Les Descendans des mages à Bombay

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Les Descendans des mages à Bombay
Revue des Deux Mondes3e période, tome 80 (p. 429-452).
LES
DESCENDANS DES MAGES
A BOMBAY

History of the Parsis including their manners, customs, religion and present situation, par M. Dosabhai Framji Karaka. Londres; Macmillan et Cie.

Grâce à la vapeur et à la diffusion des langages, l’Asie devient aussi connue que la vieille Europe, et, ce n’est plus à des voyageurs suspects de partialité que nous le devons, mais aux publications de savans qui, nés sur les rives du Gange, du fleuve Jaune ou de la rivière des Perles, parlent correctement les langues d’Occident. Avoir sous les yeux l’histoire du Céleste-Empire racontée en français par un lettré chinois, et l’histoire des Mages écrite en anglais par un disciple de Zoroastre, voilà qui est assurément chose nouvelle et l’indice d’un progrès général. Il semble que nous connaissons mieux la Chine depuis qu’elle a été révélée ici même par le général Tcheng-ki-tong. Nous serons mieux au fait des vicissitudes des Mages et de leur grandeur présente, lorsqu’elles nous auront été dites par un des leurs, M. Dosabhai, un érudit digne de la haute situation qu’il occupe à Bombay.

M. Dosabhai ne peut ignorer que des disciples de Zoroastre sont venus et viennent encore aujourd’hui en Europe, demander aux rares émules d’Anquetil du Perron, d’Eugène Burnouf, de l’Hanovrien Niebuhr et du Danois Grotefend, des lumières sur l’origine de leur religion. Il n’apprendra donc que peu de chose à des érudits familiers avec l’histoire de son pays d’origine, les inscriptions cunéiformes de Persépolis et les sectes religieuses qui pullulent aux Indes. Mais son livre nous donnera ce que ces patiens chercheurs n’ont pu nous donner, c’est-à-dire des détails sur les mœurs des Parses actuels, appelés aussi Mages ou Mazdéens, mot dérivé de Ahura Mazda, le dieu de Zoroastre.

L’auteur suppose que ses coreligionnaires seront heureux de voir leurs aventures et la façon dont ils ont acquis d’immenses richesses décrites par l’un d’eux. Il est certain que, de ce côté, son espérance ne peut être déçue, car il ne leur ménage pas les louanges. Les Anglais en ont aussi leur bonne part, et cette fois, c’est justice : ils ont fait beaucoup pour les Mages, à une époque où leur communauté était errante et persécutée.

Un navire de guerre français, mis à la disposition d’un savant éminent, vient de transporter dans un de nos ports, pour être placés au Musée du Louvre, des fragmens précieux d’antiquité persane. Notre étude empruntera peut-être à cette circonstance un caractère d’actualité. Les soldats de Darius, que nous allons avoir sous les yeux, sont, en effet, les ancêtres des Perses qui vivent aujourd’hui aux Indes, et avec lesquels, dans le cours de mes voyages, il m’est arrivé souvent de créer des relations aussi instructives que cordiales.


I.

Dès la première page du livre de M. Dosabhai Framji Karaka, l’on apprend, avec surprise, que la secte des Parses, considérée à juste titre comme l’une des plus anciennes du monde, ne compte pas plus de cent mille individus. C’est peu, si l’on songe qu’elle se chiffrait, dans l’antiquité, par des millions d’êtres, et qu’une grande partie du commerce des Indes orientales est aujourd’hui entre ses mains.

On est aussi frappé de l’analogie de son histoire avec celle des Juifs. Même exode, mêmes persécutions, même vie errante pendant des siècles. Comme les Israélites, les Parses ont acquis une influence, une situation, des richesses tout à fait hors de proportion avec leur nombre et la petite place qu’ils occupent sur notre planète. Ce qu’il y a de surprenant encore, c’est que leur passage de la pauvreté à l’opulence, d’une condition de paria à un rang élevé, n’ait rien changé à leurs croyances, à leurs mœurs et à leurs costumes. Et en cela, ils diffèrent beaucoup des Juifs. La reine Victoria n’a pas craint d’en anoblir quelques-uns, et ces aristocrates de fraîche date sont restés simples de caractère et de manière, tels qu’ils étaient, sans doute, au VIIe siècle de notre ère, au temps où leurs ancêtres quittaient leur patrie en proscrits.

Ce culte du passé devait engager M. Dosabhai Framji Karaka à nous parler de l’époque héroïque de Cyrus le Grand, de Cambyse, de Darius, de Xerxès et des guerres que ses ancêtres soutinrent contre les Grecs et les Romains. C’est de l’histoire ancienne trop connue pour que nous nous y arrêtions. Après un récit très succinct, mais vraiment original de la façon dont les sectateurs de Mahomet ont fait leur apparition devant le dernier successeur de tant de rois célèbres, nous arriverons tout de suite à l’historique de la situation brillante que s’est faite hors de sa patrie la secte des Parses[1].

C’est en 637, Ardeshir III régnant, que les Arabes, fraîchement convertis par Mahomet, envahirent la Perse. Cette contrée jouissait alors d’une grande tranquillité ; malheureusement une trop longue paix, un bien être trop général, avaient énervé les corps et les âmes, et, lorsque les troupes du calife Omar entrèrent dans Erak, ils ne trouvèrent, au lieu de soldats disposés à les combattre, que deux factions se disputant le pouvoir. Le roi Ardeshir, à la simple nouvelle de l’approche des musulmans, perdit Erak et le trône. Il fut remplacé par un jeune prince du nom de Yazdérard, lequel, vaincu par les Arabes comme son prédécesseur, fut contraint de fuir jusqu’à Merv, en Tartarie, où il mourut assassiné. C’était le dernier rejeton de la dynastie sassanienne.

Peu d’années avant la fin tragique de ce prince, une ambassade musulmane était venue le trouver dans son camp, et celui qui la dirigeait lui avait tenu ce langage :

— Allah nous a commandé, par la bouche de son prophète, d’étendre la domination de l’Islam sur toutes les nations du monde. Nous lui obéissons et venons vous dire : Devenez nos frères en adoptant notre foi, ou bien encore, payez-nous un tribut, si vous voulez éviter que nous vous fassions la guerre. — Nos discordes doivent vous avoir trompés sur nos forces, s’écria le prince en interrompant l’orateur. La vermine, les serpens vous servent de nourriture ; pour vêtemens, vous n’avez que des peaux de moutons et des poils de chameau. Si la misère vous chasse de vos déserts, nous vous donnerons à manger et un roi qui. Vous gouvernera avec sagesse. — Mes compagnons, reprit l’ambassadeur, sont des hommes de distinction… Oui, nous avons été misérables au point de ne vivre que d’insectes et de serpens, et quelques-uns de ceux qui sont ici ont dû égorger leurs filles pour se nourrir !.. Plongés dans les ténèbres de l’idolâtrie et de la superstition, sans lois, toujours ennemis les uns des autres, nous n’étions occupés qu’à nous combattre et à nous entre-tuer. Voilà, en vérité, ce que nous étions. Mais Allah a conduit parmi nous un homme,.. il est le plus grand par sa naissance, ses vertus et son génie. Allah l’a choisi pour son apôtre et son prophète… Par sa voix, Allah nous a dit : « Je suis le seul Dieu, l’Éternel, créateur de l’univers. Ma bonté vous envoie un guide pour vous diriger. Vous souffrirez les supplices que je réserve aux criminels après leur mort ou vous entrerez dans un séjour de félicité. » Cette persuasion a graduellement pénétré dans nos cœurs : nous avons cru à la mission du prophète et avons reconnu que ses paroles étaient les paroles d’Allah, que ses commandemens étaient ceux d’Allah, et que la religion qu’il nous enseignait, l’Islam, était la seule vraie religion. Il a éclairé nos enfans, il a éteint nos haines et nous a réunis en une société de frères sous des lois dictées par une sagesse divine. Puis il a ajouté : « Complétez mon œuvre. Répandez partout la domination de l’Islam. La terre appartient à Allah : il vous la donne. Les nations qui partageront votre foi seront assimilées à la vôtre ; elles jouiront des mêmes avantages et seront sujettes aux mêmes lois. Mais celles qui refuseront de l’accepter ou de payer tribut, vous les combattrez jusqu’à ce qu’elles soient exterminées. Plusieurs d’entre vous périront dans la lutte, mais ils gagneront le paradis. Les survivans jouiront des honneurs de la victoire… Voilà vers quel pouvoir et quelle gloire nous marchons avec confiance. À présent que vous nous connaissez, faites vos choix entre notre foi, le tribut ou une guerre d’extermination. »

