Les Chemins de fer et le Budget (Lavollée)

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Les Chemins de fer et le Budget (Lavollée)
Revue des Deux Mondes3e période, tome 55 (p. 857-885).


LES


CHEMINS DE FER


ET


LE BUDGET






Les chemins de fer ont tenu une grande place dans la récente discussion du budget. Au sénat comme à la chambre des députés, de nombreux orateurs ont examiné la condition présente de nos voies ferrées en essayant de mesurer les charges que les travaux entrepris et les engagemens contractés doivent imposer à nos finances. Comment, en effet, ne pas se préoccuper de la situation économique et financière telle qu’elle a été, non pas précisément révélée, mais étalée au grand jour du débat parlementaire ? À côté d’un budget ordinaire de plus de 3 milliards dans lequel l’équilibre entre les recettes et les dépenses est pour le moins très contestable, se dresse un budget extraordinaire de 530 millions, dont les dépenses ne sont point couvertes par des ressources correspondantes, c’est-à-dire qui est en plein déficit. À la suite de ces deux budgets, on voit venir les budgets futurs, grevés déjà de dépenses extraordinaires qui se chiffrent par un nombre indéterminé de milliards. Les citoyens, malheureusement trop rares, qui tiennent à se rendre compte de la façon dont sont gérées leurs affaires, se doutaient bien que les chemins de fer, les canaux, les écoles, les chemins vicinaux et le reste devaient coûter gros et que le tout allait aboutir à une formidable carte à payer. Quant à la masse des contribuables, voyant que les impôts n’étaient pas augmentés et que même quelques taxes avaient été diminuées, confiante dans les plus-values qui s’étaient produites au règlement des précédens budgets, rassurée par le bénéfice que devait procurer un jour ou l’autre la conversion de la rente 5 pour 100, elle assistait sans trop s’émouvoir à ces votes non interrompus de travaux et de dépenses que chaque session accumulait sur l’avenir. La discussion du budget de 1883 lui a donné l’éveil.

Il n’est pas à regretter que l’opinion publique se soit enfin décidée à prendre quelque souci d’une situation dont les exigences et les périls appellent de prompts remèdes. Si les embarras financiers proviennent de causes multiples, il est certain que la question des chemins de fer y contribue pour la plus grande part, non-seulement à cause des dépenses énormes de capital que doit entraîner l’exécution du programme de travaux tracé en 1878, mais aussi parce que l’incertitude qui règne encore quant au régime de l’exploitation menace les budgets futurs d’une perte annuelle très considérable. Tant qu’une décision ne sera point arrêtée sur le mode de construction et d’exploitation des nouveaux chemins de fer, il demeurera absolument impossible de dresser un budget régulier, sans compter que les progrès et le crédit des anciennes compagnies seront tenus en échec par les discussions prolongées dans lesquelles l’existence même de ces grandes entreprises se voit menacée. De là l’importance capitale que les commissions du budget et les orateurs financiers dans les deux chambres ont eu raison d’accorder à cette question des chemins de fer. Pour nous, sans revenir sur les principes ni sur les argumens exposés déjà dans de nombreuses études, il nous paraît utile de relever, à la suite des débats du parlement, les chiffres, les reformations officielles, les propositions et les tendances qui sont de nature à préparer et à éclairer la décision finale. Bien que la discussion du budget de 1883 ait laissé toutes choses en suspens, — sauf pourtant les crédits qui courent par centaines de millions, — elle a découvert des embarras plus ou moins voilés jusqu’ici et provoqué des déclarations qui démontrent l’absolue nécessité d’en finir, sans plus de retard, avec le problème des chemins de fer.

Au point où en est arrivé le débat, après tant de controverses, d’expédiens et d’avortemens, l’étude critique et pratique de ce problème peut désormais se concentrer sur deux questions principales, à savoir : premièrement, quelles sont les dépenses à faire pour l’exécution du programme de travaux publics voté en 1878, avec quelles ressources. Il sera pourvu à ces dépenses et dans quel délai ; — en second-lieu, suivant quel système seront exploités les chemins de fer du troisième réseau.


I

Le plan primitif de travaux publics élaboré en 1878 par M. de Freycinet prévoyait une dépense de 4 milliards 500 millions s’appliquant pour 3 milliards 1/2 aux chemins de fer et pour 1 milliard aux ports et à la navigation. — A la fin de 1879, des études plus complètes avaient porté le chiffre de la dépense à près de 6 milliards. — En 1882, le ministre des travaux publics, M. Hérisson, a déclaré que l’exécution de l’ensemble des projets coûterait 9 milliards 150 millions, et, dans ce chiffre, les chemins de fer figuraient pour 6 milliards 1/2, soit pour une somme presque double de celle qui avait été prévue en 1878.

Ces augmentations successives s’expliquent en partie par le développement donné au programme, notamment par l’addition de 425 kilomètres de lignes stratégiques. Il peut paraître singulier que, dès 1878, le gouvernement n’ait point prévu la nécessité de ces lignes stratégiques, dont la construction ne devait soulever aucune objection et ne comportait aucun retard. Après les désastres que nous avons subis, le pays serait en droit de s’émouvoir et de juger sévèrement tous les ministres qui se sont succédé depuis 1870, en voyant que des travaux reconnus essentiels pour la défense du territoire ont été si longtemps ajournés, alors qu’il a été pourvu avec tant de largesse à d’autres dépenses. Quoi qu’il en soit, il n’y a rien à dire contre cette addition tardive faite au programme de 1878, et le patriotisme exige que les lignes stratégiques soient achevées au plus tôt et à tout prix.

Il est moins aisé d’expliquer et d’absoudre l’augmentation de dépense qui provient des calculs inexacts produits à l’appui du premier chiffre de 3 milliards 1/2, auquel était évalué le coût des nouveaux chemins de fer. D’après M. de Freycinet, la dépense devait être de 200,000 francs par kilomètre. Or le ministre des travaux publics a fait connaître que M. de Freycinet avait alors entre les mains un avis du conseil-général des ponts et chaussées d’après lequel le chiffre moyen de la dépense devait être estimé à 250,000 francs, et lui-même, M. Hérisson, après de nouvelles études, jugeait prudent d’élever ce chiffre à 275,000 francs. Dieu veuille que cette dernière, ou plutôt cette troisième évaluation, calculée d’après le coût des travaux déjà entrepris, ne soit pas dépassée lors du règlement des comptes ! Partout les frais d’expropriation des terrains, le prix des matériaux et le taux des salaires ont augmenté dans des proportions très sensibles, et l’on sait que bon nombre de lignes du troisième réseau sont tracées dans des régions montagneuses où la construction d’une voie ferrée entraine des dépenses exceptionnelles. En tout cas, il est certain que M. de Freycinet a commis une erreur dans la rédaction de son devis, soit qu’il ait cru pouvoir réaliser des économies sur les projets soumis au conseil-général des ponts et chaussées, soit qu’il ait jugé prudent de laisser provisoirement dans l’ombre une portion de la dépense, afin d’assurer l’adoption de son programme.

La première conséquence de cette augmentation de dépenses fut de déconcerter absolument les ministres des finances qui étaient chargés de procurer les crédits nécessaires pour l’exécution ; 4 milliards 1/2, 5 milliards même, pour arrondir le chiffre, on y pourvoira sans trop d’efforts, avec le temps et sous certaines conditions ; mais après les 8 milliards, il faut crier : Hélas ! et après les 9 milliards : Holà ! Ce n’est pas seulement M. Léon Say qui jette le cri d’alarme. M. Tirard n’est pas plus rassuré devant l’addition revue, corrigée et augmentée que lui présente son collègue le ministre des travaux publics ; le rapporteur de la commission du budget, M. Ribot, ne ménage point les avertissemens ; dans la presse comme à la tribune des deux chambres, les conseils répétés de prudence viennent tempérer l’admiration bruyante qui avait salué au début l’œuvre de M. de Freycinet. On déclare que l’entreprise sera menée jusqu’au bout ; on proclame l’exécution intégrale du troisième réseau et des autres travaux compris dans le plan de 1878 ou ajoutés à ce plan par des décisions successives ; on affirme, en plagiant le regretté M. Devinck, d’impérialiste mémoire, que les ressources de la France sont inépuisables. Il est facile néanmoins de démêler, à travers ces professions de confiance et d’optimisme, un commencement de déception et un certain remords de conscience dans le langage des ministres présens et futurs qui se voient chargés ou menacés de la responsabilité financière. Chacun avoue que le plan, à peine éclos, a subi de profondes altérations, que le train, dès qu’il a été mis en marche, a déraillé.

