Les Contes drolatiques/III/Persévérance d’amour

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PERSEVERANCE D’AMOUR



Environ les premières années du treiziesme siècle après la venue de nostre divin Saulveur, advint en la cité de Paris une adventure amoureuse par le faict d’ung homme de Tours, de laquelle s’estomira la ville et aussy la Court du Roy. Quant au clergié, vous verrez, par ce qui sera cy-dessoubz dict, la part qu’il en eut en ceste histoire, dont par luy feut conservé le tesmoingnaige.

Ce dict homme, appelé le Tourangeau par les gens du menu, pour ce qu’il avoyt prins naissance en nostre ioyeulse Touraine, estoyt en son vray nom dict Anseau. En ses vieux iours, ce bon homme retourna en son pays et feut maire de Sainct-Martin suyvant la Chronicque de l’abbaye et de la ville ; mais à Paris estoyt ung noble orphebvre. Ores doncques, en son prime aage, par sa grant honnesteté, ses labeurs ou aultrement, devint bourgeoys de Paris, et subiect du Roy, dont il achepta la protection suyvant l’usaige de cettuy temps. Il avoyt une maison par luy bastie hors de toute censive, prouche l’ecclise Sainct-Leu, en la rue Sainct-Denys, où sa forge estoyt bien cogneue de ceulx qui cherchoyent les beaux ioyaulx. Encores que ce feust ung Tourangeau et que il eust de la vie à revendre, il estoyt demouré saige comme ung vray sainct, nonobstant les blandices de ceste ville, et avoyt effeuillé les iours de sa verde saison sans avoir oncques laissé traisner ses chausses en ung clappier. Beaucoup diront que cecy passe les facultez de croire que Dieu ha mises en nous pour ayder à la foy deue aux mystères de la saincte religion : aussy besoing est-il de démonstrer abundamment la cause absconse de ceste chasteté d’orphebvre. Et d’abord prenez que il estoyt venu de son pied en la ville ; paouvre plus que Iob, au dire des vieulx compaignons, et que, à l’encontre des gens de nostre pays, lesquels n’ont que ung prime feu, il avoyt ung charactère de métail, et persistoyt en ses voyes comme une vengeance de moyne. Ouvrier, tousiours laboroyt ; devenu maistre, laboroyt encores ; tousiours apprenoyt secrets nouveaulx, cherchoyt nouvelles receptes, et en cherchant rencontroyt des inventions de toute sorte. Les passans attardez, gens de guette ou maulvais garsons, voyoyent tousiours une saige lampe allumée à travers les croisées de l’orphebvre, et bon orphebvre tappant, sculptant, rongnant, cizaillant, limant, tocquant, en compaignie de aulcun apprentif, portes closes, aureilles ouvertes. La misère engendra le labeur, le labeur engendra sa notable saigesse, et la saigesse engendra de grans biens. Entendez cecy, enfans de Caïn, qui mangez des doublons et pissez de l’eaue ! Si le bon orphebvre avoyt en luy-mesme de ces phantasques dezirs, qui, de cy, de là, tenaillent ung paouvre homme seul, quand le diable faict mine de l’emporter sur ung signe de croix, le Tourangeau rebattoyt son métail, attiroyt les esperits séditieux à sa cervelle en se bendant à faire des délicatesses délicieuses, mignonnes engraveures, figurines d’or, belles formes d’argent avecques lesquelles il rafreschissoyt la cholère de sa Vénus. Adiouxtez à ces chouses que ce Tourangeau estoyt homme à simples semelles, de naïf entendement, craignant Dieu d’abord, puis les voleurs, les seigneurs après, le tumulte par-dessus tout. Quoique il eust deux mains, iamais ne faisoyt que une seule chouse. Il avoyt ung parler doulx comme est celluy d’une espousée avant les nopces. Encores que le clergié, les gens d’armes et aultres ne le réputassent point sçavant, il sçavoyt bien le latin de sa mère et le parloyt correctement, sans se faire prier. Subsécutivement ceulx de Paris luy avoyent apprins à marcher droict, à ne point battre les buissons pour aultruy, à mesurer ses passions à l’aulne de ses revenus, à ne bailler à personne licence de luy prendre de son cuir pour se faire des cordons, à veigler au grain, à ne point se fier aux dessus de boëte, ne point dire ce que il faisoyt et faire ce que il disoyt, à ne laisser cheoir que de l’eaue, avoir plus de mémoire que n’en ont habituellement les mousches, à guarder sa poine pour luy seul et aussy son escarcelle, à ne point s’occuper des nuées par les rues, et vendre ses ioyaulx plus chier que ils ne luy coustoyent ; toutes chouses dont la saige observance luy donnoyt autant de sapience que besoing estoyt pour vendre à son oise et contentement. Ainsy faisoyt-il, sans gehenner personne. Et, advisant ce bon petit homme en son privé, beaucoup disoyent le voyant : « Par ma foy ! ie vouldroys estre cet orphebvre, encores que l’on m’obligeast à botter iusques au genoil les crottes de Paris durant une centaine d’années. » Autant auroyt valu soubhaiter estre roy de France, pour ce que l’orphebvre avoyt des bras quarrez, nerveux, poilus, et si merveilleusement durs, que, alors que il serroyt les poings, des tenailles manouvrées par le plus rude compaignon ne luy eussent ouvert la main. Comptez que ce que il tenoyt estoyt bien à luy. De plus, avoyt des dents à maschier du fer, ung estomach à le dissouldre, une fressure à le digérer, ung sphincter à l’expectorer sans deschireure, puis des espaules à soustenir le monde à l’instar de ce seigneur payen auquel estoyt iadis commis ce soing et que la venue de Iésus-Christ en ha, bien à temps, deschargié. Ce estoyt, à vray dire, ung de ces hommes faicts d’ung seul coup, et qui sont meilleurs, veu que ceulx auxquels besoing est de retouchier ne valent rien ainsy rapiecez et bastis en plusieurs foys. Brief, maistre Anseau estoyt un masle tainct en graine, à visaige de lion et soubz les sourcilz duquel sourdoyt ung resguard à fondre l’or, si le feu de sa forge luy avoyt faict deffault ; mais une eaue limpide mise en ses yeulx par le Modérateur de toute chouse tempéroyt ceste grant ardeur, sans quoy il eust tout bruslé. Estoyt-ce point un fier morceau d’homme ?