Le roi des Perses, pour toute réponse, fit remarquer à l’orateur de la députation, Hamar-Mokarin, que s’il ne lui faisait pas trancher la tête, c’était par égard à sa qualité d’ambassadeur. Puis, ordonnant qu’on apportât un sac plein de terre, il le fit placer sur les épaules du chef arabe en disant : « c’est tout ce que je puis te donner de mon royaume. Va-t’en ! »

Makarin ne se débarrassa pas de l’étrange présent qui lui était fait ; et loin d’en paraître humilié, il quitta le camp avec les apparences d’une grande joie. Inquiet de cette gaîté insolite, le roi envoya de la cavalerie à la poursuite de l’ambassade. On ne put la rejoindre. Arrivé au milieu des siens, Makarin jeta son sac de terre aux pieds du calife Omar en lui disant : « La terre des Perses est à toi : on te la donne ! » Quatre ans après ce singulier épisode, en 641, avait lieu la bataille de Navahand entre Perses et Arabes. Les premiers furent écrasés aux cris victorieux de : Allah akbar ! Dieu est grand ! Ce fut le dernier coup porté à l’antique empire. L’Islam, comme un flot irrésistible, s’étendit d’Orient en Occident jusqu’au jour où il vint se briser dans les plaines de Poitiers devant Charles-Martel.

Lorsque la Perse n’eut plus de roi ni d’armée, lorsqu’elle fut tombée entièrement au pouvoir des califes de Bagdad, les vainqueurs se hâtèrent de transformer les temples dédiés au Feu en mosquées d’Allah. Des millions de Mages, placés entre l’abjuration et la mort, embrassèrent l’islamisme. Ceux qui ne voulurent ni se convertir ni mourir abandonnèrent leurs foyers et se réfugièrent dans les montagnes du district de Khorassan, où, pendant un siècle, ils vécurent oubliés, pratiquant leur culte sans bruit. Un jour, pourtant, ils furent dénoncés et de nouveau persécutés. Ceux qui purent échapper au yatagan des Arabes se réfugièrent dans la petite île d’Ormus, située à l’entrée du Golfe-Persique. Ce ne fut qu’une halte : obligés encore de fuir, d’abandonner leur patrie et cette fois pour toujours, ils achetèrent des embarcations, y placèrent leurs femmes et leurs enfans et firent voile dans la direction de l’Hindoustan.

Les peuples de cette contrée ne leur étaient pas tout à fait étrangers. Pas moins de cinq cent dix ans avant Jésus-Christ, Darius Hystape avait placé la province du Penjab sous la domination persane. Le feu qui brûlait encore sur les autels de cette province au commencement de notre ère prouve que la religion des Mages n’y était pas inconnue. Dans le Patrologiœ Cursus de l’abbé Migne, on peut voir que les Perses étaient déjà, à une époque bien ancienne, les maîtres du commerce de l’Océan-Indien. D’après Jean Reynaud et Anquetil du Perron[2], des Hindous qui, par réciprocité, étaient venus dans le royaume d’Iran, avaient joui du droit d’y pratiquer librement leur culte. Au VIIe siècle, des Persans qui parcoururent les Indes orientales poussèrent leurs exploitations jusqu’au Cathay, jusqu’en Chine. Il est avéré que quelques-uns y vinrent en proscrits et en marchands.

Quel était le nombre des émigrans ? Peu considérable sans doute pour avoir pu se transporter si aisément d’un point à un autre. Après Ormus, les fugitifs débarquèrent à Diu, un îlot da golfe de Cambay, placé au sud de la côte de Kathiavar. Ils y restèrent dix neuf ans seulement. Un jour, leur grand-prêtre ou dastur les assembla et leur dit qu’après avoir interrogé les étoiles, il jugeait un nouveau départ nécessaire. Avec une docilité admirable, les Mages prirent la direction du territoire de Sanjan, où en 721, un magnifique temple dédié au Feu s’élevait par leurs soins.

Trois siècles plus tard, ils s’étaient tellement accrus, qu’on les vit apparaître dans diverses villes des Indes, à Cambay et à Surate principalement. Leur arrivée à Bombay, ville devenue aujourd’hui leur capitale d’adoption, remonte à la moitié du XVIIe siècle. Ils s’y montrèrent un peu avant que le Portugal l’eût cédée à l’Angleterre, soit en 1668. Bombay fut la dot de la princesse Catherine de Portugal lorsqu’elle devint l’épouse de Charles II d’Angleterre.

Dès qu’ils se virent à l’abri des persécutions sous la forte protection des Anglais, les Parses s’organisèrent en communauté, et, comme les Hindous, ils créèrent un Panchayet dont la juridiction s’étendît sur leurs compatriotes établis à Barotch, à Surate et dans d’autres localités du Guzerate. Ceux de Navsari, la ville sainte des sectateurs de Zoroastre, — Comme Rome l’est des catholiques, — restèrent indépendans de toute juridiction, et tels ils sont restés encore aujourd’hui.

Un Panchayet, aux Indes, est à la fois un aréopage, une assemblée de notables, et même un conseil municipal dont les membres sont élus par les membres d’une même secte. Il applique des peines plutôt morales que physiques à ceux qui ne lui obéissent pas. Un Parse se refuse-t-il à subir la sentence prononcée contre lui, il est excommunié et ses coreligionnaires le traitent en sacrilège. Il n’est plus invité aux fêtes, aux cérémonies religieuses. L’entrée des temples lui est interdite, et s’il meurt sans être en état de grâce, son corps est livré sans façons aux vautours qui le dévorent, c’est-à-dire qu’il est porté au cimetière ou à la « Tour du Silence » sans escorte aucune.

Le Panchayet eut fort à faire pour combattre certaines tendances contraires aux lois de Zoroastre, tendances qui s’étaient développées dans l’exil et au contact des étrangers. La religion d’Ahura-Mazda qualifie de crime la bigamie ; or, des Parses, en apprenant qu’en Angleterre le divorce était autorisé, crurent pouvoir, non-seulement délaisser leur femme légitime, mais encore en prendre une nouvelle, sans s’inquiéter des lois qui régissaient pareille matière. Un membre considérable du Panchayet se permit cette licence. Il fut excommunié, honni, et ne rentra en grâce qu’après s’être frappé avec une babouche cinq fois la face devant le Panchayet et le clergé assemblés. Il dut restituer à sa première femme ses bijoux et ses propriétés, et prendre l’engagement de lui faire une rente annuelle de 2,000 roupies.

Les compagnes et filles des Parses furent elles-mêmes rappelées aux convenances par le scrupuleux tribunal. Celui-ci avait remarqué que, peu à peu, les femmes s’adonnaient à des pratiques superstitieuses et autres, indignes de leur secte. Ainsi, elles sortaient à nuit close, pour aller aux fontaines, aux marchés, ou à des réunions dont les maris et les domestiques étaient exclus. Crédules et superstitieuses au plus haut point, elles portaient des offrandes aux temples hindous afin d’obtenir des dieux païens une bénédiction pour leurs enfans, un amour constant de leurs maris, et, si elles étaient stériles, l’espérance de devenir bientôt mères. Prêtres parsis, brahmes ou fakirs mahométans, recevaient indistinctement leurs vœux. Elles se surchargeaient aussi d’amulettes que des magiciens leur vendaient en affirmant que, si elles s’en paraient, leurs désirs seraient exaucés.

