c’est jour de fête ; mettons cela au 18, je vais écrire à Paris pour inviter seulement ma sœur, car nous ne ferons pas de noce. — C’est bien mon intention. D’abord, moi, je n’ai pas d’argent. — Et votre famille est trop considérable. — Je ne veux pas qu’ils sachent le jour de notre mariage ; je leur ferai part que je me marie, voilà tout. — Cela coûterait 5 à 600 francs, il vaut mieux les mettre dans notre petit commerce. — Je vous approuve. » Nous fixâmes le 10 pour le contrat, et le 18 pour notre mariage.

Le contrat fut passé ; M. Marais fut mon témoin, et M. Labour, celui de ma future ; ma dot en espèces était des plus minces. Je lui dis : « J’ai pour toute fortune 4 fr. 50 c. ; vous aurez la bonté de faire le reste. Je vous offre une montre à répétition, une belle chaîne et deux couverts d’argent ; pour ma garde-robe, elle ne baisse rien à désirer ; 40 chemises, et le reste à proportion, plus 73 francs par mois, 125 francs par an de la Légion d’honneur, et quatre feuillettes de vin. Mais je ne dois pas un sou. — Eh bien, Monsieur, nous ferons comme nous pourrons. »

Tout fut convenu, je fus de suite chez M. Rivolet le prier de me prêter 80 francs pour acheter un châle que je portai aussitôt à ma future ; elle fut enchantée. J’allai ensuite chez M. More lui faire part de mon mariage : « Avec qui vous mariez-vous ? — Avec votre cousine, Mlle Baillet. — C’est elle que je vous aurais choisie, mon brave ; je vous offre mes services. — Je pourrais en avoir besoin. — Comptez sur moi. »

Je passai aussi chez M. Labour : « C’est vous qui êtes cause de mon mariage avec votre amie ; vous m’avez donné l’éveil ; sans vous, on aurait pu me la souffler. — Combien nous sommes heureux de vous en avoir parlé. »

Ce n’était pas tout cela qui me tourmentait le plus ; il fallait aller à confesse. Je prends des renseignements : « Il faut vous adresser à M. Lelong, me dit-on, c’est un brave homme. »

Je vais de suite chez lui : « Monsieur, lui dis-je, je vous ai choisi pour me marier. — Mais êtes-vous confessé ? — Pas du tout, c’est pour cela que je viens près de vous. Que peut-on demander à un militaire ? J’ai fait mon devoir. — Eh bien, je vais faire le mien. » Il met ses deux genoux sur le bord d’une chaise, marmotte une petite prière, et, quittant sa chaise, il me donne sa bénédiction qui en valait bien une autre, avec mon billet de confession : « Vous direz à l’abbé Viard que c’est moi qui vous marie. Qui épousez-vous ? — Mlle Baillet. — Ah ! me dit-il, j’ai fait mes études avec son père ; est-elle confessée ? — Non, Monsieur. — Envoyez-la-moi.

— Ça suffit. Je désirerais être marié le 18, à quatre heures du matin. — L’église ne s’ouvre qu’à cinq heures, mais je prendrai les clefs à quatre heures et demie, et je serai à la porte. — Je vous remercie ; je vais vous envoyer ma future de suite. — Je l’attends. »

Je sautai de joie d’être débarrassé de cela. Je vais chez ma future : « Mademoiselle, je suis confessé ; M. Lelong vous attend. — Eh bien, j’y vais. — C’est chez lui qu’il faut aller. C’est un vieil ami de votre père, il me l’a dit. — Eh bien, restez près de ces demoiselles ; je ne serai pas longtemps. » Tout fut terminé en une demi-heure, et le lendemain nous portâmes nos 3 francs à l’abbé Viard.

J’avais tout prévu pour partir ; j’avais loué une voiture à quatre places qui nous attendait porte Champinot, au sortir de l’église. À six heures, nous étions en voiture après avoir pris la tasse de café. Personne n’était levé dans le quartier ; c’était comme un enlèvement. J’avais prévenu à Mouffy que je mènerais mon épouse le 18, qu’on m’attende, moi quatrième, avec un bon pot-au-feu, que je me chargeais du reste. Je pris un pâté de 3 francs, et nous voilà partis dîner à Mouffy.

Le lendemain, nous fûmes à Coulanges dîner chez M. Ledoux qui nous attendait avec un dîner de cérémonie ; sa demoiselle était fille de boutique de mon épouse. Nous revînmes à Auxerre à neuf heures du soir, personne dans le quartier se doutait de rien.

Le lendemain, je me lève à cinq heures pour ouvrir ma boutique, et les voisins me voyant si matin disaient : « L’amoureux est bien matinal. » Le lendemain, même répétition ; ils ne se doutaient pas que je fusse marié. Je peux certifier que, y compris la voiture, pour frais de noce, j’ai dépensé 20 francs en deux jours ; on ne peut pas être plus modeste.