Sur l’eschantillon de ses vertus cardinales, aulcuns persevereront à s’enquerir pourquoy le bon orphebvre estoyt demouré garson comme une huistre, veu que ces propriétez de nature sont de bel usaige en tous lieux. Mais ces opiniastres criticques sçavent-ils ce que est d’aymer ? Ho ! ho ! Foing ! Le mestier d’ung amoureux est d’aller, venir, escouter, guetter, se taire, parler, se blottir, se faire grant, se faire petit, se faire rien du tout ; agréer, musicquer, pastir, querir le diable où il est, compter des pois gris sur ung volet, treuver des fleurs soubz la neige, dire des patenostres à la lune, caresser le chat et le chien du logiz, saluer les amys, flatter la goutte ou la catarrhe de la tante, et luy dire en temps opportun : « Vous avez bon visaige et fairez l’épitaphe du genre humain. » Puis flairer ce qui plaist à tous les parens, ne marcher sur les pieds de personne, ne point casser les verres, ferrer des cigales, laver des bricques, dire des riens, tenir de la glace en sa main, s’esbahir des afficquets, s’escrier : « Cecy est bien ! » ou : « Vrayment, madame, vous estes bien belle ainsy. » Et varier cela de cent mille fassons. Puis se fraizer, s’empoiser comme ung seigneur, avoir la langue leste et saige, endurer en riant tous les maulx que faict le diable, enterrer toutes ses cholères, tenir sa nature en laisse, avoir le doigt de Dieu et la queue du diable, guerdonner la mère, guerdonner la cousine, guerdonner la meschine ; brief, tousiours se faire une trongne plaisante, faulte de quoy la femelle s’eschappe et vous plante là, sans dire une seule raison chrestienne. En fin de tout, l’amoureulx de la plus clémente garse que Dieu ayt faicte en ung moment de belle humeur auroyt-il parlé comme ung bon livre, saulté comme une puce, viré comme ung dez, musicqué comme le roy David, faict les cent mille tourdions de l’enfer, et basty pour ceste dessus dicte femme l’ordre corinthien des columnes du diable, s’il fault à la chouse espéciale et tenue secrette qui plaist entre toutes à sa dame, que souvent elle ne sçayt elle-mesme, et que il est besoing de sçavoir, la garse le quitte comme une lèpre rouge. Elle est dans son droict. Nul ne sçauroyt y treuver maille à reprendre. En ceste occurrence, aulcuns hommes deviennent grimaulds, faschiez, affollez plus que vous ne pourriez imaginer. Voire mesmes, plusieurs se sont occiz pour ce revirement de iuppe. En cecy, l’homme se distingue de la beste, veu que aulcun animal ne ha perdu l’esperit par desespoir d’amour ; ce qui prouve d’abundant que les bestes n’ont point d’ame. Le mestier d’amoureux est donc ung mestier de batteleur, de souldard, de charlatan, de baladin, de prince, de niais, de roy, d’oisif, de moyne, de duppe, de traisne-chausses, de menteur, de vantard, de sycophante, de teste vuyde, de chasse-vent, de gaule-festu, de congne-rien, de drolle ; ung mestier dont s’est abstenu Iésus, et que, en son imitation, desdaignent les gens de hault entendement ; mestier auquel ung homme de valeur est requis de despendre, avant toute chouse, son temps, sa vie, son sang, ses meilleures paroles, oultre son cueur, son ame et sa cervelle, dont toutes les femelles sont cruellement affriandées, pour ce que, dès que leur langue va et vient, elles se disent l’une à l’aultre que, si elles n’ont pas tout d’ung homme, elles n’en ont rien. Comptez mesmes que il se rencontre des cingesses qui fronssent leurs sourcilz et grondent encores que ung homme faict les cent coups pour elles, à ceste fin de s’enquerir s’il y en ha cent et ung, veu que, en tout, elles veulent le plus, par esperit de conqueste et tyrannie. Et ceste haulte iurisprudence ha esté tousiours en vigueur soubz la coustume de Paris, où les femmes reçoivent plus de sel au baptesme qu’en aulcun lieu du monde, et par ainsy sont malicieuses de naissance.