En 1878, M. de Freycinet ne supposait pas que nos budgets allaient être écrasés par les dépenses excessives qui ont été votées depuis trois ans pour les écoles, pour les lycées, pour les chemins vicinaux ; il calculait qu’une dépense annuelle de 400 millions durant eux exercices pourrait être supportée d’autant plus facilement que les grandes compagnies, ayant à peu près achevé leurs constructions, devaient cesser de demander à l’épargne et au crédit le capital à peu près égal qu’elles appelaient chaque année par l’émission de leurs obligations. Enfin, tout en proposant d’organiser immédiatement les travaux sous la direction et avec les fonds de l’état, il ne renonçait pas à l’idée de recourir à l’industrie privée, de concéder soit aux compagnies existantes, soit à des compagnies nouvelles, tout ou partie des lignes à exécuter, et l’on se souvient de l’insistance éloquente avec laquelle il priait, il sommait presque la chambre de se prononcer sur le régime de l’exploitation, parce que, suivant lui, et avec raison, la décision prise quant à ce régime devait tout à la fois faciliter la construction du troisième réseau et diminuer les charges très lourdes qui, en attendant, pèseraient directement sur le trésor public. — Tel était, et plus formel encore, le sentiment de M. Léon Say, ainsi que l’ancien ministre des finances l’a exposé dans ses écrits et dans ses discours. En adhérant, non sans quelques soucis et dans des limites déterminées, au programme grandiose dont l’intérêt politique pouvait excuser la témérité, M. Léon Say, éclairé par son expérience financière et par ses études économiques, comptait absolument sur le concours le plus large de l’industrie privée, sur la solution prochaine du problème de l’exploitation et sur la cessation de ce régime provisoire dans lequel l’état use ses ressources, son crédit, sa responsabilité, à construire et à exploiter des chemins de fer. Lorsque, redevenu ministre des finances en 1882, il a dû préparer le budget de 1883, il a rencontré les plus grandes difficultés pour établir l’équilibre ; il n’y est parvenu qu’au moyen d’expédiens plus ou moins contestables ; et il a été en mesure d’observer à quel point se sont multipliées, au grand dommage de notre situation financière, les erreurs, les déceptions qui s’attachent à l’exécution du programme de 1878. Non-seulement ce programme, par une extension imprévue, a brisé son cadre primitif ; non-seulement il n’a plus à sa disposition une partie des ressources sur lesquelles on croyait pouvoir compter, les plus-values annuelles du budget ordinaire étant absorbées, et au-delà, par des crédits supplémentaires de toute nature ; mais encore les travaux ont été engagés de telle sorte que l’erreur financière et économique devient presque irrémédiable et qu’il sera bientôt impossible d’y parer.

Le troisième réseau des chemins de fer d’intérêt général se compose actuellement de 17,811 kilomètres. Sur ce nombre, 1,137 kilomètres sont achevés, et l’on compte en cours de construction, d’après les calculs de M. Sadi-Carnot, 5,087 kilomètres répartis entre cent quarante-quatre lignes différentes, ou, selon les calculs de M. Krantz, 6,845 kilomètres répartis entre cent soixante-treize lignes. Bien que l’écart entre les deux évaluations soit assez sensible et que les chiffres de M. Krantz semblent parfaitement justifiés par l’énumération détaillée qu’il a soumise au sénat, il nous suffit pour le raisonnement théorique de nous en tenir aux chiffres de M. Carnot, qui ne s’appliquent qu’aux lignes classées par la loi du 3 juillet 1879. Pourquoi a-t-on entrepris les travaux sur tant de points à la fois ? pourquoi a-t-on attaqué du même coup cent quarante-quatre lignes différentes ? comment a-t-on, dès le début, engagé une dépense aussi énorme, en escomptant à l’avance les ressources nécessairement aléatoires du budget extraordinaire pendant plusieurs années, et cela lorsque nos gouvernans pouvaient et devaient prévoir les embarras imminens de la situation financière ? À ces questions il a été répondu par des explications techniques tirées des conditions particulières auxquelles est subordonnée la construction des voies ferrées. Il y a, dit-on, la période d’études, la période de construction, la période de consolidation, et la mise en train d’une entreprise aussi vaste exigeait que l’on commençât tout d’abord les travaux sur ces 5,000 kilomètres pour achever l’ensemble du réseau dans les délais convenus. La compétence nous manque pour apprécier la valeur des argumens développés à ce sujet devant la chambre des députés par MM. Carnot et Rousseau, tous deux ingénieurs ; mais, au sénat, M. Krantz, ingénieur lui aussi, a contesté la vertu de cette méthode « académique » en fait de construction de chemins de fer ; il lui a paru d’ailleurs qu’un travail aussi précipité risquait de n’avoir pas été préparé par des études suffisantes et devait faire craindre un supplément de dépenses. Quel que soit l’intérêt de cette discussion entre ingénieurs, ce n’est point là, croyons-nous, qu’il faut chercher l’explication de l’activité fiévreuse avec laquelle le ministère des travaux publics a ouvert les chantiers sur cent quarante-quatre lignes à la fois. La méthode de construction n’y est pour tien ; c’est la politique qui a tout fait, avec ses manœuvres parlementaires et ses combinaisons électorales.

Dans le discours qu’il a prononcé le 15 décembre dernier, M. Carnot s’est complu à rappeler les études, les enquêtes, les délibérations multipliées, d’où étaient sorties, en 1878 et 1879, les propositions de M. de Freycinet ; il a loué la chambre de n’avoir point agi comme avait fait une précédente assemblée. « Vous n’avez point déclaré, a-t-il dit, l’utilité publique des travaux que vous classiez, comme on l’a fait, à un certain jour, à la veille des élections de 1876, en apportant coup sur coup deux projets déclarant d’utilité publique plus de 1,200 kilomètres et classant plus de 1,000 autres kilomètres. Ces projets, l’assemblée nationale les a votés en un mois. » Puisqu’un ancien ministre des travaux publics a cru pouvoir accuser franchement l’assemblée nationale d’avoir cédé, en 1875, aux préoccupations électorales, cela nous met à l’aise pour signaler dans les actes des chambres qui ont succédé à l’assemblée nationale la trace des mêmes préoccupations. Si le plan de M. de Freycinet avait été accueilli et acclamé par la majorité parlementaire, c’est qu’il était de nature à satisfaire tous les appétits. Aux engagemens pris s’ajoutaient les promesses, que les députés, destinés à redevenir candidats, comptaient faire miroiter aux yeux de leurs électeurs. Mais il ne suffisait pas d’avoir obtenu le classement des lignes nouvelles ; il fallait, en outre, obtenir au plus tôt la déclaration d’utilité publique, puis le commencement immédiat des travaux. L’honorable M. Carnot pourrait-il affirmer que les considérations électorales et parlementaires sont demeurées étrangères à cette double opération et que certaines influences politiques, certaines pressions individuelles n’ont pas conquis des tours de faveur ? La préférence accordée à telles ou telles lignes se justifie-t-elle uniquement par l’intérêt général ? Les projets, que l’on avait hâte d’exécuter, ont-ils été tous mûrement étudiés de manière à éviter les mécomptes ? Enfin, si l’on a entamé d’un coup cent quarante-quatre lignes, n’est-ce point surtout parce que le ministre des travaux publics, sollicité, harcelé, n’en pouvant mais, s’est vu obligé de donner en quelque sorte un gage à l’intérêt des députés autant qu’à celui des populations ? — Nous assistons à la curée des lignes de chemins de fer. Les habiles n’ont point eu de peine à découvrir que peut-être les ressources financières viendraient à faire défaut, que certaines parties du troisième réseau seraient remaniées, que telle ligne, classée d’intérêt général, serait exposée à descendre dans la catégorie des chemins d’intérêt local, que telle autre, par mesure d’économie, risquerait de n’être établie qu’avec la voie étroite. Et alors, ils ont manœuvré pour que le premier coup de pioche fût donné sans retard, sachant bien qu’en pareille matière tout travail commencé veut être achevé. N’est-ce point là le secret de ces cent quarante-quatre lignes mises en train, de ces 5 ou 6,000 kilomètres entrepris dans toutes les régions ? Il n’y a point lieu de s’en étonner. C’est dans l’ordre des combinaisons parlementaires, lorsque les majorités ne sont point éclairées par un gouvernement qui ait autorité sur elles. Ce que M. Carnot a reproché, avec raison, à l’assemblée nationale qui siégeait en 1875, c’est-à-dire l’asservissement aux préoccupations électorales, il est permis de le reprocher également à la chambre qui a voté si facilement les grands projets de 1878 et de 1879, ainsi qu’à la chambre actuelle. De leur côté, les ministres des travaux publics et des finances ont eu le tort de laisser aller les choses de telle sorte que l’on ne sait plus comment modérer les travaux, ni comment se procurer les milliards.

Modérer les travaux ! cela n’est point possible pour le moment. Il faut terminer au plus vite les lignes commencées. La seule résolution qui soit pratique, c’est de ne plus entreprendre la construction de lignes nouvelles avant que le gouvernement et le parlement aient tranché les difficultés financières et se soient prononcés sur le système de l’exploitation. Le ministre des travaux publics a bien voulu annoncer que tel était son ferme désir. On comprend toutefois que cette règle de conduite ne saurait être observée d’une manière absolue. Telle ligne, aujourd’hui commencée, n’aura de valeur que par sa liaison et son croisement avec une autre ligne, pour laquelle les études ne sont pas encore achevées ; il serait donc nuisible, à tous égards, de retarder les travaux sur cette dernière ligne, qui peut être nécessaire pour la bonne exploitation d’un groupe du réseau. Telle autre ligne, relativement importante, n’est point commencée, soit parce que les études ont exigé un plus long délai, soit parce qu’elle a été recommandée moins efficacement ou trop tard à la faveur ministérielle. Serait-il juste qu’elle fût sacrifiée ? Vainement on voudrait enrayer ; le train, lancé imprudemment à toute vapeur, doit fournir une longue course avant d’arriver au temps d’arrêt.