Le dimanche, nous fûmes faire nos visites. Partout, des reproches de ne pas les avoir invités à la célébration de notre mariage : « Ne m’en voulez point, je ne le pouvais. Il aurait fallu que je vous renvoyasse au sortir de l’église, ne pouvant vous recevoir ; vous êtes trop nombreux, je ne vous demande que votre amitié. » Les dames disaient : « Si nous avions assisté seulement à la bénédiction. — Il était trop matin pour vous déranger. » C’était partout les mêmes reproches.

La famille était si nombreuse que nous en eûmes pour trois jours. Ces pénibles visites terminées, je pris de suite le collier ; je me multipliai : à quatre heures du matin sur pied pour faire notre petit ménage, je mettais la main à tout avec mon aimable épouse. Nous n’avions pas les moyens d’avoir une domestique, mais seulement une femme de ménage à 3 francs par mois. Je pris donc la serpillière pour brûler mon café, mais comme j’étais en disponibilité, il me fut défendu de la porter. Il fallut se résigner. J’allai chez M. More le prier de m’ouvrir un crédit en épiceries : « Je vous donnerai tout ce dont vous aurez besoin. — Mais pas de billets ! tout sur ma bonne foi, je prendrai seulement un livret. — Tout ce que vous voudrez. — Eh bien, commençons aujourd’hui. Je ne prends pas tout chez vous ; il faut que M. Labour me fournisse aussi certains objets, tels que de l’huile, du chocolat et des cierges. — Tout ce que vous voudrez est à votre service. »

Mes emplettes se montaient à 1,000 francs ; il voulait m’en faire prendre davantage : « Si j’en ai besoin, je reviendrai. » Je fus chez M. Labour lui faire pareille demande : « Vous trouverez chez moi tout ce dont vous aurez besoin, avec un livret seulement. — C’est entendu, je partage ma pratique entre vous et M. More. — C’est juste, c’est de droit. — Voyons, commençons ! Voilà la note que ma femme m’a donnée ; mettez toutes ces marchandises sur mon livret ; la recette du premier mois sera pour M. More et le mois suivant pour vous, cela vous arrange-t-il ? — Tout m’arrange avec vous. » Sa note montait à 800 francs.

Tout cela placé, il fallut retourner. M. More donna un petit mouvement à son bonnet de coton en me voyant entrer : « Voilà une note. — C’est très bien, mon brave ; vous aurez cela ce soir. » J’en fis autant chez M. Labour. Les quatre notes réunies se montaient à 3,500 francs ; c’était effrayant pour moi, mais ma chère épouse me disait : « Sois sans inquiétude, nous nous tirerons d’affaire avec du travail et une sévère économie ; nous viendrons à bout de tout. » Que j’étais heureux d’avoir trouvé un pareil trésor !

Lorsque toutes nos marchandises furent placées et nos factures reconnues, il vient un ami de M. More nous visiter, c’est M. Fleutelat. Après les compliments, il me dit : « Capitaine, si vous voulez, je vous prête 10,000 francs sans intérêt. — Je vous remercie ; cela m’empêcherait de dormir ! M. More et M. Labour m’ont ouvert un crédit, je vous suis bien reconnaissant. »

Lorsque nous fûmes bien organisés, les acheteurs arrivèrent de toutes parts, et la vente allait on ne peut mieux : 1,500 francs par mois. J’étais content de pouvoir porter 1,000 francs à M. More et 500 francs à M. Labour ; je renouvelais nos marchandises avec joie.

J’étais toujours tourmenté par l’inquiétude des dénonciations. Lorsque je voyais un agent de police, je croyais que c’était pour moi, et souvent je ne me trompais pas : « Que me voulez-vous, Monsieur ? — Passez à la Mairie. — Je vous suis dans une heure. — Ça suffit. »

Ma femme était tourmentée : « Mais tu n’es sorti que pour aller chez M. More. — Ma chère amie, quand tu me mettrais dans une boîte, ils me feraient parler par le trou de la serrure. »

Je me rendis à la Mairie, devant M. Leblanc : « Que me voulez-vous, Monsieur le Maire ? — Mon brave, vous êtes dénoncé. — Ce n’est pas possible, je ne suis sorti de chez moi que pour aller chez M. More ; je ne quitte ma petite boutique que pour aller faire mes emplettes, je ne sors pas, je n’ai été au café qu’une fois depuis que je suis marié. Je vous prie de garder l’infâme qui me dénonce ; mais, je crois ne pas me tromper, il passe de temps en temps des prisonniers qui demandent des secours avec une liste des noms de tous les officiers, je leur donne 3 francs. Aux plus mal chaussés, je donne mes bottes et mes souliers, mais je n’ai plus rien à leur donner. Je parie que je suis la dupe de mon bon cœur, que c’est des espions au lieu d’être des prisonniers. Vous devez savoir cela, Monsieur le Maire, c’est la police de Paris que l’on fait venir pour me perdre, mais je ne laisserai pas entrer un seul individu chez moi, je les recevrai à la porte. »

Je crois avoir mis le doigt sur le mal, car le maire me dit : « Vous pouvez vous retirer. — Je vous salue, Monsieur le maire. » Je rentrai chez moi : « Eh bien ! me dit ma femme, que te voulait-on ? — Eh bien ! encore une dénonciation sans preuve. — Il ne faut plus laisser entrer personne dans notre chambre. — Je crois avoir deviné que c’est la police de Paris qui me poursuit. M. Leblanc m’a renvoyé sans aucune observation, c’est son secret et non le mien ; il m’a bien reçu. » Mon épouse me dit : « Mon ami, il faut chercher si tu pourrais trouver un jardin pour te désennuyer. — Je le veux bien, lui dis-je.