Et doncques, l’orphebvre, tousiours estably à son ouvrouer, brunissant l’or, chauffant l’argent, ne pouvoyt aulcunement chauffer l’amour, ne brunir et faire resplendir ses phantaisies, ne fanfreluchier, parader, se dissiper en cingeries, ne se mettre en queste d’ung moule à aureilles. Ores, veu que à Paris pucelles ne tombent pas plus au lict des garsons que il ne pleut des paons rostis ez rues, encores que ces garsons soyent orphebvres royaux, le Tourangeau eut l’advantaige d’avoir, comme ha esté dessus dict, ung coquebin dans sa chemise. Cependant le bourgeoys ne pouvoyt avoir les yeulz clos sur les advantaiges de nature dont faisoyent estat et se treuvoyent amplement fournies les dames et aussy les bourgeoyses avecques lesquelles il debattoyt la valeur de ses ioyaulx. Aussy, souvent, en escoutant les gentils proupos des femmes qui vouloyent l’emboizer et le mignottoyent pour en obtenir quelque doulceur, bon Tourangeau s’en retournoyt-il par les rues, resveur comme ung poëte, plus desespéré que ung coucou sans nid, et se disoyt lors en luy-mesme : — Ie debvroys me munir d’une femme. Elle balyeroyt le logiz, me tiendroyt les plats chaulds, ployeroyt les toiles, me racousteroyt, chanteroyt ioyeulsement dedans la maison, me tourmenteroyt pour me faire faire tout à son goust léans, me diroyt comme elles disent toutes à leurs marys, quand elles veulent ung ioyau : « Hé bien, mon mignon, vois doncques cecy, n’est-ce pas gentil ? » Et ung chascun, de par le quartier, songeroyt à ma femme et penseroyt de moy : « Voilà ung homme heureux. » Puis se marioyt, faisoyt les nopces, dodinoyt madamoiselle l’orphebvre, la vestoyt superbement, luy donnoyt une chaisne d’or, l’aymoyt de la teste aux pieds, luy quittoyt le parfaict gouvernement du mesnaige, sauf l’espargne, la mettoyt en sa chambre d’en hault, bien verrée, nattée, tendue de tapisseries, avecques ung bahut mirificque, dedans ung lict oultre large, à columnes torses, à rideaulx de cental cytrin ; luy acheptoyt force beaulx mirouëres, et avoyt tousiours ung dixain d’enfans d’elle et de luy quand il arrivoyt à son logiz. Ains là, femme et enfans s’évaporoyent en martelaiges ; il transfiguroyt ses imaginations melancholieuses en dessins phantasques, fassonnoyt ses pensiers d’amour en ioyaulx drolaticques qui plaisoyent moult à ses achepteurs, lesquels ignoroyent combien il y avoyt de femmes et d’enfants perdus dans les pièces d’orphebvrerie du bon homme, qui, tant plus avoyt de talent en son art ; tant plus se desbiffoyt. Ores, si Dieu ne l’avoyt prins en pitié, seroyt foryssu de ce monde sans cognoistre ce que estoyt de l’amour, mais l’auroyt cogneu en l’aultre sans la métamorphose de la chair qui le guaste, suyvant messire Plato, homme d’authorité, mais qui, pour ce que il n’estoyt chrestien, ha erré. Las ! ces préparatoires discours sont digressions oisives et fastidieux commentaires, desquels les mescreans obligent ung homme d’entortiller ung conte, comme ung enfant dedans ses langes, alors qu’il debvroyt courir tout nud. Le grant diable leur donne ung clystère avecques sa fourche triple rouge ! Ie vais tout dire sans ambaiges.

Ores, vécy ce qui advint à l’orphebvre dans la quarante et uniesme année de son aage. Ung iour de Dieu, se pourmenant en la rive gauche de la Seyne, il s’adventura, par suite d’ung pensier de mariaige, iusques en la prairie qui depuis feut nommée la Prée aux Clercs, laquelle estoyt lors dans le domaine de l’abbaye de Sainct-Germain, et non en celluy de l’Université. Là, tousiours marchant, le Tourangeau se veit en pleins champs, et feit la rencontre d’une paouvre fille, laquelle, l’advisant bien guarny, le salua, disant : « Dieu vous saulve, monseigneur ! » En ce disant, sa voix eut telles doulceurs cordiales, que l’orphebvre sentit ses esperits ravis par ceste mélodie féminine et conceut de l’amour pour la fille, d’autant que, chatouillé de mariaige comme il estoyt, tout concordoyt à la chouse. Néantmoins, comme il avoyt ià dépassé la garse, point n’osoyt revenir, pour ce que il estoyt timide comme une fille qui mouroyt dedans ses cottes par avant de les lever pour son plaisir ; ains, quand il feut à ung get d’arc, il pensa que ung homme receu depuis dix ans maistre orphebvre, devenu bourgeoys et qui avoyt deux fois l’aage d’ung chien, pouvoyt bien veoir ung devant de femme, s’il en avoyt phantaisie, d’autant que son imagination luy trepignoyt bien fort. Doncques il vira net comme s’il changioyt de visée pour sa pourmenade, puis reveit ceste fille qui tenoyt par une vieille chorde sa paouvre vache, laquelle broutoyt l’herbe venue en la lizière verde d’ung fossé iouxtant le chemin.

— Ah ! ma mignonne, feit-il, vous estes bien peu guarnie de bien, que vous faictes ainsy œuvre de vos doigts le iour de Dieu. Ne redoubtez-vous point d’estre mise en prison ?

— Monseigneur, repartit la fille en abaissant les yeulx, ie n’ay rien à craindre, pour ce que ie appartiens à l’abbaye. Le seigneur abbé nous ha baillé licence de pourmener la vache après vespres.

— Vous aymez doncques vostre vache mieulx que le salut de vostre ame !

— Vère, monseigneur, nostre beste est quasiment la moitié de nostre paouvre vie.

— Ie m’esbahis, ma fille, de vous sçavoir paouvre et ainsy haillonnée, houzée comme ung fagot, pieds nuds par les champs ung dimanche, alors que vous portez plus de threzors que vous n’en foulez au parcours du domaine abbatial. Ceulx de la ville vous doibvent poursuyvre et tormenter d’amour.

— Nenny, monseigneur, ie appartiens à l’abbaye, feit-elle en monstrant à l’orphebvre ung collier à son bras senestre, comme en ont les bestes ez champs, mais sans clochette. Puis gecta ung tant desplourable resguard au bourgeoys, que il en demoura tristifié, veu que par les yeulx se communiquent les contagions du cueur, quand fortes elles sont.

