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Les Comédiens démasqués

La bibliothèque libre.
De l’Imprimerie de la Comédie Françoise (p. T-50).
LES COMÉDIENS
DÉMASQUÉS
OU
MADAME DE GOUGES
RUINÉE
PAR LA COMÉDIE FRANÇOISE
POUR SE FAIRE JOUER.

Dans une société licentieuse par nature, n’espérez pas
trouver de la délicatesse. Molé.



À PARIS,
De l’imprimerie de la Comédie Françoise.

1790.
ADRESSE
AUX REPRÉSENTANS DE LA NATION.


Messieurs,

Les gens de lettres viennent de soumettre à vos regards une cause vraiment digne d’une assemblée aussi auguste, aussi respectable ; la défense du talent, la défense du génie : moi, j’ose y joindre celle de l’humanité.

Encouragée par cette noble démarche des littérateurs Français, une femme qui s’est hasardée de marcher en tremblant sur leurs traces, s’avance avec courage vers votre intègre et imposant tribunal, persuadée que son sexe, et la cause qu’elle défend, trouveront de zélés défenseurs dans les représentans d’une nation qui sera toujours un modèle d’honneur et de loyauté.

Aurois-je donc à craindre que dans ce tems d’équité et de lumières, le despotisme des comédiens et l’inhumanité des Colons, continuassent à me tenir dans l’humiliation de la dépendance ? Et pouroit-il dire encore qu’il seroit impolitique de continuer les représentations d’un ouvrage approuvé et censuré sous les deux régimes : et quand j’ai pour moi la loi ancienne et moderne, une anarchie effroyable d’opinions, qui ne présente contre cette production que des idées vagues et confuses, pourroit-elle arrêter les effets de la décision de la nation Françoise ?

Serait-il possible que l’esclavage des noirs, que j’ai eu si utile aux intérêts des Colonies, fut représentée comme dangereuse ; et parce qu’il existe des troubles dans les Colonies, prétendra-t-on que mon drame tendroit à les augmenter ?

À l’époque où le Roi des François, le meilleur des Rois semblait être menacé, par une populace criminelle, de perdre sa couronne, on donna Charles IX, pièce qui rend les Rois odieux quand ils sont injustes, ce qui pouvoit former un parti destructeur dans ces momens de troubles et de fermentation ; on n’a pas, dis-je, arrêté cette tragédie ; la morale qu’elle renferme a fait connoître l’énorme distance qui sépare les Rois tyrans des Rois père de leurs peuples[1]. Je ne m’élève point jusqu’au talent de M. Chénier ; son orgueil, peut-être, ne me le pardonneroit pas ; mais il me permettra de dire que mon drame renferme, aussi bien que sa tragédie, un but moral. C’est un grand homme que l’auteur de Charles IX ; c’est le seul qui ait osé repousser l’oppression des comédiens : il nous encourage tous ; et la cendre des Dubelloi est enfin vengée. Déjà de son tems les comédiens qui ne tiroient leur existence et leur gloire que des productions de ces génies célèbres, moissonnoient tyranniquement dans le champ de la littérature, et laissoient à peine aux auteurs la faculté d’y glaner : jusqu’à nos jours la comédie françoise a successivement ajouté des anneaux à cette longue chaîne d’injustices, de vexations, d’opprobres dont elle accable les gens de lettres.

Je n’ai pas la prévention de me compter parmi ceux dont la France s’honore ; mais quels que soient mes droits à l’estime publique, l’ambition d’être utile et de cueillir quelques lauriers, m’a cruellement exposée aux outrages des tyrans de la scène. Huit années de persécutions, tel a été le fruit amer qu’ils m’ont forcé de dévorer. Heureuse encore d’avoir échappée aux cachots de la Bastille où ils voulurent me précipiter !

C’est à votre tribunal, à celui du public, que je dénonce ces attentats : mon mémoire en présente le récit véridique.

Je mérite, j’ose le dire, quelque attention. Mes justes plaintes pénètreront l’assemblée nationale, dont mon patriotisme semble avoir devancé les sages décrets.

J’attends sa justice avec la confiance d’une citoyenne pénétrée d’admiration et de reconnoissance pour les législateurs qui ont rendu à l’homme sa dignité et ses droits.


MÉMOIRE
POUR Madame de GOUGES,
CONTRE la Comédie Françoise.

De toutes les associations enfantées par la manie des privilèges exclusifs, l’aréopage comique est peut-être celle qui réunit les caractères les plus odieux d’injustice et de tyrannie.

Long-tems avant la révolution, les bons esprits s’élevèrent contre le despotisme exercé par les Comédiens françois, sur le plus brillant de tous les arts. Depuis Corneille jusqu’à nos jours, auteurs sublimes, auteurs médiocres, tous ont eu à se plaindre de leurs caprices, quand ils n’avoient pas à s’indigner de leur oppression.

Quelle hache tranchera les têtes de cette hydre qui déchira de tous tems le sein de ses bienfaiteurs ? Nos Hercules littéraires viennent de lui porter les premiers coups. MM. de la Harpe, Marmontel, Lemierre, Cailhava, Sedaine, et autres, ont commencé le combat contre ce monstre avide autant que ridicule. Espère-t-il résister ? Le sénat en cothurne et en brodequin conservera-t-il son régime archiféodal ? La fange de ses réglemens souillera-t-elle l’édifice de la régénération de l’Empire ? La gloire, la fortune, l’autorité seront-elles encore le lot exclusif des Comédiens françois ? Et le partage de leurs pères nourriciers ne sera-t-il jamais que l’oubli, l’esclavage et les humiliations ?

Ah ! sans doute, il est tems de briser ce sceptre qui asservit audacieusement les membres de la république des lettres. Citoyens de toutes les classes, qui jouissez déjà du bienfait de la liberté, souvenez-vous de ce que vous devez aux génies patriotes, qui vous ont éclairé sur vos droits ; sachez que la liberté des beaux-arts est un des plus fermes appuis de la liberté civile : et vous, courageux architectes de la régénération françoise, laisserez-vous subsister l’édifice de cette bastille gothique, où l’on persécutoit, où l’on enchaînoit la pensée et le talent ? Je vais vous offrir un nouvel exemple des humiliations, dont on y abreuve les gens de lettres.

FAITS.

Les beaux-arts n’ont point de sexe. Sévigné, Deshoulières et d’autres femmes, connues par des chefs-d’œuvres, ont prouvé que nous pouvions courir la carrière des talens.

Le récit des cruautés exercées par des maîtres féroces sur les malheureux Africains avoit ému ma sensibilité. Solliciter en leur faveur l’opinion publique, éveiller la bienveillance sur ces déplorables victimes de la cupidité, tel fut le devoir que je m’imposai. Un drame sentimental me parut très-propre à remplir mes vues. J’imaginai donc le plan de ma pièce intitulée : l’Esclavage des Noirs. Je la dialoguai : M. Suard y trouva assez d’intérêt dramatique, pour la proposer, en 1783, sous l’anonyme, à la comédie françoise, qui en indiqua la lecture prochaine. On sut bientôt que cet ouvrage étoit de moi : alors la lecture traîna en longueur ; je fis des démarches, je sollicitai, et enfin on me fixa au 17 avril 1784.

Je parus devant le tribunal comique. Momus avoit secoué ses grelots sur les aréopagistes : à mon aspect, des ris moqueurs sillonnèrent les visages ; des chuchottemens caustiques, des propos piquans servirent de préface à la lecture : on ne daigna pas ménager mon amour-propre : je vis, j’entendis très-distinctement tout ce qui pouvoit l’humilier. Cette lecture, disoit l’un, nous donnera la comédie : depuis quinze jours, répondoit l’autre, j’ai une insomnie ; je vais prendre une bonne dose d’opium.

Je dévorois en silence ces outrages cruels, Que venois-je faire dans cette galère, me disois-je, en étouffant des larmes prêtes à se répandre. Enfin, mon ange tutélaire, le sieur Molé, déroula le fatal manuscrit que l’assemblée accueillit d’une bouffée ironique. Cependant on obtient silence : Molé lit, les cœurs se dilatent, l’intérêt les pénètre, les mouchoirs se tirent, les larmes de l’assemblée sèchent les miennes, et d’une voix unanime mon drame est reçu : on m’indique seulement quelques corrections que je me hâte de faire.