Je me mets à la recherche ; j’en parle à M. Marais qui me dit : « Je vous trouverai cela ; il n’en manque pas. » Il vint me trouver : « J’ai votre affaire près de chez moi, sur la promenade. Allez trouver le père Chopard, tonnelier, marchand de sabots, il veut vendre son jardin. » Je vais trouver Chopard : « Vous voulez vendre votre jardin ? — Oui, Monsieur. — Voulez-vous me le faire voir ? — De suite, Monsieur. — Allons-y ! S’il me convient et que le prix ne soit pas trop élevé, je vous l’achèterai. »

Visite faite, je dis : « Combien en voulez-vous ? — 1,200 francs. — Si vous voulez venir chez moi, vous prendrez ma femme pour qu’elle le voie ; si ça lui convient, nous pourrons nous arranger. » Ma femme y va et dit : « Il nous convient, tu peux l’acheter. » Je vais trouver ces pauvres gens et termine le marché pour 1,200 francs.

Ah ! que j’étais heureux d’avoir un jardin ! C’était un désert, mais en un an il changea de face ; j’y dépensai 600 francs ; j’y faisais trembler la pioche et la bêche ; j’en fis mon Champ d’asile.

Dans mon jardin j’étais à l’abri des espions, j’en fis mes délices, celles de ma femme ; je lui dois ma belle santé ; j’abandonnai tout le monde (je dois dire que je voyais des persécuteurs partout). Depuis 30 ans que je cultive mon champ de retraite, je n’ai pas passé deux jours sans aller le voir, et par tous les temps, toujours accompagné de ma femme. Combien je jouissais chaque jour de ma trouvaille ! Je plantais des arbres, j’en réformais ; je laissai l’allée principale un peu étroite, mais que je ne pouvais changer à cause de ses beaux arbres. Je fis un joli parterre et trois berceaux ; je plantai des quenouilles qui ont 25 pieds de haut ; il est rare d’en voir de pareilles.

Lorsque tout fut terminé, on vint me visiter ; on venait voir le vieux grognard, toujours habit bas et pioche à la main, qui était heureux d’avoir un coin de terre.

J’eus le bonheur de devenir père d’un garçon qui faisait toute mon espérance ; mais je le perdis à l’âge de 14 ans. Cela brisait toutes mes joies.

En 1818, je fis dans mes vignes de Mouffy une bonne récolte ; je vendis pour 1,000 francs de vin qui bouchèrent un trou de mes dettes. Comme j’étais fier de porter, avec ma recette du mois, 2,000 francs à M. More et à M. Labour !

Mais les espions étaient toujours à ma poursuite. À la fin de septembre 1822, à 10 heures du matin, un bel homme se présente chez moi, assez bien vêtu : redingote bleue, pantalon idem, beaux favoris noirs. Un coup de sabre lui prenait depuis l’oreille jusqu’à la bouche ; il avait tout à fait l’air d’un militaire. Je ne pus m’empêcher de le faire entrer dans ma petite chambre : « Donnez-vous la peine de vous asseoir, vous prendrez bien un verre de vin ? » Ma femme dit : « Si vous voulez, je vais vous donner un bouillon ? — Ce n’est pas de refus », dit-il.

Après s’être rafraîchi, il me fit voir une liste de tous les officiers qui restaient en ville : « Qui vous a donné cette liste ? — Je ne le connais pas. — Avez-vous trouvé quelque chose ? — Oh ! oui », me dit-il. — Je dis à ma femme : « Donne-lui 3 francs. — De suite, mon ami. »

Je lui demandai d’où il venait : « Je viens de la Grèce. » Et il tire de sa poche des papiers ; il me lit les noms des principaux chefs qui commandaient en Grèce : « Pourquoi avez-vous été là-bas ? Permettez-moi de vous faire cette question. — C’est mon commandant qui m’a emmené avec lui. — Et pourquoi êtes-vous revenu ? — C’est que j’ai vu empaler mon commandant ; cela m’a fait si peur que j’ai quitté de suite le pays. — Qu’allez-vous faire ? — J’ai des protecteurs au ministère de la guerre. »

Je congédiai mon individu, qui se rendit de suite à la mairie pour me dénoncer ; il dit au maire que j’avais tenu des propos à un conscrit dans la rue de la Draperie ; ce conscrit m’aurait dit : « Bonjour, capitaine. — Où vas-tu ? — En Espagne. — Eh bien ! tu n’en reviendras pas, ni toi, ni tes camarades. »