Il ne serait pas impossible, cependant, de reprendre les études pour la portion du troisième réseau qui n’est pas encore entamée, c’est-à-dire pour 8,000 kilomètres environ, et de modifier les plans primitifs, soit par l’adoption de lignes à voie étroite, soit même par l’installation de simples tramways. Un grand nombre des lignes projetées desservent des parcours qui n’auront pendant de longues années qu’un trafic tout à fait insuffisant, en voyageurs et en marchandises. Sauf pour celles qui dépendent du système stratégique, la voie large, les pentes trop limitées, les courbes à grands rayons entraînent des dépenses inutiles et ruineuses. Il n’est pas téméraire d’affirmer que le quart au moins des 8,000 kilomètres, pour lesquels les travaux ne sont pas commencés, pourrait être construit à voie étroite. Il en résulterait non pas seulement une économie de plus de 200 millions sur le capital de premier établissement, mais encore une diminution très sensible de la dépense d’intérêts qu’il faudra inscrire dans le compte annuel d’exploitation des nouvelles lignes. Il est clair que les députés et les sénateurs des départemens où l’on proposera de substituer la voie étroite à la voie large pour ces tronçons qui, dans l’ensemble du réseau, n’ont qu’une importance infinitésimale, il est clair que ces sénateurs et députés jetteront les hauts cris et se révolteront avec éclat et avec menaces contre le ministère qui aurait l’audace de commettre un tel attentat ! C’est à la fermeté du gouvernement et au bon sens de la majorité dans les chambres qu’il appartient de dominer ces clameurs intéressées. La situation financière ne permettrait pas, d’ailleurs, d’entreprendre tout ce qui a été promis, et les électeurs, comme les députés, devront se persuader qu’il vaut mieux posséder à bref délai un chemin de fer à voie étroite, ou même un simple tramway, que d’attendre indéfiniment l’exécution des anciens projets. S’il est impossible, nous le reconnaissons, de suspendre les travaux commencés et s’il faut, par conséquent, aller jusqu’au bout des dépenses engagées sur les lignes qui sont en cours de construction, il devient nécessaire de réfléchir sérieusement avant d’ouvrir un nouveau compte pour lequel les ressources du trésor font absolument défaut.

En effet, il restera à dépenser près de 4 milliards pour les chemins de fer compris dans les plans de M. de Freycinet et 2 milliards environ pour les travaux de navigation. Dans le système, c’est par l’émission de la rente 3 pour 100 amortissable que le trésor doit successivement pourvoir à ces dépenses. Or le dernier emprunt d’un milliard n’est pas encore classé, de telle sorte qu’il serait imprudent d’émettre, quant à présent, un autre emprunt de même nature, et il faut, dès maintenant, recourir à des expédiens pour battre monnaie. La consolidation des fonds provenant des caisses d’épargne n’est qu’un expédient, et un expédient qui pourrait, à un moment donné, créer de périlleux embarras. Expédient encore la combinaison qui avait été proposée par M. Léon Say, et qui consistait à recouvrer prématurément des compagnies de chemins de fer les sommes qui leur ont été prêtées sous l’orme de garantie d’intérêt. Quant à l’imputation des dépenses sur la dette flottante, c’est une procédure assurément très simple, mais elle ne peut être que provisoire et d’un effet très limité. L’imagination des financiers a épuisé tous les moyens pour fournir le capital nécessaire au début de la grande entreprise, et l’on est à peine arrivé au tiers du travail. Il est impossible désormais de recueillir le supplément de capital autrement que par l’émission de nouveaux emprunts, et, si l’on veut tenir tous les engagemens qui ont été pris, tant pour les chemins de fer que pour les canaux, les ponts, les écoles, les lycées, les chemins vicinaux, etc., si l’on ne modifie pas certaines parties de ces vastes plans, si l’on n’allonge pas les délais d’exécution et si on laisse à l’état seul le soin de pourvoira toutes ces dépenses, le budget extraordinaire s’élèvera, pendant une dizaine d’années, à 7 ou 800 millions, c’est-à-dire qu’il faudra chaque année demander pareille somme à l’emprunt. Il suffit d’énoncer ces chiffres pour montrer à quel point un tel effort est excessif. Il n’y a point de nation, si riche qu’elle soit, point de situation, si prospère qu’elle paraisse, qui puisse supporter une charge aussi lourde.

Il est aisé de déclarer que l’on ne s’arrêtera pas, que la république ne fera point faillite à ses promesses, et que tous les chemins de fer tracés sur le papier des programmes ministériels et des circulaires électorales seront construits. La force des choses aura raison de tous ces beaux discours, et déjà l’on peut observer que les affirmations si précises et si résolues des premiers jours commencent à être singulièrement altérées par les conseils de prudence que la commission du budget, les ministres eux-mêmes ont jugé opportun d’exprimer à plusieurs reprises, lors des récentes discussions. Ce que ne veulent pas avouer les parlementaires, ce qu’ils dissimulent avec plus ou moins d’habileté sous l’euphémisme de leur langage, de simples publicistes, les citoyens et les contribuables soucieux de la situation financière ont toute liberté pour le dire nettement et sans réticence, en démontrant que les imprudences commises n’autorisent point des folies à commettre, que les travaux commencés, dont l’achèvement est nécessaire, excèdent déjà les ressources disponibles et (puisque le mot de faillite a été prononcé), que la continuation du mode suivi depuis deux ans amènerait forcément et à bref délai la faillite même du budget.

Pour justifier l’entraînement avec lequel le gouvernement et les chambres ont adopté cet énorme développement de nos voies ferrées, on allègue que nous sommes en arrière des autres pays et que la statistique assigne à la France le sixième rang, après la Belgique, l’Angleterre, la Suisse, l’Allemagne et les États-Unis, si l’on considère la proportion qui existe entre le réseau des chemins de fer et la superficie du territoire ou le chiffre de la population. Cet argument a été maintes fois réfuté. Le chiffre brut des kilomètres, tel que le fournit la statistique, importe peu : ce qui importe, c’est que le réseau, quel qu’il soit, rende le plus de services au pays. Il faut tenir compte de la configuration du territoire plutôt que de son étendue, et de la densité de la population plutôt que de son chiffre total. Il est évident que la Belgique, par exemple, avec son sol plat et sa population très dense, avec sa richesse agricole et sa production industrielle renfermées dans un étroit espace, comporte et peut entretenir utilement un réseau très serré de chemins de fer. Si, pour l’amour de la statistique comparée, l’on s’avisait d’établir en France ou ailleurs un nombre proportionnel de kilomètres, égal à celui de la Belgique, ce serait un non-sens économique. En France même, est-ce que l’on s’aviserait de construire autant de kilomètres proportionnellement dans les régions des Pyrénées ou des Alpes que dans les départemens du Nord et du Pas-de-Calais ? — D’un autre côté, quand on fait la comparaison entre des pays qui se trouvent dans des conditions à peu près égales de sol, de population, d’activité industrielle, il faut considérer, non pas seulement le chiffre des kilomètres, mais l’organisation des lignes, le système d’après lequel le réseau a été tracé et construit. Il peut arriver, et il arrive, qu’une région soit aussi bien desservie par une seule ligne, concédée, comme en France, sous le régime du monopole, qu’elle le serait par deux lignes, par trois lignes concurrentes, établies comme en Angleterre, sous le régime de la liberté, La statistique, constatant les chiffres bruts, dira nécessairement que la ligne unique représente moins de kilomètres que la ligne double ou triple ; mais si la ligne unique rend autant de services, si elle suffit aux transports, l’économie politique lui attribuera une valeur plus grande quant à l’utilité. En d’autres termes, l’avantage appartient, non pas au pays qui compte le plus grand nombre de kilomètres, mais à celui où le réseau est le mieux organisé. Sous ce rapport, nous ne sommes point arriérés, comme on le prétend pour les besoins de la cause : la France n’est plus au sixième rang.

Enfin, pour rassurer les timides qu’effraie la dépense de tant de milliards, à laquelle doit s’ajouter chaque année une perte considérable dans les comptes de l’exploitation, les prôneurs du troisième réseau rappellent que la rémunération de cette dépense doit se retrouver dans les bénéfices que procure à la richesse publique et privée, à la propriété foncière, à l’industrie, au commerce, le service des voies ferrées, dans le progrès général des transports, dont profitent les mouvemens de troupes et les communications postales, dans le supplément d’impôts directs ou indirects que perçoit le trésor. Ils ajoutent que les pertes d’exploitation, prévues pendant les premières années, s’atténueront peu à peu et que, sauf de rares exceptions, une ligne de chemins de fer doit avec le temps devenir productive. — Ces raisonnemens ne sont que spécieux. Il y a là une question de mesure dont il est nécessaire de tenir compte. S’il est vrai que toute ligne de chemins de fer apporte à la région qu’elle traverse des avantages qui ne doivent pas être calculés uniquement d’après le chiffre des recettes, s’il est vrai encore que toute ligne s’améliore en vieillissant, cela n’autorise pas à construire des voies ferrées partout à la fois ni à surcharger le présent d’un total exagéré de dépenses qui ne seront productives que dans un avenir très lointain. Elles coûteront bien cher, en capital, intérêts et pertes d’exploitation, la plupart de ces voies ferrées que l’état vient d’entreprendre. Avant de payer, directement ou indirectement, la dépense que nous impose leur installation, elles auront pendant de longues années compromis l’équilibre financier et détourné d’emplois plus utiles le capital et les revenus du trésor. Dans toute cette affaire, c’est la mesure qui fait défaut, et la mesure, quant au chiffre et à la répartition des dépenses publiques, doit être, en matière économique et financière, la qualité maîtresse d’un sage gouvernement. Il est évident que les travaux engagés et prévus ne sont pas en proportion avec leur utilité immédiate ou prochaine, ni avec les ressources du budget et du crédit. Les ministres des finances en sont déjà aux expédiens. Il faudra réviser les programmes, allonger les délais d’exécution et, même pour l’achèvement de ce qui est commencé, recourir à l’intervention, écartée jusqu’ici, de l’industrie privée : il faudra, en un mot, en revenir au système des compagnies. Cette extrémité peut sembler dure non-seulement aux doctrinaires qui prêchent l’universelle prépotence de l’état, mais encore aux esprits moins absolus qui demandent la réforme plutôt que la destruction du régime appliqué depuis près de trente ans à l’organisation de nos voies ferrées. Il n’y a pas cependant d’autre moyen pour décharger l’état du faix qui déjà l’accable, pour attirer les milliards nécessaires à l’exécution du troisième réseau, pour coordonner l’exploitation des nouvelles lignes avec celle des lignes existantes, pour rendre plus productives, ou moins improductives, les dépenses que le trésor serait, à lui seul, incapable de supporter. Nous sommes ainsi amené à examiner de nouveau cette grave question des concessions et de l’exploitation qui contient la véritable solution des difficultés créées par les engagemens téméraires du gouvernement et des chambres.