On me félicite : le sieur Molé m’accable, surtout, des complimens les plus flatteurs. Je ne vois plus en lui qu’un protecteur chaud et ardent. On m’apprend chez lui, avec un air de mystère, qu’il s’occupe à m’avoir un tour, qu’il est même disposé à l’acheter. J’avois ignoré que les tours se payassent. Quel homme précieux pour moi que le sieur Molé ! et par quelle reconnoissance m’acquitterai-je envers lui ?

« Molé, lui dit un jour en ma présence la divine madame Raymond, tu me donnois tous les ans un oranger ; en voilà deux que tu me dois ». Je saisis ce trait de lumière ; je vole chez le plus fameux jardinier fleuriste ; j’y cherche les deux plus beaux orangers, et ils sont bientôt chez la divinité du dieu comique. On les trouve délicieux ; mais les fleurs vont se passer : quel dommage que leur durée soit si courte ! Tranquillisez-vous, souveraine de la pensée du héros de coulisse ; je suis votre pourvoyeuse : deux nouveaux orangers garnis de leurs boutons odorans se joignent aux premiers ; et le jasmin et la rose remplacent successivement les arbrisseaux dont les fleurs ont cédé au ravage du tems.

Mais l’hiver s’approche ; Flore s’enfuit. Jusques-là j’avois été délicieuse, divine : que faire pour soutenir ma brillante réputation ? Je briguai l’honneur d’être excellente. Flore me quitte, ayons recours à Comus. Je suis d’un canton de la France, où ce dieu des gourmands professa l’art d’apprêter les dindes aux truffes, les saucissons et les cuisses d’oie : n’en laissons pas manquer la table de mon protecteur. « Ah ! me dit-il en mettant un doigt mystérieux sur sa bouche, un jour qu’il dépeçoit une dinde, je vois ce qu’il faut que je fasse ; Madame de Gouge, je ne suis point un ingrat. — Bon, me disois-je, en tressaillant de joie sur mon fauteuil : voilà mon tour qui s’approche. »

On se lève de table, on passe au sallon. Molé fait remarquer aux convives l’élégance de deux flambeaux : il ajoute : « C’est un présent d’un auteur à qui j’ai fait avoir un tour. Ils sont si honnêtes, si reconnoissans, ces pauvres auteurs ». Ensuite jettant, par distraction, les yeux sur une console : « J’ai dit vingt fois qu’on me fit venir le tapissier, pour savoir ce que je pourrai mettre là-dessus ». Cette console a l’air d’une pierre d’attente. L’assemblée s’escrime en projets : l’on propose une pendule, l’autre un cabaret : « Fi donc, reprend l’amphitrion, idées bourgeoises, mon sallon est rempli de ces drogues.

J’ai l’imagination vive : « oui, repris-je, M. Molé a raison. Moi, je veux voir sur ce meuble un parnasse en biscuit de porcelaine. Apollon, les muses et leurs plus chers favoris s’y grouperont agréablement. » On se récrie, mon idée est ingénieuse : bravissima, répétoient madame Raymond et tous les convives : « Non, reprit le sieur Molé, ce seroit trop cher ; il faudroit commander ce morceau. — Oh l’excellent homme, (me disois-je à part, moi,) qui s’occupe, incognito, de m’avoir un tour ! » Et je pars : je vole dans toutes les manufactures de porcelaine, je furète, je m’intrigue, et je trouve ce morceau précieux : on ne l’auroit pas pour cent louis, assuroit le marchand, s’il falloit le commander ; mais il est de hasard, quoiqu’aussi beau, que neuf ; on le laisse pour six cents livres ; je n’avois que quatre cents livres sur moi ; j’étois impatiente de procurer à mon protecteur la jouissance de l’objet désiré ; les difficultés s’applanissent, et l’élégant ouvrage arrive incognito sur la console qui l’attendoit.

Lire dans nos plus secrètes pensées, saisir nos actions les plus occultes est un des attributs des dieux. Je fus devinée, applaudie, et j’obtins ma récompense ; l’excellent homme me promit que dans trois mois j’aurois un tour.

Trois mois, six mois, un an s’écoulent : « Patience, me répétois-je sans cesse, le dieu Molé a les yeux ouverts sur moi. Ayons soin seulement de ne pas trop le fatiguer de nos instances, et pour y faire diversion, présentons une pièce en un acte à la comédie italienne. »

J’avois composé Lucinde et Cardenio, ou le Fou par amour. M. Granger me conseilla d’étendre ce sujet. Il n’étoit qu’en un acte ; j’en devois faire trois. Ma démarche perça : le sieur Molé l’apprit : il me reprocha obligeamment mon infidélité, réclama les droits de la comédie françoise envers un auteur si bien accueilli par elle, et se fit fort de faire recevoir ma pièce telle que je l’avois d’abord conçue, en un acte. Confiante, je cédai : ma pièce est lue au comité. Mais, oh, malheur ! J’avois oublié de rendre une visite préalable aux dieux des coulisses, et de me prosterner aux pieds des déesses ; je fus unanimement éconduite ; les sarcasmes, les brocards ne me furent point épargnés. Repoussée des françois, ne pouvant plus me présenter aux italiens mécontens de ma démarche, on s’applaudissoit du double plaisir de m’avoir nui de deux côtés. Indignée, et du procédé et du persiflage, mon âme s’épancha. M. le chevalier de Cubières, auteur chéri de la comédie françoise, fut témoin de mes plaintes amères. En devint-il l’écho ? Je ne sais ; mais elles furent rendues fidèlement au comité. Le lendemain de l’explosion, lui, chevalier de Cubières et moi, nous rencontrâmes, au sortir de la comédie, l’illustre Florence, seigneur suzerain d’une meute de chiens, dont il étoit alors accompagné[2]. Il m’aborde avec l’œil farouche d’un confident des Néron de la scène : « La comédie françoise, me dit le célèbre personnage, est instruite des propos que vous avez l’audace de tenir sur son compte : elle a décidé de ne plus recevoir à l’avenir aucune de vos pièces, et de ne jamais jouer celles qu’elle a reçues : quant a moi, quos ego… »

« Par bonheur il n’acheva pas ;
« Car il avoit l’âme trop bonne. »

« Quant à moi, poursuivit le furibond ami du prince, en faisant un geste grotesquement énergique, si vous n’étiez pas une femme… » « — Vous ne me parleriez pas ainsi », répliquai-je vivement ; et je continuai mon chemin en haussant les épaules, et dans la stupide admiration du sang-froid du chevalier, mon conducteur, que cette épouvantable rencontre avoit probablement pétrifié.

Je rentre chez moi, et j’écris à la comédie.

Mesdames et Messieurs,

« Je ne sais quel tort vers vous a pu me noircir ; je n’ai rien fait pour m’attirer vos inimitiés et me faire perdre votre bienveillance pour mes pièces. Un de vos membres m’a insulté au nom de la comédie ; il a compromis sa droiture et son honnêteté ; je vous demande raison pour elle et pour moi. Ce membre est M. Florence : il m’a dit, en présence de M. de Cubières, que vous aviez arrêté de ne plus recevoir aucune de mes pièces, et même de ne jamais jouer celle que vous avez déjà reçue. Je ne puis croire cela de vous. Permettez-moi de vous citer un bon mot connu : un mauvais cheval peut broncher, mais non pas toute une écurie. »

Vous, M. le duc de Noailles, de qui j’empruntois ce bon mot, tenu devant votre roi au premier président du parlement de Toulouse, vous n’aviez pas prévu combien il pouvoit me devenir funeste.

« Comme avec irrévérence
« Parle des Dieux ce maraud ;
« Notre bras saura bientôt
« Châtier cette insolence. »


S’écria l’aréopage comique en recevant ma lettre. Aussi-tôt on se met en campagne ; les héros de la scène intriguent ; les héroïnes se donnent des mouvemens ; un châtiment terrible peut seul expier un attentat aussi criminel. On m’en donne l’avant-goût par cette réponse :

Madame,

« La comédie assemblée avec les gentilshommes de la chambre présens à la délibération, s’est fait apporter ses registres, a biffé et rayé l’Heureux naufrage dessus son tableau de réception, et vous ôte les entrées qui vous avoient été accordées pour votre drame.