Je ne tardai pas à être appelé devant le maire ; à midi, l’agent de police me prévint que j’étais attendu. J’y vais sans faire de toilette, en casquette : « Que me voulez-vous, Monsieur le Maire ? — Eh bien, dit-il, si vous entendiez dire du mal de moi, me le diriez-vous, mon brave ? (Il me tenait les deux mains.) — Non, Monsieur le Maire, je ne suis pas dénonciateur. — Et si vous voyiez que l’on voulût me faire du mal, me le diriez-vous ? — Non, Monsieur le Maire, car je m’en souviens, au moment de faire la récolte, on a coupé vos vignes par le pied. Si je l’avais vu, je ne vous l’aurais pas dit ; mais si j’avais trouvé l’individu sur le fait, je l’aurais contraint de me suivre pour faire sa déclaration devant vous, et s’il ne l’avait pas faite, je lui aurais donné la correction devant vous. Voilà comme j’entends les dénonciations. — Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Vous êtes dénoncé. — Je proteste ; je ne vous demande ni grâce ni protection, je suis innocent. Je connais l’infâme ; il a un coup de sabre sur la figure, il m’a dit qu’il venait de Grèce. Je lui ai donné 3 francs, un bouillon et deux verres de vin ; il n’y a que lui qui a pu me dénoncer ; si vous voulez le permettre, je vais aller chez le général. — Il le sait. — Déjà ! C’est à dix heures que l’infâme est sorti de chez moi ; il va vite, il fait du chemin en deux heures. Voulez-vous me permettre d’aller m’expliquer auprès du général ? — Allez, vous viendrez me rendre compte de ce qu’il vous aura dit. — Ça suffit. »

J’arrive rue du Champ ; je trouve le général en grande robe de chambre dans son salon, près d’un bon feu : « Mon général, je vous salue. — Bonjour, Monsieur. — Je ne suis pas Monsieur, général, je suis le capitaine Coignet qui vient d’être encore dénoncé, mais cette fois je connais le scélérat ; c’est un mouchard de Paris. Il s’est présenté chez moi avec une liste de tous les officiers en demi-solde ; je voudrais bien connaître celui qui se permet de donner tous nos noms : il aurait ma vie ou j’aurais la sienne. Car je lui ai donné 3 francs, deux verres de vin, un bouillon, et pour récompense de mon obole, il est venu me dénoncer comme un lâche. Vous devez l’avoir gardé, je pense, pour nous mettre en présence devant vous. Si vous l’avez fait partir, il est temps que cela finisse. Voilà six ans passés que je suis sous votre surveillance sans l’avoir mérité. Aujourd’hui, général, c’est ma mort ou ma liberté que je viens vous demander, vous êtes maître de choisir. Je ne vous demande pas de grâce, je vous jure sur l’honneur que je suis innocent, et ma parole doit vous suffire. Voilà mon dernier mot : je viendrai demain à trois heures pour savoir ce que vous aurez décidé. Vous êtes maître de me faire arrêter. Si vous me permettez de me retirer, je prends mon fusil, je parcours les rues, et si je trouve l’infâme, je crie aux citoyens : Rangez-vous que je tue ce chien enragé ! — Allons, capitaine, calmez-vous. — Général, si votre mouchard ne vous dit pas la vérité, faites-lui donner cent coups de bâton, et vous ne serez plus trompé. — Vous pouvez vous retirer. »

Il vint me conduire jusqu’à la porte ; j’avais frappé juste. Le lendemain, à trois heures moins un quart, j’étais sur le pas de ma porte, attendant l’heure de partir chez le général ; arrive M. Ribour : « Capitaine, je viens vous dire que toutes les dénonciations ont été brûlées devant moi ; elles se montaient à 42. Vous pouvez parler, dire tout ce que vous voudrez ; vous ne serez plus dénoncé. » La gaîté reparut chez moi, mais le 8 mai, la grêle ravagea mon jardin ; je perdis ma petite récolte. Ceux qui furent préservés de ce fléau firent du bon vin à Auxerre ; j’en fis 18 feuillettes dans mes petites vignes de Mouffy qui me sauvèrent pour l’année 1822.