II

Il y a deux ans, le rachat des chemins de fer était à l’ordre du jour des discussions du parlement et de la presse. L’opération paraissait toute simple. L’état se substituait aux compagnies existantes en payant le prix stipulé, au moyen d’annuités et de titres de rente amortissable. Ces nouveaux titres n’avaient-ils pas été inventés pour remplacer les obligations ? — L’état construisait avec ses capitaux, c’est-à-dire avec l’emprunt, l’ensemble des lignes classées dans le plan de M. de Freycinet. — Devenu propriétaire de tous les réseaux, l’état devait organiser les tarifs de transports, non plus pour servir des intérêts et des dividendes aux capitaux fournis par des actionnaires, mais uniquement pour donner satisfaction aux besoins de l’industrie et du commerce, aux convenances des voyageurs. — Quant à l’exploitation, l’état pouvait la confier à des sociétés nouvelles constituées sous la forme de compagnies fermières, ou la conserver pour lui-même. N’y avait-il point déjà un réseau d’état, mesurant 3,000 kilomètres, composé principalement des lignes, rachetées aux compagnies de la Vendée et des Charentes, et ce premier essai d’exploitation par l’état n’avait-il pas démontré l’excellence du système ? — La nation aurait ainsi reconquis sur la féodalité financière, représentée par les compagnies, une propriété dont elle n’aurait jamais dû être dessaisie, et la république aurait légitimement repris un instrument de travail et de production que la monarchie et l’empire avaient commis la faute d’aliéner.

Cette thèse a été ardemment défendue, et elle a obtenu dans les chambres l’appui d’un parti assez nombreux pour faire écarter les combinaisons impliquant l’extension des anciennes compagnies, pour constituer et consolider le nouveau réseau d’état, et pour laisser en suspens les décisions les plus importantes sur l’exploitation des chemins de fer. Sauf quelques doctrinaires de l’école jacobine ou communiste, les promoteurs du rachat étaient en général dominés soit par une sorte d’hostilité républicaine contre les grandes compagnies, soit par la conviction, plus ou moins sincère, que l’état seul, avec ses ressources, pourrait achever les travaux et accomplir les réformes dans le service et dans les tarifs. A cela se joignaient les considérations d’ordre politique ou plutôt de tactique parlementaire qui ont obscurci dans toutes ses phases et compromis la question des chemins de fer. Par crainte d’un échec devant les chambres, les différens ministères n’osaient point prendre parti, et l’on a vu en 1882, malgré l’urgence reconnue d’une décision, l’affaire remise entre les mains d’une cent et unième commission, comme si, après tant de débats, il était permis encore à un ministre des travaux publics, à un cabinet, de ne point avoir une opinion nette, un programme résolu sur le système des voies ferrées. L’avis de cette commission est, dit-on, contraire au rachat et favorable au régime des concessions : mais le résultat de la consultation, quel qu’il soit, est devenu fort indifférent, depuis que les chambres et le pays ont pu se rendre compte, par les dernières discussions sur le budget, de la situation financière. Déjà, vers la fin de 1881, M. Léon Say avait démontré avec l’autorité qui lui appartient que le rachat était financièrement impraticable. Aujourd’hui la démonstration est sans réplique : puisque le trésor éprouve dès à présent le plus grand embarras pour trouver les ressources nécessaires à la construction du troisième réseau, à plus forte raison serait-U empêché de se procurer les moyens de racheter les anciennes compagnies, c’est-à-dire de les payer au prix stipulé par les contrats. Les plus aventureux reculent devant les milliards qu’il faudrait ajouter à notre dette ; la situation actuelle de notre crédit ne comporte pas de tels engagemens. Bref, le rachat est impossible, à l’heure qu’il est, et, comme la force des choses possède une puissance de persuasion à laquelle sont bien obligés de se soumettre les plus obstinés, la discussion du budget nous a montré d’ardens partisans du rachat convertis au régime des concessions, et les plus fougueux adversaires des compagnies devenus concilians et disposés à traiter avec elles.

Il est donc superflu de reprendre tous les argumens qui recommandent le système adopté en France, dès 1842, pour la construction et l’exploitation des chemins de fer, système qui consiste d’une part à associer les forces de l’état et celles des compagnies pour la construction, et, d’autre part, à laisser l’exploitation à l’industrie privée. Ces argumens que nous n’avons point cessé, pour notre part, de reproduire dans cette Revue dès 1866, c’est-à-dire à une époque où l’étude de la question n’était point faussée et viciée par l’esprit de parti politique, ces argumens sont exclusivement économiques, et ils découlent en même temps des idées libérales suivant lesquelles il importe de régler, de contenir autant que possible le rôle, les attributions et la responsabilité de l’état. Ils ne triomphent aujourd’hui que parce que leurs adversaires se trouvent en face d’une caisse vide : point d’argent, point de rachat. C’est à l’impuissance financière que sont dues ces conversions subites qui se sont révélées au cours de la récente discussion. Tels députés qui, précédemment, avaient revendiqué le droit souverain de l’état et traitaient volontiers les compagnies de Turc à Maure, ont reconnu que les combinaisons à l’aide desquelles avait été organisé le second réseau ne manquaient pas d’habileté, qu’elles avaient atteint le but, que l’on pouvait les appliquer avec profit à la constitution du troisième réseau, et que, dès lors, il y aurait intérêt à reprendre les négociations avec les compagnies.

Tout en constatant avec satisfaction ce changement d’attitude et de langage, il est permis de désirer que l’opinion publique soit prémunie contre la proposition du rachat des chemins de fer par des argumens puisés, non pas seulement dans l’exposé de la situation financière, mais encore et principalement dans le caractère même, dans l’essence des contrats qu’il s’agirait de résilier. Le régime des concessions n’a été adopté sous le gouvernement de juillet et consacré sous l’empire qu’à la suite de longues controverses. Le législateur avait à se prononcer entre l’exploitation par l’état et l’exploitation par l’industrie privée ; c’est de propos très délibéré qu’il a choisi le second système, auquel la prolongation des concessions pour une période presque séculaire a voulu donner un surcroît de force et de garantie. Les cahiers des charges contiennent cependant la faculté de rachat à toute époque après l’expiration des quinze premières années de la concession ; mais, dans la pensée des contractans, cette faculté n’était réservée que pour le cas où le concessionnaire exploiterait mal et ne rendrait pas au public les services qu’on doit attendre d’une voie ferrée, ou en vue des circonstances imprévues qui pourraient commander, au moins pour un certain temps, l’exploitation directe par l’état. La réserve du rachat est, par ces motifs, inscrite dans tous les cahiers des charges, à l’étranger comme en France. Elle n’autorise pas le gouvernement à réviser arbitrairement la durée des contrats, durée qui a été stipulée à dessein pour attirer les capitaux et pour faciliter l’organisation d’un bon service. Est-ce que les capitaux seraient venus volontiers aux entreprises des chemins de fer s’ils avaient compris qu’à partir de la quinzième année ils risquaient d’être remboursés ou transformés ? Est-ce que les compagnies songeraient à réaliser les améliorations de service, qui le plus souvent sont coûteuses à leur début, si elles se croyaient exposées à perdre, par un rachat prématuré, la compensation, les profits à venir de leurs sacrifices ? Non : il n’est pas possible, il ne serait pas loyal de refuser aux contrats de concession la durée ferme de quatre-vingt-dix-neuf ans et de ne pas considérer comme étant purement éventuel, comme ne devant être qu’un cas exceptionnel de force majeure, l’exercice de la faculté de rachat. À ce point de vue, la combinaison proposée par M. Léon Say pour équilibrer le budget extraordinaire de 1883, au moyen du remboursement anticipé de la somme due par la compagnie d’Orléans pour la garantie d’intérêt, cette combinaison, par laquelle l’état s’engageait, pour prix de ce remboursement, à ne point user pendant quinze années de la faculté de rachat, provoquait de sérieuses critiques, et nous ne regrettons pas qu’elle ait été écartée. Elle avait le tort d’aliéner pendant quinze ans le droit de rachat que, dans un intérêt supérieur, l’état doit conserver intact, pour le cas où se produiraient des circonstances impérieuses et imprévues ; elle avait le tort non moins grave, de dénaturer le caractère de la clause relative à la durée des concessions et de signifier aux compagnies que, tous les quinze ans, elles seraient exposées à voir marchander en quelque sorte la continuation de leur existence. Avec un tel précédent, les compagnies auraient été intéressées à réduire, pendant les dernières années de la période, toutes les dépenses d’amélioration, afin de ne pas diminuer, au détriment de leurs actionnaires, le bénéfice net d’après lequel le prix de rachat doit être calculé. — Il est très essentiel que les chambres et l’opinion publique soient exactement fixées sur l’origine et la nature de cette clause fondamentale des conventions. La révision des contrats, quant à la durée, ne serait légitime que si les compagnies étaient reconnues impuissantes à remplir leurs engagemens et si l’expérience avait démontré que les doctrines admises, après de si longs débats, en matière de travaux publics et de transports sont fausses et contraires à l’intérêt général. Or l’impuissance des grandes compagnies n’est pas même alléguée ; partout (et c’est un progrès) l’industrie privée, devenue si forte et si riche par l’association, tend à remplacer l’état dans l’exécution des plus vastes entreprises ; en France, et notamment pour ce qui concerne l’exploitation des chemins de fer, cette évolution économique a été profitable. Par conséquent, il ne convient pas de remettre perpétuellement en question la durée des contrats, il importe au crédit public comme au crédit des compagnies que la menace du rachat, c’est-à-dire de l’expropriation, demeure limitée aux éventualités tout à fait exceptionnelles qui la justifient, et il faut que désormais, par une interprétation plus exacte du sens des conventions, la sécurité soit rendue aux capitaux engagés dans les chemins de fer.