« Signé, La Porte, secrétaire perpétuel de la comédie françoise. »

Cette petite noirceur n’étoit pas assez piquante. On intéresse les gentilshommes de la chambre ; et M. de Breteuil, de tyrannique mémoire, promet de m’expédier une invitation, en forme de lettre-de-cachet, de me rendre, suffisamment escortée, à la Bastille, jusqu’à ce qu’il plaise à sa seigneurie de m’en faire sortir. J’allois vous remplacer ; j’allois vous tenir compagnie, Latude, Linguet, Delorge, et mille autres aussi énormément coupables ! La partie étoit si artistement liée ; un cachot bien obscur alloit m’engloutir. Encore une légère formalité, et je descendois toute vivante dans ce tombeau. Malheureusement, M. de Crosne jugea ma peccadile très-excusable ; il refusa de prêter son ministère à l’exécution de la lettre-de-cachet. En vain, l’illustre maréchal des menus, le redoutable duc de Duras, se mit à la tête d’une députation du tripot comique ; en vain cette députation et son chef pérorèrent, tonnèrent, insistèrent auprès du magistrat, il fut inflexible.

Voisine de l’orage, sur le point d’en être écrasée, je jouissois d’un calme trompeur. Une lettre anonyme m’ouvrit les yeux sur la gravité du danger : je me rends auprès du magistrat qui me rassure[3] ; mais ce n’étoit point assez. Poussée à bout, je voulois une satisfaction ; je la réclame. L’énergie de mes plaintes épouvante mes persécuteurs. L’astucieux Molé se charge de m’appaiser. Il connoissoit ma tendresse pour L’Esclavage des Nègres : l’espoir d’un tour m’avoit leurré si délicieusement ; cet appas séduisant doit tout raccommoder. En effet, le Sycophante me le présente : je savoure l’espoir d’une première et prochaine représentation. La comédie m’écrit une lettre, obligeante en apparence : on me restitue mes entrées et tous mes droits. Tout est oublié, au moins de ma part[4].

Deux ans s’écoulent encore ; mon tour ne vient point. Je me résous à faire imprimer ma pièce : mais pour ne point heurter les hautes prétentions de la comédie, je lui demande son consentement.

Messieurs,

« Les femmes qui ont eu avant moi le courage de se faire jouer sur votre théâtre, m’offrent un exemple effrayant des dangers que court mon sexe dans la carrière dramatique. On excuse volontiers les chûtes fréquentes qu’y font les hommes ; mais on ne veut pas même qu’une femme s’expose à y échouer. Voici le parti que je voudrois prendre ; j’espère que vous ne le désapprouverez pas. Avant de faire jouer ma pièce que vous avez bien voulu recevoir, et de vous exposer à voir son peu de succès, je voudrois pressentir le goût du public en la faisant imprimer, et en l’offrant à la censure des journalistes : si ma pièce est goûtée à la lecture, elle doit nécessairement être accueillie sur la scène, et vous la jouerez d’après l’opinion qui vous l’a fait recevoir ; au contraire, si elle est jugée mauvaise, je n’augmenterai pas la prévention contre mon sexe que mon foible talent ne manqueroit pas peut-être de justifier. »

Je reçois cette réponse :

« Madame.

Plusieurs exemples attestent à la comédie françoise le danger évident que court votre sexe dans la carrière dramatique. Elle ne peut qu’applaudir à votre précaution et à votre désintéressement. Elle me charge, madame, d’avoir l’honneur de vous assurer, de sa part, qu’elle consent à l’impression de votre ouvrage, aux conditions que vous lui proposez dans votre lettre ».

Signé, de la Porte.
Le 18 Février 1787.

Je profite sur le champ de la permission : les planches sont composées ; on va tirer les exemplaires. Cependant le comité avoit changé d’opinion. On étoit au commencement de l’été ; le sieur Molé, la demoiselle Comtat et d’autres premiers emplois partoient pour la province : « qu’allez-vous faire, demanda le sieur Molé aux doubles restants ; aucun auteur ne veut se faire jouer dans une mauvaise saison. Vous avez vingt tours pour un à donner. Gratifiez-en d’un la pauvre madame de Gouges. Si sa pièce paroît imprimée, et qu’elle réussisse, on nous prêtera un ridicule d’en avoir retardé la représentation. »

On décrète la motion. Je fais briser les planches chez l’imprimeur, à qui je paie cinq à six louis en frais de composition. La copie des rôles à la comédie françoise, comme aux autres spectacles, est à la charge du théâtre ; mais je suis si enthousiasmée d’avoir un tour qu’on ne doute point que je ferai mon affaire de cette dépense ; je la solde, avec vingt écus au souffleur. Enfin, les rôles sont distribués. Autre malheur qui pour cette fois fut réelle, et qui affligea les amis des arts. Mademoiselle Olivier tombe malade, et meurt. Il est vrai que cet accident ne ferma point les portes de la comédie. Madame Petit reprit les rôles de mademoiselle Olivier. Seulement on oublia celui de l’esclavage des noirs. On donne des pièces nouvelles, qui ne devoient passer qu’après la mienne. Je me plains, on ne me répond pas. L’hiver s’approche, et ramène dans la capitale les premiers sujets. Trop peu satisfaite de l’influence du sieur Molé, je m’adresse à mademoiselle Comtat, et je lui écris la lettre suivante :

Mademoiselle,

« Je m’étois toujours flattée que lorsqu’on mettroit ma pièce à l’étude, vous auriez bien voulu choisir le rôle qui vous auroit paru le plus susceptible d’approcher de vos talens. Dans le tems où la comédie avoit l’air de me gratifier de ses dons, en me gratifiant d’un tour d’auteur, vous partez pour la province : j’étois si fière de ses bienfaits, quoique la saison fût détestable, et privée de vous ainsi que de M. Molé, que je regardai décemment le procédé de la comédie comme une de ses plus grandes faveurs à mon égard. La bonne saison arrive pour les spectacles ; Paris, mademoiselle, vous revoit avec un nouveau plaisir, et on impute à votre retour l’impossibilité de remplir la promesse que la comédie m’a faite avant votre départ. Après la connoissance que j’ai de votre esprit, de votre justice, j’ose espérer de vous que vous voudrez bien vous employer pour un droit si légitime, et attendu depuis si longtems, et accordé dans la mauvaise saison, quand mon tour ne seroit pas long-tems à venir. Elle a détruit ses réglemens, en faisant passer La Maison de Molière avant moi, quoiqu’elle ait été reçue un an après mon drame. Je n’espère qu’en vous, mademoiselle ; et si vous ne portez pas la comédie à tenir ses engagemens, elle commettra à mon égard l’acte d’injustice le plus criant ».

Voici sa réponse.

Madame,

« Je vous demande mille pardons de me refuser à ce que vous exigez de moi. Je ne me mêle en aucune façon des affaires de la comédie ; je l’ai vue toujours exacte dans ses promesses et ses procédés : il me semble même qu’elle vous l’a prouvé, en oubliant quelques excès auxquels vous vous êtes portée contr’elle ; ses réglemens ne sont point arbitraires, et vous pouvez les consulter et réclamer si vos droits sont certains. Elle a pu croire que le nom de Molière en tiendroit lieu, et n’a pu deviner que cette justice de son respect excitât un murmure. Je me ferois moquer de moi si je m’avisois de l’en blâmer et de lui prescrire des loix. Veuillez donc bien recevoir, madame, l’assurance de mes respects, et les sentimens avec lesquels j’ai l’honneur d’etre, etc. »

Je devois répliquer, je répliquai.

Mademoiselle,

« Je vous demande un million de pardons de vous déranger ; mais la nécessité de me laver d’une inculpation indigne de moi m’y force. Personne ne me soupçonnera capable de dégrader le nom de Molière, excepté des gens ridicules et sans caractère. Vous avez mal saisi, mademoiselle, le but de ma lettre, où sans doute un sot calomniateur a voulu auprès de vous la mal interpréter. Peut-il tomber sous le sens qu’en réclamant un tour qu’on m’avoit donné il y a six mois, je puisse murmurer contre le père de la bonne comédie ; et pour que vous ne doutiez pas combien j’étois loin de croire que le nom de Molière ne l’emportoit pas sur vos réglemens, j’étois même surprise que cette pièce n’ait pas été représentée dans l’instant même que vous l’avez reçue ; mais puisqu’elle a été quatre ans à attendre son tour, je peux croire que vos réglemens l’emportoient sur votre reconnoissance et sur l’amour que vous me manifestez un peu tard pour ce grand homme. Vous avez plus d’esprit que moi, mademoiselle ; je vous laisse réfléchir sur tous ces abus : mais malheureusement les meilleures raisons de ma part ne pourroient vous faire entendre l’équité et la justice. J’ai l’honneur d’être, etc.