— Hé ! que est de cecy ? reprint-il, voulant s’enquerir de tout.

Et il toucha le collier où estoyent engravées les armes de l’abbaye moult apparentes, mais que il ne voulut point veoir.

— Monseigneur, ie suis fille d’ung homme de corps. Par ainsy, quiconque s’uniroyt à moy par mariaige tomberoyt en servaige, feust-il bourgeoys de Paris, et appartiendroyt corps et biens à l’abbaye. S’il m’aymoyt aultrement, ses enfans seroyent encores au domaine. A cause de ce, suis délaissée d’ung chascun, abandonnée comme une paouvre beste des champs. Mais, dont bien me fasche, seroys-je, selon le plaisir de monseigneur l’abbé, couplée en temps et lieu avec ung homme de corps. Et ie seroys moins laide que ie ne suis, que, au veu de mon collier, le plus amoureulx me fuyroyt comme la peste noire.

En ce disant, elle tiroyt sa vache par la chorde pour la contraindre à les suyvre.

— En quel aage estes-vous ? demanda l’orphebvre.

— Ie ne sçays, monseigneur ; mais nostre sire abbé le ha en notte.

Ceste grant misère touchia le cueur du bon homme, qui avoyt pour ung long temps mangié le pain du malheur. Il conformoyt son pas à celluy de la fille, et ils alloyent ainsy devers l’eaue en ung silence bien estoffé. Le bourgeoys resguardoyt le beau front, les bons bras rouges, la taille de royne, les pieds pouldreux, mais faicts comme ceulx d’une Vierge Marie, et la doulce physionomie de ceste fille, laquelle estoyt le vray pourtraict de saincte Geneviefve, la patronne de Paris et des filles qui vivent ez champs. Et comptez que ce cocquebin tout neuf de la teste aux pieds soupçonnoyt la iolie danrée blanche des tettins de ceste fille, lesquels estoyent, par graace pudicque, bien soigneusement couverts d’ung maulvais drapeau, et les appetoyt comme un escholier appète une pomme rouge pour ung iour de chaleur. Aussy, comptez que ces bons brins de naturance denotoyent une garse complectionnée en perfection délicieuse, comme tout ce que possédoyent les moynes. Ores, tant plus il estoyt deffendu aux bourgeoys d’y touchier, tant plus l’eaue luy venoyt en la bouche de ce fruict d’amour, et le cueur luy saultoyt iusques dans la gorge.

— Vous avez une belle vache, feit-il.

— Soubhaitez-vous ung peu de laict ? respondit-elle. Il faict si chauld en ces premiers iours de may ! Vous estes bien esloingné de la ville.

De faict, le ciel estoyt pers, sans nuées, et ardoyt comme une forge ; tout reluisoyt de ieunesse, les feuilles, l’aër, les filles, les cocquebins ; tout brusloyt, estoyt verd et sentoyt comme baulme. Ceste offre naïfve, sans espoir de retour, veu que ung besant n’eust point soldé la graace espéciale de ceste parole, puis la modestie de geste, par lequel se vira la paouvre garse, estraingnit le cueur de l’orphebvre, qui eust voulu pouvoir mestre ceste fille serfve en la peau d’une royne et Paris à ses pieds.

— Nenny, ma mye, ie n’ay point soif de laict, mais de vous, que ie vouldroys avoir licence d’affranchir.

— Cecy ne se peut, et ie mourray appartenant à l’abbaye. Vécy ung bien long temps que nous y vivons de père en fils, de mère en fille. Comme mes paouvres ayeulx, ie passeray mes iours sur ceste terre, et aussy mes enfans, pour ce que l’abbé ne nous laisse point sans gesine.

— Quoy ! feit le Tourangeau, nulle guallant ne ha tenté pour vos beaulx yeulx de vous achepter la liberté, comme i’ay achepté la mienne au Roy.

— Vère, elle cousteroyt trop chier ! Aussy ceulx auxquels ie plais à la prime veue s’en vont-ils comme ils viennent.

— Et vous n’avez point songié à gaigner ung aultre pays en compaignie d’ung amant à cheval sur ung bon coursier ?

— Oh ! bien. Mais, monseigneur, si ie estoys prinse, ie seroys au moins pendue, et mon guallant, feust-il ung seigneur, y perdroyt plus d’un domaine, oultre le reste. Ie ne vaulx pas tant de biens. Puis l’abbaye ha les bras plus longs que ie n’ay les pieds prompts. Et doncques ie vis en parfaicte obéissance de Dieu, qui me ha plantée ainsy.

— Et que faict vostre père ?

— Il fassonne les vignes des iardins de l’abbaye.

— Et vostre mère ?

— Elle y faict les buées !

— Et quel est vostre nom ?

— Ie n’ay point de nom, mon chier seigneur. Mon père ha esté baptisé Estienne, ma mère est la Estienne, et moy ie suis Tiennette, pour vous servir.

— Ma mye, feit l’orphebvre, iamais femme ne me ha plu autant que vous me plaisez, et ie vous cuyde le cueur plein de seures richesses. Doncques, pour ce que vous vous estes offerte à mes yeulx en l’instant où ie me déliberoys fermement de prendre une compaigne, ie crois veoir en cecy ung advis du Ciel, et, si ie ne vous suis point desplaisant, ie vous prie de m’agréer pour vostre amy.

La fille baissa derechief les yeulx. Ces paroles furent proférées de telle sorte, en ton si grave et manière si pénétrante, que ladicte Tiennette ploura.

— Non, monseigneur, respondit-elle, je seroys cause de mille desplaisirs et de vostre mauvaise heur. Pour une paouvre fille de corps, ce est assez d’une causette.

