Paysages et paysans/Les Clairvoyants

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Paysages et paysansFasquelle. (p. 320-326).

LES CLAIRVOYANTS


« On est pourtant ben faits tous les uns comm’ les autres,
Mais, les bourgeois s’ croient pas d’ la mêm’ rac’ que la nôtre !
J’ vois ça ! quand il en passe un cont’ moi dans un ch’min :
S’i’ m’connaît, il a l’air tout d’mêm’ que j’suis humain,
Quoiqu’i’ me r’garde avec la même œillad’ pas franche
Q’s’i’ voyait un nid d’guêp’ au mitan d’un’ gross’ branche,
Et quoique l’mot qu’i’ m’lâch’, par son lanc’ment r’semb’ bien
Au morceau d’pain que j’jett’, sans savoir, à mon chien.
Mais, si n’me connaît point, alors j’suis invisible ;
J’exist’ pas ! i’ va raide, en bois, q’c’en est risible.
On dirait q’ruminant des pein’ ou des travaux
Il a, pour ne pas m’voir, des œillèr’ comme les ch’vaux.
Ou bien, si d’mon côté sa vue un peu s’détache,
Ell’ me dit : « T’es pas plus pour moi qu’un’ bous’ de vache ! »
Ma foi ! j’fais d’même ! à l’un j’renvoie un bonjour sec,
Et j’dis à l’aut’, d’un r’gard mauvais qui s’croise avec :
« Quoiq’ pour fair’ pousser l’blé la bous’ de vach’ soit bonne,

Je n’fais pas plus d’cas d’toi q’tu n’fais d’cas d’ma personne. »
J’vous ai vu c’soir, pèr’ Jacq’, ou j’avais la berlue,
Causer bien à vot’ aise avec un gros Monsieur,
R’nommé, d’après l’dit-on, jusque dans not’ chef-lieu,
Qu’est plus haut q’les bourgeois puisque tous le saluent,
L’vant les premiers l’chapeau qu’à l’habitude i’s ont,
Excepté pour eux aut’, si bien vissé sus l’front.
Ah ! vous yen récitiez des prôn’ et des harangues…
Vot’ têt’, vos yeux, vos bras marchaient autant q’ vot’ langue !
Lui, vous répondait d’même, avec un air tout rond.
Ses pareils avec nous de leurs parol’ sont chiches :
D’où vient q’lui vous parlait, vous écoutait si doux ? »
— « Eh ben ! c’est qu’ce monsieur, malgré qu’i’ soit si riche
De savoir et d’argent, est aussi simpl’ que nous.

Ceux bourgeois qui sont froids comm’ givre,
Dont la hauteur nous met si bas,
C’est pas Dieu possible ! i’ n’pens’ pas
Q’c’est l’paysan qui les fait vivre.

Toujou’, s’méfiant, i’ nous ar’gardent.
Tels que des r’nards devant des loups ;
Nous aut’ qu’on sait qu’i’ peuv’ plus q’ nous,
Tout comme de juste, on s’tient en garde.


Mêm’ qu’on leur fait des tours de ruse,
Qu’on les attrap’ sans méchanc’té,
Pour voir alors leur min’ confuse
Qui nous venge un peu d’leur fierté.

I’ nous dis’ ivrogn’, lâch’, avares,
D’mauvais sang, paillards, durs, en d’sous,
Ayant précisément comm’ nous
Tout c’qui nous r’proch’ de vice et d’tares.

En plus grand, puisqu’i’ sont plus riches,
Moins brutaux, pa’c’ qu’i’ sont moins vrais.
C’est toujou’ pour leurs intérêts,
Comm’ la nôt’, que leur conscienc’ triche.

I’ nous mépris’ pa’c’qu’on n’sait rien
Des livr’ qui les ont rendus blêmes…
Des fois, en ayant eu l’moyen,
On en saurait plus long qu’eux-mêmes.

Dans leurs vill’ de choléra, d’pesse.
I’ croient qu’i’ sont l’pays entier !
Un campagnard instruit, rentier,
S’rait-i’ ben seul’ment d’leur espèce ?…


À ça faut dir’ q’ya p’têt’ des causes :
Dans ceux fourmilièr’ de vivants
I’ n’ont que l’fabriqué, l’mouvant,
Jamais l’vrai ni l’posé des choses.

C’est not’ solitud’ de campagne
Qui nous donn’ not’ simplicité.
Eux, avec la foul’ pour compagne,
I’ n’apprenn’ que la vanité !

Ceux gens n’voient qu’les pavés d’leurs rues
Et q’les murailles d’leur maison.
La nature absent’ de leur vue :
L’naturel s’en va d’leur raison.

C’est c’qui fait qui n’sav’ pas r’connaître
Qu’eux aussi s’raient p’tèt’ ben miteux
S’i’ n’avaient pas eu chanc’ de naître
D’parents qu’étaient rich’ avant eux.

Leur fla-fla d’orgueil ? i’ l’ramassent
Dans l’mensong’ de la société,
Sans s’dir’ que tout’ les chos’ qui passent
Sont égal’ d’vant l’éternité.


Tous pareill’ment, on boit, on mange,
On pleure, on rit, on marche, on dort,
On est frèr’ de naissance et d’mort.
C’est l’genr’ d’exister qui nous change.

À cause du nôt’ qui s’rait l’plus beau
Puisqu’il attach’ notre infortune
À la terre, not’ mèr’ commune,
Not’ nourricière et not’ tombeau,

I’ nous dédaign’, nous mett’ à l’ombre,
Et n’nous parl’ qu’aux grand’s occasions.
Pourtant, ya des gens d’réflexion
Et qui raisonn’ ben dans leur nombre.

Pas vivr’ pareil, ça met d’la glace
Entr’ les en d’sus et les en d’sous.
Eux, à not’ plac’, f’raient tel que nous,
Comme on f’rait tel qu’eux à leur place.

Enfin ! yaurait moyen d’s’entendre :
Quand i’ mett’ les pouc’, nous aussi !
Un coup d’soleil là, l’autre ici,
Et puis, la glace arrive à s’fendre.


Ah ben non ! j’cherch’ pas à ruser
Avec ce bourgeois d’tout à l’heure,
Si bon dans l’fond, c’lui là ! q’j’en pleure
Chaq’ fois que j’sors de lui causer.

C’t homm’-là qu’a l’esprit et l’moyen
I’ ne r’connaît rien q’ la nature,
Et n’fait pas dans l’mal ni dans l’bien
D’différence ent’ les créatures.

Dans sa bonté pour tous les hommes,
S’il avait un’ préfération
Ça s’rait pour ceux d’not’ condition,
Pour les simpl’ résignés q’nous sommes.

Qu’on d’mande à c’monsieur d’bon service
Et qui nous aid’ sans tapager,
Si l’on f’rait pas pour l’obliger
Tout c’que l’on pourrait d’sacrifice ?

I’ sait ben, lui, qu’est not’ conscience,
Q’la serrur’ d’âm’ d’un villageois
S’laiss’ débarrer par un bourgeois
Avec la bonn’ clef d’la confiance.


Au r’bours de c’que l’Évangil’ prêche
Et qu’est p’têt’ un peu trop parfait,
L’homm’ de campagn’ rend c’qu’on lui fait,
En gard’ toujou’ la mémoir’ fraîche.

Avec tous ceux-là qui nous aiment
On est ouverts et r’connaissants.
Comm’ pour les terr’, chez l’paysan,
On récolt’ toujou’ c’que l’on sème ! »