Je ne me décourage point ; je vais à mon but ; je parcours l’échelle de la hiérarchie comique ; et pour cette fois, je m’adresse à madame Bellecourt.

Madame,

« Il y a six mois que j’ai distribué les rôles de mon drame, avec la certitude que j’allois être jouée de jour en jour. La bonne saison pour le spectacle revient. Deux acteurs chéris arrivent, et plus de tour pour moi. Il n’y a rien, je pense, qui puisse empêcher, dans pareille circonstance, la comédie de tenir ses engagemens. Je vous en laisse juge, madame ; on ne balotteroit pas un homme d’une manière aussi cruelle que je le suis. J’ose espérer que vous voudrez bien appuyer ma cause qui est juste et fondée. Que je serois heureuse, madame, si je vous devois ma tranquillité et l’acte de justice dont la comédie m’est redevable. C’est dans cette confiance que j’ai l’honneur d’être, etc. »

Long-tems après on me fait cette réponse qui m’étonneroit encore si je n’avois appris qu’elle fut dictée par le comité ; aussi n’a-t-elle point altéré mon opinion sur la droiture et l’honnêteté de madame Bellecourt.

Madame,

« Je vous prie de m’excuser si j’ai tant tardé à vous répondre : malade, et ne sortant de mon lit que pour jouer la comédie, il ne m’a pas été possible d’avoir plutôt cet honneur ; d’ailleurs je voulois m’instruire des raisons qui vous portoient à croire votre droit si incontestable dans ce moment-ci ; car je savois, comme tous mes camarades, que l’absence de messieurs la Rive et Molé, et celle de mademoiselle Comtat, avoient empêché des pièces dont c’étoit le tour, et que l’on avoit résolu de faire passer la vôtre pendant cet intervalle. Ce dessein n’a pu être exécuté par l’affreux événement de la maladie et de la mort de mademoiselle Olivier. Vous conviendrez, madame, que ce malheur, qui détruit vos espérances, ne peut nous être imputé comme un manque de parole, et qu’il est bien naturel que les auteurs retardés reprennent tous leurs droits : quand les auteurs dont ils avoient besoin sont revenus, la comédie n’a donc pas tort de jouer leurs ouvrages avant le vôtre ».

« On m’a assuré à l’assemblée qu’il ne s’étoit rien passé de plus ; ainsi, madame, je ne puis que vous répéter ce que mademoiselle Comtat vous écrit dans sa réponse qu’elle vous a faite, et qu’elle nous a lue à la suite de votre lettre. Je n’entrerai point en discussion sur la bonté des pièces que nous recevons ; je conviendrai même avec vous qu’il y a des circonstances dans lesquelles nous sommes bien indulgens. Quant à La Maison de Molière, fût-elle aussi mauvaise qu’elle vous le paroît, elle porte un nom sacré pour tous les François : je dirai plus, pour l’Europe entière ; et je vous assure ; madame, que depuis les plus savans littérateurs jusqu’aux plus ignorans barbouilleurs de papier, aucun, hors vous, n’a trouvé extraordinaire l’hommage que nous avons rendu à cet homme immortel. Je suis fâchée, madame, que mes sentimens s’accordent si peu avec les vôtres ; la vivacité n’exclut point la réflexion ; et si vous avez la bonté d’en faire quelques-unes, vous verrez que l’excessive chaleur de vos expressions n’est permise que pour soutenir des droits constatés, et non les chimères d’une imagination exaltée. Pardonnez ma franchise, l’ardeur avec laquelle je défends Molière. Faites-moi l’honneur de me croire, etc. »

Passons sur la gravité d’une maladie qui empêche de faire une réponse, et qui n’empêche pas de jouer la comédie ; passons sur les chimères de mon imagination, sur les barbouilleurs de papier, sur la chaleur à défendre Molière, que je n’attaquois point, sur l’aménité et les gentillesses de cette inconcevable réponse, et voyons ma réplique.

« Je tombe des nues, madame, en recevant votre réponse ; tout le fil de ma pénétration ne m’en fait pas deviner le sens, si ce n’est qu’on peut y entrevoir une querelle d’allemand des plus formelles. Quant à La Maison de Molière, qui vous a dit, madame, que je trouve cette pièce si mauvaise, et qui peut vous inspirer une semblable imprudence ? J’aime cet ouvrage et j’en estime l’auteur ; et les applaudissemens que j’ai donnés à sa représentation, ne sont nullement équivoques, non plus que mon opinion. Je me présente, madame, telle que je suis, sans craindre les atteintes des méchans, ni la calomnie des sots, parce que mon innocence a de quoi les confondre. Sans doute, madame, en me donnant des leçons, vous vous êtes laissée vous-même prévenir injustement, sans avoir voulu faire attention au sens de mes lettres, qui toutes ne tendent qu’à demander l’exécution du tour qui m’a été donné il y a six mois. Vous conviendrez du moins, madame, de cette vérité. Quant au nom de Molière, personne, excepté la comédie, ne me croira assez bornée pour ne pas savoir le révérer au moins comme tout le monde, si je n’ai pas le talent de l’apprécier particulièrement ; et quant à vos expressions mordantes, et peut-être déplacées à mon égard, je laisserai au public le soin de les juger, dans l’impuissance où je suis d’y répondre. Je suis une ignorante, et je barbouille du papier au point que vous voulez l’exprimer, et pire encore, si vous le jugez à propos : il ne seroit pas moins vrai que vous me faites une imputation ridicule, et que ma conduite, mes procédés, mes écrits la démentent de toute manière. Si j’ai mis en avant dans toutes mes lettres, qu’on avoit fait passer La Maison de Molière avant moi, on entend bien que c’est contre les règles mal observées à mon égard que je me plaignois. Eh ! qui peut l’entendre autrement ? Ce mot seul démasque les tracasseries qu’on me prépare, et je suis convaincue actuellement que j’aurai à essuyer les plus grandes vexations pour être jouée, même à mon tour, quoiqu’il soit arrivé déjà cinq ou six fois : ainsi, madame, je vais m’en tenir à l’autorisation que la comédie m’a donnée de faire imprimer ma pièce et de la faire jouer, lorsque le public l’aura jugée de nouveau. J’y joindrai mon innocence, ma soumission, mon honnêteté, que la comédie ensemble ne sauroit détruire ; j’espère, madame, que par la suite vous me rendrez plus de justice. C’est dans ces sentimens que j’ai l’honneur d’être, etc. ».

La querelle en étoit à ce degré de chaleur, mais j’aime la paix ; je la préférai encore aux effets de l’indignation : j’imaginai de recourir à l’intervention du père de la comédie ; j’écrivis ma pièce de Molière chez Ninon ou du siècle des grands hommes, et je la proposai au théâtre par la lettre suivante.

Mesdames et Messieurs,

« Sans pouvoir deviner la cause qui m’avoit méritée une inimitié si manifestée de votre part, j’ai cherché depuis six ans tous les moyens de l’éteindre, et je n’ai fait que l'allumer de nouveau. Molière m’est apparu dans un songe ; mon nom seul, m’a-t-il dit, doit te raccommoder à jamais avec la comédie françoise. Voici le plan que je vais te donner : fais-moi trouver chez l’incomparable Ninon ; transporte-moi avec son aimable société sur la scène de tes jours. Suis-le, me dit-il, je te promets que la comédie redit-il sur ton compte, ce qu’elle te saura bon gré des nouveaux efforts que tu prends pour lui plaire ». Des personnes consommées dans la littérature m’ont assuré cette production bonne ; mais elle n’a point encore obtenu votre suffrage, et l’on peut douter du succès : je me borne donc à obtenir une prochaine lecture en faveur du nom qu’elle porte.

J’obtins une lecture. On s’étoit déterminé à me faire avaler des couleuvres ; on ne me les épargna point.