— Ho ! feit Anseau, vous ne cognoissez point, mon enfant, à quel maistre vous avez affaire.

Le Tourangeau se signa, ioignit les mains et dit : — Ie fais vœu à monsieur sainct Eloy, soubz l’invocation de qui sont les orphebvres, de fabriquer deux niches d’argent vermeil, du plus beau travail qu’il me sera licite de les aorner. L’une sera pour une statue de madame la Vierge, à ceste fin de la mercier de la liberté de ma chière femme, et l’aultre pour mon dict patron, si i’ay bon succez en l’emprinse de l’affranchissement de Tiennette, fille de corps, cy présente, et pour laquelle ie me fie en son assistance. D’abundant, ie iure par mon salut éterne de persévérer avecques couraige en ceste affaire, y despendre tout ce que ie possède, et ne la quitter qu’avecques la vie. Dieu me ha bien entendu, feit-il, et toy, mignonne ? dit-il en se virant vers la fille.

— Ha ! monseigneur, voyez !… ma vache court les champs, s’escria-t-elle en plourant aux genoilz de son homme. Ie vous aymeray toute ma vie, mais reprenez vostre vœu.

— Allons querir la vache, repartit l’orphebvre en la relevant sans oser la baiser encores, quoique la fille y feust bien dispose.

— Oui, feit-elle, car ie seroys battue.

Et vécy l’orphebvre de saulter après la damnée vache, qui se soulcioyt mie des amours ; ains elle feust tost prinse aux cornes et tenue comme en un estau par les mains du Tourangeau, qui pour un rien l’eust gectée par les aërs, comme festu.

— Adieu ! ma mye. Si vous allez en la ville, venez à mon logiz, prouche Sainct-Leu. Ie me nomme maistre Anseau et suis orphebvre de nostre seigneur le Roy de France, à l’imaige de sainct Éloy. Faictes-moi promesse d’estre en ce champ au prouchain iour de Dieu ; point ne fauldray à venir, encore qu’il tombast des hallebardes.

— Oui, mon bon seigneur. Pour ce saulteroys-ie aussy bien par-dessus les hayes, et, en recognoissance, vouldroys-ie estre à vous sans meschief, et ne vous causer aulcun dommaige, au prix de mon heur à venir. En attendant la bonne heure, ie prieray Dieu pour vous bien fort.

Puis elle demoura en pieds comme ung sainct de pierre, ne bougeant point, iusques à ce que elle ne veit plus le bourgeoys, qui s’en alloyt à pas lents, se virant par momens devers elle pour la resguarder. Et quand le bourgeoys feut loing et hors de ses yeulx, elle se tint là iusques à la nuictée, perdue en ses méditations, ne saichant point si elle n’avoyt point resvé ce qui luy estoyt advenu. Puis revint sur le tard au logiz, où elle feut battue pour s’estre desheurée, mais ne sentit point les coups. Le bon bourgeoys perdit le boire et le mangier, ferma son ouvrouer, féru de ceste fille, ne songiant que de ceste fille, voyant partout ceste fille et tout luy estoyt ceste fille. Ores doncques, dès lendemain dévalla vers l’abbaye en grant apprehension de parler au seigneur abbé. Puis, en chemin, pensa prudemment de soy mettre soubz la protection d’ung homme du Roy, et, dans ce pensier, retourna en la Court, qui lors estoyt en la ville. Ores, veu que il estoyt existimé de tous pour sa preudhomie, aymé pour ses œuvres mignonnes et ses complaisances, le chamberlan du Roy, auquel il avoyt esraument faict pour une dame de cueur ung drageoir d’or et de pierreries unicque en sa fasson, luy promit assistance, feit seller son cheval et une hacquenée pour l’orphebvre, avecques lequel il vint aussytost en l’abbaye, et demanda l’abbé, qui estoyt monseigneur Hugon de Sennecterre, lequel avoyt d’aage nonante et trois années. Lors estant venu en la salle avecques l’orphebvre bien estouffé d’attendre sa sentence, le chamberlan pria l’abbé Hugon de luy octroyer par advance une chouse facile à octroyer qui luy seroyt plaisante. A quoy le sire abbé respondit en branlant le chief que les Canons luy faisoyent inhibitions et deffenses d’engagier ainsy sa foy.

— Vécy, mon chier père, dit le chamberlan, l’orphebvre de la Court qui ha conceu ung grant amour pour une fille de corps appartenant à vostre abbaye, et ie vous requiers, à charge de vous complaire en celluy de vos dezirs que vous vouldrez veoir accomply, de franchir ceste fille.

— Quelle est-elle ? demanda l’abbé au bourgeoys.

— Elle ha nom Tiennette, dit timidement l’orphebvre.

— Ho ! ho ! feit le bon vieil Hugon en soubriant. L’appast nous ha doncques tiré ung beau poisson. Cecy est un cas grave, et ie ne sçauroys le résouldre seul.

— Ie sçays, mon père, ce que vault ceste parole, feit le chamberlan en fronssant les sourcils.

— Biau sire, feit l’abbé, sçavez-vous ce que vault la fille ?

L’abbé commanda que l’on allast quérir Tiennette, en disant à son clerc de la vestir de beaulx habits et de la faire la plus brave que il se pourroyt.

— Vostre amour est en dangier, feit le chamberlan à l’orphebvre en le tirant à part. Quittez cette phantaisie. Vous rencontrerez partout, mesme en la Court, des femmes de bien, ieunes et iolies, qui vous espouseront voulentiers. Pour ce, si besoing est, le Roy vous aydera dans quelque acquest de seigneurie qui, par force de temps, vous feroyt faire une bonne maison. Estes-vous pas assez bien guarny d’escuz pour devenir souche de quelque noble lignée ?