Le Panchayet décréta que toute femme parse rencontrée dans les rues après le coucher du soleil, sans un domestique porteur d’une lanterne allumée, serait appréhendée au corps par les employés des pompes funèbres et conduite par eux, pour y passer toute la nuit, au Nasakhama, local où sont disposées les civières des morts. Les pauvres créatures furent frappées d’une telle terreur que, depuis cet édit, il ne s’en est pas montré une seule dans les rues de Bombay avant ou après le coucher du soleil. Ce n’était pas le cachot sinistre qui leur causait de la frayeur, mais le contact impur d’un employé aux funérailles. C’était une souillure que rien ne pouvait effacer.

Les croyances superstitieuses ont été plus faciles à déraciner, la fréquentation, chaque jour plus grande, des Européens, les idées modernes, ont fait pour les détruire plus que toutes les lois et les réprimandes. Aux anniversaires de la mort d’un Parse, les parens du défunt avaient la coutume de donner de grands dîners, de faire porter chez leurs amis des douceurs, des fruits, des présens de toute sorte. C’était une ruine pour le Zoroastrien pauvre. Une ordonnance du Panchayet fixa à deux cents personnes le chiffre maximum des invités, et à la condition de ne leur servir que du riz et du carry. Les femmes avaient aussi un usage déplorable. Au décès d’un ami de leur époux, elles se réunissaient pendant un mois et quelquefois plus dans la maison du défunt pour y pleurer, se frapper la poitrine et se lamenter au point de s’en rendre malades. On décréta que ces réunions dureraient trois jours pour la perte d’un enfant et dix pour celle d’une personne adulte.

Aujourd’hui, le Panchayet des Parses a perdu beaucoup de son importance ; aussi incapable de faire le bien que de faire le mal, son rôle est presque borné à l’équitable distribution des fonds de charité qui lui sont confiés par la communauté. Cependant, il fallait bien qu’un code spécial de législation, n’ayant rien de commun avec celui des Hindous et des mahométans, réglât leur mariage, leur divorce et leurs héritages. Ils obtinrent de la suprême cour de Bombay l’autorisation de former un faisceau de lois en rapport avec leurs usages et leur religion. L’œuvre fut laborieuse, car elle se discuta pendant trente ans, de 1835 à 1865. Deux juges de la cour suprême d’Angleterre y prirent part ainsi que deux Parses influens : l’un représentait les Parses de Bombay ; l’autre était mandataire des Parses de Surate.

Voici les lois principales de leur code actuel ; sur beaucoup de points, elles sont identiques à celles des Anglais.

La femme n’hérite pas des biens du mari si celui-ci n’a pas testé en sa faveur. Cette loi est conforme à l’usage en vigueur chez les anciens Mages. Toutefois, les législateurs ont reconnu qu’elle était contraire à l’esprit de la religion de Zoroastre. — Un mariage n’est valable que s’il est célébré selon la cérémonie mazdéenne appelée arhishad ; elle doit être célébrée par un prêtre mazdéen. — Un Parse ne peut contracter une nouvelle union du vivant de sa femme légitime, mais il est autorisé à le faire après un divorce légal. Il a été reconnu que la loi de Zoroastre était opposée à la bigamie ; cependant beaucoup de Mages en contact journalier avec les mahométans, chez lesquels la pluralité des femmes est autorisée, avaient cru pouvoir sans crime prendre exemple sur cette secte. — Si un mari ou une femme s’absente pendant sept ans du domicile conjugal, le divorce est de droit. — Les cas de divorce sont aussi bien applicables aux hommes qu’aux femmes, et ils se bornent à deux : inconduite et mauvais traitemens. Pour tous les autres actes de la vie civile, les Parses sont soumis aux règles régissant les Hindous, les mahométans et les Anglais.


II.

C’est longtemps avant d’avoir été placés sous l’égide de ce code que les descendans des Mages ont commencé les affaires, et ont réussi à accumuler des fortunes vraiment colossales qui font songer à celles des Rothschild en Europe, et des Vanderbilt aux États-Unis. Dès l’année 1660, ils trafiquaient avec les Portugais, les Hollandais et les marchands d’Arménie. Quand les Anglais pénétrèrent dans ces riches régions pour y créer la plus florissante de leurs colonies, ils devinèrent, grâce à leur admirable pratique des affaires, le parti qu’ils pouvaient tirer de l’honnêteté et de l’intelligence commerciale des Parses ; ils se les attachèrent par de bons procédés, en usant d’eux comme d’intermédiaires, surtout en les traitant sur un véritable pied d’égalité, ce qui les vengeait des outrages que journellement leur adressait la partie musulmane de la population. Il est avéré que, sans l’aide de leurs obscurs auxiliaires, jamais les Anglais ne fussent arrivés à combattre avec avantage la concurrence que leur faisaient d’autres Européens, Portugais et Hollandais, arrivés longtemps avant eux dans ces parages.

Se voyant fortement appuyés, se débarrassant peu à peu de l’humilité que leur imposait leur condition de proscrits, les Parses commencèrent bientôt à négocier pour leur propre compte, à s’adjuger certains monopoles de fabrication et à étendre au loin leurs relations. Ceux qui n’étaient pas assez riches pour avoir du crédit s’occupèrent d’agriculture et de métiers manuels. Après quelques années de patiens tâtonnemens, il fut évident que de tous les artisans hindous et mahométans, les Parses étaient les meilleurs tisserands, les potiers les plus adroits et les charpentiers les plus habiles. Les fameuses étoffes des Indes, celles dites « indiennes » de soie ou de coton, les bastas, alechas et khinkobs, sortaient de leurs manufactures et étaient vivement recherchées par toutes les personnes aimant les tissus de luxe et de riches dessins. Le peu qu’il en reste encore nous arrache des cris d’admiration.

Lorsqu’en 1735 un chantier de construction navale se créa à Bombay, ce fut une famille de Parses du nom de Wadia, d’une grande célébrité aux Indes, qui en prit la direction. Pendant plus de cent ans, elle eut le monopole de ces constructions, qui, d’années en années, finirent par former une véritable flotte représentant un capital énorme. Sur d’autres points de l’Hindoustan, leur activité fut merveilleuse. Pendant qu’à Surate ils se faisaient connaître par leurs tissus, ils transformaient la ville morte de Barotch en un second Manchester. Des plantations de coton et les manufactures qui en résultèrent enrichirent le pays. À Bombay, pas une négociation importante qui ne passât par leurs mains. Ils se firent les percepteurs des revenus du gouvernement, les entrepreneurs des monumens et des édifices. Pour étendre au loin leur influence et leur négoce, ils fondèrent des agences un peu partout : à Madras, sur la côte du Coromandel, à Java des Indes néerlandaises, à Port-Louis de l’Ile-de-France, aujourd’hui l’île Maurice. On les trouve à Aden et à Hong-Kong. Mais où leur fortune s’accroît d’une façon prodigieuse, c’est dans les rapports avec la Chine. Les exportateurs en revenaient ayant doublé, parfois, la valeur des marchandises importées. Les opiums de Bénarès et les cotonnades donnaient ces beaux résultats. Fait assez curieux : lorsque les marchandises étaient livrées aux Chinois et leur produit encaissé, les Célestes insistaient auprès de leurs vendeurs pour qu’ils allassent au plus vite rejoindre à Bombay leurs femmes et leurs enfans. Jamais on ne vit entre marchands de nationalité différente des rapports plus amicaux. Encore un fait bien digne de remarque : les Parses ne doivent pas leur célébrité aux richesses qu’ils ont amassées, mais à la façon généreuse dont ils en ont usé. Quelle différence avec le commerçant chinois qui réside à l’étranger ! Celui-ci, — s’il est possible de le comparer à une abeille, — après avoir sucé le miel d’une contrée, l’emporte tout entier dans sa ruche natale ; le Céleste n’enrichit même pas de ses ossemens le sol sur lequel il a longtemps vécu et qu’il a dépouillé le plus possible.