Mon père fut, comme moi, victime de dénonciations[5] ; il fut poursuivi pour propos séditieux et un mandat d’amener lancé contre lui. Un ami le prévint, il prit la fuite par la porte de son jardin et les gendarmes le manquèrent. Pendant huit jours, il erra dans les bois, puis se cacha dans un village ; mais il avait perdu sa liberté, il fallait rester enfermé. Il prit le parti de quitter son refuge, et de gîte en gîte, ne marchant que de nuit, il se rendit à la prison d’Auxerre pour subir la peine que le tribunal voudrait lui infliger ; il fut condamné à 3 mois de prison. Il était accusé d’avoir dit que l’Empereur arrivait avec dix mille Anglais. Le bon sens protestait contre une pareille accusation. On vint me dire qu’il était en prison ; je fus de suite le voir, je l’embrassai : « Pourquoi ne me l’avoir pas fait savoir ? — Je craignais de te faire de la peine. — Qui a pu vous dénoncer ? — Trubert. — Le malheureux, dis-je, c’est moi qui ai fait sa fortune, qui l’ai fait marier avec Mlle Defrance ; ce n’est pas possible. — C’est lui, te dis-je. — Je vous apporterai tous les jours à manger. — Je veux une bouteille d’eau-de-vie pour donner à ceux de ma chambrée ; je leur chante messe et vêpres le dimanche[6] ; je ne m’ennuie pas. — Je ne vous laisserai manquer de rien. »

À sa sortie de prison, il me laissa un pouf de 35 francs chez Foussier, cabaretier, rue du Temple, en face du café Milon ; il se faisait apporter des morceaux de rôti, et c’est moi qui payais ainsi les messes et les vêpres qu’il chantait aux prisonniers.

En 1823-1824, je fis une moyenne récolte, mais en 1825 je fis d’excellent vin ; j’en vendis, pour me liquider avec MM. More et Labour, et il me resta 300 francs que j’employai de suite en épiceries, sans en prendre un sou de plus. Rentré chez moi, je dis à mon épouse : « Je suis le plus heureux des hommes : je ne dois plus rien, et voilà pour 300 francs de bonne épicerie qui ne doit rien à personne. » Le Roi n’était pas plus content.

Ma petite maison se maintenait ; je renonçai tout à fait au monde. Je partais dans l’été avec mon épouse à trois heures du matin ; je revenais du jardin à six, ouvrir ma petite boutique, et repartais de suite ; à neuf je revenais déjeuner.

Voilà la conduite que j’ai toujours tenue pendant 30 ans avec mon épouse chérie. Que la terre qui la couvre soit légère ! Elle a fait du bien aux pauvres toute sa vie ; tous les lundis, elle distribuait plein une sébille de gros sous, et tricotait des bas aux aveugles. Elle s’était imposé 12 francs par mois, je lui disais : « C’est bien lourd, ma chère amie. — Cela nous portera bonheur. » (J’ai toujours continué, mais j’en ai perdu deux qui m’ont allégé de 6 francs ; reste à payer 6 francs par mois.)

Tous les 15 jours, ma femme avait des pauvres à sa table depuis que nous avons quitté le commerce. J’ai réformé tout cela depuis que je suis seul ; je me réserve seulement de porter moi-même l’obole que mon épouse avait contracté l’habitude de donner à ses pauvres. Toutes ses volontés sont sacrées pour moi ; elle m’a prié par un écrit qui est dans mon secrétaire, sans date ni signature, de faire 100 francs à son frère Baillet, qui est à Paris. Cela est payé tous les trois mois sur ma pension, ainsi que 72 francs pour ses pauvres, ce qui me fait une somme de 172 francs par an.

J’ai été entraîné dans ce pénible souvenir qui ne se trouvera peut-être pas à son lieu et place. Maintenant je reviens à mon sujet. Les années 1826 à 1829 se passèrent sans événements pour moi ; l’accomplissement de mes 30 ans de service était échu ; il y avait longtemps que je l’attendais. J’avais 15 ans 11 mois 9 jours de grade de capitaine ; mes services se montaient pour 30 ans à 1,200 francs ; pour 12 campagnes, à 240 francs ; pour 6 mois, à 10 francs ; Total : 1,450 francs. Je reçus ma retraite le 23 août 1829, date de l’accomplissement de mes 30 ans de service. Un ami partit pour Paris et s’occupa de moi près de son cousin, M. Martineau des Chesnez, chargé du personnel au ministère de la guerre. Je reçus cette belle retraite rue des Belles-Filles ; il se trouvait du monde quand je reçus ce brevet de pension se montant à 1,450 francs au lieu de 930 francs que j’attendais ; je fis une exclamation de joie en disant : « Tant mieux ! mes pauvres en profiteront. » Je tins parole, je doublai mes aumônes ; il y avait dans mon quartier la veuve d’un militaire qui avait deux garçons et une fille, je mis les deux garçons en classe qui me coûtèrent 80 francs par an ; je leur donnais toute ma défroque. Je peux en citer un, il se nomme Choude ; il fit tant de progrès qu’il entra au petit séminaire d’Auxerre ; maintenant il est curé dans une campagne. Je ne l’ai pas revu, mais j’ai fait le bien et cela me suffit.