On avoit dit que les comédiens s’empressoient d’accueillir tout ouvrage qui porteroit le nom de Molière ; mais les comédiens françois ne pardonnent jamais à ceux qu'ils ont accablé d’injustices : en voici la preuve. Dix fois on annonce ma lecture, dix fois je me rends à la comédie, et toujours le nombre des acteurs incomplet pour cette lecture. Enfin, fatiguée de ma constance et de ma modération, le leste Desessarts avec sa voix doucereuse : « Que font-ils tous ces libertins, pour n’être pas rendus à une heure, à une lecture si long-tems annoncée ? Que diable ! il faut en finir cependant, ajouta-t-il, avec un ton ricaneur. Mon ami, mon ami, reprit une princesse comique, tu sais bien qu’on arrive tard quand on joue à la cour. Oh ! oh ! il s'en va deux heures ; ils sont levés peut-être actuellement, répliqua ce pourceau d’Épicure. Qu’on envoie chez eux tous les garçons de théâtre. Ces messagers de la scène olympique vinrent rapporter, tous à la fois, que les déesses et les dieux étoient tous en ville depuis cinq heures du matin. Cette uniforme disparution étoit trop marquée pour que je ne fusse pas déjà convaincue du sort qui m’attendoit ; mais je voulus en voir la fin. Je fus donc fixée définitivement au mercredi d’ensuite ; j’écrivis la lettre qui suit au semainier perpétuel de la comédie :

« Je vous prie, monsieur, de prévenir vos camarades que mercredi on lit ma pièce. J’espère qu’au nom de Molière toute la comédie voudra bien s’y trouver ; que cet ouvrage mérite la présence de tous les comédiens ; que si elle n’est pas reçue, je veux la voir refuser avec les honneurs de la guerre, pour me bien persuader que mes juges sont impartiaux ».

On s’efforce d’arriver l’un après l’autre ; la lecture étoit déjà finie, que le nombre n’étoit pas encore complet. Il y a trente acteurs, et je n’en ai eu que treize. Chacun jugeoit ce qu’il en avoit entendu, sans avoir connu l’exposition de la pièce ; car il n’y en avoit que quatre au commencement de la lecture ; et pour comble de malheur une maudite porte de derrière, par laquelle les comédiens passent toujours, ne pouvoit jamais se tenir clause. Chacun à son tour se levoit, pour essayer de la fermer de nouveau. Enfin, la lecture de ma pièce se termina avec le maudit ferraillement de la porte ; ils se seroient bien gardés de la condamner ; c’étoit leur faux-fuyant.

Le décent Grammon, couronnant la décence du comité, dit : « je suis bien fâché que cette porte se soit fermée si tard ; elle m’a privé de saisir tout le mérite de cet ouvrage »  ; mais il ne me demanda pas moins un rôle, en m’assurant que le peu qu’il en avoit entendu, lui donnoit une parfaite idée du reste. L’auguste assemblée m’entoura, et c’étoit à qui me prodigueroit le plus d’éloges sur cet ouvrage. De bonne-foi, j’avoue ma stupidité dans cette occasion, je crus avoir séduit mes juges, et leur ton de franchise et de loyauté étoit bien propre à en imposer à des plus adroits que moi. Entr’autres, le colossal Desessarts fit rire de si bon cœur le comité, que je n’avois aucun doute sur la réception de ma pièce.

Il me demande si c’étoit à lui que je désignois le rôle de Désyveteaux. J'eus la simplicité de lui répondre que, puisqu’il me le demandoit, je ne voyois personne plus propre que lui à posséder la carricature qui convenoit au berger Corridon. On rit beaucoup, et je ne me pus m’empêcher de rire aussi de bonne-foi. Tous sembloient n’aspirer qu’au moment de le voir en costume de berger ; et je gagerois, si les comédiens étoient capables de convenir une fois de la vérité, que ce n’est qu’avec regret qu’ils ont sacrifié leur opinion contre cette pièce, en faveur du comique qu’au moins ils ont saisi, mais sans doute M. Desessarts n’a pas porté son talent jusqu’à supporter le caractère d’un homme trop vieux, et devenu d’une folie à faire courir tout Paris, et à le faire rire toujours de nouveau. Fatigué de voir qu’on s’amusoit à ses dépens, et impatient de s’en venger contre moi, il cria au soufleur, avec la voix monstrueuse : allons, monsieur, lisez les bulletins.

C’est la seconde fois que je les fais imprimer ; et certes, ils méritent bien une nouvelle édition.

Premier Bulletin.

« Cet ouvrage est charmant ; il fait honneur au cœur, à l’âme et à l’esprit de l’auteur : je le reçois ».

Heureux début.

II. Bulletin.

« Cet ouvrage est rempli de mérite ; mais il y a des longueurs à retrancher. Je reçois à correction ».

Il n’y a pas encore à se désespérer.

III. Bulletin.

« Il y a infiniment de talent dans cet ouvrage. Je reçois à correction ».

J’espère encore.

IV. Bulletin.

« J’aime les jolies femmes ; je les aime encore plus quand elles sont galantes ; mais je n’aime à les voir que quand elles sont chez elles, et non sur le théâtre. Je refuse cette pièce.

Haïe !… haïe !… Ceci sent bien le Dugazon. Mais tout doux, mon très-aimable ; apprenez à connoître le but du théâtre. Les Courtisanes, la Coquette corrigée ne portent-elles pas à un but moral ? Et ma Ninon, n’est-elle pas aussi décente que cette dernière ?

V. Bulletin.

« Cette pièce n’est remplie que d’épisodes mal faits ; il n’y a pas un seul caractère dans cet ouvrage ; le second acte est entièrement du mauvais goût, et la folie de Désyveteaux n’est pas supportable ; elle n’est ni dans les règles théâtrales, ni dans la décence ». Pour le bien de l’auteur, je refuse cet ouvrage.

Ah ! berger Coridon ! on vous reconnoît, comme vous avez reconnu l’intention de l’auteur, en accordant l’élégance de votre taille avec le plaisant de ce caractère, vous avez eu raison de refuser, vous auriez, en effet, été trop comique en ce rôle ; j’avoue même que votre rotondité l’auroit trop chargé ; il n’auroit pas été possible d’y tenir. Qu’on se représente de vous voir habillé en berger, le chapeau sur l’oreille, attaché négligeamment par dessous le cou avec un ruban couleur de rose, et une houpe de toutes couleurs tombant sur vos larges épaules, la panetière au côté et la houlette à la main ! Qu’on me dise si l’on peut voir rien de plus comique sous ce costume ; et vous l’avez craint ! Cependant le public ne hait pas le vrai comique et vous n’en voulez pas ! Tant pis pour vous.

VI. Bulletin.

Ô lecteur ! ô lecteur ! je vous demande de la patience pour entendre ceci de sang-froid.

« Je suis indigné de voir que l’auteur ait pu s’oublier jusqu’à faire du grand Molière le confident des amours de Ninon ; et si j’ai quelque conseil à lui donner, c’est de renoncer à cette pièce, et de ne la montrer à personne ; car je la refuse ».

Pour celui-ci, je n’en pus pas connoître l’auteur, à moins que le comité ne l’ait fabriqué ensemble. Combien Molière se trouveroit choqué et humilié, s’il pouvoit revenir parmi nous, de voir à quel point on fait tout à son esprit et à sa mémoire ! Lui qui fut le confident et l’ami de Ninon, ainsi que tous les grands hommes du royaume, sans excepter les femmes les plus vertueuses. Quelles sont les personnes qui n’ont pas cru se couvrir de gloire, quand elles avoient l’honneur d’être admises dans la société de Ninon de l’Enclos. Cette femme, présentée dans son vrai caractère, n’auroit pu que rendre les femmes plus grandes, même à travers leurs foiblesses ; mais un beau caractère est étranger à la comédie françoise.

VII. Bulletin

« Je considère l’auteur, et je l’aime trop pour l’exposer à une chûte ». Je refuse.

Celui-là est joli, et ne peut m’indisposer.

VIII. Bulletin.

« Rien, ne m’intéresse dans cette pièce que le cinquième acte ; la reconnaissance de Ninon avec son fils est tout-à-fait touchante et prête au but moral : la société de Ninon, et quelques faits par-ci par-là ne peuvent fournir une comédie en cinq actes ; si l’auteur vouloit me croire, il la réduiroit en un ; mais comme je prévois qu’il n’en voudra rien faire, je la refuse. »

Bonnes conclusions.

IX. Bulletin.

« Les valets de Ninon jouent la délicatesse et l’esprit, et sont insupportables dans cette pièce : je la refuse. »

X. Bulletin.

« C’est avec plaisir qu’on se rappelle le règne de Louis XIV ; mais dans cette pièce il est insupportable : je crois rendre service à l’auteur en le refusant. »

Patience lecteur, ceci tire à sa fin.

Pendant la lecture de ces fameux bulletins, j’examinois toutes les figures, mais toutes cherchaient à éviter mes regards ; celle de Desessarts était la seule qui ne changeoit pas d’attitude ; la tête étoit à peindre, sa joue appuyé sur sa canne, et la bouche béante, avec une langue qui sortoit à moitié, qui exprimoit la joie qu’il ressentoit à chaque lecture, et au redoublement de ma confusion.