Le plus généreux, le plus prodigue des Parses de l’Hindoustan, — et ils sont nombreux ceux auxquels on peut donner la qualification de magnifiques, — a été peut-être sir Jamshedje Jijibai. Indépendamment d’un grand nombre d’établissemens de charité, de cimetières fort coûteux, car ils diffèrent, comme on le verra plus loin, complètement des nôtres, il a créé onze grands collèges de garçons et onze écoles de filles. Après des désastres où, comme à Caboul, des milliers de Cipayes et d’Européens disparaissaient sous la neige, après les famines d’Ecosse et d’Irlande, les batailles de l’Aima et d’Inkermann qui firent tant d’orphelins en Angleterre, la main de sir Jamshedje répandit d’abondantes aumônes.

En 1856, lorsque des inondations jetèrent la désolation dans le midi de la France, le même disciple de Zoroastre envoya au baron Haussmann, alors préfet de la Seine, 12,500 francs pour être distribués aux plus nécessiteux de nos pauvres. Cet acte de charité était d’autant plus louable que sir Jamshedje Jijibai avait été, en 1806, prisonnier des Français. Il fut promené sur l’un de nos navires de guerre de Ceylan au cap de Bonne-Espérance, du cap de Bonne-Espérance à Calcutta, puis de Calcutta à Bombay. Accusé de conspirer, il faillit être pendu haut et court ! Sa captivité avait été très dure, et quoiqu’on lui eût laissé son bagage, on lui enleva le seul sac de riz qu’il possédât. C’était le priver, en sa qualité d’Asiatique, de son aliment le plus indispensable. La reine d’Angleterre, pour reconnaître ses libéralités, le créa chevalier, puis baronnet. Il a sa statue à Bombay. Du reste, nos escadres n’ont jamais abordé dans ce port sans y recevoir un excellent accueil. En 1839, le roi Louis-Philippe, et, en 1851, M. de Chasseloup-Laubat, ministre de la marine sous la seconde république, firent remettre deux médailles d’or grand modèle à la famille Wadia pour le désintéressement avec lequel elle avait accueilli nos navires de guerre dans des circonstances difficiles.

Lorsque la navigation à vapeur se substitua à la navigation à voile, les Parses virent décroître leur commerce, non, certes, parce qu’ils manquaient de ressources pour adapter à leurs bateaux la nouvelle méthode, mais parce qu’attachés à leurs anciennes constructions, ils éprouvaient de la répugnance à délaisser les principaux moteurs de leur prospérité. L’eau et le feu, deux grands élémens vénérés par eux, jouent le principal rôle dans la marine actuelle. N’est-ce pas là le motif secret de leur répugnance à employer la vapeur ?

Ce sont des maisons Israélites qui les ont remplacés aujourd’hui dans les grandes transactions qui se font encore entre les Indes anglaises et la Chine. Quoi qu’il en soit, c’est grâce à eux que Bombay est et restera la seconde ville du nouvel empire britannique.

L’éducation que les premiers Parses avaient reçue en exil avait été médiocre. En dehors de l’enseignement religieux, ils connurent simplement la lecture, l’écriture et les quatre règles de l’arithmétique. Mis bientôt en rapport avec des Européens érudits, venus aux Indes orientales pour d’autres raisons que celle d’y faire fortune, les Mazdéens éprouvèrent le désir d’accroître leurs connaissances intellectuelles. Ils apprirent tout d’abord la langue anglaise, indispensable à leurs rapports d’affaires avec les représentans des maisons de commerce de Londres, puis, lorsqu’en 1820 arriva à Bombay, en qualité de gouverneur, l’honorable Mountstuart Elphinstone et que le premier soin de ce haut fonctionnaire eut été de créer un collège où tous les enfans purent recevoir une instruction complète, il se produisit dans l’Hindoustan une révolution intellectuelle. Les langues étrangères, les sciences, la philosophie même pénétrèrent dans des esprits qui jusque-là avaient vécu dans des ténèbres épaisses.

Pas un Parse ne néglige de donner à son fils une bonne éducation ; il y a peu de temps, 500,000 francs ont été versés par le Panchayet afin d’augmenter le nombre des professeurs et de payer ceux-ci largement. L’institution Elphinstone, l’école catholique de Saint-François-Xavier, le collège des Jésuites et bien d’autres maisons d’éducation créées par des particuliers, sont fréquentés par les enfans parses. Ceux-ci dominent dans les écoles, quoique bien inférieurs en nombre aux Hindous et aux mahométans.

Lorsque, en1842, Jamshedje Jijibhai reçut de sa majesté la reine d’Angleterre le titre de baronnet, le nouveau noble offrit à ses coreligionnaires l’énorme somme de 300,000 roupies ou plus de 600,000 fr. pour secourir les pauvres de sa secte et donner de l’instruction à leurs enfans. Le Panchayet vota pour le même objet 800,000 francs et, le 17 octobre 1849, s’ouvrirent à Bombay quatre institutions d’enseignement pour jeunes garçons et jeunes filles. Telle a été la marche ascendante de l’instruction dans cette ville, qu’en 1883 cent soixante-dix étudians prenaient leur diplôme de bachelier. Depuis, plusieurs d’entre eux sont devenus ingénieurs, juges, professeurs, avocats et médecins. Ils sont partout : dans les banques, les fabriques et les imprimeries ; il en est même qui ne dédaignent pas d’être reporters de journaux, preuve qu’ils ne manquent pas d’une certaine audace et que le talent d’improvisation ne leur fait pas défaut. Récemment, une direction hardie a été donnée aux femmes : on conseilla à quelques jeunes Anglaises de suivre les cours de médecine, et aussitôt dix jeunes personnes se présentèrent à la faculté de Bombay pour écouter, en compagnie de camarades de l’autre sexe, les leçons données par d’habiles praticiens. Sur ces dix étudiantes, quatre appartenaient à la secte de Zoroastre ; les six autres étaient Européennes et protestantes. Dans une ville où tant de races distinctes se trouvent en compétition, ces personnes n’ont-elles pas fait preuve d’une indépendance intelligente en abordant publiquement une science considérée jusqu’à présent, même en Europe, comme peu compatible avec la réserve féminine ?


III.

Selon un recensement officiel, il y avait aux Indes, dans la nuit du 17 février 1881, 85,397 Parsis, chiffre bien insignifiant comparé à celui de la population totale des Hindous et des musulmans, qui s’élevait à 25 millions. Depuis lors, le nombre de ceux qui se disent disciples de Zoroastre a atteint 100,000. Les Parses, en tout serviles imitateurs des Anglais, les calquent jusque dans leurs facultés prolifiques. À Bombay seulement, on en compte 50,000 ; 6,000 habitent Surate, le reste est divisé entre Barotch et différentes cités du Guzarate. La ville de Navsari, l’une de leurs anciennes colonies, est restée comme la ville papale de leurs prêtres. Elle est en dehors de la juridiction britannique.

À Bombay, toujours en l’année 1881, 855 Parsis étaient attachés au culte de Zoroastre en qualité de prêtres ou gardiens des temples de feu ; lui étaient maîtres d’école, 33 ingénieurs, et 14 femmes professaient en qualité d’institutrices. Le nombre des commerçans et des industriels s’élevait à 7,000 individus. On n’a jamais vu de Parse laboureur, groom, coiffeur ou barbier. Il n’y a pas d’exemple qu’une femme de cette caste se soit livrée à la prostitution. L’agriculture a été chez eux peu en faveur, — nouveau rapprochement avec les juifs, qui ont toujours préféré les spéculations ou les ventes. Ils n’aiment pas le métier des armes : on n’en connaît pas d’engagé volontaire dans l’armée des Indes, où les Hindous sont si nombreux. Quand on les questionne sur ce sujet, ils répondent qu’avec les roupies de leur solde, ils ne pourraient habiller ni leur femme ni leurs enfans, encore moins les nourrir. Il faut dire que la femme parse est toujours mieux vêtue que la femme hindoue ou musulmane. Celles-ci laissent aller leurs enfans à peu près nus jusqu’à l’âge de cinq ou six ans.