— Ie ne sçauroys, monseigneur, respondit Anseau. Ie ay faict une emprinse.

— Doncques voyez lors à achepter la manumission de ceste fille, ie cognoys les moynes. Avecques eux monnoye faict tout.

— Monseigneur, feit l’orphebvre à l’abbé revenant vers luy, vous avez charge et cure de représenter ici-bas la bonté de Dieu, qui souvent use de clémence envers nous et ha des threzors infinis de miséricorde pour nos misères. Ores ie vous mettray, durant le restant de mes iours, chaque soir et chaque matin, en mes prières, et n’oublieray iamais avoir tenu mon heur de vostre charité, si voulez m’ayder à iouyr de ceste fille en légitime mariaige, sans garder en servaige les enfans à naistre de ceste union. Et pour ce, puis-je vous faire une boëte à mettre la saincte Eucharistie, si bien élaborée, enrichie d’or, pierreries et figures d’anges, aeslez, que aulcune aultre ne sera iamais ainsy dans la chrestienté, laquelle demourera unicque, vous resiouyra la veue et sera si bien la gloire de vostre autel, que les gens de la ville, les seigneurs estrangiers, tous accourront la veoir, tant magnificque sera-t-elle.

— Mon fils, respondit l’abbé, perdez-vous le sens ? Si vous estes résolu d’avoir ceste fille pour légitime espouse, vos biens et vostre personne seront acquestez au Chapitre de l’abbaye.

— Oui, monseigneur, ie suis affolez de ceste paouvre fille, et plus touchiez de sa misère et de son cueur tout chrestien que ie ne le suis de ses perfections ; mais ie suis, dit-il avecques larmes aux yeulx, encores plus estonné de vos duretez, et ie le dis quoique ie saiche mon sort entre vos mains. Oui, monseigneur, ie cognoys la loy. Ains, si mes biens doibvent tomber en vostre domaine, si ie deviens homme de corps, si ie perds ma maison et ma bourgeoysie, ie guarderay l’engin conquesté par mes labeurs et mes estudes, et qui gist là, feit-il en se cognant le front, en ung lieu où nul, fors Dieu, ne peut estre seigneur que moy. Et vostre abbaye entière ne sçauroyt payer les espéciales créations qui en sourdent. Vous aurez mon corps, ma femme, mes enfans ; mais rien ne vous baillera mon engin, pas mesmes les torteures, veu que ie suis plus fort que le fer n’est dur et plus patient que la douleur n’est grant.

Ayant dict, l’orphebvre, enraigé par le calme de l’abbé, qui sembloyt résolu d’acquester à l’abbaye les doublons de ce bonhomme, deschargia son poing sur une chaire en chesne, et la mit par petites eschardes, veu que elle s’esclatta comme soubz ung coup de massue.

— Voilà, monseigneur, quel serviteur vous aurez, et d’ung ouvrier de chouses divines ferez ung cheval de traict.

— Mon fils, respondit l’abbé, vous avez à tort brisé ma chaire et légierement iugé mon ame. Ceste fille est à l’abbaye, et non mienne. Ie suis le fidelle servateur des droicts et usaiges de ce glorieux monastère. Encores que ie puisse donner à ce ventre de femme licence de faire des enfans libres, ie doibs compte de ce à Dieu et à l’abbaye. Ores, depuis que il est icy ung autel, des gens de corps et des moynes, id est, depuis ung temps immémorial, iamais il ne se est rencontré ung cas de bourgeoys devenant la propriété de l’abbaye par mariaige avecques une fille de corps. Doncques besoing est d’exercer le droict d’en faire usaige, pour que il ne soit oncques perdu, débilité, caduc, et vienne en désuétude, ce qui occasionne mille troubles. Et cecy est d’ung plus hault advantaige pour l’Estat et l’abbaye que vos boëtes, tant belles soyent-elles, veu que nous avons ung threzor qui nous permettra d’achepter de beaux ioyaulx, et que nul threzor ne sçauroyt establir des coustumes et des loys. I’en appelle à monseigneur le chamberlan du Roy, tesmoing des poynes infinies que nostre Sire prend, chaque iour, de batailler pour l’establissement de ses ordonnances.

— Cecy est pour me clore le bec, feit le chamberlan.

L’orphebvre, qui n’estoyt point ung grant clerc, demoura pensif. Puis vint Tiennette, nette comme ung plat d’estain nouvellement frosté par une mesnaigière, les cheveulx relevez, vestue d’une robbe de laine blanche à ceincture perse, chaussée de soliers mignons et de chausses blanches, enfin si royallement belle, si noble en son maintien, que l’orphebvre se pétrifia d’ecstaze, et le chamberlan confessa n’avoir oncques veu si parfaicte créature. Puis il y existima que il y avoyt trop de dangier pour le paouvre orphebvre en ceste veue, le ramena dare dare en la ville, et l’engagea de moult penser à ceste affaire, veu que l’abbé n’affranchiroyt point ung si bon hamesson à prendre bourgeoys et seigneurs, en la hanse parisienne. De faict, le Chapitre feit sçavoir au paouvre amoureulx que, s’il espousoyt ceste fille, il debvoyt se resouldre à quitter ses biens et sa maison à l’abbaye, se recognoistre homme de corps, luy et les enfans à provenir dudict mariaige ; ains que, par graace espéciale, l’abbé le lairroyt en son logiz, à la condition de bailler ung estat de ses meubles, de payer par chascun an une redevance, et venir, pendant une huictaine, demourer en ung bouge despendant du domaine, à ceste fin de faire acte de servaige. L’orphebvre auquel ung chascun parloyt de l’opiniastreté des moynes, veit bien que l’abbé maintiendroyt incommutablement cet arrest, et se desespéra à perdre l’ame. Tantost vouloyt bouter le feu ez cinq coins du monastère ; tantost se prouposoyt d’attirer l’abbé en ung lieu où il peust le tormenter iusques à ce qu’il luy eust signé quelque chartre d’affranchissement pour Tiennette ; enfin mille resves qui s’évaporoyent. Mais, après bien des lamentations, se delibera d’enlever la fille et s’enfouir dans ung lieu seur d’où rien ne le sçauroyt tirer, et feit ses préparatives en conséquence, veu que, foryssu du royaulme, ses amys ou le Roy pourroyent mieulx chevir des moynes et les arraisonner. Le bonhomme comptoyt sans son abbé, veu que, en allant à la prée, il ne veit plus Tiennette et apprint que elle estoyt serrée en l’abbaye en si grant rigueur que, pour l’avoir, besoing seroyt de faire le siège du monastère. Lors maistre Anseau se respandit en plainctes, esclats et querimonies. Puys par toute la cité, les bourgeoys et mesnaigieres parloyent de ceste adventure, dont le bruict feut tel que le Roy, advisant le vieil abbé en sa Court, s’enquit de luy pourquoy il ne cedoyt point en ceste occurrence à la grant amour de son orphebvre et ne mettoyt en praticque la charité chrestienne.

