Les Charniers (Lemonnier)/30

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Alphonse Lemerre (p. 141-147).
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XXX


Petit à petit, la chaleur de la chambre, le café à l’eau-de-vie, le bonheur d’être en compagnie la serviette au menton, firent bavarder toute la tablée. Les petits paysans goulus grillèrent du tabac que nous leur passâmes et contèrent leurs infortunes. Ces pauvres gens fuyaient d’un peu partout, après de lamentables aventures.

La plus épouvantable nous fut racontée par un homme de Donchery, qui en avait été le témoin.

Cet homme habitait avec ses trois garçons une ferme à laquelle attenait une masure occupée par une pauvre famille de quatre personnes : un vieillard impotent, une vieille femme malade, un garçon de quinze ans et une fille de vingt. L’ennemi vint en réquisition de ces côtés, sur le tard, et frappa de grands coups aux portes.

Trois hommes entrèrent dans la cahute, et voyant un jambon à demi entamé qui pendait à la cheminée, montrèrent avec les doigts qu’il leur en fallait trois comme cela. Ces pauvres gens, qui vivaient chichement depuis un gros mois de leur jambon, haussèrent les épaules en levant les bras pour dire qu’ils ne pouvaient pas. Les hommes crièrent.

Un coup de feu retentit en ce moment dans le village.

Alors les trois hommes entrèrent en fureur, croyant sans doute qu’on tirait sur eux, bousculèrent les lits, les tables et les chaises, jetèrent sous les paillasses des lits le vieux homme et la vieille femme, nouèrent la fille à une table, et s’aidant ignoblement l’un l’autre, la violèrent sous les yeux des parents à demi morts.

L’homme de Donchery qui nous contait cela, étant à râcler dans les coins de son grenier un peu d’avoine pour ses chevaux, avait vu, par la petite fenêtre sans rideau de la masure, aux rouges lueurs d’une lampe posée sur la table, l’enfant de vingt ans se débattre dans des étreintes infâmes.

La bousculade avait tout à coup fait trébucher la lampe qui s’était éteinte dans son huile, et il avait entendu un piétinement continuer dans le noir.

On ne saurait imaginer la peur de ces campagnards quand ils parlaient des Prussiens. Les uhlans, comme des démons vomis par l’enfer, grimaçaient férocement à travers leur apathie, compliqués d’une sauvage horreur par leur similitude avec les cosaques dont on n’a jamais cessé de parler le soir dans les fermes. Ces pauvres et lourds valets de terre, plongés dans les bourbes de la plus crasseuse ignorance, avaient, dans l’oblitération de leur sens moral, la couardise têtue des vieux nègres tannés par le rotin de bambou. Domptés comme les brutes par la peur, ils se fussent mis du côté des Prussiens pour empêcher qu’on leur résistât plus longtemps. J’ai recueilli de leur bouche des aveux qui peignent en pied la calleuse conscience de ces constants souteneurs du second empire.

— Les Prussiens nous ont fait du mal, nous disaient-ils. Mais il ne fallait pas se jeter en travers de leurs jambes et ils nous auraient laissés en repos dans nos fermes, entre nos femmes et nos vaches.

Et ailleurs :

— Qu’est-ce que çà nous fait d’être d’un côté ou d’un autre pourvu qu’on vive et qu’on ait du bon temps ?

Une phrase de Goëthe à propos de ces mêmes paysans français, m’est revenue plus d’une fois en pensée.

« Je n’ai jamais rien vu de plus déchirant, écrivait-il, dans sa Campagne de 1792, que la profonde et mâle douleur dont les traits agités des paysans peignaient toutes les gradations ; la tragédie grecque seule offre l’exemple de tableaux aussi saisissants dans leur simplicité rustique. »

Non, ce n’est pas cela. Goëthe décrivait la guerre en dilettante.

Dans Sedan même, des trembleurs faisaient un crime à Bazeilles de ses coups de fusil tirés contre les Prussiens.

Ils ne voyaient pas, ces pusillanimes, que la fumée de Bazeilles en cendres sauve, dans le jugement des hommes, l’honneur de la contrée et que cette humble défense d’un village pèse plus aux balances de l’histoire qu’un bloc de victoires prussiennes.

— Non, dit mon chirurgien, ils ne le verront jamais.

— À propos, exclamai-je, en faisant venir une troisième bouteille, expliquez-moi, je vous prie, pourquoi les infirmiers prussiens portent le sabre.

— Ah ! voilà. Ils sont tout à la fois infirmiers et soldats.

— Je ne sais, ajouta-t-il, ce qu’il faut admirer le plus dans cette création ou de la cause ou du prétexte. D’une part, rien n’est plus prévoyant que d’avoir à l’arrière-garde un régiment composé uniquement d’infirmiers pour faire disparaître les morts dès que l’action est finie, et d’autre part, rien n’est plus habile que de mettre sous la protection de la convention de Genève ce même régiment parfaitement armé pour faire le coup de feu. Le même homme est tout à la fois sauvegardé comme soldat et sauvegardé comme infirmier, en sorte qu’il peut profiter à la bataille comme soldat de ce qu’il a vu aux ambulances comme infirmier, sans être exposé à d’autre inconvénient que d’être pris et relâché sitôt après, comme cela s’est vu plus d’une fois.

Un des paysans mit sur la table une petite fiole, grosse et courte, qui contenait une sorte de poudre grisâtre et dont le bouchon était lui-même un récipient où s’agitait un liquide coloré.

— Doucement, cria le chirurgien en se mettant debout.

Il prit la fiole, la tourna, la retourna délicatement, avec les deux mains, en ayant soin de la tenir droite, et dit :

— C’est un joli joujou. Et où avez-vous trouvé çà, l’ami ?

— À Bazeilles.

— Eh bien ! il y a de quoi nous faire sauter, nous et la maison, dit-il tranquillement.

Tout le monde se recula.

— Le grand tube que vous voyez ici, continua-t-il en montrant du doigt, contient de la poudre et cette poudre est du chlorate de potasse en petite quantité avec du sucre blanc pilé très fin. Le petit tube qui est à l’intérieur en guise de bouchon renferme de l’acide sulfurique. Or, une seule goutte du petit tube sur la poudre du grand tube fait voler la fiole en éclats, et la poudre enflammée se répand à l’instant comme la foudre.

Il s’arrêta, se mit à rire dans sa moustache et reprit avec colère :


— Nous avions affaire à des chimistes.