Le costume n’a plus rien chez les hommes de la splendeur des costumes d’autrefois. Il consiste simplement de nos jours en une longue chemise de mousseline blanche appelée sudra et ajustée au corps par une ceinture ; en un kusti ou gilet d’étoffe légère, avec manches, larges pantalons de soie et des pantoufles. Quand un Parse sort de chez lui pour assister à une cérémonie, il met par-dessus la sudra une longue tunique en cotonnade, assez semblable à une robe de chambre. Elle adhère au corps par une longue ceinture appelée pichori, faite de toile. Pour coiffure, il a le topi, hideux chapeau à deux pointes et en forme de mitre. Ses doigts, surchargés de bagues, brillent du feu de tous les diamans qu’il a pu y mettre.

Les femmes sont généralement bien formées, d’une belle complexion et d’une douce apparence. Elles paraîtraient plus belles si elles étaient autorisées à laisser voir leurs cheveux, qui, selon M. Dosobhai, sont magnifiques. Mais ils doivent rester cachés nuit et jour, sous une blanche étoffe. Comme les hommes, les femmes portent la chemise de coton, le pantalon de soie et une sorte de camisole serrée à la taille ; sur le tout, elles jettent le sair ou longue robe de soie ou de satin, à couleur claire, entièrement bordée d’un épais ruban en or ou doré.

À l’imitation des femmes hindoues et des mahométanes, les femmes parses ont longtemps porté une bague au nez. Cet anneau était d’or et agrémenté de trois perles, dont une devait tomber avec grâce, si c’était possible, sur le milieu de la lèvre supérieure. Mais le bon goût l’a emporté sur cet usage et les nez restent heureusement tels que la nature les a faits. Le plus grand luxe d’une femme parse est dans ses bijoux : la plupart d’entre elles en possèdent pour une valeur qui varie de 3,000 à 100,000 francs.

La vie d’un Mage est éclectique : il vit aussi bien à la façon européenne qu’à la façon persane, et même comme les Hindous. Mais ce sont les modes anglaises surtout qu’il adopte. Les historiens grecs avaient fait déjà la remarque que les Perses se distinguaient des autres peuples par la rapidité avec laquelle ils se pliaient aux mœurs et aux coutumes des peuples qu’ils voyaient. Ayant su que les Anglais avaient bâti à Calcutta des palais, ils se sont mis à construire à Bombay des maisons de ville et de campagne fort belles. L’intérieur en est richement décoré de tableaux et de meubles élégans ; mais, ce qu’on y remarque le plus et ce qu’on y trouve à profusion, c’est un nombre infini de lampes et de chandeliers : c’est encore un hommage à la lumière.

Et, à ce propos, il est peut-être nécessaire de répéter ici que les Mages vénéraient le feu et ne l’adoraient pas. Leurs descendans sont, comme eux, théistes. Zoroastre fulmina contre les idolâtres, et ils étaient légion en Perse lorsqu’il commença à prophétiser. Xerxès, le vaincu de Salamine, brûla Athènes par haine des dieux païens, qui se trouvaient dans les temples. Il brisa toutes les statues des divinités qu’il rencontra devant lui, justifiant ainsi le nom de barbare que les historiens lui donnèrent.

En allant de Ceylan à Canton, j’ai eu la bonne fortune de naviguer avec quelques Parses de distinction. Ils mangeaient à part, ce qui ne les empêchait pas de m’inviter. Leurs mains, enveloppées de fines serviettes, évitaient tout contact avec les mets qu’on nous servait. Une souillure involontaire se produisait-elle, aussitôt elle était lavée dans un bassin d’argent plein d’une eau parfumée. Au dessert, je fus invité à fumer mon cigare ; mais mes hôtes se gardèrent bien de m’imiter, car cela eût été employer le feu à un usage profane. Ils remplaçaient le manille par des pastilles de senteur qu’ils suçaient lentement. C’est là que j’eus occasion de parler de leur religion et des temples qu’ils élevaient au Feu, et voici ce qu’ils me dirent.

« Dieu, selon notre foi, est l’emblème de la gloire, de la clarté, de la splendeur, et c’est parce que la flamme donne aussi de la lumière qu’un Parse en prière contemple le feu sacré ou tourne son visage du côté du soleil. Il considère l’un et l’autre comme l’image la plus parfaite du Tout-Puissant. Pour lui, le feu est l’élément le plus pur, le plus éclatant et, au point de vue pratique, le plus nécessaire à l’homme. Il est l’agent caché ou visible d’innombrables phénomènes aussi bien dans le sein de la terre qu’à sa surface. Les Aryens le révéraient ; les Romains le faisaient entretenir par leurs vierges. La lampe, qui brûle nuit et jour dans le sanctuaire des églises catholiques, est aussi un symbole et non simplement une clarté. Il ne faut pas croire non plus que nous vénérons tous les feux. Celui qui, de préférence, est l’objet de notre culte doit s’être reproduit neuf fois avant de brûler sur l’autel. Il en est un qui vient en ligne droite du ciel, la foudre, et c’est le feu le plus pur, le feu par excellence. Lorsque le feu s’est reproduit neuf fois par une combustion successive de bois de santal, c’est la braise de la neuvième combustion qui devient le feu sacré. Celui que l’on vénère actuellement à Bombay, dans les atash Adarams et atash Behrams ou temples, a été recueilli à trois lieues de Calcutta, à la suite d’un orage. La foudre tomba sur un arbre et l’incendia. Des prêtres en prirent les charbons encore brûlans, et ces charbons, pieusement alimentés au moyen de bûchettes, furent transportés en grande cérémonie de Calcutta dans nos temples de Bombay. »

En résumé, la doctrine de Zoroastre n’enseigne que l’unité de Dieu, sa puissance, sa bonté à l’égard des hommes et la vénération du feu. Elle exige une grande aversion pour Ahriman, le principe du mal et l’instigateur des mauvaises pensées. Toutes ces croyances, à peu de chose près, se trouvent dans toutes les religions, mais ce qu’on n’y rencontre pas toujours, c’est ceci : « le génie du mal ne sera pas éternel, et il aura disparu de ce monde longtemps avant le jour où le théisme deviendra la religion universelle. » Voilà du moins qui est consolant et qui donne de la justice du Dieu des Mages une idée très haute.

Autrefois, les Parses prenaient leurs repas comme les Hindous, et presque comme tous les peuples d’Océanie, accroupis sur le sol ou sur des nattes, cherchant et prenant avec leurs doigts leur nourriture dans un plat de cuivre. Aujourd’hui, les riches mangent à l’européenne, ou à peu près, comme on l’a vu ; les pauvres ont continué à s’accroupir et à prendre avec la main le riz fumant et servi simplement sur une feuille de bananier.

À l’occasion d’un mariage, à la suite de nombreuses invitations, c’est sur des tables recouvertes de feuillages qu’est servi le festin. Il est une coutume bien ancienne et que l’on observe toujours avant et après le repas, c’est celle de rendre grâce à la Providence de ce qu’elle ait procuré à manger à ceux qui croient en Mazda. Est-ce là l’origine du Benedicite ? Jusqu’à une époque très rapprochée de nous, les hommes n’admettaient pas les femmes à leur table. C’est un usage indien que les anciens Mages n’avaient pas, mais que les modernes avaient imité. Lorsque le roi de Macédoine Amyntas reçut à sa cour l’ambassadeur persan, celui-ci manifesta le regret de ne pas voir à table des femmes macédoniennes. En ceci encore, un changement s’est produit, car les repas se prennent en commun. Inutile, sans doute, d’ajouter que les Parses ne fument jamais ni tabac ni opium. Ce serait associer le feu qui est pur à la bouche, considérée comme chose impure.