Au surplus, le rachat paraît abandonné, pour le moment, par le gouvernement et par la majorité de la chambre, qui renonce, et pour cause, à charger l’état de l’exploitation des voies ferrées. Il n’est plus évoqué dans les discussions parlementaires que pour fournir au ministre des travaux publics une arme ou plutôt un épouvantail contre les compagnies avec lesquelles il est appelé à négocier. Cela n’est peut-être pas bien sérieux ; le ministre saura trouver des moyens plus sûrs pour mener à bonne fin la tâche difficile qui lui est confiée. Il s’agit d’abord d’assurer l’achèvement du troisième réseau, et, à cet effet, de s’entendre avec des compagnies concessionnaires. En second lieu, traitera-t-on avec les grandes compagnies existantes ou avec des compagnies nouvelles ? Puis, quelles seront, quant au contrôle de l’exploitation et à l’établissement des tarifs, les conditions du cahier des charges ? Enfin, qu’adviendra-t-il du réseau de l’état ? Ce réseau sera-t-il maintenu ou devra-t-il disparaître, soit en formant une concession distincte, soit en se fusionnant avec d’autres compagnies ?

Pour l’ordre de la discussion, il nous paraît utile d’examiner en premier lieu la question relative au réseau de l’état. Selon les uns, l’exploitation de ce réseau a été jusqu’ici désastreuse ; M. Léon Say n’évalue pas à moins de 40 millions de francs la perte subie depuis trois ans aux dépens du trésor, perte qui s’accroîtra nécessairement par l’ouverture, de nouvelles lignes improductives. Selon les autres, la perte serait beaucoup moindre, et l’on va même jusqu’à prétendre que, si le réseau de l’état avait été exploité par les grandes compagnies, il en eût coûté 20 millions de plus en quatre ans. Quant au service des transports, les partisans du réseau de l’état déclarent que l’administration de ce réseau est à peu près parfaite, qu’elle a simplifié et réduit les tarifs, qu’elle a introduit dans les divers détails de l’exploitation d’utiles réformes, en un mot, qu’elle a bien mérité du pays. Il est vrai que ces témoignages de satisfaction, venant de sénateurs ou de députés qui ont siégé dans le conseil d’administration des chemins de fer de l’état, peuvent être, à un certain degré, entachés de partialité. Nul ne conteste le dévoûment de ces honorables administrateurs, ni, pour quelques-uns d’entre eux, la compétence technique ; mais il est permis de faire observer que les réductions de tarifs et les améliorations de service deviennent plus faciles lorsque l’administration, disposant des ressources du budget, n’a point à se préoccuper de la rémunération d’un capital, lorsqu’elle n’a pas à s’inquiéter de cette perpétuelle menace d’expropriation ou de rachat, qui, pour les autres compagnies, gêne et contient les réformes. Il faudrait calculer de près ce que cela coûte. Quoi qu’il en soit, sans nous arrêter aux chiffres contradictoires qui ont été produits et sans méconnaître le zèle ni l’aptitude des administrateurs, des ingénieurs, de tous les agens attachés au réseau de l’état, nous pouvons affirmer que ce réseau, tel qu’il est constitué, ne peut s’exploiter qu’avec une perte annuelle très considérable. Il compte aujourd’hui 3,729 kilomètres en exploitation ; le groupe principal (2,029 kilomètres), forme un réseau à peu près compact, mais insuffisant, mal délimité, et comme étouffé dans les lignes de l’Ouest et d’Orléans. Le reste (1,690 kilomètres) se divise en quarante-quatre lignes de longueur variable, situées dans des régions différentes, exploitées les unes directement, les autres par bail provisoire, quelques-unes en régie. Il est absolument impossible qu’une exploitation ainsi morcelée, écartelée, ne se solde point par une lourde perte, soit sous la direction de l’état, soit entre les mains d’une compagnie quelconque, et il devient urgent de la réorganiser.

A cet égard, tous les avis concordent, et les partisans du réseau de l’état reconnaissent que les lignes qui sont éloignées du groupe principal, doivent en être définitivement séparées, pour être concédées, soit aux compagnies qui les exploitent déjà par bail, soit à des compagnies nouvelles. La discussion ne subsiste que sur le point de savoir si le groupe principal sera maintenu comme réseau d’état, avec les additions et complémens nécessaires, avec des prolonge-mens qui lui permettraient de rayonner plus avant dans le domaine des compagnies voisines, et notamment avec une ligne qui le relierait directement à Paris. Les partisans de ce système allèguent qu’il y a intérêt à conserver un réseau d’état comme modèle, comme spécimen, afin que l’administration publique puisse se rendre compte du fonctionnement des chemins de fer, étudier par elle-même les réformes utiles, expérimenter les meilleurs régimes de tarifs, et contrôler ainsi plus efficacement l’exploitation des autres compagnies. Tel est le principal et même le seul argument, à l’appui du maintien du réseau de l’état.

Cet argument nous paraît très contestable. Est-ce que le gouvernement a besoin d’opérer lui-même pour apprendre en quoi consiste l’exploitation d’une voie ferrée ? Est-ce que le ministère des travaux publics, avec son armée d’ingénieurs, d’inspecteurs, de commissaires, n’est pas complètement en mesure de connaître tous les détails du service, de contrôler les tarifs, de conseiller et même d’imposer les réformes ? Ce réseau modèle, ce réseau spécimen, que l’on imagine d’entretenir comme un musée, n’est vraiment pas utile pour stimuler le progrès en matière de chemins de fer, sans compter que ce laboratoire pourrait devenir très coûteux. Les compagnies sont incitées par leur propre intérêt à entreprendre les expériences que conseille l’intérêt public, elles possèdent le capital et les ressources qui leur permettent de réaliser les améliorations ; elles ne résisteraient pas aux demandes légitimes du gouvernement ou de leur immense clientèle. Cela doit suffire et suffit amplement au progrès technique dans l’exploitation. Il n’y a donc pas de raison sérieuse pour déroger au principe général, en laissant subsister l’exception d’un réseau de l’état à côté des réseaux livrés aux compagnies. Ce serait une contradiction. Si l’on décide que le régime des compagnies est préférable au régime de l’état, cette décision, une fois prise, doit s’appliquer à la totalité de nos chemins de fer et elle a pour conséquence logique la suppression de ce réseau parasite, mal constitué, dont l’existence n’a d’ailleurs jamais été considérée que comme provisoire. Au point de vue de la dépense, le changement de régime procurera sans doute une économie pour le trésor. Actuellement, l’exploitation est onéreuse, et il est impossible d’évaluer exactement les pertes variables du prochain exercice, au moment où l’on prépare le budget. Concédées à une compagnie, les lignes de l’ancien réseau de l’état pourront être moins improductives parce que leur exploitation, se confondant avec le service de parcours plus étendus, profitera d’une augmentation de transports et d’une diminution de frais généraux. Si le trésor doit allouer des subventions ou des garanties d’intérêt à la compagnie concessionnaire, le sacrifice qui lui sera imposé sous cette forme sera probablement moindre que la perte annuelle de l’exploitation directe ; dans tous les cas, le maximum de la dépense annuelle à la charge du budget sera nettement déterminé, et l’on n’aura point à redouter les crédits imprévus qui viennent souvent déranger l’équilibre financier dans les pays où l’état exploite les chemins de fer ; c’est une considération dont l’exemple de la Belgique doit nous engager à tenir grand compte. Les ministres belges se plaignent chaque année du désordre que les comptes des chemins de fer, avec leurs chiffres aléatoires, produisent dans le budget.