L’année 1830 amena une grande agitation en France. Toutes les têtes étaient échauffées contre les vieilles monarchies, on voulait les chasser pour la dernière fois. Paris se souleva ; c’est toujours lui qui donne le branle aux révolutions. Paris changerait de gouvernement aussi souvent que nous changeons de chemise. Du reste Auxerre était aussi en mouvement ; c’était tout feu. Heureusement que ça ne dépassait pas les portes de la ville, ils se contentaient de faire leurs petits rassemblements à la porte du Temple, à l’Hôtel de ville, à la Préfecture, sur la route de Paris pour arrêter les dépêches ; ils se donnaient bien garde de dépasser la montagne Saint-Siméon, mais ils escortaient la malle-poste. Ah ! les bons défenseurs de la patrie ! Je les regardais en dessous et suivais tous leurs mouvements. Que Robert était content d’avoir un paquet de proclamations de Paris ! il montait sur les bancs, sur les bornes pour planer sur le public. Dieu ! qu’il était heureux !

Quant aux autorités d’Auxerre, les moutards les avaient expulsées, ils s’étaient emparés de l’Hôtel de ville et avaient arboré le drapeau tricolore. On se dépêcha de rétablir l’ordre, on forma de suite la garde nationale, les élections eurent lieu le plus promptement possible. Je me trouve très surpris de me voir nommé porte-drapeau sans ma permission. La loi était pour moi : j’étais libre d’être de la garde nationale ou non ; on m’apporte ce brevet de porte-drapeau : « Mais qui vous a permis de me nommer sans mon aveu ? — Tout le monde vous a porté ; vous êtes nommé à l’unanimité ; vous ne pouvez refuser. — Vous êtes donc les maîtres ? Qui est votre chef de bataillon ? — C’est M. Turquet. — Vous avez fait un bon choix, je vous rendrai réponse demain ; si j’accepte votre drapeau, je serai à l’Hôtel de ville à midi. »

Je consultai mon épouse : « Il ne faut pas refuser, dit-elle. — Mais c’est une dépense énorme, et un fardeau bien lourd pour moi. — Ne refuse pas, je t’en prie, ils croiraient que tu leur en veux. — Ils m’ont pourtant bien fait souffrir avec leurs dénonciations ; ils mériteraient que je les envoie promener. — Non, me dit-elle, ne pense plus à cela. — Mais cela va nous gêner, il me faut 200 francs. — Ne recule pas, je t’en prie. »

À midi je leur portai ma réponse : « Voilà notre porte-drapeau ! crient-ils. — Vous n’en savez rien, Messieurs, je suis mon maître et non pas vous ; vous n’avez aucun droit sur moi ; la loi est là. Si vous croyez me faire plaisir en me donnant un fardeau si lourd, vous vous trompez, mais je le porterai. — Nous vous donnerons un aide. — Et cette dépense qu’il faut que je fasse ! vous êtes riches, vous autres, mais moi pas. — Allons, mon brave, vous êtes des nôtres. — Je vous promets de me mettre de suite en mesure, mais je ne vois pas votre maire, il faut le faire rentrer à son poste ; les moutards l’ont chassé ; ce n’est pas à nous à faire justice. S’il ne convient pas, il sera remplacé. Il faut de suite nommer un officier de planton chez le préfet pour le protéger ; les moutards lui mettent la baïonnette sur la poitrine pour lui faire donner les dépêches. »

Tous mes avis furent suivis ; l’autorité reprit son cours et le maire revint à son poste. La garde nationale fut convoquée pour se rendre à l’Arquebuse au nombre de 1,500 à 1,800 hommes, tous en blouse (les tailleurs n’eurent pas de bon temps). Je reçus l’ordre de m’y rendre pour être reçu, car ça pressait ; le canon ronflait à Paris, on faisait la chasse aux Suisses ; à Auxerre, on avait improvisé un drapeau pour faire les premières proclamations ; tous les jours on me promenait dans toutes les rues avec mon pénible fardeau. Quand je rentrais, j’étais en nage.

Mais ce fut bien pis plus tard ; la ville fit faire un drapeau qui coûtait 600 francs, il était magnifique ; la draperie était aussi large que la grande voile d’un vaisseau de 74 ; il me bouchait la figure. J’en pliais dessous ; quand je rentrais, tous mes habits étaient trempés. Comme c’était amusant pour un vieux capitaine qui avait assez de son épée ! Ils me tenaient des deux heures à parcourir toute la ville, puis arrivés à l’Hôtel de ville, il fallait le reporter chez le commandant Turquet sur le port ; si on l’avait gardé, je les aurais remerciés. Je faisais plus que mes forces ; je le donnai un jour à M. Mathieu pour le descendre, il ne put le porter à son terme.