Les femmes occupent dans leur société une position bien plus honorable et plus indispensable que les femmes hindoues et mahométanes. Le docteur Haug affirme qu’elles jouaient autrefois un rôle bien plus important que celui qu’elles ont aujourd’hui. Il en est toujours question dans les livres saints : elles remplissaient les mêmes devoirs religieux que les hommes, et, après leur mort, leurs âmes étaient aussi bien évoquées que les âmes des hommes défunts. Quand une femme parse sort du lit, son premier soin est de prendre un bain ; puis, elle s’occupe des enfans, des besoins de son mari, lequel, tous les matins, consacre quelques heures à la prière. Quand l’époux est sorti et que les enfans sont à l’école, la femme s’occupe des travaux de la maison ou bien encore elle brode, art dans lequel elle excelle. À midi, un repas est pris en commun, les travaux à l’aiguille recommencent ensuite, et, le soir venu, elle sort en voiture, soit pour visiter ses amies, soit pour une promenade rafraîchissante.

La plus grande ambition d’une jeune fille est de faire le choix d’un excellent mari. Si elle y parvient, son bonheur est assuré. On ne la voit plus qu’entourée de ses enfans, toujours très nombreux. C’est l’âme de la famille. Autrefois, il leur était interdit de se montrer en public ; si elles sortaient de chez elles, c’était dans des voitures strictement fermées. Cette sorte de claustration est finie : on peut les voir maintenant, se promenant chaque soir, à la façon européenne, c’est-à-dire en voiture, le visage découvert. En somme, les Parses sont gens fort sociables, aimant les mariages et les naissances dans leur famille et celles de leurs amis bien plus pour avoir des réunions et de bons dîners que pour toute autre raison.

Chaque jour du mois, pour un fervent mazdéen, a son emploi particulier. Citons-en quelques-uns, car plusieurs se ressemblent. Le premier et le septième jour sont consacrés à l’adoration d’Ahura-Mazda. Tout travail est suspendu, et si vous entrez dans une maison qui vous soit étrangère, il en résultera joie et contentement. On profite de la cessation du travail pour mettre son logis en ordre et faire tout aussi bien l’inventaire de sa fortune qu’à constater l’état de son âme. Le troisième jour du mois est propice aux réconciliations entre personnes qui se détestent. Les gens de la campagne prétendent qu’il est favorable aux moissons. Le cinquième jour appartient aux mariages. On vit généralement heureux, si on a la chance de venir au monde en un pareil jour. Le Despador, ou le neuvième, est consacré au souvenir de ceux qui ne sont plus. Le onzième appartient au soleil : on fête sa clarté et ses bienfaits. Si un Parse a le louable désir de devenir un savant célèbre, de se faire remarquer en littérature, astrologie, navigation ou dans les travaux du génie, c’est le treizième jour ou Tir qu’il doit commencer ses études. Le vingtième est celui de Behram, le chef des invisibles Yasdas Behram ou bons génies. De tous ceux qui combattent et luttent contre les démons, Behram est le plus infatigable et le plus courageux. Jamais il n’a été vaincu, et une flamme brillante est son emblème. Une journée est consacrée aux fleurs et à la plantation des jeunes arbres. Le trentième et le dernier est consacré par les hommes et les femmes à faire grande toilette et à passer en revue les bonnes et les mauvaises actions de tout le mois.

Les nombreuses préoccupations commerciales, l’indifférence en matière religieuse, font que beaucoup de Parses se lèvent et se couchent sans songer à quelle occupation pieuse la journée est consacrée par leur prophète. Il n’en est pas de même le jour du premier de l’an. Dès l’aube, ils sont debout, et après de fraîches ablutions, mettant leurs vêtemens les plus neufs, ils accourent au temple du Feu pour y brûler sur l’autel des bûchettes de santal. Une fête importante est celle qui est célébrée en mémoire des révélations que Ahura-Mazda fit à Zoroastre. Celle de la création du monde a une origine intéressante.

Selon le prophète, le monde fut créé en trois soixante-cinq jours et en six périodes d’inégale durée. À la fin de chacune d’elles, il y eut un jour de repos appelé Gahambar, et à cette occasion on s’assemble, citadin ou paysan, riche ou pauvre, noble ou roturier, pour adorer Dieu et prendre fraternellement un repas en commun. On ne dit pas ce que Ahura-Mazda créa pendant la première, la seconde et la troisième période. Les arbres ne parurent qu’à la quatrième ; les animaux à la cinquième et l’homme à la sixième, c’est-à-dire à la dernière, comme dans la Genèse. Ce jour-là, les Parses chantent leurs Gathas ou cantiques sacrés et les prêtres prient pour les morts. Une fête étrange est celle qui a lieu le onzième mois de l’année, en l’honneur du génie qui protège les animaux. Pour la célébrer, les Parses s’abstiennent de viande, et les riches donnent eux-mêmes à manger, devant la porte de leur maison, aux bêtes qu’ils possèdent.

Lorsqu’une jeune femme fait savoir à son mari et à sa famille qu’elle est dans une « situation intéressante, » c’est grande joie et fête dans la maison de la future mère. De tous les côtés lui arrivent des robes et des cadeaux. Au commencement du neuvième mois, la belle-mère de la jeune femme enveloppe celle-ci dans un vêtement neuf, et envoie à ses parens un présent composé de lait, de sucre, de poisson et de lait caillé. Les parens de la mariée répondent à la politesse en envoyant à leur tour une plus grande quantité de lait, de lait caillé, et de poisson. Le soir, un grand dîner réunit les deux familles et les amis. Une chambre, ouverte dans la direction de l’Est, est ornée de fleurs et de plumes, et, sur le sol, on répand des poudres odoriférantes et de diverses couleurs. La jeune femme est installée sur une estrade ; là, elle reçoit encore un nouveau vêtement et sur son front on trace une raie rouge. Sur sa robe et à la hauteur du sein, on attache une noix de coco et de bétel, des dattes et d’autres fruits encore, emblèmes de fécondité. Ainsi chargée et décorée, elle se rend chez son père et sa mère, accompagnée de tous les parens et amis. Au seuil de la porte, elle est reçue par sa mère, qui, après lui avoir offert un plat de riz, brise un œuf et une noix de coco. En entrant, elle pose le pied droit le premier, puis se dirige vers la chambre où elle espère être délivrée. Elle prend une lumière, un verre d’eau et fait sept fois le tour de la chambre en l’aspergeant chaque fois. C’est pour obtenir que l’enfant qui va naître ne soit jamais privé de la clarté du soleil et ne manque jamais d’eau. Quand le grand jour est arrivé, des présens sont de nouveau échangés entre tous les parens, et sur le lit de l’accouchée sont déposés, comme d’heureux présages, un peu d’argent et quelques poignées de riz.

Après son accouchement, la femme parse est considérée comme impure durant quarante jours, et, pendant tout ce temps, elle ne peut absolument toucher que son lit et le berceau de son enfant. Ni son mari, ni aucun membre de sa famille ne s’exposent à entrer en contact avec elle. Elle est privée des tapis ou des nattes qui décorent habituellement sa chambre, et, si elle marche, c’est sur le parquet nu. Ce qu’il y a de pis, c’est que la chambre de l’accouchée est close, sans air, juste au moment où elle en a le plus besoin. Ceux qui ont vécu sous la chaude latitude de Bombay peuvent seuls se faire une idée du supplice de la mère. Qu’une femme parse et pauvre tombe sérieusement malade dans de telles circonstances, elle est à peu près perdue, ainsi que son enfant. Si c’est une femme riche, le médecin européen qui la visite sera tenu à distance par la famille de l’accouchée, et le chef de la maison lui refusera sa main, le shake-hand si commun chez les Anglais.

