Les Charniers (Lemonnier)/36

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Alphonse Lemerre (p. 185-189).
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XXXVI


Onzes heures sonnant, nous califourchonnions de maigres haridelles que des goujats rapaces nous avaient mises dans les jambes, sellées et bridées, moyennant quelque menue monnaie, et nous nous apprêtions à pousser jusqu’à Givonne.

Un grand piétinement cadencé et sourd qui s’élevait de la ville, derrière nous, nous fit stopper nos montures, et voyant moutonner des uniformes dans la grise perspective de la rue, nous les rangeâmes contre un mur, près des portes de la ville.

Un détachement de Bavarois, fusil à l’épaule et clairons en tête, s’avançait sur plusieurs rangs, commandé par un officier à cheval. Dans les lignes de leurs pantalons vert sombre se mouvait la tache plus claire des pantalons garance, et le créneau des casques en cuir verni permettait d’apercevoir des képis se suivant à la file. De droite et de gauche caracolaient des cuirassiers, étincelants de cuivre et d’acier, le sabre dans la main qui tenait les brides et dans l’autre main le pistolet d’arçon prêt à faire feu.

Bientôt le détachement fut près de nous : les rangs se serrèrent pour passer, et, comme le pavé se rétrécissait, une multitude de soldats français en guenilles et sans armes nous apparut, étranglée entre les ventres des chevaux.

Ce convoi de soldats menés comme un troupeau était lamentable. C’étaient 3.000 prisonniers des dernières batailles qu’on dirigeait sur Remilly et de là par chemin de fer sur l’Allemagne. Ces 3.000 hommes, harassés, pantelants, écharpés, se pressaient pêle-mêle en masses confuses et clopinaient cahin-caha, sales, déchirés, la barbe longue, criblés d’éraflures de balles, couturés de balafres de sabres, sans habits et sans souliers, la plupart ayant des lambeaux de sac au dos.

Les uns se traînaient sur des bâtons, les autres s’épaulaient à leurs camarades plus forts ; il y en avait qui se donnaient le bras, et des sous-officiers, le képi sur le nez, tâchaient de s’effacer dans le tas. Pas d’officiers, d’ailleurs.

Je vis ainsi passer des artilleurs, des soldats de la ligne, des sapeurs, des chasseurs à cheval, des zouaves, des turcos, tous confondus, vieux et jeunes, sans distinction d’âges ni d’armes. On les obligeait de prendre le pas accéléré, et ils marchaient sans savoir au juste où on les menait, comme ils avaient marché à la bataille. Par instants, le cuirassier qui les flanquait de dix pas en dix pas tournait à demi la tête et regardait onduler à ses côtés la houle humaine.

Hâves, pâles, jaunes, ayant des trous dans les joues, ils roulaient sur leurs bouches en feu des langues séchées par la fièvre. On en voyait qui posaient les deux mains sur leurs genoux et s’arrêtaient pour tousser ; d’autres se détournaient à demi et crachaient des caillots de sang. Pas une plainte pourtant : on se mourait et on marchait. Il en tomba néanmoins quelques-uns qui restèrent sur le pavé : les autres faisaient un détour, regardaient par terre celui qui était tombé et passaient.

Les zouaves au front braisé hérissaient sous leur moustache frémissante leur lèvre gonflée de mépris. La barbe des sapeurs tremblait d’indignation. Et quelquefois des mains crispées faisaient des gestes vagues qui ne s’achevaient pas. La haine, comme une lave, bouillonnait au fond des cœurs, et ces prisonniers rongeaient leur frein. Dans leur œil flamboyant et qui dévorait le prussien, on lisait un cri d’angoisse et d’appel : Des armes ! des armes ! La honte rougissait les fronts ; ils n’osaient regarder en face d’eux ; presque tous étaient courbés vers le sol ; il y en avait qui pleuraient. Des armes ! Et ils n’avaient que des bâtons pour se soutenir, leurs corps vacillants les portaient à peine et la chair blêmissait à travers leurs lambeaux.

On a dit que ce n’était plus l’armée française : je ne dis pas non, car il n’y avait plus d’armée possible sous le dernier des Bonaparte ; mais je vous jure que c’étaient encore des Français. Que la République eût pu lancer, au lendemain de Sedan, ces agonisants sur ses champs de bataille à elle, leur râle se serait mêlé au bruit des canons, ces moribonds se fussent redressés, et mourant pour l’honneur cette fois, on eût vu des prodiges à faire reculer l’ennemi.

Le triste convoi était déjà loin que nous regardions encore dans le brouillard décroître entre la file des cuirassiers les dos courbés et les fronts penchés de cette tourbe humaine sortie des charniers.