Si le célèbre Greuze étoit curieux de faire un tableau de comité, voilà un sujet propre à varier son genre, et qu’il ne rendroit pas moins sublime.

Je me levai, et leur dis, avec un ton modeste :

Mesdames, et messieurs, je suis fâchée que vous n’ayez pas reçu ma pièce, et cela ne doit pas vous étonner. Je vois que je suis trompée ; mais ce qui me console, c’est de voir que MM. Palissot, Mercier, Lemierre, et vingt-quatre autres personnes recommandables se soient trompées comme moi, et qu’ils aient encore plus de tort de m’avoir exposée à vous présenter une mauvaise production.

J’ai l’honneur de vous saluer ; et je sortis de leur caverne aussi grande qu’ils étoient petits.

Je fis imprimer sur le champ cette pièce avec mon Esclavage des Nègres. Ces deux productions réussirent parfaitement à l’impression, à la confusion des comédiens ; ils tentèrent de nouveau d’arrêter la publicité de ce volume, en me promettant de recevoir Molière chez Ninon. Tous convenoient que cet ouvrage avoit du mérite ; et qu’avec quelques changemens ; il seroit susceptible de plus grands succès. Pour cette fois, je ne les écoutai plus, et leurs amorces devinrent impuissantes. Je lâchai dans le public mon volume. Voyez les journaux de ce tems. Le hasard m’en fit tomber un dans les mains. Pour prouver l’injustice des comédiens, il est nécessaire que j’en donne l’extrait, comme pièce instructive de ce mémoire.

EXTRAIT DU JOURNAL ENCYCLOPÉDIQUE.
Août, 1788.

« Quand un auteur fait un plan, il le fait d’après ses forces ; il consulte tacitement les ressources de son imagination. Les esprits foibles d’invention font des plans foibles ; ceux qui sont nés pour l’art dramatique ne craignent point la richesse du plan : ainsi a fait madame de Gouges qui n’a point craint de renfermer dans le sien plusieurs personnages du siècle de Louis XIV, notamment le grand Condé, Molière, la Reine Christine. Il falloit être bien sûr de son pinceau pour se charger de ces portraits diversifiés, pour peindre, tout-à-la-fois, Désyveteaux et Scarron.

Le point de réunion est la société de Ninon. C’est en ne s’écartant pas de ce moyen, tout à la fois simple et naturel, que madame de Gouges nous a fait assister à l’entretien des grands hommes du siècle passé : elle a groupé ces personnages, de manière qu’il n’y a point une intrigue soutenue ; il en existe une cependant, mais qui est cachée : elle marie son fils à la fille de M. de Châteauroux.

Les principales circonstances de la vie de Christine sont enchâssées avec art dans ce drame, qui ressemble à ces tableaux des grands maîtres, où ils n’ont pas craint de grouper un grand nombre de personnages, et les mettre en action l’un par l’autre.

II falloit beaucoup de souplesse dans l’imagination pour faire parler Scarron et Christine, Désyveteaux et le grand Condé ; ce que dit Molière est toujours digne de lui ; c’est son sens grave, réfléchi, mêlé de quelques plaisanteries philosophiques.

Désyveteaux est peint avec une telle verité, qu’on croit l’entendre et le voir avec sa musette et sa panetière. Il y a des traits de force à côté de traits délicats.

C’est dans la société de Ninon que Molière a puisé son Tartuffe, la pièce la plus parfaite qui existe sur aucun théâtre, et qui joint à la sublime expression l’utilité morale. Ce fait remplit la scène quinzième, et donne une leçon à tous les poètes comiques, de savoir puiser dans le monde plutôt que dans les livres, ou dans les étroites combinaisons d’un jargon maniéré. Il étoit difficile de mettre Scarron sur la scène, parce qu’il réveille l’idée d’un burlesque justement proscrit dans notre siècle. Madame de Gouges a su faire parler Scarron en lui conservant son caractère, mais en ennoblissant son esprit : ainsi, un peintre habile ne copie pas dans une tête bizarre tout ce qui l’est en effet, mais assez, seulement, pour la faire reconnoître.

Madame Scarron, depuis si célébre, méritoit bien qu’on joignât son attitude et son maintien, pour laisser entrevoir quelque chose de ce caractère, qui a jeté un si grand éclat.

Une situation touchante, c’est le moment où le grand Condé, jetant son chapeau, enlève, par humanité Scarron qui ne pouvoit plus marcher, pour le mettre dans une chaise à porteur ; et quand Scarron, humilié, lui dit : mon Prince, que faites-vous ? Le grand Condé répond : c’est pour essayer si j’ai perdu mes forces. Cette réponse tout-à-la-fois, simple, bonne et naturelle. Il y a une grande variété de couleurs dans cet ouvrage. Nous aurions voulu en supprimer le moment où un exempt vient signifier à Ninon, de par le roi, l’ordre de se rendre aux filles repenties ; mais l’auteur a voulu conserver les caractères, et la réclamation du grand Condé, qui trouve cet ordre déplacé et injuste, et se rend le protecteur de Ninon auprès du roi, relève infiniment cette scène, et prête à cet orage passager un intérêt nouveau. Le rôle de madame Scarron offre une partie de son caractère dans une demi-teinte, qui prête à deviner.

Le dénouement est d’un grand intéret : c’est Ninon qui reconnoît son fils ; mais les circonstances, qui accompagnent cette reconnoissance, décident Ninon à la retraite ; tous ses amis en sont affligés et Scarron s’est fait asseoir à travers la porte, pour lui barrer le passage au moment qu’elle se retire. Comme cette pièce est épisodique, on sent qu’elle n’admettoit pas une autre forme ; ce qu’on appelle intrigue est bien placé dans un tel ouvrage dramatique, et dépareroit tel autre ; celui-ci, par exemple. Le but de l’auteur étoit d’offrir les grands personnages du siècle dernier : pouvoit-il trouver un point de réunion plus piquant et plus conforme aux mœurs du tems ? Cette pièce se rapproche de la plus grande vérité, et nulle part ne sent l’art ; c’est le produit d’un talent naturel, qui peint avec franchise.

Dans une Préface et dans une Post-face, l’auteur se plaint du comité de la comédie françoise, qui a refusé sa pièce avec des bulletins peu réfléchis, et même peu décens. Le comité a eu tort, et n’entend pas ses intérêts : une comédie où figurent les personnages qui servent d’aliment perpétuel à nos conversations, auroit satisfait tous les esprits, et n’auroit pas nui à la recette. »

Passons rapidement sur trois années de mauvais procédés, de pièges, d’injustices de la part des comédiens. J’arrive enfin à l’époque où l’on m’assure définitivement que l’on va jouer mon drame. Ce fut M. Desentelles, intendant des Menus, qui m’en apporta la nouvelle de la part de l’aréopage tragi-comique ; c’étoit au mois d’octobre 1788.

Le tems s’écoule encore. Au milieu de toutes ces tracasseries, un aimant patriotique m’attire à Versailles. Le tems approchoit où l’assemblée nationale devoit porter un œil sévère sur les abus, et rétablir l’homme dans toute la dignité de ses droits. Quel magnifique apperçu pour une âme ardente et civique ! Je brûle de m’élancer dans la carrière des projets d’utilité nationale ; et laissant-là comité, tripotteries, rôles, pièces, acteurs et actrices, je ne vois plus que plans et bonheur public. Le souvenir de six ans de vexation, retentit pour la dernière fois dans mon cœur. L’excellent homme, le grand Molé, s’offrit encore à ma mémoire, et je pris congé de lui en ces termes :

Le 6 novembre 1788.

« Avant de mettre à exécution ce qui me reste à faire, monsieur, il est de mon honnêteté de vous en prévenir ; la comédie a tenu une conduite affreuse avec moi ; ma preuve en est évidente ; mes moyens sont forts et mes droits incontestables. J’ai employé les moyens les plus honnêtes, les plus nobles et les plus généreux, tous ont été infructueux. Vous-même, monsieur, vous m’aviez promis de me faire obtenir un tour ; vous êtes encore à vous occuper de votre promesse. La comédie me donne un tour ; elle me le retire injustement ; le mien arrive, on me fait un passe-droit.