Une autre coutume non moins singulière a lieu le sixième jour de la naissance. Auprès du lit de la mère sont placés une feuille de papier blanc et un crayon ; c’est avec cela que le Génie qui doit présider aux destinées de l’enfant écrira son pronostic. Naturellement, on n’y découvre rien, mais on se console en disant que l’écriture est invisible aux mortels et que le livre de l’avenir doit être fermé. Pourtant le mystère sera éclairci, et c’est un astrologue qui s’en chargera. On éloigne les importuns, et le devin reste seul, entouré des femmes de la maison. Il demande l’heure exacte à laquelle l’enfant est venu au monde, et, selon la réponse, il trace à la craie, sur une table qui est devant lui, une quantité innombrable de figures et d’étoiles. Puis il prescrit les noms que l’enfant doit porter, noms qui ont rapport à l’étoile sous l’influence de laquelle s’est faite la naissance. Presque toujours il prédit une longue et heureuse vie au nouveau-né, et cela se paie 10 à 12 francs. Les devins ou joshis ont une grande connaissance de l’humaine nature ; ils savent un peu de médecine, et ils ne manquent jamais de recommander de prendre bien soin de l’enfant lorsqu’il aura cinq ou six mois, sachant bien qu’alors la dentition le fait souffrir, crier et pleurer.

À l’âge de six ans et trois mois, les (illes ou garçons revêtent la sudra et entourent leur taille du kusti ou ceinture. Il y a une grande fête à cette occasion dans la famille. L’enfant est placé devant un prêtre, qui, après avoir récité des prières, lui fait boire trois fois le sacré nizandin et mâcher la feuille amère du grenadier ; finalement, l’enfant est lavé et enveloppé dans une blanche étoffe de lin. Ainsi costumé, on le conduit dans le salon où se trouvent le dastur ou grand-pontife, les parens de l’enfant et un grand nombre d’invités. Ceux-ci sont en habits de gala, les femmes font parade de leurs tuniques aux couleurs éclatantes, et les prêtres qui assistent le grand-dastur portent des robes blanches.

Selon la loi mazdéenne, un garçon ou une fille ne peuvent être unis avant l’âge de quinze ans, et cette règle a été, pendant des siècles, observée par les anciens Parses. Avec le temps, ils l’oublièrent et imitèrent les Hindous, qui fiancent leurs enfans dès l’âge de neuf ans. C’est une de leurs lois religieuses, et une grande honte pèserait sur les familles si celles-ci n’y obéissaient pas. Les Parses, toujours disposés à se réunir, à déployer leur luxe et à donner de plantureux dîners à leurs amis et parens, ne refusaient jamais l’occasion de célébrer ces trop précoces mariages. Il est rare, dans de telles conditions, qu’un homme et une femme s’unissent selon leur cœur, et c’est d’autant plus à regretter que les mariages d’intérêt sont inconnus.

Voici comment, à Bombay, ils se célèbrent : il y a dans cette ville des prêtres de Zoroastre dont la profession est moins de prier que de faire contracter des unions. Connaissant presque toutes les familles, leur honorabilité et leur fortune, ils savent dans quelles maisons se trouvent des garçons et des filles assortis. Dès qu’ils croient un mariage possible, ces prêtres se mettent en rapport avec les parens, qui accueillent presque toujours avec faveur les avances du saint personnage. Mais, avant de pousser plus loin, les pères des garçons et des filles demandent qu’on leur communique les papiers sur lesquels un devin a tracé l’horoscope des futurs époux quand ils vinrent au monde. Ces documens sont remis à un astrologue, lequel consulte les étoiles et décide, d’après ce qu’il prétend y avoir vu, si l’union peut ou ne peut s’accomplir. L’augure est-il contraire ? Tout est rompu, et rien ne pourra modifie ! cette rupture. Est-il favorable ? Le jour du mariage est aussitôt décidé. À cette occasion, comme en Europe, il se fait aux Indes un grand échange de cadeaux ; mais le beau-père de la jeune fille, plus que les autres parens, doit montrer beaucoup de libéralité : les classes pauvres s’y ruinent, et les emprunts que les parens font à cette occasion, emprunts consentis à de très lourds intérêts, pèsent souvent sur eux toute la vie. Le jour des noces, ils invitent tous leurs amis, et, si c’est une famille riche, le nombre des assistans peut s’élever jusqu’à quinze cents personnes. La moitié des invités reste dehors sur des bancs, aux portes des maisons, pendant que les appartemens intérieurs sont galamment offerts aux femmes. Avant la célébration, la belle-mère de la fiancée et un groupe d’amis se rendent au logis du garçon et lui apportent, de la part de celle qui sera sa femme, un riche vêtement, ainsi qu’une bague d’or. Ces présens, contenus dans un vase d’argent ou de cuivre, lui sont offerts de la main droite par la belle-mère. En revenant de cette visite, les mêmes personnes distribuent aux gens de la noce des bouquets de roses, des feuilles de bétel enveloppées dans des feuilles d’or ; elles les aspergent d’eaux de senteurs contenues dans une aiguière d’or ou d’argent. On part ensuite, avec grand apparat, pour la maison de la fiancée. En tête du cortège est une musique indigène ou européenne jouant ses airs les plus joyeux : puis vient le futur époux, ayant à ses côtés le prêtre qui doit bénir l’union, les invités, et enfin les femmes et les enfans, richement parés.

Lorsque le soleil disparaît de l’horizon, le fiancé et la fiancée ont été réunis dans une grande salle : ils ont pris place dans de somptueux fauteuils, séparés par un rideau qui les empêche de se voir. Toutefois, par-dessous le rideau, leurs mains sont enlacées. Une corde de petite grosseur, mais rudement tressée, est apportée, et les prêtres officians, tout en priant, en entourent sept fois le couple. Au septième tour, la corde est attachée encore sept fois autour des mains toujours jointes. En ce moment, un nuage d’encens s’élève d’un plateau sur lequel brûle le feu sacré ; le rideau est soudainement écarté, et le jeune homme et la jeune femme, auxquels on a donné quelques grains de riz, se hâtent de se les jeter à la figure. Ceci fait, ils se rapprochent, et alors commence la bénédiction religieuse, appelée ashirwud.

Le prêtre s’adresse alternativement à deux témoins, dont l’un est placé à la droite du jeune homme et l’autre à la gauche de la jeune fille. Ces témoins représentent les grands-parens. Au premier, il demande s’il consent à prendre en mariage la fiancée qui est à ses côtés pour le fiancé dont il représente le père, et s’il promet de lui payer une somme en argent et en or rouge. Après la réponse affirmative d’usage, il s’adresse au représentant du père de la jeune fille. « Avez-vous promis, dit-il, de donner en mariage cette enfant de votre famille à cet homme, et avez-vous fait cela avec d’honnêtes pensées, de bonnes paroles et pour la propagation de ce qui est bon ? — Oui, j’ai promis, » répond le second témoin.

On adresse alors des prières à Dieu et aux trente génies qui président aux trente jours du mois, et la cérémonie se termine ainsi. Les oraisons ne sont pas prononcées en langue ordinaire, mais en langage pasang, qui était parlé en Perse à l’époque de la dynastie sassanienne. C’est presque du persan moderne. Il est dit d’autres prières en langage avesta, extraites du livre intitulé le Yarna, et qui ne sont pas plus comprises des assistans que ne l’est le latin par nos enfans de chœur.

Il arrive souvent que les époux sont trop jeunes pour être abandonnés à eux-mêmes ; en ce cas, on ne leur permet de quitter le toit paternel qu’à leur majorité. Ils vivent, cependant, presque toujours ensemble, et se voient tous les jours.

La signification de l’enlacement des mains, du rideau subitement enlevé, des nœuds qui les lient, s’interprète ainsi : désormais, il n’existe plus de barrière entre les fiancés, leur vie est unie l’une à l’autre pour toujours ; et, quant au chiffre sept, c’est le nombre heureux des Mages, qui croient à sept archanges, à sept cieux et à la formation de la terre en sept continens. Le riz jeté à la figure n’est absolument qu’un jeu ; celui qui le lance avec le plus d’adresse est censé le plus aimant.


VI.