Heureusement la Reine en avait brodé un, dit-on, pour la garde nationale d’Auxerre ; il fut apporté par le duc d’Orléans. Toute la garde nationale des campagnes arriva pour cette grande cérémonie ; le prince descendit au Léopard, et il fallut une garde d’honneur : les pompiers, les chasseurs, les grenadiers et le drapeau (c’était de rigueur). Il fallut passer la nuit, les pieds dans l’eau, et avoir pour corps de garde l’écurie ; personne ne tint compte de nous, nous passâmes la nuit à grelotter, couchés sur le fumier. Voilà la prévoyance des autorités d’Auxerre pour les citoyens. Si un bataillon de troupe de ligne avait été à notre place, les chefs ne les auraient pas laissés dans un pareil état ; le lendemain, il fallut reporter le drapeau à l’Hôtel de ville. Je profitai de cette occasion pour passer chez moi, et déjeuner le plus vite possible pour rejoindre mon poste. J’eus tout le temps de me reconnaître ; il fallut placer tous les gardes nationaux des campagnes dans la grande allée de l’Éperon à droite. Lorsque tous furent placés, on fut prévenir le duc d’Orléans ; je fus à mon poste pour recevoir le drapeau. Le prince arrive à cheval, le portant lui-même ; il s’arrête devant moi. Je lui dis : « Prince, vous remettez ce drapeau dans les mains du soldat qui a été décoré le premier, le 14 juin 1804, au dôme des Invalides, par les mains du premier Consul. »

Le prince répondit : « Tant mieux, mon brave ! c’est une raison de plus pour qu’il soit bien défendu. » Ces paroles et les miennes furent consignées dans le journal.

Je portai ce drapeau pendant trois ans, et je puis dire que j’ai souffert ; tous les fourriers et caporaux m’écrasaient les pieds, étant pris de vin les trois quarts du temps. Heureusement, on me donna un aide nommé Charbonnier, ancien gendarme décoré ; sans lui, je n’aurais pas pu faire mon temps.

Le duc d’Orléans, rentré à son hôtel, prit des informations sur mon compte, et le lendemain nous fûmes lui faire la conduite avec le drapeau. Arrivé à Paris, il rendit compte de sa mission et lui parla de moi. Le Roi voulut éclaircir cette affaire, fit demander mes états de service au ministère de la guerre, et trouva que j’avais fait toutes les campagnes. Il envoya à la chancellerie pour s’assurer si réellement j’avais été décoré le premier ainsi que je l’avais dit à son fils ; tout lui fut affirmé. Il vit que j’avais été nommé officier de la Légion d’honneur le 5 juillet 1815 par le gouvernement provisoire. J’ignorais que j’avais intéressé le duc d’Orléans en ma faveur ; je ne le sus qu’en janvier 1847.

Les vieux légionnaires de toute la France faisaient des pétitions à la Chambre des députés pour réclamer notre arriéré des sept ans que les Bourbons avaient retenu. Auxerre ne manqua pas d’adresser sa pétition à M. Larabit qui tonnait à la tribune en notre faveur, mais en vain. On ne reniait pas notre dette, mais c’était toujours rejeté ; il ne lâchait pas prise ; tous les ans, il recommençait. Un jour je le vis et lui dis : « Vous vous donnez bien du mal pour nous. Si vous pouviez seulement obtenir les intérêts de nos sept ans ? Les intérêts de 875 francs ne feraient que 43 fr. 75 c. qu’ils ajouteraient tous les ans à notre pension et les vieux légionnaires seraient contents. — Je vous remercie, me dit-il, je n’oublierai pas votre avis. « A force de renouveler nos pétitions, ça finit par prévaloir. A partir du 1er janvier 1846 et en 1847, il nous était dû 350 francs au lieu de 250, ce qui fit la joie des 10,000 légionnaires les plus anciens. Le 1er janvier 1847 arrivé, ils reçurent tous leur 350 francs, mais moi je ne reçus rien. J’attends jusqu’au 5 janvier, puis jusqu’au 16 ; je réclamai, on me mit dans le panier, ce qui veut dire les oubliettes. On ne me répondit point. Mais mon Dieu, ils ne veulent donc plus, me payer ma croix ? Enfin, le 18 janvier, je reçois une lettre de la Légion, je me dis à part : J’ai bien fait de leur écrire, voilà mes 350 francs qui arrivent. Pas du tout, je ne trouve que 250 francs. Mais ce n’est pas mon compte ! J’ai droit à 350, ils se moquent de moi. On fit ma déclaration à la Chancellerie, mais on en fit comme des autres, on la mit au panier. Enfin, le 31 janvier, je reçus une réponse, mais quelle est ma surprise de voir sur l’adresse : À M. le capitaine Coignet, officier de la Légion d’honneur ! Je me dis : « Ils se moquent de moi, ils me dorent la pilule pour ne pas me donner mes 100 francs. » Je décachette la lettre ainsi conçue : « Monsieur, les cent francs que vous réclamez ne vous sont point dus (je fus prêt à ôter ma casquette pour les remercier). Vous avez été nommé le 5 juillet 1815 par le gouvernement provisoire, puis le 28 novembre 1831 par le Roi, officier de la Légion d’honneur. Par conséquent, vous n’avez pas droit aux cent francs, vous êtes porté pour 250 francs qui vous seront payés annuellement. Signé : Le Secrétaire général de la Légion d’honneur, Vicomte de Saint-Mars. »

Me voilà donc nommé pour la troisième fois, mais qui a pu me faire nommer par le gouvernement provisoire ? Me creusant la tête dans mes vieux souvenirs, je me suis rappelé la plaine des Vertus, le 30 juin, et le bel officier supérieur qui a pris mes nom et prénoms. C’est peut-être lui, il m’a pourtant dit son nom quand il m’a vu couper le nez à cet officier prussien. Ah ! je le tiens, il se nomme Bory de Saint-Vincent. Quel bonheur pour moi de pouvoir citer un pareil homme !