En même temps que l’on réglera dans ces conditions nouvelles la situation du réseau de l’état, il faudra pourvoir à l’achèvement des 5,000 kilomètres pour lesquels les travaux sont déjà entrepris, à la construction de 8,000 kilomètres qui ne sont pas encore entamés et à l’exploitation future de ce troisième réseau. Il ne s’agit pas seulement de résoudre le problème économique de l’exploitation ; la décision a surtout pour objet de parer aux difficultés financières et d’alléger le budget en déplaçant la charge écrasante que ferait peser sur lui la construction précipitée de ces milliers de kilomètres. Puisque le gouvernement et le pouvoir législatif sont résolus à utiliser dans la plus large mesure le concours de l’industrie privée, il y a lieu d’organiser des compagnies concessionnaires, tant pour la construction que pour l’exploitation, ces deux entreprises étant connexes. A supposer que le ministère des travaux publics veuille terminer les lignes qu’il a commencées, pour lesquelles le trésor fournira sans trop d’embarras les fonds nécessaires, il aura intérêt à les rétrocéder lorsque s’ouvrira la période de l’exploitation. Quant aux 8,000 kilomètres qui sont encore intacts et dont la moitié seulement a été déclarée d’utilité publique, ils représentent une dépense de plus de deux milliards, qui pourra être réduite dans une certaine proportion, si l’on a la sagesse de modifier au point de vue de l’économie quelques-uns des plans primitifs, et l’obligation de les construire sera insérée dans les nouveaux contrats. En résumé, 8,000 kilomètres à construire et 17,000 kilomètres à exploiter, voilà quelle est à peu près l’importance des travaux et des services qui doivent être confiés à l’industrie privée, c’est-à-dire à des compagnies.

Quelles seront ces compagnies ? Les concessions seront-elles partagées entre les compagnies existantes, par l’attribution à chacune d’elles des lignes tracées dans son périmètre, ou bien seront-elles accordées à des compagnies nouvelles ? La première de ces combinaisons est si rationnelle que, de 1870 à 1878, malgré la défaveur politique attachée à tout projet d’extension des grandes compagnies, celles-ci ont obtenu ou subi la concession des lignes successivement ajoutées au réseau général. Après avoir étudié et agité divers systèmes, les ministres des travaux publics (et ils ont été nombreux) ont fini par ne rien trouver de mieux que le régime constitué en 1859, et ils ont très résolument proposé de l’appliquer au développement des chemins de fer républicains. Pourquoi, en effet, changer un système qui donnait de bons résultats et comment ne point tirer parti d’une organisation qui avait fait ses preuves ? Il était tout à la fois avantageux et commode de traiter, par voie de continuation, avec les anciennes compagnies, et l’on pouvait apprécier assez facilement, de part et d’autre, la portée des clauses financières à insérer dans les contrats. Il faut reconnaître que cette appréciation est aujourd’hui très aventurée en présence des complications et de l’alea que contient nécessairement une entreprise de 17,000 kilomètres. Au lieu de procéder avec méthode et avec mesure à l’augmentation du réseau, le programme de M. de Freycinet a jeté en quelque sorte sur le marché une masse énorme de travaux, dont l’exécution presque simultanée doit être fort onéreuse, et dont les produits futurs, ou plutôt les pertes, ne sauraient être prévus ou calculés, même approximativement. Quoi qu’il en soit, cette difficulté, qui se rencontrerait dans toutes les combinaisons, n’est point faite pour détourner le gouvernement de traiter avec les grandes compagnies. Telle était l’intention du ministère présidé par M. Gambetta. De sérieuses négociations avaient été entamées pour liquider de cette façon la question des chemins de fer. Elles ont été abandonnées, puis reprises ; nous devons souhaiter qu’elles aboutissent.

Les autres combinaisons ne résistent pas à un examen pratique. Veut-on provoquer la création d’un certain nombre de compagnies auxquelles seraient concédées les lignes nouvelles groupées dans une même région ? Cela est impossible. Ces lignes, dont la plupart ne sont que des tronçons, se trouvent enchevêtrées dans le réseau des anciennes compagnies, et elles ne peuvent pas être exploitées isolément : les convenances du service et l’économie exigent que leur exploitation se confonde avec celle des grandes lignes dont elles forment les affluons. Il est vrai que, pour faciliter la combinaison, l’on a proposé de faire table rase de toutes les concessions existantes au moyen d’un rachat général, de tracer à nouveau la carte des chemins de fer, de constituer des groupes régionaux, qui seraient bien délimités, et de réorganiser ainsi définitivement, ne varietur, tout le système. Le procédé est à coup sûr héroïque, mais il est inutile de s’y arrêter, puisqu’il suppose le rachat pour point de départ et que l’hypothèse du rachat n’est même plus en discussion. Et-il d’ailleurs admissible que le législateur veuille et puisse démolir ce qui a été si péniblement édifié, troubler tant d’intérêts, bouleversera ce point un grand service public ! Alors qu’il est si difficile de traiter au sujet des 17,000 kilomètres qui ne sont pas encore concédés, comment espérer que l’on négocierait en outre, avec succès et profit, d’abord pour détruire toutes les conventions anciennes qui s’appliquent à 25,000 kilomètres, puis pour répartir entre des compagnies nouvelles ces mêmes 25,000 kilomètres ? Quel est le ministre, quel est le parlement qui se chargerait d’une telle besogne ? Si le régime des chemins de fer était à créer, s’il n’y avait rien de fait, le système des compagnies régionales pourrait être utilement examiné ; en l’état présent des choses, ce n’est qu’un rêve tout à fait irréalisable.

Nous arrivons à une proposition moins radicale, qui émane de l’honorable M. Lesguillier, ancien sous-secrétaire d’état au ministère des travaux publics, ancien directeur des chemins de fer de l’état. Il n’est pas sans intérêt de constater que M. Lesguillier est opposé au rachat et aux compagnies fermières, qu’il demande la conservation du réseau de l’état uniquement à titre de spécimen, qu’il inclinait tout d’abord à négocier avec les grandes compagnies, et que, s’il renonce à cette combinaison, c’est qu’il considère ces compagnies comme intraitables et désespère de les amener à une équitable transaction. M. Lesguillier a bien compris que des compagnies nouvelles, avec leurs lignes éparses et subordonnées aux mouvemens du grand réseau, ne seraient point viables. Il a donc proposé de leur donner vie et force en doublant à leur profit les principales lignes des grandes compagnies, c’est-à-dire en leur concédant environ 3,000 kilomètres de lignes qui seraient parallèles aux lignes les plus chargées et les plus productives des compagnies d’Orléans, de Lyon, de l’Ouest, etc. Par ce moyen, outre que le public serait mieux servi, les lignes actuelles étant devenues ou devant bientôt devenir insuffisantes, les compagnies nouvelles posséderaient une base solide d’opérations, et elles seraient en mesure d’exploiter, avec indépendance et sans trop de désavantage, les lignes secondaires, les tronçons du troisième réseau. Cette proposition, malgré l’autorité qui s’attache à l’opinion de son auteur, ne nous paraît pas acceptable. En premier lieu, elle est inutile s’il s’agit de faciliter sur certains points, par de nouvelles lignes, l’industrie de transports ; car les grandes compagnies n’hésitent pas à solliciter elles-mêmes la faculté d’établir des lignes doubles et parallèles lorsque la surabondance du trafic l’exige. La plupart des concessions obtenues depuis dix ans par les anciennes compagnies n’ont pas d’autre objet. Donc, à cet égard, le public est complètement désintéressé ; il doit même préférer que le service d’une même région soit concentré sous la direction d’une seule compagnie, la concurrence entre chemins de fer étant, comme le reconnaît avec raison M. Lesguillier, plus nuisible qu’utile. — En second lieu, si l’on effectuait prématurément, pour le soutien du troisième réseau, le doublement des grandes lignes, il est évident que le trafic, et, par suite, le revenu de ces dernières subirait, au moins pendant un certain temps, une réduction plus ou moins sensible et que les conséquences de cette diminution tomberaient à la charge du Trésor par le paiement d’une somme plus considérable au chapitre de la garantie d’intérêt. Ainsi, nul profit pour le public, dépense inutile ou anticipée de capital pour l’établissement d’une partie de ces 3,000 kilomètres de lignes doubles, réduction momentanée du produit net de l’ancien réseau, accroissement de la somme à payer par l’état pour garantie d’intérêt : voilà quels seraient les résultats de la proposition émise par l’honorable M. Lesguillier[1].