La mort d’un Parse donne lieu aux cérémonies suivantes. Lorsque l’un d’eux est à toute extrémité, son corps est lavé, puis revêtu de vêtemens neufs. Le prêtre assiste à cette opération, et, pour donner quelque consolation au moribond, il récite à son chevet cette prière, extraite du Zend-Avesta : « Puisse le Très-Haut vous pardonner les offenses commises contre sa volonté, ses commandemens et les lois de la vraie religion de Zoroastre ! Puisse le Seigneur vous donner une bonne place dans le monde où vous allez entrer et avoir pitié de vous ! » Si le malade est assez bien portant pour parler, il joint sa voix à celle du prêtre ; s’il en est incapable, c’est son fils ou un parent qui répond à sa place. Le Parse mort, on croise ses mains sur sa poitrine, et ses pieds sont rapprochés ou même parfois liés ensemble. On l’étend sur une pierre, et les parens et les amis l’entourent. Jusqu’à l’heure des funérailles, l’officiant ne cesse de brûler des bois de senteur sur un brasier placé à côté du cadavre. Celui-ci est ensuite porté sur une civière au cimetière, le dockma, ou la Tour du Silence, et déposé sur une large dalle. On découvre le visage pour que ses parens et ses amis puissent le contempler une dernière fois. Ceci fait, on abandonne le corps à de nombreux vautours, qui, très rapidement, en dévorent la chair.

N’oublions pas de mentionner un bien singulier usage. Avant d’enlever le défunt de la maison mortuaire, la face est découverte deux ou trois fois en présence d’un chien. Les chiens, — Ceux du moins qui ont au-dessus des yeux deux taches de feu, — sont considérés comme des animaux sacrés. On croit qu’ils conduisent les âmes au ciel et que leurs prunelles doubles ont le don d’éloigner les mauvais esprits. Selon les écritures de Zoroastre, un mort n’est privé de son âme que trois jours après son décès, et c’est pourquoi, pendant ces trois jours, un prêtre brûle du bois de santal non loin du lieu de la sépulture. Le quatrième jour, l’âme entre dans un monde inconnu, et des prières sont encore dites dans la maison mortuaire pour faciliter cette entrée.

La Tour du Silence a la forme d’un immense réservoir à gaz découvert par le haut. Les murailles circulaires sont construites en pierres dures, peintes extérieurement à la chaux. Elles ont, à Bombay, trente pieds d’élévation. Dans l’intérieur du sinistre monument se trouve une plate-forme de trois cents pieds de circonférence, formée de trois rangées de dalles granitiques sur lesquelles les corps sont déposés, nus, la face tournée vers le ciel. Comme il y a la même quantité de dalles dans chaque rangée concentrique, elles diminuent forcément de grandeur en convergeant vers le milieu de l’édifice.

Sur les plus grandes sont déposés les cadavres des hommes, sur les suivantes ceux des femmes, et les plus petites reçoivent les corps des enfans. Dans chaque rangée, le granit a été creusé de façon à former de petits canaux qui reçoivent les matières liquides des morts : elles découlent dans un vaste puits placé au centre de la tour. Lorsque les vautours ont achevé leur œuvre, ce qui s’accomplit en une heure, les ossemens, rapidement desséchés par le soleil des tropiques, sont jetés pêle-mêle dans le puits central. Là, ils se transforment en poussière : riches ou pauvres y sont confondus dans une égalité parfaite. Il est, dans les œuvres de Zoroastre, un verset ainsi conçu : « Que la terre, notre mère, ne soit jamais souillée ! » Les Parses, pour éviter cette souillure, livrent leurs corps aux vautours, puis remplissent de chaux vive et de grès filtrans le puits horrible, ainsi que les petits canaux conducteurs. Il n’est pas, pour un disciple de Zoroastre, d’œuvre plus méritante que celle d’offrir à ses coreligionnaires un terrain et d’y élever, à ses frais, une Tour du Silence. Mais ce n’est pas peu de chose que de consacrer un morceau de terrain aux inhumations. Le cercle sur lequel s’élèvera la tour est indiqué, tout d’abord, par des pieux en fer liés entre eux au moyen d’un fil. Dans cette enceinte, longtemps avant de commencer la construction, les prêtres prient pendant plusieurs jours, car une infraction aux lois de Zoroastre va se commettre. Ces lois, comme je l’ai dit, défendent de mettre les morts dans la terre, pratique considérée, par le prophète, comme nuisible aux survivans. On prie l’ange gardien des âmes, le génie de la terre, les archanges, et enfin Ahura-Mazda. « O Dieu, s’écrient les prêtres, quoique sachant parfaitement qu’il est défendu de souiller la terre par le contact des morts, nous te supplions de nous permettre de déposer sur cet emplacement les corps dont les âmes quittent ce monde pour un autre monde inconnu ! » Pourquoi, dira-t-on, des pieux en fer et des fils les unissant ? Parce que le fer est moins susceptible de contagion que le bois, et que la hauteur où les fils sont placés indique la distance qui séparera les morts de la terre.

Rien n’égale l’horreur qu’éprouvent les Parses pour un cadavre. Un contact avec un corps mort est une souillure qui ne peut se laver. Reste le côté hygiénique, et les Parses croient en cela avoir un système meilleur que le nôtre. La crémation leur conviendrait assez, mais le feu, d’après la loi du prophète, leur interdit de l’employer à brûler une chose impure.

M. Monier Williams, professeur de sanscrit à l’université d’Oxford, a visité, il y a peu d’années, la Tour du Silence, qui s’élève à Bombay pour la colline Malabar. En manifestant, très haut, son horreur sur la façon dont les Parses exposaient leurs cadavres, il s’attira, de la part de M. Nasarvanji Merampi, le secrétaire de leur communauté, la réponse que voici : « Notre prophète Zoroastre, qui a vécu il y a environ trois mille ans, nous a enseigné à considérer les élémens comme des emblèmes de la divinité. La terre, le feu, le fer, a-t-il dit, ne doivent jamais être souillés par de la chair en putréfaction. Nus, dit-il encore, nous sommes venus au monde, et nus nous devons le laisser. Mais les débris de nos corps seront dispersés et anéantis aussi rapidement que possible, et, à un tel point que, ni notre mère la terre, ni les êtres qui s’y trouvent n’en puissent être atteints à aucun degré. En fait, notre prophète a été l’homme le plus savant de ce monde, et, suivant ses indications, nous avons construit nos cimetières au sommet des collines, au-dessus des habitations humaines. C’est Dieu qui envoie les vautours, et leur œuvre d’absorption est plus rapide que si des millions de vers s’en chargeaient. Rien n’est plus parfait ni plus sain que notre manière de faire. Dans ces cinq Tours du Silence que vous avez vues à Bombay se trouvent les ossemens des Parses qui ont vécu dans cette ville depuis deux siècles : vivans ou morts, nous ne faisons qu’un tout. »

Il est rare qu’un peuple religieux n’ait pas pour ses morts des attentions pieuses. Les descendans des Mages, croyans par excellence, ne font pas exception à la règle.

Pendant la première année qui suit leur décès, on célèbre presque journellement, dans leur ancienne demeure, une cérémonie commémorative. Mais c’est surtout pendant les dix derniers jours de l’année, paraît-il, que les trépassés exigent que l’on s’entretienne avec leurs âmes par la prière. Les survivans croient entendre leurs plaintes dans un meuble qui craque, dans le vent qui gémit, une mer qui gronde. — « Qui prie pour nous ? murmurent-elles. Qui nous fera des offrandes ? Quel est celui de nos parens qui nous apportera des vêtemens et de la nourriture ? » Aussi, dans ces dix derniers jours de l’an, les maisons de ceux qui ne sont plus s’emplissent de fleurs et de fruits, les plus beaux de la saison.

Il ressort de ces usages une nouvelle preuve que les disciples de Zoroastre croient à l’immortalité de l’âme et à l’existence d’une divinité. Ce spiritualisme les rend encore plus intéressans à ceux qui espèrent que tout ne finit pas avec la mort.


EDMOND PLAUCHUT.

  1. Le mot Parse dérive d’une province persane, Pars ou Jars, dans laquelle se trouvait l’ancienne capitale de l’empire, Persepolis. On appelle aussi les Parses des Guèbres, sans se douter que c’est une qualification injurieuse que les musulmans employaient pour les humilier.
  2. J. Reynaud, Abulfédas. — Anquetil du Perron, Zend-Avesta, t. I.