« Je suis au moment de faire imprimer un mémoire de tous ces faits ; j’y joindrai cette lettre, si je n’obtiens pas de vous un acte de justice : je suis on ne peut pas plus redevable à tous vos soins. Cependant si j’avois pu en prévoir l’issue, que de peines, que de tourmens, que de sacrifices je me serois épargnés, sans compter les dépenses infructueuses que j’aurois pu mieux placer, en assistant des malheureux qui auroient fait du moins des vœux pour moi ». J’ai l’honneur d’être, etc.

Nous arrivons à la pièce la plus curieuse de cette comique affaire. Lisons la réponse de l’excellent homme.

Madame,

« J’étois prêt à partir pour Versailles, au moment où j’ai reçu la dernière lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire : je n’ai pu y répondre sur le champ ; et j’ai prié la personne qui me l’a apportée de vous dire que je la remettrois à M. Florence, pour être communiquée à notre assemblée : vous me marquez, madame, que vous ferez imprimer cette lettre ; je compte que vous ferez le même usage de ma réponse, et la voici :

« Vous savez que je n’avois pas l’honneur de vous connoître lorsque vous m’êtes venu trouver pour m’engager à seconder vos premiers essais dramatiques : vous savez avec quel zèle je m’y suis porté ; je ne me suis arrêté que lorsque votre pièce a été reçue : j’ignore, madame, comment il vous a passé par la tête de vouloir reconnoître, par un présent, ce zèle que je voue depuis si long-tems, et avec tant de plaisir, à messieurs les gens de lettres ; vous n’en aviez d’exemple dans aucun ; mais votre sexe a des grâces et des droits qu’il faut respecter. Vous me parlâtes du projet de me faire cadeau d’une pièce de porcelaine, je vous suppliai de n’en rien faire, et elle ne m’en fut pas moins apportée. Ce fut une gêne pour moi, et pressé entre cette gêne de recevoir, et l’impolitesse de vous renvoyer ce que vous m’aviez offert avec instance, j’ai gardé. Votre ardeur d’être jouée à la comédie, madame, vous avoit portée à quelques vivacités envers elle ; si notre assemblée n’eut été composée que d’hommes, probablement cela eût peu marqué : mais comme les femmes sont juges compétans des femmes, il se trouva que mon zèle ne fut plus le maître d’y porter le calme que j’y aurois desiré pour vous. Dans un état de choses assez désespéré, mon amitié s’appuya des secours que pouvoit prêter à votre affaire mon camarade Florence que vous aviez fort mal traité, et dont le procédé fut assez noble pour seconder le désir que j’avois de voir tout rétabli dans un ordre qui vous fût agréable. Nous composâmes, vous et moi, madame, une lettre que vous signâtes pour l’assemblée ; elle étoit honnête ; elle fut entendue avec plaisir, et tout fut oublié. Depuis, madame, votre vivacité a encore tout gâté, et m’a mis dans l’impossibilité absolue de vous être utile : cependant mon intérêt pour vous n’étoit nullement inquiet du sort de votre pièce ; je sais combien la comédie est juste envers les auteurs, même envers ceux dont elle peut avoir à se plaindre ; et je ne vous répétois autre chose, en vous invitant à plus de calme, à moins de défiance, à moins d’activité dans vos gratuites accusations, que de laisser couler le tems qui seul amène le tems d’être joué, quand on n’est pas choisi par messieurs les premiers gentils-hommes de la chambre pour l’être à la cour.

Vous avez continué, madame, à pousser le tems d’une manière tellement propre à éteindre à la comédie toute bonne volonté, que ne pouvant plus rien pour vous, c’est sur moi enfin que vous êtes revenue ; c’est moi que vous accusez de trahir vos intérêts, et vous m’ajoutez : « je suis on ne peut pas plus redevable à tous vos soins ; cependant si j’avois pu en prévoir l’issue, que de peines, que de tourmens, que de sacrifices je me serois épargné, sans compter les dépenses infructueuses que j’aurois pu mieux placer, en assistant des malheureux qui auroient fait au moins des vœux pour moi ». Nous sommes parfaitement du même avis sur cet objet, madame ; oui, la dépense que vous avez faite pour moi étoit absolument superflue, et eût été mieux employée en assistant des malheureux : votre intention est trop respectable pour être trahie ; il est dans mon cœur de la seconder : je me suis assuré du prix de votre cadeau ; il est de la manufacture d’Angoulême, rue de Bondi, et vous a coûté 400 livres comme pièces de rebut, suivant les termes du marchand : j’ai envoyé à M. le curé de Saint-Sulpice 600 liv., dont j’ai tiré quittance en ces termes : « j’ai reçu de M. Molé, pensionnaire du roi, la somme de six cens livres, pour être employée en œuvres charitables, selon l’intention de madame de Gouges, avec prière de la part de M. Molé, de regarder madame de Gouges comme l’auteur de ce bienfait ». Et M. le curé a ajouté : « je prie M. Molé, ainsi que madame de Gouges, d’en recevoir mes remerciemens. À Paris, ce douze novembre mil sept cent quatre vingt-huit. Signé, Meigneaud de Parcimont, curé de Saint-Sulpice ». Cette manière de faire retourner, au profit des malheureux, un argent inutilement prodigué, me paroît de toute équité ; et plût au ciel, madame, que tout différend tournât ainsi à leur profit.

« Je ne vous avois point promis un tour pour faire jouer votre pièce ; je n’avois pas pu vous promettre ce qui ne dépend pas de moi ; je vous avois seulement promis d’en solliciter un pour vous : je regrette sincèrement, madame, que vous m’ayez mis dans l’impossibilité de vous servir. Je ne me connois pas à la comédie l’empire de faire craindre vos menaces à mes camarades ; j’aurois désiré, pour votre intérêt, avoir sur vous celui de vous amener à une aménité suivie. C’étoit plutôt là le sujet de mon zèle, qu’un cadeau qu’il ne falloit pas me forcer de prendre, ou dont il falloit avoir la délicatesse de ne jamais parler. Quant à votre pièce, je suivrai à cet égard l’impulsion que me donnera ma société ; si elle la joue et que mes talens vous soient utiles, je les consacre avec zèle à l’auteur de Mirza ; si elle ne la joue pas, je regretterai que vous ayez mis obstacle au sort d’un ouvrage que j’avois mené à bien, avec tout le plaisir qu’on a d’obliger une personne de votre sexe entrant dans la carrière.

» Je suis, etc. Signé Molé[5].

Ce 12 Novembre 1788.

Je vais à Versailles, où le seul patriotisme occupe tous mes instans ; je publie de nouveau des projets consacrés depuis par les décrets de l’assemblée nationale ; je propose mon impôt patriotique, on l’adopte avec le tems ; je m’enpresse d’y porter mon offrande, et d’y joindre celle du tribut que produira ma part d’auteur de L’Esclavage des Nègres ; les papiers publics en font mention. Les comédiens s’imaginent que je peux dévoiler à l’assemblée nationale la turpitude de leurs procédés ; on se dispose sérieusement à jouer ma pièce ; on la met sur le répertoire ; je l’apprends, j’accours, je me présente, je suis accueillie, fêtée : que vous êtes heureuse, me disoit-on, de tous les chagrins des tracasseries que ce drame vous a attirées ! Il va se jouer à l’époque la plus intéressante, dans le moment de l’explosion des sentimens d’humanité en faveur des nègres. Moi bonne, moi simple, moi crédule, je donne dans toutes ces flagorneries, et me voilà de nouveau enthousiasmée de la candeur et des vertus comiques. Le sort de ma pièce m’inquiète cependant ; le grand jour de la représentation approche ; le soutiendra-t-elle ? Demain toute illusion cessera, demain… ! Et j’apprends que les Colons ont intrigué ; qu’il s’est donné des soupers ; que probablement on a amalgamé au redoutable mélange d’or et de plaisirs, qu’une cabale terrible s’est formée contre mon drame. La toile se lève, la cabale s’élance : l’excellent homme ! Molé, le grand Molé, s’épuise en efforts pour être mauvais ; et en effet, il devient détestable : mais l’intérêt de mon drame combat puissamment en ma faveur ; l’action est chaude, vivement soutenue ; enfin, le champ de bataille me reste, et je triomphe.

Oh ! trois fois excellent homme ! Ce n’étoit pas votre compte. À travers les brouhaha, les hurlemens, les paix-là, j’avois apperçu d’heureux changemens à faire : j’y vais travailler, et on suspendra la seconde représentation. Non ; l’excellent homme a fait son calcul : je ne ferai que quelques coupures à la hâte et sans réflexion ; on choisira les mauvais jours ; on jouera trois fois mon drame dans la même semaine avec les coupures informes ; on l’accolera à tout ce que le répertoire offre de plus usé : on choisira les jours où le public désertera les spectacles, et qui furent les derniers de Favras : et par le résultat de ces bénignes précautions, mon drame tombera dans ce que la comédie appelle ses règles ; c’est-à-dire, qu’il lui appartiendra, parce que la recette n’aura pas atteint telle fixation.