— Pour ce que, monseigneur, respondit le prebstre, tous les droicts sont unis ensemble comme les pièces d’une armeure, et, si l’un faict deffault, tout tombe. Si ceste fille nous estoyt, contre notre gré, prinse, et si l’usaige n’estoyt observé, bientost vos subiects vous osteroyent vostre couronne, et s’esmouveroyent en tous lieux grosses séditions à ceste fin d’abolir les tailles et péages qui gehennent le populaire.

Le Roy eut la bouche close. Ung chascun doncques estoyt en apprehension de sçavoir la fin de ceste adventure. Si grant feut la curiosité que aulcuns seigneurs gaigièrent que le Tourangeau se desisteroyt de son amour, et les dames gaigièrent le contre. L’orphebvre s’estant plainct avecques larmes à la Royne que les moynes luy avoyent ravy la veue de sa bien aymée, elle treuva la chouse détestable et torssionnaire. Puis, sur ce que elle manda au seigneur abbé, il feut licite au Tourangeau d’aller tous les iours au parlouër de l’abbaye où venoyt Tiennette, mais soubz la gouverne d’ung vieulx moyne, et tousiours venoyt-elle attornée en vraye magnificence comme une dame. Les deux amans n’avoyent lors aultre licence que de se veoir et se parler, sans pouvoir happer ung paouvre boussin de ioye, et tousiours leur amour croissoyt d’autant. Ung iour, Tiennette tint ce discours à son amy : — Mon chier seigneur, i’ay delibéré de vous faire le guerdon de ma vie pour vous oster de poyne. Vécy comme. En m’enquérant de tout, i’ai treuvé ung ioinct pour frauder les droicts de l’abbaye et vous donner toutes les felicitez que vous attendez de ma fruition. Le iuge ecclésiastique ha dict que, ne devenant homme de corps que par accession, et pour ce que vous n’estiez pas né homme de corps, vostre servaige cesseroyt avecques la cause qui vous faisoyt serf. Ores doncques, si vous m’aymez plus que tout, perdez vos biens pour acquérir nostre bonheur, et m’espousez. Puis, quand vous aurez iouy de moy, et que vous m’aurez accollée tant et plus, par avant que ie n’aye de lignée, ie m’occiray voulentairement, et par ainsy redeviendrez libre. Au moins ce sera ung pourchaz pour lequel vous aurez le Roy nostre Sire, qui vous veult, dit-on, mille biens. Et, sans doubte aulcun, par Dieu me sera pardoint ceste mort que i’auray faicte en veue de délivrer mon seigneur espoux.

— Ma chiere Tiennette, s’escria l’orphebvre, tout est dict. Ie seray homme de corps, et tu vivras pour faire mon heur aussy long que mes iours. En ta compaignie, les plus dures chaisnes ne me seront iamais poisantes, et peu me chault d’estre sans deniers à moy, pour ce que toutes mes richesses sont en ton cueur, et mon plaisir unicque en ta doulce corporence. Ie me fie en monsieur sainct Eloy, qui daignera dans ceste misère gecter des yeulx pitoyables sur nous, et nous guarantira de tous maulx. Ores, ie vais de ce pas chez ung escripvain pour faire dresser les chartres et contrats. Au moins, chiere fleur de mes iours, seras-tu bravement vestue, bien logiée et servie comme une royne pendant ta vie, veu que le sieur abbé nous laisse la iouissance de mes acquests.

Tiennette, plourant, riant, se deffendit de son heur, et vouloyt mourir pour ne point réduire en servaige ung homme libre ; mais le bon Anseau luy dit de si doulces paroles et la menassa si bien de la suyvre en la tumbe, que elle s’accorda pour ce dict mariaige, songiant que elle pourroyt tousiours se tuer après avoir gousté aux ioyes de l’amour. Alors que feut sceue par la ville la soubmission du Tourangeau, qui pour sa mye quittoyt son avoir et sa liberté, ung chascun le vouloyt veoir. Les dames de la Court s’encombroyent de ioyaulx pour parler à luy ; et il luy tomboyt des nuées force femmes pour le temps pendant lequel il en avoyt esté privé. Mais si aulcunes approuchoyent Tiennette en beaulté, nulle n’avoyt son cueur. Brief, en entendant sonner l’heure du servaige et de l’amour, Anseau fondit tout son or en une couronne royalle, en laquelle il esmailla les perles et diamans que il avoyt à luy, puis vint secrettement la remettre à la Royne, en luy disant : — Madame, ie ne sçays en quelle foy mettre ma fortune que vécy. Demain, tout ce qui se treuvera dans mon logiz sera la chevance des damnez moynes qui n’ont point eu pitié de moy. Doncques daignez me guarder cecy. Ce est ung foible merciement de la ioye que par vous i’ay eue de veoir celle que i’ayme, veu que nulle somme ne vault ung de ses resguards. Ie ne sçays ce qui adviendra de moy. Mais, si ung iour mes enfans estoyent delivrez, i’ay foy en vostre generosité de royne.