Les compagnies ont été précisément constituées pour faire face aux besoins d’extension du réseau national. Si le privilège dont elles ont été dotées jusqu’ici leur a procuré les ressources, le crédit, une situation considérable dans le monde financier, ce serait une faute de ne pas utiliser, au profit du public et de l’état, toutes les forces dont elles disposent. S’agit-il de construire, à défaut de l’état, des milliers de kilomètres ? Pour cela, il faut réunir de gros capitaux et recourir au crédit. Le coût de la construction sera plus ou moins élevé, selon le taux d’émission des emprunts. Or les anciennes compagnies obtiendront toujours plus facilement le capital nécessaire ; elles le paieront moins cher que ne le paieraient des compagnies nouvelles, de quelque façon que celles-ci fussent organisées et favorisées par les décisions législatives. Que l’on ne dise pas que la garantie d’intérêt accordée par l’état aux nouvelles compagnies suffira pour élever et maintenir le crédit de ces dernières au niveau du crédit des anciennes compagnies. La confiance que les prêteurs placent dans les titres de chemins de fer repose non-seulement sur la garantie de l’état, mais encore et avant tout sur la valeur même de l’entreprise, sur son exploitation, sur ses produits connus. Ce qui le prouve, c’est que, malgré l’égalité des conditions de garantie, les titres des différentes compagnies ne sont pas cotés à un cours égal ; le prêteur tient compte de la valeur intrinsèque des titres de chaque compagnie, la garantie de l’état ne lui apparaît que comme un surcroît de sécurité. Dès lors, construit par les anciennes compagnies, le troisième réseau coûtera moins cher que s’il était construit par des compagnies nouvelles, et le trésor y gagnera d’avoir à débourser une moindre somme proportionnelle de subventions ou d’allocations à titre de garantie. — S’agit-il d’exploiter ce troisième réseau, la question n’est même pas discutable. Il est évident que les anciennes compagnies sont pourvues, armées et outillées de manière à se charger du trafic dans des conditions supérieures de régularité, de fréquence et d’économie. Là encore l’économie profitera au budget.

La seule objection que soulève la fusion du troisième réseau avec les grandes compagnies, c’est que l’extension donnée à celles-ci est déjà bien considérable. La compagnie Lyon-Méditerrannée exploite plus de 6,000 kilomètres ; la compagnie d’Orléans, près de 4,400 ; l’Ouest et l’Est, environ 3,000 ; le Midi, 2,300 ; le Nord, 2,000. De bons esprits assurent que nos compagnies sont arrivées à la limite où leur agrandissement doit s’arrêter, sous peine de dépasser la mesure assignée à une bonne administration et de compromettre la sécurité des transports. Les chiffres cités plus haut démontrent qu’avant d’égaler le parcours de 6,000 kilomètres desservi par la compagnie de Lyon, les cinq autres compagnies ont encore beaucoup de marge, et dans l’enquête ouverte au sénat, il y a quelques années, les directeurs des principales compagnies ont déclaré que, pour une exploitation de chemins de fer, le nombre de kilomètres importe peu, tout dépendant de l’organisation générale, de la division et de la répartition des services. Cette opinion, exprimée avec l’autorité de l’expérience, nous paraît décisive. Si l’on admet que l’état pourrait être l’administrateur unique de toutes les voies ferrées, pourquoi refuserait-on à une compagnie, fortement constituée et bien agencée, la faculté d’administrer plusieurs milliers de kilomètres ? Rien ne s’oppose d’ailleurs à ce que, suivant un plan déjà étudié, le réseau actuel de l’état forme une septième grande compagnie dont la concession serait fortifiée par l’annexion de plusieurs lignes distraites des compagnies d’Orléans et de l’Ouest. Il resterait alors environ 14,000 kilomètres à répartir, et ce nombre pourrait être diminué, sur certains points, par la création de sociétés locales qui exploiteraient, sous le patronage et avec le concours financier des compagnies, plusieurs groupes de lignes, ainsi que cela se pratique déjà dans les régions du Nord et de l’Est. Les avantages de ce dernier système ont été très clairement démontrés par M. Émile Level, qui dirige plusieurs sociétés locales avec l’appui de la compagnie du Nord[2], et signalés par M. Léon Say, qui a cité comme exemple la ligne d’Anvin à Calais, dont le parcours atteint 90 kilomètres. On peut donc, au moyen de ces combinaisons, réduire le supplément de services et de responsabilité que la concession du troisième réseau imposerait aux grandes compagnies.

C’est ainsi que, par la force des choses et par la logique du raisonnement, l’on est amené à reconnaître qu’il y a intérêt à continuer, pour la construction et pour l’exploitation du troisième réseau, l’application de l’ancien système, c’est-à-dire à confier le tout à des compagnies, en profitant, dans la plus large mesure, du crédit et des ressources des six grandes compagnies, réorganisées et délimitées par la convention de 1859. Recommander ce système, ce n’est point, comme on l’a prétendu, plaider la cause des compagnies, car il serait aisé de démontrer que celles-ci auraient tout profit à rester dans la situation qui leur est faite par les contrats, sans être exposées aux risques d’une extension exagérée et précipitée ; c’est, au contraire, plaider la cause de l’état, du trésor, du public, de la grande industrie des transports, et cela est si vrai que nous voyons aujourd’hui convertis ou résignés à l’ancien système, au système établi par l’empire, les ministres de la république, les députés qui, par instinct, par passion politique, peut-être aussi par inexpérience, se montraient les plus acharnés à le détruire ou à le réformer. Tous ceux qui précédemment avaient déclaré la guerre aux compagnies consentent maintenant à traiter avec elles, et ils ne demandent plus qu’à profiter de l’occasion offerte par la conclusion des nouveaux contrats pour réviser, dans l’intérêt public, les anciens cahiers des charges. Ils disent aux compagnies : « Il ne sera plus question du rachat, nous vous concédons le troisième réseau ; votre existence est assurée sans concurrence. En échange, nous allons reprendre les conventions antérieures et rédiger un pacte d’ensemble, qui s’appliquera aux anciennes et aux nouvelles concessions. » Il ne serait pas impossible de contester la correction absolue de cette procédure, qui ne tient pas suffisamment compte des engagemens pris, et qui rouvre le débat sur des conventions que l’on devait considérer comme définitives. Cependant, si les négociations aboutissent, et si elles concilient avec l’intérêt général l’intérêt des compagnies, nul n’aura le droit de s’en plaindre. Il importe aux deux parties en présence que l’on écarte les questions irritantes, les points aigus, pour résoudre avant tout le problème de la construction du troisième réseau de manière à dégager les finances de l’état, si compromises par les votes du parlement.

Autant que l’on peut en juger par la polémique engagée dans la presse, c’est la question des tarifs qui donne lieu aux plus vives controverses. Les anciens cahiers des charges fixent, pour les différentes catégories de transports, des prix maxima, que les compagnies ont la faculté de réduire moyennant l’accomplissement : de certaines formalités et sous réserve de l’homologation ou de l’approbation du gouvernement. Les adversaires des compagnies allèguent que le maximum des tarifs est trop élevé, et, en outre, qu’il ne convient pas de laisser à des entreprises particulières la faculté de modifier les prix de transport ; ils revendiquent cette faculté, ce droit, pour l’état, qui seul aurait qualité et compétence pour régler impartialement le chiffre des taxes. A cela les compagnies répondent que le tarif est une condition fondamentale de l’acte de concession, une garantie essentielle, qui doit demeurer entière et intacte, pour la sécurité du capital des chemins de fer. L’on insiste, et l’on proclame doctrinalement que l’état est, par droit antérieur et supérieur, le grand maître du tarif. Si les compagnies n’acceptent pas ce principe, si elles ne reconnaissent point au gouvernement ou à une autorité arbitrale le pouvoir de fixer les taxes, de les réduire, et même de les relever, il faut, dit-on, rompre avec elles et ne point leur livrer le troisième réseau.

Nous avons examiné, dans un précédent travail, cette question du tarif, et nous avons essayé de démontrer que le régime établi par les anciens contrats est le plus conforme aux intérêts de l’état, du public et des compagnies. Tel est encore notre avis après la lecture attentive des documens qui ont été produits. Que les compagnies tiennent à conserver les attributions qui leur ont été reconnues jusqu’ici en matière de tarif, rien de plus légitime ; car il s’agit là de leur unique élément de recettes et du principal souci de leur administration. Qu’elles veuillent également conserver les chiffres maxima qui ont été fixés par les cahiers des charges, sauf à ne pas les appliquer actuellement dans toute leur rigueur, cela se comprend encore, attendu que ces chiffres ont été stipulés pour une concession de quatre-vingt-dix-neuf ans et que la prudence commande à ces compagnies de rester, pendant cette longue période, armées contre la diminution continue de la valeur du numéraire et contre l’augmentation croissante du prix des services. En défendant cette double garantie pour les concessions existantes, en la réclamant pour les concessions nouvelles, les compagnies se placent sur un terrain qui nous parait inattaquable. Ce n’est point cependant par ces motifs, tirés du droit et de la raison qu’elles réussiront à convaincre leurs adversaires. Il vaut mieux prouver que le public n’est pas intéressé à l’adoption d’un autre système et que l’état est intéressé à ne point accepter la périlleuse attribution que l’on prétend lui imposer.

Quel est l’intérêt du public ? Il consiste à obtenir les plus grandes facilités pour les transports avec des tarifs aussi modérés que possible. Ce résultat est obtenu sous le régime actuel. L’administration d’un chemin de fer est toujours en éveil pour développer les mouvemens de la circulation et, à cet effet, elle combine et elle réduit les tarifs. Le contrôle que le gouvernement exerce par le droit d’homologation suffit pour écarter les combinaisons qui pourraient être critiquées. L’état, maître des tarifs, ferait-il mieux ? La rédaction des tarifs, substituée à l’homologation, le mettrait infailliblement en lutte avec les compagnies, avec les populations, avec les sénateurs et les députés et les conseillers-généraux, avec tout le monde. S’il édictait un tarif trop bas, les compagnies réclameraient avec raison et se défendraient contre une décision qui serait ruineuse non-seulement pour elles, mais encore pour le trésor, garant des emprunts. S’il prenait une mesure justifiée par l’intérêt de telle ou telle région, il se verrait assailli par les exigences des autres régions prétendant au bénéfice égal de cette mesure, sans y avoir le même droit. Ce seraient, de tous côtés, des pétitions, des réclamations, des sommations, auxquelles les influences politiques et électorales donneraient une puissance irrésistible. Maître des tarifs, le gouvernement aurait seul la responsabilité. Les cabinets étrangers pourraient même diplomatiquement lui demander compte des tarifs qui auraient pour résultat de nuire aux opérations de leurs nationaux et d’avantager leurs concurrens des autres frontières. Non, l’état n’a pas intérêt à se charger de tels soucis. S’il y a des imperfections ou des lacunes dans les tarifs établis par les compagnies, ces inconvéniens, qui peuvent d’ailleurs être réformés, sont loin d’égaler ceux que présenterait le système des tarifs établis par l’état.