Je veux déjouer cette manœuvre ; je m’oppose à la troisième représentation qui est annoncée sur l’affiche ; je demande mon manuscrit : l’excellent homme se présente encore, il se rend l’orateur du comité : « la comédie est équitable ; elle sait que vous avez le droit de retirer votre pièce jusqu’à ce que les changemens soient appris ; mais elle se voit compromise avec le public : que dira-t-il ce soir, si on ne lui donne pas votre drame ? Laissez-le jouer, et la comédie aura les plus grands égards à ce sacrifice. Je vous promets de sa part vingt représentations de suite, avec des pièces qui attirent des chambrées complettes : je vous en garantis la promesse sur ma parole d’honneur ».

J’en crus la parole d’honneur de l’excellent homme… Oh ! le bon billet qu’a La Châtre.

La troisième représentation passe : on annonce la quatrième ; on l’annonce encore, et puis encore, et puis on l’oublie. Le public y pense, il la demande, mais une demande du public qui n’est pas étayée au spectacle par une cabale, tombe bientôt elle-même dans l’oubli.

Voilà donc mon drame enfoui dans les déréglemens de la comédie, et qui devient sa propriété. Nouvelles plaintes de ma part ; injonction à l’excellent homme de se souvenir de sa parole d’honneur, et sourde oreille partout. Je recours à M. le Maire ; on m’y a prévenu. Je vais aux établissemens publics : là je force mes honnêtes despotes à convenir qu’ils m’ont fait tomber par leur faute dans ce qu’ils appellent leurs règles ; qu’ils me doivent deux représentations, et qu’ils me les eussent déjà rendues sans l’opposition des planteurs, menaçant la comédie de rendre quarante loges à l’année louées par eux. J’ai beau représenter que la location des loges à l’année est elle-même un attentat envers le public ; qu’elle punit l’aristocratie des riches, autant que la Bastille celle du despotisme ; que le caprice de quarante colons ne pouvoit balancer la volonté générale et mes droits de propriété. Vains efforts pour ramener à des principes de justice des hommes qui ont décidé de s’en écarter : on m’objecte que mon drame est incendiaire, qu’il peut occasionner une insurrection dans les Colonies. « Eh ! Messieurs, nous sommes à Paris ; ce n’est pas devant des Nègres que mon drame sera joué ; je vous soutiens qu’il les porteroit au contraire à la soumission ; que tout y respire les bonnes mœurs, l’obéissance aux loix. Comment se fait-il que ce drame reçu il y a huit ans, et censuré sous l’influence du despotisme, comment se fait-il qu’aujourd’hui il est incendiaire ? Est-ce ainsi que raisonnent des hommes aggrandis par l’influence de la liberté ? Quoi ! la cabale de quelques colons et la tyrannie histrionique l’emporteront sur l’intérêt public, sur la plus lumineuse équité : et l’an premier de la liberté se souillera d’une injustice que n’eussent produit ni l’ignorance, ni la barbarie du régime féodal ! »

Comme j’avais perdu ma cause avant de comparoître devant mes juges, toute ma féconde échoua.

Maintenant, ami lecteur, que j’ai vu le sourire de l’indignation sillonner vos traits, que pensez-vous de l’excellent homme et de ses illustres sociétaires ? Ah ! sans doute, direz-vous avec moi ; il est tems que ces astucieux flibustiers ne dévastent plus impunément les parages de la littérature ; il est tems qu’une classe des plus éclairés de la société ne soit plus la proie de ces loups dévorants et cruels ; il est tems de l’affranchir des humiliations dont on l’abreuve, de l’esclavage où une horde de corsaires la tient. Il est tems de prescrire les limites entre les enfants dénaturés et leurs pères nourriciers, si horriblement dépouillés, si tyranniquement persécutés ; il est tems d’anéantir un privilège iniquement exclusif, de rendre la liberté au plus brillant des beaux arts, et qui peut devenir un des plus utiles, de permettre, d’encourager l’émulation par la rivalité des théâtres ; il est tems que les chefs-d’œuvres des auteurs morts ne soient plus la propriété d’une seule troupe, et qu’ils deviennent le patriotisme de tous ; il est tems que l’ouvrage d’un auteur vivant soit mis au rang des propriétés les plus inviolables ; il est tems de secouer l’ordure des règles de la comédie françoise, et d’en effacer jusqu’à la moindre trace.

Et si mes intérêts personnels, si les injustices, les persécutions qu’on s’est permises contre moi peuvent être comptées pour quelque chose dans cette chaîne d’infamies exercées par la comédie françoise contre les hommes de lettres les plus distingués, je demande que mes intentions soient suivies, que mon drame reparoisse sur le répertoire, et que les parts d’auteurs soient fidèlement versés à la caisse des dons patriotiques.


NOTA. Une bonne maxime nous dit que le tems n’y fait rien, pourvu que l’on plaise ; ainsi, il seroit inutile de justifier la foule de fautes qui se sont glissées dans ce mémoire, par le peu de tems que j’y ai donné. Mais je ne puis m’empêcher d'en prévenir le lecteur ; car, malgré cette précaution, il aura bien de la peine à pardonner a l’auteur.


  1. M. Chénier peut seul justifier les comédiens ; il n’a eu qu’à se louer d’eux, et cependant il se plaint : mon impartialité m’inspire cette remarque : et si mon ennemi mérite mon suffrage, je ne saurois lui refuser quand il n’a point de reproches à se faire.
  2. Le sieur Florence est connu pour avoir eu alors un équipage complet de chasse.
  3. Une critique assez plaisante, qui parut alors dans les mémoires secrets, m’apprit toutes les sourdes menées du gentilhomme de la chambre et des comédiens auprès du ministre. Je m’en plaignis à M. de Crosne. Il me répondit : « Madame, il faut oublier cette offense, les prétentions de vos adversaires étoient aussi injustes que ridicules ; et j’ai fais mon devoir en ne m’y arrêtant pas. » Si quelque âme honnête doutoit que les comédiens eussent eu l’impertinente audace de manœuvrer pour me faire embastiller, j’offre en témoignage MM. Cochy et Puissant, chefs de bureau à la police, trop véridiques pour nier un fait à la gloire du magistrat leur supérieur.
  4. « Qu’allez-vous faire, me disoit Molé ? vous brouiller avec la comédie. Songez-vous que c’est le premier théâtre de l’Europe ; que votre premier début y a été admis ; que la plupart de nos meilleurs auteurs n’ont pas commencé comme vous ? » L’illusion eut son effet : je le laissai le maître d’arranger cette affaire, et j’eus la foiblesse de signer une lettre où je témoignois le désir de rentrer dans tous mes droits ; ce qui fut promptement accordé, et ma pièce reprit son rang.
  5. Le lecteur ne perd pas de vue que je n’ai pas fait de reproches à Molé des présens qu’il avoit reçus de moi, que ma délicatesse et ma générosité m’avoient inspiré le silence, en dépit de mon ressentiment, et que le public les ignoreroit encore, sans l’indiscrétion du sieur Molé.

    François, les Comédiens ordinaires du Roi sont venus de la haut ici bas dans un nuage, et ne sont pas, ainsi que nous, poussés sur la terre comme des champignons. Le maître des dieux les a soufflés de son pouvoir divin parmi nous.

    « Et fils de Jupiter, ils vont lancer la foudre. »

    Éternels comme l’Être suprême, la révolution ne peut

    s’élever jusqu’à eux. Peuple libre, soumettez-vous avec respect à vos maîtres. Le bien du clergé appartient à la nation ; les monumens dramatiques ne sont pas à la nation, mais la propriété sacrée de la comédie françoise : il est vrai qu’elle ne l’a point acquise volontairement comme le clergé, mais avec les droits des tyrans, par la voie de l’usurpation. Elle peut avoir acquis quelques pièces à forfait, mais le plus grand nombre est devenu sa propriété par les voies les plus honteuses. Mon drame en est un exemple frappant. Je dois convenir cependant que j’ai à me louer de deux membres de la comédie française, M. Saint-Fal et Mlle. Lange : je suis trop juste pour n’en pas faire l’aveu.