Les Charniers (Lemonnier)/25

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Alphonse Lemerre (p. 119-125).
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XXV


Nous étions souvent arrêtés en chemin par des hommes et des femmes qui nous demandaient des nouvelles de la guerre et qui n’avaient plus lu les journaux depuis huit jours. Quand nous leur annoncions la proclamation de la république, ces pauvres gens levaient les mains au ciel et nous demandaient presque en larmes :

— Croyez-vous, messieurs, que nous en serons plus heureux ?

Dans une rue qui aboutit à la place Turenne, un rassemblement regardait par terre, les mains sur les genoux et la tête penchée, une mitrailleuse échouée dans le ruisseau : des mots étaient échangés à voix basse.

Çà et là des hommes allaient portant des bêches sur les épaules ou dans les mains, les uns en casquette et en blouse, les autres en habit et en chapeau. On les voyait s’aborder dans les rues, former des groupes et marcher d’un pas serré vers la place de la Comédie. Nous nous enquîmes où courait tout ce monde. Et quelqu’un répondit :

— Nous allons enterrer les morts.

Un individu qui agitait une sonnette passa en courant dans la rue. Cette sonnerie se précipitait par moments, aigre et saccadée, brusquement décrut au tournant des maisons.

Place de la Comédie, un peloton de soldats prussiens, arme au pied, attendait, pendant que les tambours battaient le rappel. Et de nouveau la sonnette grêla, arrivant du fond, avec l’homme courant de son pas régulier ; puis le tintement se perdit dans le roulement des baguettes.

La place était encombrée de monde. De toutes parts on arrivait, hommes, enfants, vieillards. Chacun avait avec soi sa gourde, et plusieurs achevaient d’avaler le pain de leur déjeuner. Des commissaires de la mairie traversaient les groupes et distribuaient des pelles à ceux qui n’en avaient pas. Cette foule se mit bientôt en branle et se divisa en plusieurs courants dans différentes directions. Nous suivîmes la colonne qui prit le chemin des fortifications et nous gravîmes avec elle la raide montée.

Les Sedanais furent admirables dans cette rude corvée : pendant une semaine entière, tous ceux qui purent s’arracher à leurs occupations s’assemblèrent chaque matin sur la place et jusqu’au soir, sans trêve ni repos, enterrèrent les morts.

On était au troisième jour et il ne restait plus que des cadavres perdus dans les bois. Par petites troupes de cinq à six hommes, les Sedanais battaient les buissons, exploraient les taillis, sondaient les fourrés. Ils avaient les vêtements en sang et leurs mains étaient crottées de glaise. La quantité de corps qu’ils ramassèrent les deux premiers jours leur fit peut-être presser trop leur sinistre besogne. Nous trouvâmes, en effet, près d’une lisière de bois, un grand carré de terre fraîchement remuée où la pluie avait mis à nu des restes humains. Un pied, un genou, une tête, une main émergeaient çà et là de la mince couche d’argile, et le soulier s’empêtrait dans une boue sanglante d’entrailles humaines. Une odeur de charnier, écœurante et fade, sortait par bouffées de ce cimetière à découvert.

Quelquefois une civière s’avançait balançant dans des oscillations rhythmées une confusion de membres décomposés. Ailleurs, des blancheurs de chairs descendaient lentement dans le noir profond des fosses. Et l’éclair des pelles luisait constamment sous les grises hachures de la pluie.

Tout à coup nous eûmes un cri.

Dans un buisson, sur une petite éminence qui domine la plaine, accroupis comme des trépassés qui feraient le coup de feu, trois cadavres venaient de nous apparaître.

Le plus âgé des trois, birbe à moustaches grises, était étendu sur le ventre, les bras ouverts et la tête en terre. Sa main droite tenait un fusil et ses doigts, crispés autour du canon, le serraient si étroitement que nous dûmes laisser son arme à ce mort. La main gauche, étendue à plat, reposait près d’une cartouchière ; l’extrémité des doigts, tordue du côté de la terre, avait labouré l’herbe de cinq griffes profondes. Dans la cartouchière il y avait encore six cartouches.

Quand nous voulûmes lever la tête, tout le corps se mit droit. Les vers étaient déjà dans les yeux et l’on voyait bouger les paupières. La bouche était extraordinaire, large ouverte, avec de l’herbe et de la terre dedans, comme la bouche de quelqu’un qui aurait mordu la première chose venue pour ne pas crier. Cependant le soldat avait dû mourir du coup : l’occiput, emporté par une balle qui avait fait jaillir la cervelle, béait hideusement jusque dans la nuque.

Les deux autres, déployés à la droite et à la gauche du premier, en éventail et les pieds rejoints, avaient aussi leur cartouchière devant eux.

L’un, jeune homme de vingt-cinq ans, s’était roulé sur le dos, et à la hauteur du pectoral droit, pressait de sa main pétrifiée un couteau profondément enfoncé dans un gros bouillon de sang caillé. Son sabre et son fusil étaient posés en travers de ses jambes, comme s’il eût voulu, suprême coquetterie de militaire, se couvrir de ses armes en mourant.

Le troisième, vague débris informe haché par les balles, s’était quasiment replié en deux dans les contorsions de l’agonie, et sa tête, renversée en arrière, touchait presque à ses talons.

Devant lui la cartouchière était vide.

Le vieux à moustaches avait gardé six cartouches, le jeune homme n’en avait gardé que deux, le mitraillé n’avait rien gardé du tout. Tombé le dernier sans doute, il avait voulu tirer jusqu’au bout et il ne s’était couché qu’après avoir épuisé ses munitions.

Ces trois lions dormaient là, rigidement, dans leur gloire obscure. Aucun sarcophage ne vaudra jamais cette motte de terre avec ses trois hautaines figures.

Nous étions six : tous les six en même temps, nous nous découvrîmes, et tête nue, comme on enterre des héros, nous inhumâmes ces braves au lieu où ils étaient tombés, dans la fournaise, à présent refroidie, qui les avait entendus rugir en mourant. Nous réunîmes ensuite les fusils par les bouts après avoir enfoncé les crosses en terre, et nous croisâmes les poignards.

La meilleure croix pour le soldat tombé au champ d’honneur est une baïonnette piquée en terre.