Depuis deux ans, sur l’invitation du ministre des travaux publics, les compagnies ont étudié la refonte de leurs tarifs, en vue de les simplifier, de les rendre plus uniformes et, en apparence, plus logiques. On a cherché, par exemple, à généraliser la règle du « tarif décroissant selon les distances, » règle appliquée sur le réseau des chemins de fer de l’état, sur le réseau modèle. Ces études, entreprises avec le désir de donner satisfaction au parlement et de calmer les sentimens d’hostilité qui persistent contre les grandes compagnies, n’auront pas été stériles. Elles amèneront quelques réformes, elles rendront peut-être les négociations plus faciles ; mais il est permis de prédire que le barème officiel ne tiendra pas longtemps contre la réalité des faits, contre la diversité des besoins de transport. L’égalité méthodique, en fait de tarifs, n’existe pas. Un tarif de chemin de fer est essentiellement flexible, par conséquent variable selon les conditions particulières de chaque industrie, de chaque région, selon la nature, le poids, l’abondance ou la rareté de la matière transportable, et non pas seulement selon la distance à parcourir. Vouloir soumettre des opérations commerciales à la rigidité d’une règle administrative, c’est méconnaître le caractère et les intérêts du commerce. On introduira d’abord de nombreuses exceptions dans les règles du barème ; puis on reviendra aux tarifs multiples et variés qui sont universellement pratiqués dans l’industrie des transports.

La question des tarifs doit donc être résolue, pour le troisième réseau, dans les mêmes termes que pour les anciennes concessions ; car un concessionnaire qui n’aurait point la propriété des tarifs serait réduit à l’impuissance. Il est difficile que les compagnies cèdent sur ce point, et le gouvernement aurait tort, selon nous, d’insister pour que les cahiers des charges contiennent une clause nouvelle, qui en vérité n’intéresse sérieusement ni l’état, ni le public, puisque, d’une part, l’état possède le droit d’homologation, et que, d’autre part, les compagnies réduisent spontanément les tarifs. Tout l’effort des négociateurs doit porter sur les clauses financières, sur les conditions auxquelles les compagnies pourront entreprendre l’achèvement et l’exploitation du troisième réseau. La pensée commune des contractans peut se résumer ainsi : l’état charge les compagnies de dépenser, en son lieu et place, un capital considérable et il leur donne sa garantie pour les emprunts qu’elles auront à émettre ; l’état charge les compagnies d’exploiter les lignes nouvelles et il doit les indemniser des pertes de l’exploitation, pertes que le trésor aurait supportées directement, s’il n’avait pas recours à des concessionnaires, en tenant compte toutefois du supplément de recettes et de bénéfices que l’ouverture des nouvelles lignes procurera aux lignes des anciens réseaux. — C’est le système de 1859, plus difficile à appliquer, à traduire en chiffres, parce que le coût des travaux et les résultats du trafic sont très incertains, mais cependant le seul qui soit pratique aujourd’hui encore et qui puisse aboutir si les contractans sont bien pénétrés de leur intérêt, de leurs obligations respectives et de leurs devoirs envers le pays.

Lors de la discussion du budget, plusieurs orateurs ont paru craindre que les critiques dirigées contre la gestion financière ne rendissent les compagnies plus exigeantes en leur faisant voir que le gouvernement de la république a besoin de leur concours pour l’exécution du plan de M. de Freycinet. On risquerait, suivant eux, de compromettre la cause de l’état et d’affaiblir à l’avance l’autorité du ministre chargé de négocier en son nom, si l’on appuyait trop sur les embarras du budget et sur la nécessité de traiter avec les compagnies. Cette préoccupation est bien inutile. La situation financière est trop connue, le moyen de sortir d’embarras est trop indiqué pour qu’il y ait profit à s’entourer de réserves et à pratiquer les sous-entendus dans une discussion qui est ouverte, depuis plusieurs années, devant le parlement et dans la presse. Oui, il est nécessaire que l’entente s’établisse entre l’état et les compagnies : cela est nécessaire dans l’intérêt de l’état, mais ce serait une erreur de croire que les compagnies ne soient point également intéressées à cette entente et qu’elles puissent abuser des circonstances en tenant, comme on dit vulgairement, la dragée haute, dans la préparation des futurs contrats. De par les cahiers des charges elles sont, beaucoup plus que l’on ne parait le croire, sous la dépendance et sous le contrôle du gouvernement, qui peut, en maintes occasions, pour les nombreux détails du service, leur faire sentir sa main lourde. Elles n’ont pas, elles ne sauraient avoir l’esprit de résistance contre une autorité qu’elles rencontrent à chaque pas devant elles et qu’il leur importe de ne point heurter ; elles connaissent la fable : le Pot de terre et le Pot de fer. Par conséquent, il n’y a pas à craindre que, de leur côté, le sentiment de conciliation ne soit point sincère ; elles ne prétendront pas traiter avec l’état comme avec un égal : leurs observations, leurs objections ne pourront s’inspirer que de l’intérêt commun qui a créé, dès l’origine, l’association des compagnies et du budget pour l’organisation du grand service des transports.

Les compagnies sont dans une situation prospère, attestée par le cours de leurs actions ; le cours des obligations démontre également la valeur de leur crédit. Cette prospérité et ce crédit ne sont pas uniquement dus à une administration habile et intelligente : ils procèdent également des subventions, des garanties d’intérêt, du système de concentration qui a supprimé la concurrence. S’il est vrai que les sacrifices consentis par l’état n’ont eu en vue que l’intérêt général, il n’en reste pas moins que les capitaux engagés dans les chemins de fer en ont grandement profité. Il est équitable dès lors que, pour la solution des difficultés avec lesquelles l’état se trouve aux prises, le concours des compagnies s’offre libéralement. A cet effet, les négociateurs pourront emprunter aux conventions de 1859 le principe, sinon les termes exacts, des combinaisons par lesquelles, en réservant aux actionnaires les revenus acquis, il sera pourvu à l’extension nouvelle du réseau des chemins de fer sans que le trésor ait à supporter d’autres charges que le paiement annuel d’une garantie d’intérêt et le remboursement au moins partiel, et plus ou moins prolongé, des pertes de l’exploitation sur les lignes du troisième réseau. Ces charges, il ne faut pas le dissimuler, seront lourdes, surtout pendant la première période ; mais elles ne seront pas écrasantes : en tous cas, partagées entre les compagnies et l’état, les dépenses du troisième réseau n’auraient point pour conséquence l’hypothèque à long terme, la ruine du budget, ainsi que la dépression du crédit public et du crédit des compagnies. C’est dans cet esprit de conciliation et avec la notion intelligente des intérêts et des besoins respectifs, que les négociations doivent être conduites, et l’opinion publique serait sévère pour celle des deux parties qui encourrait à ses yeux la responsabilité d’un échec.

Dans l’étude si difficile de cette question des chemins de fer, le dernier mot appartient au patriotisme. Quel que soit l’intérêt gouvernemental, ministériel, électoral, qui s’attache à l’exécution du plan de M. de Freycinet, il faut à tout prix que le budget extraordinaire ne soit point condamné d’abord à absorber toutes les ressources disponibles du trésor par des emprunts déguisés, puis à emprunter directement 700 ou 800 millions par an pendant les prochains exercices. Qu’arriverait-il, a dit M. Buffet au sénat, « si, persistant en pleine paix dans ce déplorable système d’emprunts continus, nous avions à affronter une grande crise nationale ? .. Je vous adjure de tenir compte de certaines éventualités qu’il n’est donné à personne d’écarter et que nous ne pourrions affronter avec succès, le jour où elles viendraient nous surprendre, que si nos finances étaient parfaitement dégagées et si nous n’avions pas créé nous-mêmes par une dette flottante exagérée ou par des emprunts réitérés des difficultés peut-être insurmontables à l’effort suprême que le pays, pour sa sécurité, pour son honneur, pour son existence même, serait obligé de faire. » Voilà comment la question des chemins de fer n’est plus seulement une question de budget, elle s’élève à la hauteur d’une question de patriotisme. Voilà pourquoi il est absolument urgent de la résoudre. Un plus long retard ajouterait à la perspective du désordre financier la menace, autrement sérieuse, d’un péril national.


C. LAVOLLEE.

  1. La Question des chemins de fer et M. Léon Say, par M. J. Lesguillier, député de l’Aisne, ancien sous-secrétaire d’état des travaux publics, Château-Thierry, 1882.
  2. De l’Association des grandes compagnies et des Sociétés locales, par M. Émile Level ; 1875.