Je reçus mon brevet et des lettres de tous ceux qui s’intéressaient à moi : le comte Monthyon, M. Larabit, ma belle-sœur Baillet, supérieure de la succursale des orphelines de la Légion d’honneur, rue Barbette.

Le 16 août 1848, anniversaire de ma naissance, je fus frappé du plus grand malheur ; je perdis ma compagne chérie après 30 ans de jours fortunés ; je restai seul, accablé de douleur. Que vais-je devenir à 72 ans ! Je ne puis rien entreprendre ; mes petites occupations ne pouvaient me tirer de mes ennuis profonds ; il y avait longtemps que je me creusais la tête de tous mes anciens souvenirs qui se trouvaient bien loin derrière moi. Si je savais écrire ! je pourrais entreprendre d’écrire mes belles campagnes, et l’enfance la plus pénible qu’un enfant de 8 ans a pu endurer. Eh bien, dis-je, Dieu viendra à mon aide. Ma résolution bien prise, j’achetai du papier et tout ce qu’il fallait ; je mis la main à l’œuvre.

Le plus difficile pour moi était de n’avoir point de notes ni aucun document pour me guider. Que de veilles et de tourments je me suis donnés pour pouvoir me retracer tout le chemin parcouru pendant ma carrière militaire ! Il n’est pas possible de se faire une idée de ma peine pour arriver à me reconnaître et me ressouvenir des faits. Si j’ai atteint mon but, je me trouverai bien récompensé, mais il est temps que je finisse. Ma mémoire est bien affaiblie ; ce n’est pas l’histoire des autres que j’ai écrite, c’est la mienne, avec toute la sincérité d’un soldat qui a fait son devoir et qui écrit sans passion. Voilà ma devise : l’honneur est mon guide.

Maintenant qu’il me soit permis de parler aux pères de famille qui me liront. Qu’ils fassent tous leurs efforts pour faire apprendre à leurs enfants à lire et à écrire, et pour les amener au bien : c’est le plus bel héritage et il est facile à porter. Si mes parents m’avaient gratifié de ce don précieux, j’aurais pu faire un soldat marquant, mais il ne faut pas injurier ses parents. À 33 ans, je ne savais ni A ni B ; et là ma carrière pouvait être ouverte si j’avais su lire et écrire. Il y avait chez moi courage et intelligence. Jamais puni, toujours présent à l’appel, infatigable dans toutes les marches et contre-marches, j’aurais pu faire le tour du monde sans me plaindre. Pour faire un bon soldat, il faut : courage dans l’adversité, obéissance à tous ses chefs, sans exception de grade. Qui fait aussi le bon soldat, c’est le bon officier. Je termine mes souvenirs le 1er juillet 1850.

Fait par moi.

Jean-Roch COIGNET.



  1. Les Écossais, ainsi nommée à cause de leurs jambes nues.
  2. Voilà qui rectifie la sévérité de la page 380.
  3. « Mon ami, me disait-il, venez parler au maire, il a deux mots à vous dire — C’est bien, Monbont, je vous suis. — Je vais vous annoncer. » Je n’ai pas à me plaindre de cet homme, il faisait son métier ; c’était le mandataire de la ville, le faiseur de petits procès. Il en faisait le dimanche dans la matinée ; il tenait toutes les rues. Si le tailleur avait un habit à finir, notre ami entrait chez lui : « Un procès, cinq francs d’amende, il est dix heures ! » Si le perruquier rasait un homme : « Il est dix heures, cinq francs ! » Pour un paquet devant la boutique d’un marchand, cinq francs d’amende ; cela ne faisait pas un pli, de manière que lui seul pouvait augmenter les revenus de la ville. Il était précieux et poli. »
  4. Je revis le major à Auxerre au café Milon : « Voilà le capitaine Coignet », dirent les officiers. Il faisait sa partie de billard, il jeta sa queue et ne voulut pas me voir.
  5. Un ancien ami de mon père. M. Morin, me dit alors : « Votre père se porte bien, mais il a bien souffert du temps des cosaques. — Comment cela ! — Vous ne le savez donc pas ? — De tout, voilà la première nouvelle. — Eh bien, ils l’ont pris, il n’a pas voulu rendra son fusil, ils l’ont lié, les mains derrière le das avec une chaîne au cou. Il était battu, attaché derrière une voiture ; il faisait pleurer tout le monde. Ils remmenèrent jusqu’à Avallon, là ils l’ont tant battu qu’il est resté sur la place, des âmes charitables l’ont secouru, il s’en est senti longtemps. »
  6. Nous avons vu déjà que le père Coignet chantait au lutrin de son village.