— Bien dict, bon homme, feit le Roy. L’abbaye aura quelque iour besoing de mon ayde, et ie ne perdray point le soubvenir de cecy.

Il y eut ung monde exorbitant en l’abbaye pour les espousailles de Tiennette, à laquelle la Royne donna en présent des vestemens de nopces et à qui le Roy bailla licence de porter tous les iours des annels d’or en ses aureilles. Quand vint le ioly couple de l’abbaye au logiz d’Anseau, qui serf estoyt devenu, prouche Sainct-Leu, il y eut des flambeaux aux fenestres pour le veoir passer, et dans la rue, deux hayes comme à une entrée royalle. Le paouvre mary s’estoyt forgié ung collier d’argent qu’il avoyt en son bras senestre en foy de son appartenance à l’abbaye Sainct-Germain. Ains, maulgré son servaige, luy crioyt-on : Noël ! Noël ! comme à ung nouveau roy. Et le bon homme saluoyt trez-bien, heureulx comme ung amoureulx et trez-ioyeulx des hommaiges que ung chascun rendoyt à la graace et modestie de Tiennette. Puis treuva le bon Tourangeau des rameaux verds et des bluets en couronne en sa potence, et les principaulx du quartier estoyent là tous, qui, par grant honneur, lui feirent des musicques et luy crièrent : « Vous serez tousiours ung noble homme maulgré l’abbaye ! » Comptez que les deux espoux s’escrimèrent à en rendre l’ame, et que le bourgeoys deut poulser de fiers coups en l’escu de sa mye, qui, en bonne pucelle de campaigne, estoyt de nature à les luy rendre, et ils vesquirent bien ung mois entier, allaigres comme des columbes qui au prime temps massonnent leur nid brin à brin. Tiennette estoyt toute aise de son beau logiz et des praticques qui venoyent et s’en alloyent esmerveillées d’elle. Ce mois de fleurs passé, vint ung iour en grant pompe le bon vieil abbé Hugon, leur seigneur et maistre, lequel entra dans sa maison, qui lors n’estoyt plus à l’orphebvre, ains au Chapitre ; puys, là, dit aux deux espoux : « Mes enfans, vous estes libres, francs et quittes de tout. Et ie doibs vous dire que, de prime abord, ay grantement esté féru de l’amour qui vous ioingnoyt l’ung à l’aultre. Aussy, les droicts de l’abbaye recogneus, estoys-je, à part moy, deliberé vous faire une ioye entière, après avoir esprouvé vostre leaulté en la coupelle de Dieu. Et ceste manumission ne vous coustera rien. » Ayant dict, il leur bailla ung bon petit coup de main en la ioue et ils tombèrent à ses genoilz en plourant de ioye pour raisons valables. Le Tourangeau apprint à ceulx du quartier, qui s’amassoyent en la rue, la largesse et bénédiction du bon abbé Hugon. Puis, en grant honneur, maistre Anseau luy tint la bride de sa iument, iusques en la porte de Bussy. Durant ce voyaige, l’orphebvre, qui avoyt prins ung sac d’argent, en gectoyt les pièces aux paouvres et souffreteux criant : « Largesse ! largesse à Dieu ! Dieu saulve et guarde l’abbé ! Vive le bon seigneur Hugon ! » Puis, de retour en sa maison, resgualla ses amys et feit des nopces nouvelles qui durèrent une pleine sepmaine. Cuidez que l’abbé feut bien reprouché de sa clémence par son Chapitre, qui ouvroyt ià la gueule pour digérer ceste bonne proye. Aussy, ung an après ce, le bon homme Hugon estant malade, son prieur luy disoyt-il que ce estoyt une punition du Ciel de ce qu’il avoyt caïné les sacrez interests du Chapitre et de Dieu. — Si i’ay bien iugé de cet homme, feit l’abbé, il aura souvenir de ce que il nous doibt.

De faict, ce iour estant par adventure l’anniversaire de cettuy mariaige, ung moyne vint annoncer que l’orphebvre supplioyt son bienfaicteur de le recepvoir. Lors il apparut en la salle où estoyt l’abbé, auquel il despouilla deux chaasses merveilleuses que depuis ce temps nul ouvrier n’a surpassées en aulcun lieu du monde chrestien, et qui, pour ce, feurent dictes le vœu de la perseverance d’amour. Ces deux threzors sont, comme ung chascun sçayt, placez au maistre autel de l’ecclise, et sont estimez estre d’ung travail inestimable, veu que l’orphebvre y avoyt despendu tout son bien. Néantmoins cet ouvraige, loin d’amenuiser son escarcelle, la remplit à pleins bords, pour ce que si bien creust son renom et ses proufficts, que il dut achepter la noblesse, force terres, et ha fondé la maison des Anseau, qui depuys feut en grant honneur dans la gente Touraine.

Cecy nous endoctrine à tousiours recourir aux saincts et à Dieu dans les emprinses de la vie, et à perseverer en toutes les chouses recogneues bonnes ; puis, d’abundant, qu’ung grant amour triumphe de tout, ce qui est une vieille sentence ; mais l’Autheur l’ha escripte, pour ce que elle est moult plaisante.